Voici un devoir tout simple, tout uni, presque
naïf, et qui est pourtant si mal compris que
je n'hésite pas à lui consacrer un
très-court chapitre, quoiqu'il ait
été mentionné, et plus d'une
fois, dans ce qui précède.
Que de gens prétendent aimer leur
famille et se dispensent de vivre avec elle ! Il
n'y a plus de foyer autour duquel on se groupe avec
bonheur; l'existence se dissémine au dehors
; l'habitude, que dis-je? le besoin des
distractions extérieures
pénètre au plus profond des âmes ; il
devient impossible de rester à la maison ;
si, par hasard, on se trouve réduit à
y passer ensemble une soirée, on se sent
comme dépaysé, on ne sait que
devenir.
Je me rappelle qu'un jour, dans un wagon
de chemin de fer, je causais avec un voyageur belge
qui me racontait d'une façon charmante les
coutumes de sa patrie. « Nous avons nos clubs,
me disait-il, nos femmes ont leurs réunions,
et cela tous les jours. Et si l'un de nous (le
jeune mari soupirait en parlant ainsi) se
permettait de rentrer chez sa femme pendant la
soirée, s'il apparaissait au milieu des
amies et des enfants, il causerait presque du
scandale, on s'informerait de l'accident qui a pu
amener cette infraction à la règle.
»
La Belgique n'est pas le seul pays
où de tels usages tendent à
prévaloir. La famille ne saurait s'en
accommoder. Elle n'est pas une auberge où
l'on vient prendre ses repas et dormir ; la
réduire à n'être que cela,
c'est la supprimer. Quel bien voulez-vous qu'elle
fasse alors? Quelles joies élevées
voulez-vous qu'elle donne? Ses membres ont beau
être aimants, doux, disposés à
s'oublier eux-mêmes, s'ils ne se rencontrent
qu'en courant, s'il n'y a entre eux ni
épanchements ni bonnes causeries, s'ils ont
hâte de se quitter, si la pensée d'une
heure passée auprès du foyer les fait
frémir, ils sont des étrangers les
uns pour les autres.
Nous connaissons tous des maisons qui en
sont là. Laissés à
eux-mêmes, leurs habitants périssent
d'ennui. Il leur faut des visiteurs, des amis
à demeure, quelqu'un qui les préserve
du danger de se trouver entre eux. On organise des
réunions, des parties de plaisir, des moyens
d'échapper à la vie de famille.
Surtout, on est ingénieux à
multiplier les occasions de tuer le temps
ailleurs.
Ceux qui n'ont pas des clubs ont des
invitations une certaine mondanité n'a pas
été inventée à autre
fin. L'histoire du dix-huitième
siècle est instructive sous ce rapport ;
comme il avait presque supprimé la famille,
il avait donné aux réunions mondaines
une importance sans égale. On sait ce
qu'étaient alors les salons : une
institution ; je ne trouve pas d'autre terme. On
sait aussi ce qu'était ce cruel
métier de maîtresse
de maison. De pauvres femmes s'y consacraient;
elles ne pensaient qu'à cela ; plus de mari,
plus d'enfants, plus d'intérêt
quelconque sur la terre, si ce n'est de s'assurer
que le mardi et le samedi on fera rencontrer et
causer ensemble un certain nombre
d'indifférents. Il ne reste que cette
préoccupation dans l'esprit, que cette
émotion dans le coeur, que cet
événement dans l'existence : on cause
et on fait causer..
Nous n'avons pas les salons du
siècle dernier sommes-nous beaucoup moins
mondains? La famille a-t-elle gagne tout ce que
l'art de la conversation a perdu? J'en doute. L'art
s'en va, mais la dissipation subsiste, dissipation
sans esprit, souvent même sans plaisir,
où rien de distingué ne
rachète la perte du temps et la ruine du
nid..
.
Se dissiper, c'est un terrible mot!
Disséminer ses pensées, son
âme, aux quatre vents; s'étourdir,
encombrer ses heures de tant de choses diverses
qu'on, puisse éviter le
tête-à-tête avec soi, quelle
misère ! Et cette misère est la
félicité suprême des uns,
l'objet de la jalousie, des autres; cette
oisiveté laborieuse est le but des vulgaires
ambitions
;
parvenu là, on se reposera; ayant assez
d'argent, on aura assez de jouissances, on cessera
de rien souhaiter. Pauvres heureux de ce monde 1
Les tristes carouges dont se nourrissent ces
enfants prodigues qui ont quitté la maison
paternelle!
Chez notre Père céleste,
dans le doux abri que son amour nous a
préparé, il y a du pain en abondance,
la famille nous garde ses trésors de joies
simples et profondes, de plaisirs vrais, de
tendresses partagées, de devoirs, de
progrès, de vie enfin, loin de notre
père, nous trouvons le monde, c'est tout
dire. J'ai vu gémir les jeunes femmes qui,
épuisées, étiolées par
une suite de veilles, consacrent à ces
devoirs-là un héroïsme mal
employé, préparent de nouvelles
toilettes, rassemblent leurs forces et se proposent
de tenir pied aux invitations jusqu'au bout de
l'hiver. J'ai vu bâiller les jeunes gens qui,
partagés entre leur club, leur fumoir et
leur écurie, devenus étrangers aux
pensées sérieuses, ne donnant plus
à leur esprit que la nourriture
frelatée des romans du jour,
répétant toujours et avec tous la
même conversation insipide
sur des sujets éternellement les
mêmes, sentent vaguement peser sur eux la
conscience d'une existence perdue.
Ils s'ennuient, je vous l'affirme; je
n'en ai pas rencontré un qui eût l'air
de s'amuser. Et on ne s'ennuie guère moins
au cabaret. Les paysans et les ouvriers, qui ne
peuvent pas aller dans les clubs ou faire courir,
qui n'ont pas la ressource des fêtes du grand
monde, et qui tiennent cependant à
résoudre eux aussi le problème
d'échapper à la famille, vont
chercher des distractions à leur
portée autour d'une table graisseuse. Ne
nous indignons pas outre mesure, leurs plaisirs
valent les nôtres; d'ordinaire c'est moins le
vin qui les attire là, que la
société qu'ils y trouvent, le bruit,
la paresse, la fuite des heures, l'oubli des soucis
et des devoirs. C'est leur mondanité
à eux.
Elle est horrible, elle est lâche;
la femme et les enfants n'auront ni pain ni habits,
parce que le chef de famille aura
négligé son travail et gaspille son
salaire : il aura consacré à ses
ignobles jouissances personnelles ce qui
était dû à la subsistance des
siens ; non content de les
abandonner, il vient, hébété
par l'ivresse, se livrer envers eux à de
brutales violences ; il a tué son âme,
il a tué la vie de famille, il a semé
sur ses pas la misère et la
démoralisation. Mais nos vices
élégants sont-ils
préférables? Perdons-nous moins de
temps et moins d'argent? Encourageons-nous moins de
vices ? Sommes-nous moins funestes à nos
familles? Sommes-nous moins corrompus et moins
corrupteurs? Avons-nous bien le droit de nous
scandaliser à la vue des crimes du cabaret
et des ravages que fait l'eau-de-vie au sein des
populations rurales ou industrielles ? Si la
famille a cessé d'exister dans certains
centres manufacturiers, si la mère est en
train de disparaître comme le père, si
les enfants sont délaissés, si des
infamies sans nom fermentent là, si ailleurs
il a fallu construire devant le cabaret un triste
hangar, la salle où la femme attend, la
salle où la femme pleure (1),
pense-t-on
qu'une moindre responsabilité pèse
sur nous, quand notre vie se
partage entre le demi-monde de Paris et le jeu de
Baden ou de Hambourg?
Je sais bien que la mondanité
vicieuse ou suspecte n'est pas celle dont nous
avons à nous occuper ici ; il nous suffit
certes de considérer la mondanité
honnête pour signaler un attentat
énorme contre la famille.
Que dis-je, la mondanité
honnête? La mondanité vertueuse s'en
rend coupable, et la mondanité pieuse
aussi.
Il y a une mondanité vertueuse:
on quitte les siens, mais c'est pour assister
à des réunions d'utilité
publique. Tantôt ce sont des citoyens qui
éprouvent le besoin de se concerter sur des
questions politiques, tantôt ce sont des
sociétés vouées à la
bienfaisance qui délibèrent sur des
questions de charité. Une seule chose est
certaine: on sort chaque soir, on échappe
à l'ennui de son intérieur, on prend
des habitudes de dissipation vertueuse dont on ne
pourra plus se passer.
La dissipation pieuse devient aussi
à la longue un besoin et comme une seconde
nature. La famille en meurt tout
aussi bien. Je ne veux pas redire ici ce que j'ai
dit ailleurs; mais il est incontestable que nous
pouvons fuir par cette porte-là les devoirs
qui nous réclament chez nous. La
soirée est le trésor de la famille,
c'est son lot, c'est par là qu'elle vit.
Quand nous la lui enlevons d'une façon
régulière, son appauvrissement est
rapide, elle ne tarde pas à languir.
Que les meilleurs y prennent garde, la
pente des désertions honnêtes est
glissante ; si l'on n'y veille dès le
début, on finit par aboutir à un
train de vie qu'on n'avait ni voulu ni prévu
en commençant. Un proverbe allemand dit que
les guêpes s'attaquent aux bons fruits; c'est
aux bonnes familles que s'attaquent les devoirs
factices qui viennent nous détourner des
vrais devoirs.
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