Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE QUATRIÈME

LE DEVOIR DE S'OUBLIER

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L'oubli de soi est d'ordinaire à la base du support. Ce sont pourtant deux devoirs distincts et qui veulent être étudiés séparément. On rencontre des hommes forts, patients, qui pardonnent ou acceptent sans murmurer les torts des autres, pourvu qu'on leur permette de s'absorber en eux-mêmes. Qu'on les laisse tranquilles, c'est tout leur souhait; ils ne troubleront d'ailleurs la tranquillité de personne. Ils sont paisibles à force d'être égoïstes. Cénobites de la famille, ils se construisent leur cellule bien solitaire, dans un bon petit désert connu d'eux seuls, où ils se sentent à l'aise, loin du bruit, loin des dérangements, loin des étrangers, et surtout loin des leurs.

Notre grand ennemi, c'est l'égoïsme. Il se glisse dans les familles comme ailleurs, et dans les meilleures et chez les meilleurs membres des meilleures familles. Nous avons toutes les grandes vertus, nous remplissons tous les grands devoirs nous accomplirons peut-être tous les grands sacrifices; seulement ne nous demandez pas les bagatelles.
Les bagatelles ont leur importance, et aussi leur valeur morale, par-dessus le marché. Il est plus difficile souvent de s'oublier dans le détail de la vie que de prendre, à un jour donné, sous l'excitation d'une circonstance exceptionnelle, une héroïque résolution. L'égoïsme des héros formerait le sujet d'une étude humiliante pour l'humanité ; elle prouverait qu'à part un petit nombre, ceux qui se sont illustrés par leurs hauts faits ont oublié de se gêner pour leur famille, et que souvent on a payé bien cher au logis l'éclat de leur rôle public. Sur ce point comme pour les autres, le classement définitif nous réserve de rudes surprises; plus d'un grand homme d'ici-bas se trouvera petit là-haut; et, par mesure de compensation, nous découvrirons là-haut des grandeurs que nous n'avions pas daigné voir ici-bas, les grandeurs du dévouement ignoré, de l'oubli de soi, du don de soi, les saintes grandeurs de la famille.

La famille réclame des sacrifices sans gloire, des sacrifices de tous les jours. C'est un de ses mérites de nous gêner, de nous soumettre à la discipline du renoncement. Elle donne beaucoup, parce qu'elle exige quelque chose.
Si personne ne consent à immoler ou à subordonner ses convenances, si chacun s'abandonne à ses passions, même légitimes, si nos plans, nos études, nos goûts, nos préférences deviennent des articles de foi, si c'est l'arche sainte sur laquelle on ne jurait porter la main sans sacrilège, si nous prétendons aimer sans témoigner, avoir une famille sans vivre en famille, être époux et pères sans donner une heure de notre temps, nous ne tarderons pas à reconnaître qu'aucune plante ne supporte le vide; les plus délicates sont celles qui y meurent le plus promptement.

L'Évangile, qui a aboli les sacrifices, nous a conservé cependant le titre étrange de « sacrificateurs. » D'où vient cela? La réponse est aisée; il reste, il restera toujours des victimes à immoler ; l'esprit de sacrifice ne saurait cesser d'être le signe visible des enfants de Dieu. Et les occasions de s'exercer ne lui manquent pas; au sein de l'existence la plus humble et la moins accidentée, loin des périls de la place publique, loin des persécutions et des Webers, le chrétien a des sacrifices à faire, sacrifices douloureux entre tous, bienfaisants et doux entre tous, sacrifices de chaque heure, que le monde ignore, que la famille elle-même ne discerne pas toujours, et que rappelle le mot écrit en tête de ce chapitre : s'oublier.

La pente de l'égoïsme honnête est glissante. Il en est de lui comme de tous les vices honnêtes, qui ont coutume d'être les plus dangereux de tous. Chez ce père qui prépare l'avenir de ses enfants, l'amour de l'argent prend une apparence respectable; chez ce philanthrope ou chez ce chrétien qui court de comité en comité, le désir d'échapper aux devoirs de famille et de dissiper sa vie au dehors a emprunté un déguisement derrière lequel personne n'ose le reconnaître; chez ce savant qui immole le bonheur des siens à ses recherches, l'idolâtrie de ses convenances et de ses goûts adopte un nom sous lequel elle devient presque inviolable. Les vices honnêtes ont cela de perfide qu'ils ne trompent pas seulement les autres, ils nous trompent souvent nous-mêmes. Semblables aux mauvaises bonnes oeuvres, que protégea de tout temps une impunité absolue parce que le bien qu'elles renferment rend vénérable le mal qu'elles font et ferme la bouche à ceux qui voudraient le dénoncer, ils se maintiennent glorieux, inattaquables et triomphants.
Prenons l'exemple le plus ordinaire. Un homme a des travaux de cabinet à poursuivre. Ne faut-il pas qu'il établisse de l'ordre dans sa journée et qu'il mette ses heures de travail à l'abri des dérangements? Oui, certes, l'ordre est excellent en soi et je ne vois rien à admirer dans le gaspillage de la vie. Résister en face aux faux devoirs, limiter le temps livré au monde et aux visites, refuser de courber la tête devant les nécessités prétendues qui rendraient impossibles la méditation et l'étude, c'est obéir aux indications du bon sens. Mais prenons-y garde, ce qui est parfaitement simple et légitime peut devenir détestable, pour peu que nous nous laissions entraîner par notre passion.
J'en sais quelque chose. J'ai connu ces entraînements-là, je les connais encore; elle se fait encore entendre à mes oreilles la voix qui dit : Tu perds ici ton temps, ton temps précieux et dont tu ferais ailleurs un si bon emploi. Pourquoi ne pas abréger les heures consacrées a la vie en commun? Pourquoi ne pas resserrer le cercle des relations? Pourquoi ne pas rompre avec les obligations sociales?

Une fois qu'on s'est mis à raisonner de la sorte, on va loin. Dans la balance où nous pesons tour à tour les divers devoirs de famille et de société, le plateau qui porte nos chères études est si lourd que l'autre plateau a peine à l'emporter, quel que soit l'objet qu'on y place. Je me souviens, non sans remords, du temps où, sottement absorbé par les occupations (fort peu importantes) de chef du cabinet de l'intérieur, je ne savais pas trouver une heure pour une jeune femme exilée et solitaire dans les appartements du ministère. Je me souviens que, plus tard, dominé par la pensée fixe de mes recherches, je ne montais pas seul en voiture sans prendre un livre avec moi. Que de fois je me suis arrêté à la promenade, pour écrire en hâte ma note, m'efforçant de n'être pas vu, car nia conscience au fond m'avertissait de mes torts!
Mais la conscience en pareil cas ne le prend pas de très-haut, l'égoïsme du travailleur étant un de ces vices honnêtes dont j'ai parlé. J'ai connu deux hommes excellents qui, à un moment de leur vie, en étaient venus, l'un à réduire sa femme et ses enfants au silence pendant la soirée entière parce qu'il était résolu à poursuivre ses travaux auprès de l'unique lampe du salon, l'autre à lire les journaux pendant ses repas. Le grand Haller se gênait encore moins : en présence de sa famille muette et consternée, il avait pris l'habitude d'étudier à table des ouvrages scientifiques; on s'asseyait, on mangeait, on buvait, puis on se levait sans avoir échangé une parole; ces moments réservés aux joies de la vie domestique étaient confisqués au profit de la science et de l'égoïsme.

On peut n'apporter à table ni un livre ni un journal, et y apporter un esprit tendu, préoccupé ; on peut y poursuivre la solution d'un problème et n'y prêter qu'une oreille distraite aux mille riens que la famille a besoin d'échanger pour vivre. Si nous ne savons pas fermer à double tour en le quittant la porte de notre cabinet, si nous traînons partout avec nous quelque question qui demeure au premier plan, nous manquons positivement à notre devoir; ceux que nous prétendons aimer et que nous aimons vont dépérir autour de nous. Ils ont droit à une portion de nous-mêmes, et nous la leur refusons. Personne bientôt n'ose plus ouvrir la bouche, si ce n'est pour disserter sur un sujet grave ou pour proférer une maxime; personne n'ose rire, que dis-je? on n'y pense plus. Le pauvre rire a fui, comme le laisser-aller, comme les caresses, comme les saillies sans prétention. Peu à peu le froid gagne ; si cela continue, la famille subira cet affreux supplice de la mort par congélation.

Ou l'oubli de soi, ou l'oubli des autres, voilà l'alternative en présence de laquelle on est toujours placé ici-bas. Supposez que des deux termes qui la composent nous n'ayons pas choisi le premier, que ferons-nous à l'heure où surviendra un nouveau devoir? Les devoirs anciens étaient déjà bien mal remplis; celui-ci, comment le remplirons-nous? Un des nôtres est tombé malade, sa maladie sera longue, elle réclame nos soins, il s'agit de donner du temps, il s'agit d'ajourner des travaux, de modifier des arrangements dont l'importance nous paraît extrême; il s'agit, en un mot, de faire un sacrifice. Ce sacrifice, le ferons-nous? Le ferons-nous de bon coeur, ce qui est la seule façon de le bien faire?
Ceux qui ont lu le chef-d'oeuvre de Balzac, La recherche de l'absolu, savent à quelles tragédies aboutissent de fort braves gens lorsqu'au nombre de leurs vertus ils ont omis de placer l'oubli d'eux-mêmes et l'esprit de sacrifice. M. Tan Claes est un homme honnête, excellent, tendre même, et qui finit par faire mourir à petit feu (à grand froid, veux-je dire) la femme qu'il aime passionnément. Que voulez-vous? Avant sa passion il a mis son idole, et à son idole il immole toutes ses pensées, tout son temps, toutes ses ressources. Il ne vit que pour elle; son intelligence s'y absorbe, son coeur s'y atrophie ; à la poursuite d'un résultat qu'il est toujours sur le point d'atteindre et qui lui échappe toujours, il va, va encore, n'apercevant plus qu'une chose, marchant sur sa famille, sur ses tendresses, jusqu'au jour où auprès d'un lit de mort il voit, je me trompe, il entrevoit un instant son crime.

Dans ce monde, on tue autrement que par le poison ou le couteau; chacun de nous a pu rencontrer des assassins honnêtes gens. Ils donnent la mort sans le vouloir, sans le savoir, par distraction, par omission. Ils ont suivi leur idée et oublié leur famille.
Quelquefois, chose touchante et navrante, la contagion de l'idée a gagné la famille elles-mêmes, elle s'est offerte en sanglant holocauste. Je connais quelque part, dans un pays que je ne veux pas nommer, un homme d'un vrai talent et d'un grand caractère, qui, consacré au culte d'une pensée, a donné tout ce qu'il avait, lui et les siens. Les siens se sont donnés aussi. La famille a péri, membre après membre, au service de l'idée. Pas un murmure : il faut que son chef travaille à cela et à cela seulement; il faut qu'ils meurent pour cela, c'est dans l'ordre. Et tous, le regard en haut, ils ont soutenu sans faillir les assauts de la misère et de la mort. Maintenant, il demeure seul, lui; il survit à sa femme, à ses enfants; il a fermé les yeux de sa dernière Cille et son front blanchi ne fléchit pas; il vit par l'idée, l'idée le porte ; par-dessus ces tombes qu'il a creusées, elle lui montre quelque chose, et ce quelque chose lui tient presque lieu de tout le reste.

Ah, ici je m'incline. La consécration à une idée vaut certes mieux que l'asservissement à des habitudes et à des travaux. En présence de telles immolations, en présence de tant d'amour et de tant de douleurs, j'ose à peine blâmer; je reconnais que ce père qui a sacrifié les siens, s'est sacrifié avec eux. Pourtant les devoirs envers la famille ont-ils été remplis ?

C'est sérieusement que je pose la question. Pour les vérités de l'ordre moral (même pour les erreurs, quand elles sont à nos yeux des vérités), pour la foi, pour la justice, pour la liberté, il est beau de marcher avec ses bien-aimés au devant de la misère et de la mort. Mais les vérités d'un autre ordre n'ont pas les mêmes droits : nous sommes époux et pères avant d'être savants; aucune découverte ne vaut la destruction du bonheur de famille. Montrez-moi le plus grand homme du monde ; s'il s'est absorbé dans ses poursuites au point d'oublier ce qu'il devait aux siens, si autour de lui on est mort de faim, de faim morale ou physique, tandis qu'il nourrissait son âme de sa passion, s'il a moins aimé sa famille que son étude, s'il a eu une idole, je ne craindrai pas de dire qu'il a foulé aux pieds des obligations sacrées. Nos idoles sont toujours dressées par notre égoïsme; en nous immolant à elles, c'est à nous que nous nous immolons.

Parmi les idoles, j'ai choisi la plus belle; j'ai cité l'exemple le plus propre à nous faire hésiter. Il y a chez l'homme qui se donne à une idée, quelque chose qui émeut notre âme et intimide notre jugement.
Lorsqu'en outre cet homme a cherché à défendre son coeur contre sa tête, lorsque la sécheresse scientifique ne l'a pas entièrement envahi , lorsqu'il est demeuré vivant et aimant, nous hésitons à le condamner; notre blâme, qui prend la forme d'un regret, est accompagné de respect. Oui, nous ne nous permettons guère d'aller au delà du regret : Pourquoi n'est-il pas resté homme de famille? Pourquoi n'a-t-il pas maintenu la hiérarchie des devoirs? La science n'y aurait rien perdu, au contraire; elle n'est jamais cultivée avec plus de vigueur, d'entrain et de succès, que lorsque le savant vit de la vie normale, s'abreuve aux sources pures de la tendresse, puise des forces journalières dans le bonheur des siens. Mettre chaque chose à sa place, ce n'est pas s'affaiblir ; il n'est pas être trop tard; nous nous serions identifiés à tel point avec notre idée, qu'il nous deviendrait impossible d'accepter un échec. Nous en souffririons outre mesure, nos alentours en souffriraient, il y aurait des conflits douloureux, l'unité de sentiments de la famille serait compromise.
Que si nous savons, en demandant le secours de Dieu, nous décharger de nos préoccupations et nous confier en Celui qui connaît ce qui nous est bon, si nous parvenons à réprimer en nous la prétention insensée de préparer et de régler l'avenir, alors nous aurons la paix. Alors nos désirs ne seront pins que des désirs ; ils seront doux et soumis, ils perdront leur amertume, ils ne troubleront plus nos tendresses, ils n'alarmeront plus la sécurité du foyer.
Alors aussi nous découvrirons ce qu'il y avait d'égoïsme latent au fond de ces projets dont ne s'inquiétait pas assez notre conscience. Dans la mesure où nous nous oublierons nous-mêmes, nous les reléguerons à leur rang légitime.

C'est en termes bien plus sévères qu'il faudrait parler d'une autre passion dont l'influence desséchante ravage un grand nombre de familles. Lorsque l'ambition s'est emparée de nous, nous lui appartenons en esclaves. Et pour être ambitieux, il n'est pas nécessaire d'aspirer à un portefeuille; la poursuite ardente des succès extérieurs s'accomplit à tous les degrés de la hiérarchie sociale. Un succès de village fait battre le coeur comme un succès de tribune.
La femme de l'ambitieux a une rivale, les enfants de l'ambitieux tiennent souvent moins de place dans sa vie que l'intrigue qui le menace, que le journaliste qui peut lui nuire, que les amis flottants qu'il s'agit de rallier, que l'opinion des hommes qu'il méprise, que les propos d'un salon, que les bavardages de quelques désoeuvrés.
Et avec quelle ardeur il poursuit son but! Rassuré par la pensée que son triomphe sera celui de la justice, il ne se demande pas si le triomphe de la justice obtenu par d'autres lui ferait le même plaisir. Il se confond avec sa cause, et insensiblement sa cause s'incarne en lui. Qui dira s'il n'est pas devenu sa première pensée et s'il ne serait pas prêt à effacer un peu les couleurs de son drapeau ou à le mettre un 'moment dans sa poche, plutôt que de compromettre son succès personnel ?
Les tentations qui le sollicitent sont fortes. À supposer même qu'il ait la grande ambition, celle qui ne fléchit pas pour réussir, il est certain que son rôle public repousse à l'arrière-plan ses devoirs de famille. Il aime les siens, oui ; il leur consacre à la hâte quelques instants ; mais sa grande mission auprès d'eux est oubliée. Ce n'est pas seulement l'abdication provisoire qu'imposent parfois des circonstances exceptionnelles, c'est une renonciation réelle. Son esprit, en effet, est ailleurs ; l'intérêt dominant de sa vie est ailleurs.
J'ai connu ces émotions et je sais ce qu'elles ont de malsain. On a beau n'être qu'un simple soldat, on rêve les épaulettes de général. Je me rappelle mes débuts à la Chambre ; la bienveillance de mes collègues les avait facilités ; des encouragements imprudents avaient éveillé ces pensers secrets que nous avons presque tous, je crois, au fond de nos âmes; la situation de mon père semblait m'encourager aussi. Je pressentis alors ce que pouvait devenir une existence envahie à fond par l'ardeur enivrante de la vie parlementaire : fixer les yeux sur le public, consacrer ses forces à gagner un à un les grades de l'avancement politique, se dévouer aux affaires, y voir son avenir, je n'ose dire son bonheur, tout cela m'apparut, hélas, sans me rebuter. Dieu, qui avait pitié de moi, me fit la grâce de m'arrêter. Il mit sur mon chemin deux ou trois de ces gros obstacles qu'il n'est donné à personne de franchir : nos réclamations protestantes, la liberté religieuse, l'abolition de l'esclavage, la réforme des abus attachés aux sollicitations des députés. Il n'en fallait pas tant ; je fus classé parmi les esprits absolus et les hommes impossibles. Quelle chance, et combien je m'en suis félicité depuis !

Maintenant que je considère ces choses de bien loin, J'ai eu tout le loisir de faire mon examen de conscience. Or, voici ce que j'ai reconnu, pour ce qui me concerne du moins.
À côté de l'ardeur légitime de servir notre pays et nos convictions, une passion toute personnelle vient souvent se glisser en nous. Nous rêvons l'éclat et l'influence ; nous palpitons à la seule idée de certains succès; et notre âme se dessèche, et nos devoirs de famille s'effacent, et nos meilleures tendresses se sentent menacées. Un pas de plus, et nous deviendrons peut-être de francs égoïstes, incapables de pratiquer ou même de comprendre ce grand devoir qui se nomme l'oubli de soi.

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