Nous abusons de tout, et
le
devoir de vivre en famille prêterait, si l'on
n'y prenait garde, à de singuliers abus. Il
est malheureusement certain que les tendresses les
plus saintes peuvent aboutir à
l'idolâtrie et que le désir
légitime de protéger
l'intimité du foyer peut se
métamorphoser en égoïsme.
L'égoïsme à deux, à trois
ou à quatre, est encore de
l'égoïsme. Or, l'égoïsme,
quelle que soit sa forme, est au fond toujours le
même. Il faut le combattre sans
ménagements.
Vous
rappelez-vous
l'exclamation de Pierre, à l'heure où
son maître était transfiguré? -
«Il fait bon ici; faisons-y trois tentes.
» - Il fait bon ici, s'écrie à
son tour l'égoïsme de famille ;
établissons-nous, enfermons-nous,
préservons-nous des contacts du dehors ;
pourquoi redescendre de la sainte montagne
?
Pourquoi
nous
mêler de nouveau aux contradictions, aux
déceptions, aux humiliations de la vie
commune ? Pourquoi aller chercher encore des
combats? Il fait bon ici; restons-y, nous serons
paisibles et heureux.
Ainsi la
famille
devient un prétexte contre le devoir, elle
renonce à enfanter de fortes elle nous
amollit au lien de nous affermir. Cela arrive,
comment le nier? Voyez, pour ne citer que cet
exemple, ce qui se passe quelquefois dans la
sphère des obligations civiques. Il y a une
lutte à soutenir, du temps à donner,
des sacrifices à faire, des périls
à courir, il s'agit d'accepter des
responsabilités, de faire acte de citoyen;
ne connaissez-vous pas des familles qui
retiendront, bien loin d'exciter? Chez elles on
apprend à se réserver, à se
ménager. Une sorte d'impuissance atteint les
membres de ces familles : ils s'efforceront
d'éviter le
service militaire; ils fuiront l'ennui des
assemblées délibérantes ; ils
ne voteront pas, ils ne parleront pas, ils
n'écriront pas, ils n'accepteront de
fonctions d'aucun genre; ils se contenteront de
critiquer et de gémir, métier facile,
qu'on exerce chez soi, sans se
déranger.
Nous
sommes
appelés à nous déranger.
Malheur à nos familles, si nous y vivions
toujours en paix, si nous ne les quittions pas, si
notre félicité égoïste
n'y était jamais troublée! Il importe
que la vraie vie, complète, forte et
gênante, celle que Dieu a faite, y
pénètre de partout; l'air du dehors
doit y circuler largement. Ce n'est pas l'amour du
foyer qui ferme portes et fenêtres, c'est la
mauvaise idolâtrie.
Nous avons
besoin de
sortir de nous-mêmes, de rencontrer autre
chose que nous et les nôtres. Quel service ne
nous rendent pas à cet égard les
amis! Notre ami, ce n'est plus nous ; il pense
à sa manière, en entrant sous notre
toit il nous apporte un élément libre
et nouveau.
Et ce que
font les
amis, les étrangers le feront à leur
tour. On ne m'accusera pas de vouloir multiplier
à l'excès les relations de
société; mais je n'ai nulle envie de
les supprimer entièrement. Dieu veut que
nous vivions avec nos semblables ; lorsque des
chrétiens égarés, attendant
à tort la venue immédiate de Christ,
s'isolaient en quelque sorte du genre humain pour
se livrer à un quiétisme
contemplatif, les apôtres les reprenaient
fortement. Il faut que nous nous mêlions aux
autres hommes et que nous nous frottions à
leurs idées, sous peine d'avoir, nous aussi,
des idées fixes, de tomber du
côté où nous penchons, de
devenir absurdes enfin. Voyez les
théologiens de cabinet, qui ont
séparé pour leur malheur la doctrine
de la pratique; ils glissent presque tous vers des
erreurs graves. Pourquoi? Parce qu'ils passent leur
journée vis-à-vis d'eux-mêmes,
ne rencontrant devant eux que des livres, ces
interlocuteurs complaisants dont on a
aisément raison, n'ayant jamais affaire
à des contradicteurs en chair et en os,
ignorant en un mot l'homme vivant, l'homme
réel, avec ses souffrances et ses joies.
Ce qui
arrive aux
docteurs arrive aussi aux simples mortels; qu'on se
renferme dans sa bibliothèque ou dans son
ménage, il n'importe, on s'enferme, et cela
ne vaut rien; on ignore le monde extérieur;
on a les préventions, les étroitesses
d'esprit et les manies des solitaires; ou tourne
dans un cercle resserré et qui se resserre
toujours plus.
Ayons donc
des
visites et des soirées. Les relations
sociales, pourvu qu'on en prévienne
l'excès, auront du bien à nous faire,
par les contrastes, par les oppositions même
qu'elles mettront sous nos pas. Il est encore
çà et la quelques salons où
l'on sait recevoir et causer, où les hommes
et les femmes ne forment pas deux groupes
séparés, où, réunis par
l'aimable influencé, de la maîtresse
de maison, ils s'entretiennent de sujets
honnêtes et parfois de sujets sérieux,
dé, politique, de littérature, d'art,
de bienfaisance. Il arrive là que les
questions religieuses qui tourmentent la conscience
moderne sont débattues à leur
tour.
Autre
chose est
sortir quelquefois, sacrifier de temps en temps une
soirée, autre chose mener l'existence atroce et
vide
qui
jette en proie, à une mondanité sans
entrailles les jours et les nuits, les occupations
et les devoirs, la culture de l'esprit, le bonheur
de la famille, l'éducation des
enfants.
Et ce que
j'ai dit
des relations sociales, je le dis à plus
forte raison des obligations que nous impose notre
qualité de chrétiens ou de citoyens.
Comme chrétiens, nous sommes heureux de nous
réunir à nos frères, nous
prenons notre part de l'oeuvre commune; tout en
préservant les droits de la famille, nous
n'oublions pas ceux de l'Église, nous
visitons les pauvres et les malades. Comme
citoyens, nous sommes prêts à agir: la
paix publique, la liberté, la justice ne se
défendent pas toutes seules; elles comptent
sur nous, elles réclameront peut-être
de grands sacrifices, que l'égoïsme de
famille s'efforcera de refuser. Tâchons de
fermer l'oreille à
l'égoïsme.
Il ne se
contente pas
de nous prêcher une retraite commode et de
coupables abstentions, il nous pousse à de
véritables
infamies. Un mot sur ces vices de
famille.
Le
premier, c'est la
lâcheté. Oui, la lâcheté,
il faut l'appeler par son nom. Une fois que
l'égoïsme à trois ou à
quatre a accompli son oeuvre, que l'habitude est
prise d'éviter les gênes et les
rudesses du dehors, une étrange
timidité s'empare parfois de nos âmes.
Le duvet du nid est si doux ! La température
est si chaude! Nous sommes devenus délicats,
nerveux, sensibles outre mesure à la crainte
et à la douleur. Qu'un de nous soit
appelé à courir un risque, nos
imaginations se surexcitent, nous sommes en proie
à des alarmes inouïes; on peut dire que
nous ne sommes plus viables.
Et
l'égoïsme de famille enfante de bien
autres lâcheté ! Celles qui nous font
reculer devant un devoir périlleux, qui nous
rendent peureux et inutiles, ne sont rien
comparées à celles qui nous
apprennent les honteux calculs. Dès le jour
où nous avons des enfants à placer
l'égoïsme de famille murmure à
notre oreille : « Tu n'as plus le droit
d'avoir une conviction ; ta dignité serait
de la cruauté envers les tiens; tu es appelé à
faire ta maison, à préparer la
carrière de ceux qui comptent sur toi;
attends qu'ils soient placés pour
déployer ta vertu. » L'année
d'après, quand il seront placés,
l'égoïsme de famille nous dira: «
Attends qu'ils aient eu de l'avancement. »
L'heure des vertus civiques ne sonnera jamais,
soyez-en sûr, à moins qu'un peu
d'opposition ne nous offre des perspectives plus
avantageuses : question de calcul non de
conscience.
Pauvre
conscience,
que devient-elle lorsqu'un certain esprit de
famille est parvenu à se faire
écouter ! On sait le mot de Talleyrand :
« Ne me parlez pas des pères de
famille, ils sont capables de tout; » et nous
n'avons pas tout à fait oublié, nous
la génération de 1830, ces vers
sanglants de la Némésis.
Eh ! qui résisterait à ces dons magnifiques?
Hélas ! les députés sont des gens prolifiques;
Ils ont des fils nombreux, tous visant aux emplois,
Tous rêvant jour et nuit un avenir prospère,
Tous par chaque courrier écrivant : ô mon père,
Placez-nous, en faisant des lois !
Et le bon père, ému par ces chaudes missives,
Dépose sur son banc les armes offensives.
Se rapproche du centre et renonce au combat.
Oh ! pour faire au budget une constante guerre,
Il faudrait n'avoir point de parents sur la terre
Et vivre dans le célibat.
On peut en croire un
député qui siégeait au centre
et qui connaissait autour de lui bon nombre de
collègues fort indépendants, fort peu
célibataires et n'ayant jamais rien
demandé pour leur famille, au travers de la
boutade et l'exagération, M.
Barthélemy touche ici du doigt une plaie
vive. La vérité demeure vraie,
même quand elle est dite par un
ennemi.
Voilà le
crime
de l'égoïsme de famille : il gâte
ce qu'il y a de meilleur au monde, il nous
affaiblit par ce qui devrait nous fortifier, il
transforme notre maison paternelle, cette
forteresse, en une place démantelée
où toutes les corruptions
pénètrent par toutes les
brèches.
L'avarice
y
pénètre ainsi. Ce n'est pas l'avarice
grossière que l'on méprise et que
l'on hue; non, c'est l'honnête avarice du
père qui veille sur les
intérêts des siens,
l'avarice que le monde honore et qui porte un nom
respecté.
Il
faudrait faire
largement la part des pauvres mais quoi !
pouvons-nous disposer d'un argent qui n'est pas
à nous, du patrimoine de nos enfants? En
présence de chaque besoin, nous serrerons
les cordons de notre bourse; que nos enfants, quand
ils seront maîtres de leur fortune, en
disposent alors selon leur volonté! Il est
vrai qu'ils auront, eux aussi, des enfants, et que,
de patrimoine en patrimoine, notre argent
sacro-saint demeurera à l'abri des
prodigalités charitables.
Ceci est
un vice dont
nos familles françaises sont
particulièrement infectées. Le budget
de la bienfaisance y est réglé le
plus souvent avec une parcimonie qui surprendrait
fort les Américains ou les
Anglais.
Comparez,
dans la
plupart de nos maisons riches, les dépenses
de luxe et les dépenses de charité
!
Les choses
se passent
autrement, je le sais, partout où se
trouvent des familles dignes de ce nom ; c'est
à merveille alors de voir ce qu'on parvient
à donner, en dépit des
difficultés, des charges, des nombreux enfants,
des incertitudes de
l'avenir. Mais les théories de
l'égoïsme sont bien plausibles et nous
ne les repoussons pas toujours. Voici une
opération financière que notre
délicatesse repousserait peut-être, et
que nous faisons parce que nous avons une famille.
Voici un mariage que nous ne rechercherions pas
pour notre fils si nous n'écoutions que
notre conscience ; cependant nous nous
efforçons de le conclure, car il y a
là beaucoup d'argent; or, la vie devient
chaque jour plus chère, et notre fils, si
riche qu'il soit par lui-même, ne saurait se
passer d'un grand accroissement de fortune. C'est
une nécessité absolue; nous la
subissons en gémissant. Nous aurions voulu
trouver tout réuni, la haute distinction
morale et la grosse dot; par malheur, nous sommes
réduits à choisir, et nous
choisissons. Ne faut-il pas remplir son devoir de
père de famille?
Je
pourrais continuer
cette triste revue; il vaut mieux que nous nous
arrêtions. Aux exemples que j'ai
cités, beaucoup d'autres viendront se
joindre dans l'esprit du lecteur.
Une dernière indication seulement :
l'égoïsme de famille enfante les
injustices et les petitesses qui se rattachent
à l'orgueil du nom.
Que chacun
tienne
à son nom et qu'il en soit fier, on ne
saurait s'en étonner. Le mal commence
lorsque notre vanité usurpe la place et
prend le masque de notre tendresse, lorsque c'est
la vanité qui tient le haut bout. Sous son
influence, nous portons à notre maison un
intérêt fiévreux, maladif, qui
trouble notre coeur et fausse notre jugement. Nous
nous mettons à aimer plus ou moins nos
enfants, selon qu'ils doivent ou non la continuer;
nos fils deviennent pour nous, au détriment
de leurs soeurs, les objets d'une
prédilection mauvaise.
Où cela
mène, chacun le sait. L'esprit de famille ne
ressemble en rien, Dieu merci à cet
esprit-là.
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