J'ai eu plaisir à écrire ce titre.
Dans ce temps de mollesse et de servilité,
montrons où se forgeront des
indépendances et des caractères.
Répondons à ceux qui ne sauraient
ouvrir un livre sur la famille sans s'imaginer
qu'ils n'y trouveront que des idylles. Prouvons
à ces douteurs volontaires que l'on peut
faire très-large la part de l'amour sans
diminuer celle du devoir, et que ce qui nous rend
heureux est capable de nous rendre forts.
La famille a besoin des vertus viriles.
Quand elles ne sont pas là,
l'éducation fléchit, la tendresse
elle-même diminue, le bonheur domestique s'en
va; la vie du foyer ne survit pas longtemps
à sa dignité et à sa
vigueur.
La famille a droit aux vertus viriles de
ses membres. C'est une obligation morale qui
pèse sur la conscience des pères et
des mères, des jeunes gens et des jeunes
filles; s'ils s'abandonnent, s'ils se laissent
aller, s'ils se dispensent des efforts
énergiques et des élans
généreux, ils manquent positivement
à la mission que Dieu leur avait
confiée.
Enfin, ce n'est pas là le fait le
moins important à signaler, la famille ne
réclame pas seulement les vertus viriles,
elle les crée; nulle part comme chez elle on
ne se forme au noble métier de
créature morale et responsable.
Et pourquoi cela? Parce que la famille
est, à un degré inouï, une
école de devoir : la vraie famille,
s'entend, car celle où le devoir n'est point
à sa place est au contraire, nous l'avons
vu, un agent d'affaiblissement et de mort. Mais la
bonne, la vraie, quel air
fortifiant on respire sous son toit ! Comme elle
nous encourage à tout ce qui est
élevé !
Le devoir, en effet, ne se
présente nulle part sous une forme aussi
pressante, il ne se laisse pas oublier une heure.
L'homme qui vit sans famille ou dans une famille
dont les liens sont relâchés, peut se
figurer à certains moments qu'il ne doit
rien à personne; que pourvu qu'il ne fasse
à personne un mal positif, il a le droit
d'être content de lui. L'homme de famille ne
le saurait. Il ne se passe pas un instant où
les joies, les douleurs, les fautes, les
progrès des siens ne lui rappellent le ferme
appui qu'il est tenu de leur prêter. Tout ce
monde bien-aimé palpite sous son regard; il
se sent chargé de veiller, de diriger, de
protéger; les tendresses même qui
l'entourent réveillent doucement en lui la
conscience de ses devoirs.
Aussi la famille chrétienne
forme-t-elle ces « héros
éventuels, » dont a parlé Vinet.
On s'y fortifie mutuellement. On y a
médité ensemble, avec tremblement, le
mot d'ordre héroïque de
Jésus-Christ :
« Laisse les morts ensevelir leurs
morts; toi, suis-moi. » « Si quelqu'un
vient vers moi et ne hait pas son père, et
sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses
frères, et ses soeurs, et même sa
propre vie, il ne peut être mon disciple.
» On a frissonné, et puis on a compris.
Les paradoxes volontaires de l'Écriture ont
un sens qui n'échappe pas aux coeurs
aimants.
Celui qui nous a commandé d'aimer
tous les hommes, à commencer par nos
ennemis, ne nous a pas ordonne de haïr nos
parents; il a voulu nous montrer par une de ces
fortes paroles qui ne s'effacent plus, la place
réservée aux grands sacrifices au
milieu des meilleures affections d'ici-bas.
Haïr sa vie c'est être prêt
à la donner; haïr son père ou sa
mère, c'est être prêt à
immoler ce qui vaut mille fois mieux que la vie,
notre félicité domestique, lorsqu'il
s'agit d'obéir à Dieu,
c'est-à-dire d'accomplir un devoir.
Ah, loin de haïr alors, on aime
comme on n'a jamais aimé. C'est d'une voix
frissonnante de douleur que nous prononçons
les paroles de Polyeucte.
. . . . . . . . . . . .. . Je vous aime
La voix de Polyeucte ne frémit pas assez en disant cela; il y a, pour mon goût, dans l'ensemble de son rôle, comme une soif du martyre qui n'est pas d'accord avec la simplicité de l'Évangile. Relisez les stances merveilleuses de l'acte quatrième :
Vous y rencontrerez des paroles contre lesquelles on ne saurait trop protester :
Je consens ou plutôt j'aspire à ma ruine.
Monde, pour moi tu n'as plus rien;
Je porte en un coeur tout chrétien
Une flamme toute divine,
Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien.
Ce dernier vers est l'idéal de
l'égoïsme chrétien, lequel ne
vaut pas mieux que les autres égoïsmes.
Mais, quelles que soit nos réserves au sujet
de Polyeucte, le fait subsiste : les martyrs de la
famille s'appellent légion; la
légende héroïque de la famille
est longue, grâce à Dieu. Il a
été donné aux plus tendres, aux plus
passionnés, de marcher meurtris et saignants
par le sentier étroit du devoir. Leurs
tendresses humaines n'avaient pas décru,
leur amour pour Dieu avait grandi. Chaque chose
était à sa place, et ils allaient,
ils allaient, dans la douleur, dans la joie,
accablés par l'amertume du sacrifice,
relevés par les ravissements de
l'obéissance et par la certitude du
devoir.
Tel est le spectacle grandiose qui
remplit les trois premiers siècles de notre
ère. Et la famille a fait ses preuves depuis
lors. Lorsque Jean Leclerc était
martyrisé à Meaux, un cri se fit
entendre : Vivent Jésus-Christ et ses
enseignes ! Ce cri d'une mère a
traversé les siècles. Connaissez-vous
quelque chose de plus ferme et de plus navrant ?
Lorsque Claverhouse et ses bourreaux parcouraient
l'Écosse, l'héroïsme de la
famille éclatait de toutes parts. Certes, je
fais mes réserves au sujet des covenantaires
et je n'admire pas ce qu'il y avait en eux
d'étroitesse ou de formalisme; mais quelle
énergie et quelle foi! Voici des jeunes
filles qui acceptent doucement la mort; en voici
d'autres qui visitent les leurs dans les cachots;
et rien qu'à la
pureté de leur visage, rien qu'au soin de
leur personne et à la propreté
exquise de leurs vêtements, rien qu'à
la noble fierté de leurs regards, vous
devinez que les outrages ne peuvent les atteindre;
l'Évangile et la famille ont passé
par là.
La famille se tenait debout en face de
Jeffreys, pendant ses effroyables tournées;
à ses cruautés, à ses
bouffonneries sanguinaires, elle opposait le
courage que donne la foi quand on est plusieurs
à croire dans une maison. Elle se tenait
à la Bastille, auprès de Bernard
Palissy. «Mon bonhomme, lui dit le roi, si
vous ne vous accommodez pour le fait de religion,
je suis contraint de vous laisser entre les mains
de vos ennemis. » Et le vieillard
s'étonnait que le roi pût prononcer
cette parole : « Je suis contraint; » et
il lui donnait le secret de son
indépendance: « le sais mourir (1).
»
Qu'on ne m'attribue pas la pensée
de ne voir de martyrs que chez mes
coreligionnaires. La famille chrétienne a eu
ses héros dans d'autres communions; et si je parle
des héros
de la famille, ce n'est pas que je conteste ceux du
célibat, Qui donc, ayant un coeur, ne s'est
pas senti ému à la pensée de
ces missionnaires catholiques qui ont donné
leur vie et accepté les tourments sur tant
de points de notre globe? Il ne m'en coûte
nullement de les admirer; il m'en coûterait
de ne pas le faire et de fermer mon âme aux
sympathies qu'inspirent les vertus viriles, partout
où elles se déploient avec
éclat.
Mais nos missionnaires mariés ne
reculent pas non plus. La femme de Livingstone a
laissé ses os dans les déserts de
l'Afrique. Les familles qui sont allées
annoncer (et montrer) l'Évangile sur la
côte de Guinée, ont semé d'une
longue rangée de tombes ces régions
empestées où l'Européen ne
pénètre guère que pour mourir.
D'autres familles acceptent sans hésiter les
misères des climats glacés, du
Labrador et du Groënland. D'autres affrontent
les anthropophages et dernièrement encore,
en l'absence de leurs maris, les femmes
missionnaires des îles Fidji allaient
arracher aux sauvages les prisonniers de guerre
consacrés à un horrible festin.
Tremblantes et d'autant plus
courageuses, elles couraient se jeter seules entre
les victimes et le couteau.
La vraie famille n'a jamais affaibli
personne. Non contente d'élever les enfants,
elle élève les pères et les
mères; la forte éducation qu'y
reçoivent ceux-ci n'est pas le trait le
moins frappant de son histoire.
Et pour lire cette histoire
héroïque, il n'est point
nécessaire d'ouvrir des récits de
missions ou des actes de, martyrs, la vie ordinaire
y suffit. Suivez du regard cette vaillante femme
qui, sans bruit, dépense sa vie à
mettre l'ordre et le bonheur dans sa maison; elle
n'est pas riche, et elle trouvera cependant dit
pain à offrir, avec un serrement de main qui
vaut mieux que son offrande, au pauvre honteux
qu'elle seule connaît. Elle est
surchargée de travail, et elle trouvera le
temps de visiter un voisin malade. Que la maladie
soit contagieuse, elle n'hésitera pas: au
nom de Dieu, elle ira à son devoir. Ce n'est
pas elle qui calculera froidement le danger,
s'abritant derrière son titre de mère
de famille, derrière la
nécessité de préserver ses enfants d'un mal qu'elle
pourrait
rapporter au logis.
Dites, cela n'est-il pas grand ? Ces
familles sont-elles bien énervées,
bien débilitées? Le plus beau des
martyrologes, n'est-ce pas celui de la vie
cachée?
Je sais que les époux sont
particulièrement suspects. Qu'une
mère de famille accomplisse de
périlleux devoirs, qu'un jeune homme, qu'une
jeune fille obéissent à l'impulsion
généreuse que des parents
fidèles leur ont donnée, qu'une Grace
Darling aille avec son père sur une
frêle barque et au travers de l'Océan
en fureur arracher de pauvres naufragés
à la mort, on ne s'en étonnera pas
trop; mais il est admis et prouvé qu'un mari
et une femme, quand ils s'aiment, deviennent
faibles, égoïstes et poltrons.
Cela arrive quelques fois, je l'ai
reconnu. Quand il s'agit des devoirs civiques, que
les femmes comprennent moins et dont elles ne sont
pas toujours bons juges, elles peuvent donner des
conseils dictés par une tendresse trop peu
patriotique et trop alarmée. - La chose
publique ne se tirera-t-elle pas
d'affaire sans nous ? Faut-il tant s'agiter? Nous
de moins, l'État ne périra pas
!
Il en est qui parlent ainsi; mais
beaucoup savent tenir, quoi qu'il leur en
coûte, un plus mâle langage.
Celles-là se souviennent de la femme forte
des proverbes, qui fait du bien à son mari
et jamais de mal. - Jamais de mal; jamais elle ne
le détourne d'un devoir.
Qu'on me permette de rappeler ici un
fait qui m'a toujours frappé. Nous ne
connaissons que nos armées
célibataires; nous ignorons qu'à nos
portes il en est d'autres, celle de la Suisse, par
exemple, qui sont composées en grande partie
d'hommes mariés et qui ne se battent pas
plus mal pour cela.
Ces immenses armées
américaines, qui luttent depuis quatre
années bientôt avec tant
d'intrépidité, renferment un grand
nombre de pères de famille; ces
généraux, ces officiers qui offrent
si hardiment leur vie et qui succombent en si grand
nombre, sont presque tous mariés. Dans les
lettres que je reçois des États-Unis,
je surprends l'expression d'angoisses et de
douleurs dont nous avons à peine une
idée. Il y a là, devant les batteries
de Richemont, dans les boues de
la Virginie, au milieu du typhus plus meurtrier que
le canon, il y a un époux, il y a un
père, un fils, un fiancé, un
frère. C'est bien, Dieu le gardera, Dieu
nous gardera; nous sommes dans ses mains; ne
faut-il pas défendre le pays? N'est-on pas
heureux de souffrir pour une telle cause ? Donner
notre vie, donner notre bonheur, donner nos
bien-aimés à la liberté et
à la justice, n'est-ce pas un
privilège ?
Ce que la famille déploie
là-bas en ce moment de force et
d'héroïsme, nul ne le saura, nul ne le
dira. C'est une merveille, à nous consoler
des petitesses et des lâchetés de
notre temps. Les femmes, en particulier, sont
admirables. Je suis bien aise de le constater, moi
qui tout à l'heure admettais, trop
légèrement peut-être, les
lacunes de leur patriotisme.
Les femmes! Mais en fait de courage,
elles nous égalent, si elles ne nous
dépassent. Les voyez-vous faiblir à
l'heure où il s'agit de soutenir
l'énergie de leur bien-aimé ? Alors
elles trouvent en elles, au risque de retomber
brisées plus tard, des trésors
d'indomptable vigueur.
La marquise d'Argyle, cette femme et
cette mère de deux
condamnés à mort, s'est-elle
évanouie dans la prison de son mari? Non;
elle l'a serré dans ses bras fidèles,
elle a prié avec lui, elle a
contemplé avec lui la patrie céleste
qui devait les réunir; puis, ensemble,
appuyés l'un sur l'autre, ils sont
allés à l'échafaud. Ils ont
souffert ensemble, vrai moyen de souffrir
bravement.
Une autre épouse se tient
auprès d'un autre échafaud. Elle
ramasse à genoux et baise avec un respect
passionné deux oreilles coupées. Et
Daniel de Foë sent des larmes couler le long
de ses joues, et son front se redresse; et
par-dessus les outrages de la populace, il voit
planer quelque chose de grand : l'amour de sa femme
l'a fait monter dans les régions où
les outrages ne montent pas.
M. Guizot nous a raconté un jour,
dans un de ses plus beaux livres, le
dévouement intrépide de lady Russel.
Quel tableau que celui de l'amour dans le mariage!
Que cela fait du bien ! La voilà assise
auprès de son cher accusé. Elle prend
des notes; elle suffit à tout, aux soins de
la défense, aux consolations de l'âme,
à la vie et à la mort.
Cherchez; après les exemples
héroïques (non pas au-dessous), vous
rencontrerez encore des époux qui se sont
fortifiés et non affaiblis en vivant
ensemble d'une vie de tendresse et de devoir. Si
nous pouvions suivre les « femmes de la Bible,
» pour ne citer qu'elles, dans les taudis des
grandes villes, nous serions saisis d'une sympathie
pleine de respect. Mères de famille, elles
ne reculent ni devant les dégoûts, ni
devant le danger. Elles surmontent les
défiances ou les hostilités de
l'accueil. Elles apportent là, avec
l'Évangile, la propreté, l'ordre, le
respect de soi, le rétablissement des liens
brisés. Des affections depuis longtemps
exilées rentrent dans de pauvres demeures;
un rayon de soleil les illumine, on commence
à s'aimer, on entrevoit le relèvement
et le bonheur. Ces mères de familles refont
des familles.
Fort bien, s'écrie-t-on; mais
autant la famille peut favoriser les vertus
chrétiennes, autant elle est contraire aux
vertus civiques. Vous avez beau citer quelques
exemples de sacrifices faits à la patrie,
nous n'en demeurons pas moins
à cent lieues de l'antiquité; c'est
là qu'il faut s'adresser, quand on veut voir
de vrais citoyens; aujourd'hui, le dedans fait tort
au dehors; la vie du foyer l'a emporté sur
celle de la place publique; on s'occupe trop de sa
femme et de ses enfants pour s'occuper assez de son
pays : les affections ont diminué les
dévouements; la cité perd ce que
gagne la famille.
Vous les avez entendus ces adorateurs
quand même des grands hommes de la
Grèce et de Rome, ces lecteurs de Plutarque,
qui semblent avoir fait voeu de ne pas entreprendre
d'autre lecture. Je ne vois pas que, pour leur
répondre, il soit nécessaire de ne,
point admirer ce qui est beau et de repousser une
injustice par une injustice. Il suffit de faire
observer que dans l'antiquité même,
les grands hommes diminuent à vue d'oeil
à mesure que la famille s'en va.
La Rome des consuls, où la
famille, durement organisée, conserva
quelque temps une réelle consistance, a eu
d'héroïques citoyens à
côté de ses chastes matrones; la Rome
des empereurs, où la famille s'était
écroulée, ou une corruption
gigantesque, où la polygamie du divorce
effréné avaient
desséché jusque dans son germe le
principe des pures tendresses, cette Rome-là
n'avait pas plus de patriotisme que de
moeurs.
N'abusons pas de l'antiquité,
croyez-moi; ne lui demandons pas, même en
fait de vertus civiques, plus qu'elle ne peut nous
fournir. Ses grands hommes ont été
clairsemés, quoi qu'on dise, et les temps
modernes peuvent assurément soutenir la
comparaison. Cependant l'antiquité
n'était occupée qu'à former
des citoyens; elle aurait dû y exceller, s'il
était vrai que l'État fut mieux servi
lorsque tout le reste lui est offert en holocauste.
Il n'y avait alors que l'État, on ne vivait
alors que pour l'État; l'État avait
supprimé la conscience et la famille,
l'individu avait disparu, l'indépendance
personnelle était rare, et la vraie
liberté politique n'existait pas; le
désert moral s'était fait autour du
Moloch auquel l'humanité offrait ce qu'elle
avait de plus précieux, on avait la religion
nationale, on vivait de la vie nationale, le Forum
absorbait les hommes, et les femmes (je prends
l'hypothèse la meilleure)
végétaient au fond du
gynécée. Eh bien, quel a été le
résultat? J'en appelle, moi aussi, à
Plutarque, et je veux bien ne pas invoquer Tacite.
Oui, Plutarque lui-même servirait à
démontrer cette thèse, qu'on
n'augmente pas les vertus civiques en supprimant
les vertus domestiques, qu'on ne donne pas à
l'État ce qu'on Ôte à la
famille, que la conscience et l'indépendance
personnelle ne sont pas inutiles à la
liberté générale, qu'il n'est
pas superflu de se procurer des hommes quand on
prétend avoir des citoyens.
En doutez-vous? Consultez notre histoire
moderne. À quelle époque les citoyens
y apparaissent-ils? Lorsque le régime
antique des religions nationales commence à
tomber, lorsque la liberté des âmes,
base vivante de toutes les libertés, se fait
jour au travers des décombres croulants du
moyen-âge. Alors l'homme, peu à peu,
reprend possession de lui-même; maître
de sa croyance, il redevient responsable et
rapprend son métier de chef de famille. Les
deux grands despotismes sont tombés, celui
de l'État antique, celui de l'Église
du moyen-âge. On va bien fonder de nouvelles
tyrannies; mais la liberté s'est montrée, et cela
suffit, on ne l'oubliera plus; elle fera son chemin
au travers des, violences, des
inconséquences, des réactions, des
administrations à outrance, des
centralisations oppressives, des essais de retour
alternatifs à l'un ou l'autre des
despotismes anciens.
La famille ne se passe guère de
la liberté. il lui faut, nous l'avons vu,
d'énergiques croyances, c'est-à-dire
des croyances qui soient à elle, qui ne
soient pas simplement la pratique
héréditaire d'un rite national. Aussi
les liens de famille se resserrent-ils toujours
là où la foi est un acte individuel,
un choix volontaire et qui coûte quelque
chose. Il se formait de vraies familles parmi les
protestants de France au moment des
persécutions; il se formait de vraies
familles parmi les catholiques d'Irlande au temps
de Cromwell.
Et ces familles-là forgent des
citoyens. Je le demanderais volontiers au>:
hommes les plus hostiles à la Reforment,
n'est-il pas vrai que nos Huguenots, que les
Hollandais luttant contre l'Espagne, que les
Puritains aux prises avec les Stuarts,
constituaient de fortes races,
possédant toutes les qualités avec
lesquelles on fonde? Ce que fondèrent les
Puritains, chacun le sait. Les Pèlerins qui
ont posé la première base des
États-Unis avaient en eux ce qui fait des
hommes et des citoyens. La famille était
là; elle présidait à ses
douloureux départs, à ces
établissements hasardeux. Au nom de Dieu,
ils étaient venus, parents et enfants,
emportant la vieille Bible,
dépouillés, ruinés, n'ayant
sauvé que leur conscience, et jugeant que
c'était assez.
C'était assez, en effet. En vain
(l'homme est ainsi fait), en vain se
débattent-ils quelque temps contre leur
principe, essayant çà et là de
pratiquer la tyrannie après en avoir
souffert; leur principe est plus fort qu'eux, plus
fort et meilleur; ils ont la gloire de montrer les
premiers au monde moderne le noble régime
sous lequel il est appelé à vivre,
l'indépendance des âmes et sa double
garantie : la liberté religieuse, la
séparation complète de
l'Église et de l'État.
La famille chrétienne est la
grande école d'indépendance, parce
qu'elle est la grande école de devoir.
Où trouver ailleurs une résistance au
nivellement socialiste qui menace de tout absorber?
Socialisme civique de l'antiquité,
socialisme théocratique du moyen-âge,
socialisme démocratique de l'époque
contemporaine; le dernier seul se dresse en face de
nous, il n'est pas le moins redoutable des trois.
La lutte du socialisme et de l'individualisme va
remplir la dernière moitié du
dix-neuvième siècle. Mais
l'individualisme a besoin d'un abri; il lui faut le
sûr rempart de la famille. Ôtez la
famille, et vous verrez bientôt les
têtes se courber devant le nouveau despote,
d'autant plus dur qu'il se croit des droits sans
réplique et qu'il s'appelle tout le
monde.
L'individu seul peut le vaincre; seul il
peut empêcher que dans cinquante ans nos
enfants ne se trouvent citoyens de quelque immense
nation cosmopolite où l'État sera
tout et où l'homme ne sera rien. Or,
l'individu a deux formes: la personne d'abord, qui
a sa foi et sa liberté; la famille ensuite,
qui met en commun tout ce que ses membres
possèdent, leurs intérêts et leurs
croyances, leurs affections et leurs
libertés.
Par la famille, l'individualisme sort de
l'isolement et de la faiblesse; une famille unie,
c'est toujours quelque chose. Derrière le
rempart de ces solidarités saintes, les
caractères se forment, les convictions
s'affermissent, et voici l'indépendance qui
apparaît. lis le savent bien, ceux qui
veulent nous réduire en poudre impalpable,
ils savent qu'on ne bâtit rien avec de la
poussière ni avec de la boue, et qu'une fois
amenuisée par le socialisme,
l'humanité ne leur fera plus obstacle nulle
part.
Leur ennemi, c'est la famille, la
famille que Dieu avait fondée, que
l'Évangile a créée de nouveau
et qui s'appuie sur l'Évangile. Aussi
l'attaquent-ils de partout, dans
l'indissolubilité du mariage, dans les
droits du père, dans l'éducation des
enfants, dans la conservation de l'héritage,
et d'abord dans l'indépendance sans laquelle
elle fléchit, dans la foi sans laquelle elle
succombe.
Avec quelle puissance ne revient-elle
pas maintenant à l'esprit, la parole de la
Genèse : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul !
» Malheur aux isolés
On n'est nulle part plus seul que dans
une foule; le jour où une nation ne sera
plus qu'une foule, cette foule eût-elle tous
les suffrages et tous les droits, l'oeuvre
d'aplatissement sera achevée.
Voyez, au contraire, cet ouvrier qui
rentre le soir chez lui. Sa femme l'attend et
l'embrasse, l'humble repas est
préparé, l'enfant sourit; il est
vraiment, chez lui. Et là, il se redresse;
il a retrouvé sa dignité, sa
royauté, il est chef de famille.
Rappelons-nous la fière parole de
la Sunamite
« J'habite au milieu de mon peuple.
» Au milieu de mon peuple, oui, c'est cela; il
faut que chacun puisse en dire autant. On n'est
quelqu'un que quand on a un chez soi; le home est
une forteresse, nous nous y retirons, pauvres et
riches, aussi tranquilles que le châtelain du
moyen-âge derrière ses fossés
et ses ponts-levis. Là il y a une
indépendance pour les plus
dépendants, une force pour les plus faibles.
Si humble que soit notre situation au milieu des
hommes, nous sommes, dans notre famille, au niveau
de tout le monde; notre autorité est aussi
entière, notre bonheur
repose sur le% mêmes bases. Nous habitons au
milieu de notre peuple, les vagues du dehors
viennent expirer sur notre seuil. Ainsi se
révèle à l'un de ses traits
principaux la grande égalité, celle
qui s'établit par le haut et non par le bas.
Ah, quand les posera-t-on dans leurs vrais termes,
ces problèmes magnifiques de
l'égalité et de la
liberté?
La famille, lorsqu'elle est ce qu'elle
doit être, traverse les joies et les
épreuves, toujours intacte, toujours
protectrice, toujours enfantant des hommes libres
et des hommes forts. Pourquoi l'esprit humain
semble-t-il parfois n'avoir plus la force de se
tenir debout ? Parce que son appui lui a
manqué. La personne humaine, la vraie
personne, ne se passe pas d'un tel appui; pour
être nous, il nous faut les nôtres.
Douce loi que Dieu a donnée à l'homme
et qui fait de notre bonheur le gardien de notre
conscience ! La conscience et le bonheur vont
ensemble, et notre conscience ne s'inquiète
pas de nous seuls, et notre bonheur n'est pas un
bonheur solitaire; entre l'individualisme et
l'égoïsme la famille intercepte tous
les chemins.
Autant l'individualisme est fier, autant
l'égoïsme est servile. On l'a dit avec
une haute raison, il y a aujourd'hui chez nous plus
de servilité que de servitude.
Étranges gens que nous sommes, qui nous
imaginons que la liberté dépend
surtout des institutions 1 Je n'en fais pas fi, mes
amis le savent; mais la plus belle charte du monde
ne vaut cependant pas à mes yeux le moindre
progrès de l'indépendance des coeurs.
Notre dépendance nous vient de nous bien
plus que des autres, de notre état moral
bien plus que de notre situation politique, du
dedans bien plus que du dehors. Donnez-moi des
hommes libres, et je vous garantis que vous aurez
un peuple libre.
Qu'est-ce qu'un homme libre? Celui qui a
beaucoup d'argent, qui occupe une place importante,
qui donne des ordres et n'en reçoit pas?
Chacun sait ce qu'il en est; nous connaissons tous
des esclaves couverts de broderies; et tous aussi,
nous connaissons, Dieu merci, des hommes libres
auxquels font défaut les
éléments de l'indépendance
extérieure. Voyez-les, ils portent la
tête haute; humbles devant Dieu, asservis au
moindre devoir, sévères envers
eux-mêmes, ils ne
courtisent ni le pouvoir ni l'opinion. On
m'approuvera ou on me blâmera, je suivrai mon
chemin, j'obéirai à ma conscience, je
servirai mon Dieu; mon bonheur et mon repos ne sont
pas à la discrétion du premier venu;
il ne sera pas dit qu'un bruit répandu, une
calomnie colportée, une appréciation
injuste de ma personne ou de mes oeuvres auront le
pouvoir de troubler ma vie et d'assombrir ma
demeure.
Que c'est beau de dire cela, de penser
cela ! Que c'est beau, et que c'est bon ! et que
c'est difficile ! et que c'est rare ! Trouvez-moi
ici-bas rien qui soit plus fort, plus noble qu'un
homme libre !
Nous dépendons des hommes dans la
mesure exacte où nous ne dépendons
pas de la vérité et de Dieu qui nous
l'a donnée. Ceux qui reconnaissent les
droits de la vérité, ceux qui
subissent le saint esclavage du vrai,
ceux-là seuls peuvent regarder en face le
nombre, la violence et l'opinion.
Il faut du courage pour ne pas se
courber devant l'opinion. Quiconque a écrit
un livre, et je m'en souviens en ce moment, sait
qu'il lui arrive souvent de tourner des yeux
inquiets vers quelque chose de lointain, qui
viendra plus
tard,
et qu'on nomme un article de journal. Je ne me fais
pas plus stoïque que je ne suis, et j'avoue
qu'un bon article, bien cordial et bien
sympathique, me causera toujours un vrai plaisir;
mais j'ajoute que lorsque le désir devient
trop vif ou la crainte trop intense, nous
descendons vite à un état de
dépendance réelle.
Elle serait longue et lamentable la
liste des concessions que nous avons faites au
succès. Oui, nous-mêmes, qui nous
croyons libres et fiers, si nous examinions de
très-près nos actes et nos
écrits, nous découvririons avec
rougeur que mainte fois nous avons fait
fléchir une conviction, nous avons
ajourné une vérité
inopportune, nous avons adouci une expression
loyale et malavisée. C'était dans
l'intérêt de nos idées, bien
entendu, que nous montrions tant de prudence; pour
nous-mêmes, oh, cela s'entend, nous n'aurions
pas sacrifié un atome de
vérité ou de justice ! Par malheur,
il est assez difficile et encore plus dangereux de
distinguer ainsi entre nous et notre cause; dans
ces analyses subtiles, on risque de perdre un peu
de sa droiture d'âme.
Le fait est que nous avons vu devant
nous une coterie. Une coterie, c'est terrible. Cela
manoeuvre comme un seul homme; cela ne pardonne
jamais le crime d'indépendance; cela
poursuit à outrance les esprits qui ne se
laissent pas enrégimenter; cela n'a qu'une
conscience collective, c'est-à-dire une
conscience peu gênante. Telle coterie a des
ramifications à l'infini; elle dispose de
tout un public, elle fait l'opinion. Aussi voit-on
de fort honnêtes gens qui attendent ses
arrêts pour avoir un avis: ils penseront de
cet acte, de ce livre, ce qu'elle aura jugé
bon d'en penser. Malheur à qui encourt son
déplaisir ou celui d'un de ses membres
dirigeants! La coterie (mondaine ou
chrétienne, il n'importe) éprouvera
le besoin de faire un exemple.
Eh bien, hésiterons-nous à
exprimer nos pensées, à soutenir la
vérité et le bon droit, parce qu'un
homme isolé n'est rien en face d'une vaste
camaraderie? L'homme isolé n'est rien; mais
Dieu est quelque chose, et lui seul donne ou refuse
le succès. D'ailleurs la
fidélité serait trop commode, si elle
ne coûtait jamais un sacrifice.
Elle en exige toujours et partout. Pas
n'est besoin d'avoir affaire aux coteries et aux
journaux pour rencontrer le maître
impérieux qui réclame nos hommages.
Dans le moindre hameau, un paysan qui ne se
mêle ni de politique, ni de
littérature, ni de théologie, a
précisément la même peine que
nous à manifester son indépendance.
N'y a-t-il pas là des voisins? N'y a-t-il
pas des meneurs? N'y a-t-il pas des despotes? N'y
a-t-il pas une règle de conduite
adoptée, et en quelque sorte obligatoire?
Que dira-t-on si vous vous révoltez, si vous
vous écartez de l'ornière?
Que dira-t-on? Eh bien, la famille nous
apporte ce qu'il faut pour poser cette redoutable
question sans frémir. Elle nous offre un
refuge de paix, elle nous environne de sympathies,
elle nous accoutume à envisager avant tout
le devoir, elle nous donne de mâles
conseils.
Mais, je te le répète, si
elle fortifie notre indépendance, il est
certain qu'elle a droit d'y compter. Nous la
recevons d'elle en bonne partie, et nous sommes
tenus de la lui apporter aussi; ne songer qu'au
bien qu'elle nous fera, ce serait mettre en oubli
celui que nous devons
lui
faire. Nos obligations passent avant nos
privilèges.
Nous aurons donc de
l'indépendance pour la famille et de
l'indépendance par la famille. Mais il est
d'autres vertus viriles qui sont autant de devoirs.
Sans prétendre épuiser la liste, je
ne crois pas inutile d'en indiquer
quelques-unes.
La vraie famille porte conseil,
passez-moi l'expression; il est des choses qu'on ne
fait pas, quand on habite au milieu de son peuple.
Ces destinées, ces tendresses, ces
consciences liées à la nôtre,
nous font entendre au fond de l'âme comme un
perpétuel garde à vous.
C'est ainsi que nous apprenons la
droiture. (Nous avons tout désappris, nous
sommes réduits à tout apprendre,
hélas !) La sincérité absolue
siège au foyer des chrétiens.
Là, je tiens à le rappeler sans
cesse, on ne fait point la part du feu, on ne se
montre pas tolérant aux dépens de la
morale et au grand péril des âmes. Les
affections élevées ont le secret de reprendre sans
blesser; elles acceptent une douleur
momentanée plutôt qu'un durable
abaissement.
C'est dans cette pure atmosphère
que se développent les habitudes de
loyauté. La passion austère du vrai
s'empare des coeurs; on se met à être
vrai dans ses sentiments et dans ses paroles; on
répudie la théorie des mensonges
à bonne intention. Dans un temps où
l'on ment beaucoup, où l'éducation en
particulier est étrangement faible sous ce
rapport, la mission des familles véridiques
ne sera pas médiocre. Quand on nous ferait
quelques Alcestes chargés de tenir
tête à la multitude des Philintes, je
n'y verrais pas grand mal.
Nous ne manquerons jamais de gens pour
nous dire :
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont.
Donnez-nous en qui sachent dire :
Morbleu, c'est une chose indigne, lâche, infâme
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme.
Il n'est pas d'âme « un peu bien
située» qui ne tressaille d'aise
à l'ouïe de telles paroles. Cela fait
du bien, cela restaure. Ah, le culte du vrai!
Quelle bénédiction lorsqu'il existe
sous notre toit, lorsqu'on s'y aime dans la
vérité, lorsqu'on y sert Dieu dans la
vérité, lorsque chacun lui demande de
renverser ses convictions les plus chères si
elles sont contraires à la
vérité, lorsque personne ne veut ni
des mensonges agréables, ni des douces
illusions, lorsqu'on s'attache à ne pas
exprimer plus qu'on ne sent !
Les consciences alors deviennent
délicates : vaste sujet, qui
réclamerait aujourd'hui, non pas quatre
lignes, mais un volume. - Les tentations de
l'argent, par exemple, ont pris des formes
tellement subtiles, que nous pourrions nous laisser
aller à faire des choses indignes, sans nous
adresser le moindre reproche sans nous poser la
moindre question. Maître Guérin, cette
conception énergique de M. Émile
Augier, nous fait toucher du doigt les infamies qui
tendent à se mêler aux affaires. C'est
un grossier personnage et nul ne voudrait l'imiter
en tout; cependant il formule une théorie
que le, monde ne repousse pas toujours, quand il
distingue
entre la forme et le fond, se refusant à
examiner le fond de trop près, pourvu que la
forme des actes soit régulière et que
la loi ne soit pas violée. L'entendez-vous
adresser à son fils cette mercuriale,
éloquente dans son cynisme : « Mon
garçon, ton honneur a des
élégances ruineuses ! »
Nous nous indignons, n'est-ce pas? Et
toutefois les respectons-nous comme nous le
devrions, ces élégances ruineuses et
précieuses de l'honneur! Je crains que
l'honneur, sans ces
élégances-là, ne soit pas
toujours assez chatouilleux. La simple
probité, je parle d'elle, ne se passe pas de
quelques scrupules.
La famille nous rend scrupuleux ; elle
nous rend humains. L'humanité, n'en doutons
pas, est aussi une vertu virile; elle convient aux
hommes forts. Il faut être si lâche
pour être cruel ! Vous êtes-vous
demandé quelquefois ce que contient le coeur
d'un homme capable de faire souffrir des
prisonniers, ou des esclaves, ou de pauvres
bêtes sans défense? Qu'aucune
compassion ne s'éveille, qu'aucune
générosité ne s'émeuve,
lorsque la pauvre victime, qui ne saurait se
venger, lève de doux regards
désolés vers le ciel, cela suppose un abaissement
moral qui épouvante la
pensée.
Les familles où la cruauté
est tolérée, applaudie
peut-être, où l'on apprend aux enfants
à rire des tortures d'un animal, où
on les raconte avec complaisance, où l'on en
plaisante devant eux, où l'on ne
flétrit pas avec une
sévérité implacable les
attentats de cette nature, sont des familles qui
manquent à leur premier devoir. Il n'est pas
de signe auquel on reconnaisse mieux les saines
influences de la maison paternelle que
l'énergie et l'humanité des enfants.
Cette bonté dans la force est le
commencement d'un homme; il n'y a pas d'hommes sans
cela.
Il n'y en a pas sans indignations
vigoureuses. « Mettez-vous en colère et
ne péchez pas, » dit l'apôtre.
Heureuses les familles qui voient éclater
des saintes colères ! On n'y prend pas son
parti des injustices et des crimes; on n'y arrange
pas des expressions parlementaires pour critiquer
les infamies avec prudence et s'irriter avec
modération. La mollesse du blâme est
une complicité.
Les courageux ont moins de
réserve. Et le courage figure, bien entendu, sur
la
liste des vertus viriles, auprès de
l'indépendance, de l'humanité et de
la droiture. Les rapports sont étroits entre
la bonne conscience et le courage; rappelez-vous en
quels termes Job a parlé des terreurs du
méchant : « Il est toujours
regardé par l'épée. »
L'homme intègre ne vit pas sous cette
incessante menace; il se sent en
sûreté, il sait quel bras le
protège; on le lui a enseigné dans sa
famille. Là il a vu, je me borne à
cet exemple, il a vu souffrir sa mère.
L'énergie des femmes, qui la dira? Dans le
travail et dans les inquiétudes de la vie,
dans le péril, dans l'anxiété
des résolutions à prendre, dans la
maladie, dans les douleurs vives, dans les
infirmités prolongées, dans les
privations d'un affaiblissement sans remède,
elles nous donnent des leçons admirables.
Les égalons-nous? Nous devrions les
surpasser; il s'agit de vertus viriles.
À l'école de leurs
mères et de leurs pères, les jeunes
gens des vraies familles deviendront ce qu'ils
doivent être. Si la chevalerie doit jamais
renaître, c'est de là qu'elle sortira.
La chevalerie, qu'est-ce au fond? La rencontre du
devoir et
de l'enthousiasme.
Or, précisément la famille
nous enseigne à la fois l'enthousiasme et le
devoir: elle émeut les sympathies, elle met
les âmes en vibration, elle fait aimer ce qui
est bon, elle fait rêver de ce qui est grand,
elle attendrit et elle fortifie. Les chevaliers des
temps modernes (Il nous en faut) ne se formeront
point ailleurs.
Mais cela ne s'accomplira pas tout seul.
La famille n'agit sur nous que lorsque nous
comprenons nos obligations envers elle.
Dispensons-nous des efforts que réclament
les vertus viriles, aussitôt le toit
domestique perd son influence salutaire et sa
dignité. Connaissez-Nous rien d'aussi banal
que certaines familles? Il n'y a plus de
sanctuaire, c'est le carrefour; on y vient et l'on
ne se sent pas chez soi, on est à la rue.
Pourquoi? Parce que l'indépendance fait
défaut, parce que le refuge inviolable
n'existe pas, parce qu'on dépend de
l'opinion d'autrui, parce qu'on attend tout du
dehors, parce qu'on vit de la vie de dehors. La
famille n'est plus la famille, quand elle
répudie sa belle devise : La force dans la
tendresse.
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