Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE CINQUIÈME

LE DEVOIR DE VIVRE EN FAMILLE

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Voici un devoir tout simple, tout uni, presque naïf, et qui est pourtant si mal compris que je n'hésite pas à lui consacrer un très-court chapitre, quoiqu'il ait été mentionné, et plus d'une fois, dans ce qui précède.
Que de gens prétendent aimer leur famille et se dispensent de vivre avec elle ! Il n'y a plus de foyer autour duquel on se groupe avec bonheur; l'existence se dissémine au dehors ; l'habitude, que dis-je? le besoin des distractions extérieures pénètre au plus profond des âmes ; il devient impossible de rester à la maison ; si, par hasard, on se trouve réduit à y passer ensemble une soirée, on se sent comme dépaysé, on ne sait que devenir.

Je me rappelle qu'un jour, dans un wagon de chemin de fer, je causais avec un voyageur belge qui me racontait d'une façon charmante les coutumes de sa patrie. « Nous avons nos clubs, me disait-il, nos femmes ont leurs réunions, et cela tous les jours. Et si l'un de nous (le jeune mari soupirait en parlant ainsi) se permettait de rentrer chez sa femme pendant la soirée, s'il apparaissait au milieu des amies et des enfants, il causerait presque du scandale, on s'informerait de l'accident qui a pu amener cette infraction à la règle. »
La Belgique n'est pas le seul pays où de tels usages tendent à prévaloir. La famille ne saurait s'en accommoder. Elle n'est pas une auberge où l'on vient prendre ses repas et dormir ; la réduire à n'être que cela, c'est la supprimer. Quel bien voulez-vous qu'elle fasse alors? Quelles joies élevées voulez-vous qu'elle donne? Ses membres ont beau être aimants, doux, disposés à s'oublier eux-mêmes, s'ils ne se rencontrent qu'en courant, s'il n'y a entre eux ni épanchements ni bonnes causeries, s'ils ont hâte de se quitter, si la pensée d'une heure passée auprès du foyer les fait frémir, ils sont des étrangers les uns pour les autres.

Nous connaissons tous des maisons qui en sont là. Laissés à eux-mêmes, leurs habitants périssent d'ennui. Il leur faut des visiteurs, des amis à demeure, quelqu'un qui les préserve du danger de se trouver entre eux. On organise des réunions, des parties de plaisir, des moyens d'échapper à la vie de famille. Surtout, on est ingénieux à multiplier les occasions de tuer le temps ailleurs.
Ceux qui n'ont pas des clubs ont des invitations une certaine mondanité n'a pas été inventée à autre fin. L'histoire du dix-huitième siècle est instructive sous ce rapport ; comme il avait presque supprimé la famille, il avait donné aux réunions mondaines une importance sans égale. On sait ce qu'étaient alors les salons : une institution ; je ne trouve pas d'autre terme. On sait aussi ce qu'était ce cruel métier de maîtresse de maison. De pauvres femmes s'y consacraient; elles ne pensaient qu'à cela ; plus de mari, plus d'enfants, plus d'intérêt quelconque sur la terre, si ce n'est de s'assurer que le mardi et le samedi on fera rencontrer et causer ensemble un certain nombre d'indifférents. Il ne reste que cette préoccupation dans l'esprit, que cette émotion dans le coeur, que cet événement dans l'existence : on cause et on fait causer..
Nous n'avons pas les salons du siècle dernier sommes-nous beaucoup moins mondains? La famille a-t-elle gagne tout ce que l'art de la conversation a perdu? J'en doute. L'art s'en va, mais la dissipation subsiste, dissipation sans esprit, souvent même sans plaisir, où rien de distingué ne rachète la perte du temps et la ruine du nid..
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Se dissiper, c'est un terrible mot! Disséminer ses pensées, son âme, aux quatre vents; s'étourdir, encombrer ses heures de tant de choses diverses qu'on, puisse éviter le tête-à-tête avec soi, quelle misère ! Et cette misère est la félicité suprême des uns, l'objet de la jalousie, des autres; cette oisiveté laborieuse est le but des vulgaires ambitions ; parvenu là, on se reposera; ayant assez d'argent, on aura assez de jouissances, on cessera de rien souhaiter. Pauvres heureux de ce monde 1 Les tristes carouges dont se nourrissent ces enfants prodigues qui ont quitté la maison paternelle!

Chez notre Père céleste, dans le doux abri que son amour nous a préparé, il y a du pain en abondance, la famille nous garde ses trésors de joies simples et profondes, de plaisirs vrais, de tendresses partagées, de devoirs, de progrès, de vie enfin, loin de notre père, nous trouvons le monde, c'est tout dire. J'ai vu gémir les jeunes femmes qui, épuisées, étiolées par une suite de veilles, consacrent à ces devoirs-là un héroïsme mal employé, préparent de nouvelles toilettes, rassemblent leurs forces et se proposent de tenir pied aux invitations jusqu'au bout de l'hiver. J'ai vu bâiller les jeunes gens qui, partagés entre leur club, leur fumoir et leur écurie, devenus étrangers aux pensées sérieuses, ne donnant plus à leur esprit que la nourriture frelatée des romans du jour, répétant toujours et avec tous la même conversation insipide sur des sujets éternellement les mêmes, sentent vaguement peser sur eux la conscience d'une existence perdue.
Ils s'ennuient, je vous l'affirme; je n'en ai pas rencontré un qui eût l'air de s'amuser. Et on ne s'ennuie guère moins au cabaret. Les paysans et les ouvriers, qui ne peuvent pas aller dans les clubs ou faire courir, qui n'ont pas la ressource des fêtes du grand monde, et qui tiennent cependant à résoudre eux aussi le problème d'échapper à la famille, vont chercher des distractions à leur portée autour d'une table graisseuse. Ne nous indignons pas outre mesure, leurs plaisirs valent les nôtres; d'ordinaire c'est moins le vin qui les attire là, que la société qu'ils y trouvent, le bruit, la paresse, la fuite des heures, l'oubli des soucis et des devoirs. C'est leur mondanité à eux.
Elle est horrible, elle est lâche; la femme et les enfants n'auront ni pain ni habits, parce que le chef de famille aura négligé son travail et gaspille son salaire : il aura consacré à ses ignobles jouissances personnelles ce qui était dû à la subsistance des siens ; non content de les abandonner, il vient, hébété par l'ivresse, se livrer envers eux à de brutales violences ; il a tué son âme, il a tué la vie de famille, il a semé sur ses pas la misère et la démoralisation. Mais nos vices élégants sont-ils préférables? Perdons-nous moins de temps et moins d'argent? Encourageons-nous moins de vices ? Sommes-nous moins funestes à nos familles? Sommes-nous moins corrompus et moins corrupteurs? Avons-nous bien le droit de nous scandaliser à la vue des crimes du cabaret et des ravages que fait l'eau-de-vie au sein des populations rurales ou industrielles ? Si la famille a cessé d'exister dans certains centres manufacturiers, si la mère est en train de disparaître comme le père, si les enfants sont délaissés, si des infamies sans nom fermentent là, si ailleurs il a fallu construire devant le cabaret un triste hangar, la salle où la femme attend, la salle où la femme pleure (1), pense-t-on qu'une moindre responsabilité pèse sur nous, quand notre vie se partage entre le demi-monde de Paris et le jeu de Baden ou de Hambourg?
Je sais bien que la mondanité vicieuse ou suspecte n'est pas celle dont nous avons à nous occuper ici ; il nous suffit certes de considérer la mondanité honnête pour signaler un attentat énorme contre la famille.
Que dis-je, la mondanité honnête? La mondanité vertueuse s'en rend coupable, et la mondanité pieuse aussi.

Il y a une mondanité vertueuse: on quitte les siens, mais c'est pour assister à des réunions d'utilité publique. Tantôt ce sont des citoyens qui éprouvent le besoin de se concerter sur des questions politiques, tantôt ce sont des sociétés vouées à la bienfaisance qui délibèrent sur des questions de charité. Une seule chose est certaine: on sort chaque soir, on échappe à l'ennui de son intérieur, on prend des habitudes de dissipation vertueuse dont on ne pourra plus se passer.

La dissipation pieuse devient aussi à la longue un besoin et comme une seconde nature. La famille en meurt tout aussi bien. Je ne veux pas redire ici ce que j'ai dit ailleurs; mais il est incontestable que nous pouvons fuir par cette porte-là les devoirs qui nous réclament chez nous. La soirée est le trésor de la famille, c'est son lot, c'est par là qu'elle vit. Quand nous la lui enlevons d'une façon régulière, son appauvrissement est rapide, elle ne tarde pas à languir.

Que les meilleurs y prennent garde, la pente des désertions honnêtes est glissante ; si l'on n'y veille dès le début, on finit par aboutir à un train de vie qu'on n'avait ni voulu ni prévu en commençant. Un proverbe allemand dit que les guêpes s'attaquent aux bons fruits; c'est aux bonnes familles que s'attaquent les devoirs factices qui viennent nous détourner des vrais devoirs.

. 1 A Saint-Quentin, par exemple. Voyez l'Ouvrière, de M. Jules Simon. 
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