Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE SIXIÈME

LE DEVOIR D'ÉVITER L'EGOISME DE FAMILLE

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Nous abusons de tout, et le devoir de vivre en famille prêterait, si l'on n'y prenait garde, à de singuliers abus. Il est malheureusement certain que les tendresses les plus saintes peuvent aboutir à l'idolâtrie et que le désir légitime de protéger l'intimité du foyer peut se métamorphoser en égoïsme. L'égoïsme à deux, à trois ou à quatre, est encore de l'égoïsme. Or, l'égoïsme, quelle que soit sa forme, est au fond toujours le même. Il faut le combattre sans ménagements.

Vous rappelez-vous l'exclamation de Pierre, à l'heure où son maître était transfiguré? - «Il fait bon ici; faisons-y trois tentes. » - Il fait bon ici, s'écrie à son tour l'égoïsme de famille ; établissons-nous, enfermons-nous, préservons-nous des contacts du dehors ; pourquoi redescendre de la sainte montagne ?

Pourquoi nous mêler de nouveau aux contradictions, aux déceptions, aux humiliations de la vie commune ? Pourquoi aller chercher encore des combats? Il fait bon ici; restons-y, nous serons paisibles et heureux.
Ainsi la famille devient un prétexte contre le devoir, elle renonce à enfanter de fortes elle nous amollit au lien de nous affermir. Cela arrive, comment le nier? Voyez, pour ne citer que cet exemple, ce qui se passe quelquefois dans la sphère des obligations civiques. Il y a une lutte à soutenir, du temps à donner, des sacrifices à faire, des périls à courir, il s'agit d'accepter des responsabilités, de faire acte de citoyen; ne connaissez-vous pas des familles qui retiendront, bien loin d'exciter? Chez elles on apprend à se réserver, à se ménager. Une sorte d'impuissance atteint les membres de ces familles : ils s'efforceront d'éviter le service militaire; ils fuiront l'ennui des assemblées délibérantes ; ils ne voteront pas, ils ne parleront pas, ils n'écriront pas, ils n'accepteront de fonctions d'aucun genre; ils se contenteront de critiquer et de gémir, métier facile, qu'on exerce chez soi, sans se déranger.
Nous sommes appelés à nous déranger. Malheur à nos familles, si nous y vivions toujours en paix, si nous ne les quittions pas, si notre félicité égoïste n'y était jamais troublée! Il importe que la vraie vie, complète, forte et gênante, celle que Dieu a faite, y pénètre de partout; l'air du dehors doit y circuler largement. Ce n'est pas l'amour du foyer qui ferme portes et fenêtres, c'est la mauvaise idolâtrie.
Nous avons besoin de sortir de nous-mêmes, de rencontrer autre chose que nous et les nôtres. Quel service ne nous rendent pas à cet égard les amis! Notre ami, ce n'est plus nous ; il pense à sa manière, en entrant sous notre toit il nous apporte un élément libre et nouveau.
Et ce que font les amis, les étrangers le feront à leur tour. On ne m'accusera pas de vouloir multiplier à l'excès les relations de société; mais je n'ai nulle envie de les supprimer entièrement. Dieu veut que nous vivions avec nos semblables ; lorsque des chrétiens égarés, attendant à tort la venue immédiate de Christ, s'isolaient en quelque sorte du genre humain pour se livrer à un quiétisme contemplatif, les apôtres les reprenaient fortement. Il faut que nous nous mêlions aux autres hommes et que nous nous frottions à leurs idées, sous peine d'avoir, nous aussi, des idées fixes, de tomber du côté où nous penchons, de devenir absurdes enfin. Voyez les théologiens de cabinet, qui ont séparé pour leur malheur la doctrine de la pratique; ils glissent presque tous vers des erreurs graves. Pourquoi? Parce qu'ils passent leur journée vis-à-vis d'eux-mêmes, ne rencontrant devant eux que des livres, ces interlocuteurs complaisants dont on a aisément raison, n'ayant jamais affaire à des contradicteurs en chair et en os, ignorant en un mot l'homme vivant, l'homme réel, avec ses souffrances et ses joies.

Ce qui arrive aux docteurs arrive aussi aux simples mortels; qu'on se renferme dans sa bibliothèque ou dans son ménage, il n'importe, on s'enferme, et cela ne vaut rien; on ignore le monde extérieur; on a les préventions, les étroitesses d'esprit et les manies des solitaires; ou tourne dans un cercle resserré et qui se resserre toujours plus.
Ayons donc des visites et des soirées. Les relations sociales, pourvu qu'on en prévienne l'excès, auront du bien à nous faire, par les contrastes, par les oppositions même qu'elles mettront sous nos pas. Il est encore çà et la quelques salons où l'on sait recevoir et causer, où les hommes et les femmes ne forment pas deux groupes séparés, où, réunis par l'aimable influencé, de la maîtresse de maison, ils s'entretiennent de sujets honnêtes et parfois de sujets sérieux, dé, politique, de littérature, d'art, de bienfaisance. Il arrive là que les questions religieuses qui tourmentent la conscience moderne sont débattues à leur tour.

Autre chose est sortir quelquefois, sacrifier de temps en temps une soirée, autre chose mener l'existence atroce et vide qui jette en proie, à une mondanité sans entrailles les jours et les nuits, les occupations et les devoirs, la culture de l'esprit, le bonheur de la famille, l'éducation des enfants.
Et ce que j'ai dit des relations sociales, je le dis à plus forte raison des obligations que nous impose notre qualité de chrétiens ou de citoyens. Comme chrétiens, nous sommes heureux de nous réunir à nos frères, nous prenons notre part de l'oeuvre commune; tout en préservant les droits de la famille, nous n'oublions pas ceux de l'Église, nous visitons les pauvres et les malades. Comme citoyens, nous sommes prêts à agir: la paix publique, la liberté, la justice ne se défendent pas toutes seules; elles comptent sur nous, elles réclameront peut-être de grands sacrifices, que l'égoïsme de famille s'efforcera de refuser. Tâchons de fermer l'oreille à l'égoïsme.
Il ne se contente pas de nous prêcher une retraite commode et de coupables abstentions, il nous pousse à de véritables infamies. Un mot sur ces vices de famille.
Le premier, c'est la lâcheté. Oui, la lâcheté, il faut l'appeler par son nom. Une fois que l'égoïsme à trois ou à quatre a accompli son oeuvre, que l'habitude est prise d'éviter les gênes et les rudesses du dehors, une étrange timidité s'empare parfois de nos âmes. Le duvet du nid est si doux ! La température est si chaude! Nous sommes devenus délicats, nerveux, sensibles outre mesure à la crainte et à la douleur. Qu'un de nous soit appelé à courir un risque, nos imaginations se surexcitent, nous sommes en proie à des alarmes inouïes; on peut dire que nous ne sommes plus viables.
Et l'égoïsme de famille enfante de bien autres lâcheté ! Celles qui nous font reculer devant un devoir périlleux, qui nous rendent peureux et inutiles, ne sont rien comparées à celles qui nous apprennent les honteux calculs. Dès le jour où nous avons des enfants à placer l'égoïsme de famille murmure à notre oreille : « Tu n'as plus le droit d'avoir une conviction ; ta dignité serait de la cruauté envers les tiens; tu es appelé à faire ta maison, à préparer la carrière de ceux qui comptent sur toi; attends qu'ils soient placés pour déployer ta vertu. » L'année d'après, quand il seront placés, l'égoïsme de famille nous dira: « Attends qu'ils aient eu de l'avancement. » L'heure des vertus civiques ne sonnera jamais, soyez-en sûr, à moins qu'un peu d'opposition ne nous offre des perspectives plus avantageuses : question de calcul non de conscience.

Pauvre conscience, que devient-elle lorsqu'un certain esprit de famille est parvenu à se faire écouter ! On sait le mot de Talleyrand : « Ne me parlez pas des pères de famille, ils sont capables de tout; » et nous n'avons pas tout à fait oublié, nous la génération de 1830, ces vers sanglants de la Némésis.

Eh ! qui résisterait à ces dons magnifiques?
Hélas ! les députés sont des gens prolifiques;
Ils ont des fils nombreux, tous visant aux emplois,
Tous rêvant jour et nuit un avenir prospère,
Tous par chaque courrier écrivant : ô mon père,
Placez-nous, en faisant des lois !
Et le bon père, ému par ces chaudes missives,
Dépose sur son banc les armes offensives.
Se rapproche du centre et renonce au combat.
Oh ! pour faire au budget une constante guerre,
Il faudrait n'avoir point de parents sur la terre
Et vivre dans le célibat.


On peut en croire un député qui siégeait au centre et qui connaissait autour de lui bon nombre de collègues fort indépendants, fort peu célibataires et n'ayant jamais rien demandé pour leur famille, au travers de la boutade et l'exagération, M. Barthélemy touche ici du doigt une plaie vive. La vérité demeure vraie, même quand elle est dite par un ennemi.
Voilà le crime de l'égoïsme de famille : il gâte ce qu'il y a de meilleur au monde, il nous affaiblit par ce qui devrait nous fortifier, il transforme notre maison paternelle, cette forteresse, en une place démantelée où toutes les corruptions pénètrent par toutes les brèches.
L'avarice y pénètre ainsi. Ce n'est pas l'avarice grossière que l'on méprise et que l'on hue; non, c'est l'honnête avarice du père qui veille sur les intérêts des siens, l'avarice que le monde honore et qui porte un nom respecté.
Il faudrait faire largement la part des pauvres mais quoi ! pouvons-nous disposer d'un argent qui n'est pas à nous, du patrimoine de nos enfants? En présence de chaque besoin, nous serrerons les cordons de notre bourse; que nos enfants, quand ils seront maîtres de leur fortune, en disposent alors selon leur volonté! Il est vrai qu'ils auront, eux aussi, des enfants, et que, de patrimoine en patrimoine, notre argent sacro-saint demeurera à l'abri des prodigalités charitables.
Ceci est un vice dont nos familles françaises sont particulièrement infectées. Le budget de la bienfaisance y est réglé le plus souvent avec une parcimonie qui surprendrait fort les Américains ou les Anglais.
Comparez, dans la plupart de nos maisons riches, les dépenses de luxe et les dépenses de charité !
Les choses se passent autrement, je le sais, partout où se trouvent des familles dignes de ce nom ; c'est à merveille alors de voir ce qu'on parvient à donner, en dépit des difficultés, des charges, des nombreux enfants, des incertitudes de l'avenir. Mais les théories de l'égoïsme sont bien plausibles et nous ne les repoussons pas toujours. Voici une opération financière que notre délicatesse repousserait peut-être, et que nous faisons parce que nous avons une famille. Voici un mariage que nous ne rechercherions pas pour notre fils si nous n'écoutions que notre conscience ; cependant nous nous efforçons de le conclure, car il y a là beaucoup d'argent; or, la vie devient chaque jour plus chère, et notre fils, si riche qu'il soit par lui-même, ne saurait se passer d'un grand accroissement de fortune. C'est une nécessité absolue; nous la subissons en gémissant. Nous aurions voulu trouver tout réuni, la haute distinction morale et la grosse dot; par malheur, nous sommes réduits à choisir, et nous choisissons. Ne faut-il pas remplir son devoir de père de famille?

Je pourrais continuer cette triste revue; il vaut mieux que nous nous arrêtions. Aux exemples que j'ai cités, beaucoup d'autres viendront se joindre dans l'esprit du lecteur. Une dernière indication seulement : l'égoïsme de famille enfante les injustices et les petitesses qui se rattachent à l'orgueil du nom.

Que chacun tienne à son nom et qu'il en soit fier, on ne saurait s'en étonner. Le mal commence lorsque notre vanité usurpe la place et prend le masque de notre tendresse, lorsque c'est la vanité qui tient le haut bout. Sous son influence, nous portons à notre maison un intérêt fiévreux, maladif, qui trouble notre coeur et fausse notre jugement. Nous nous mettons à aimer plus ou moins nos enfants, selon qu'ils doivent ou non la continuer; nos fils deviennent pour nous, au détriment de leurs soeurs, les objets d'une prédilection mauvaise.
Où cela mène, chacun le sait. L'esprit de famille ne ressemble en rien, Dieu merci à cet esprit-là.

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