À côté du devoir de
pardonner se place celui de supporter. Ne dites pas
que c'est la même chose ; tel pardonne, qui
ne supportera pas. Il est souvent plus difficile de
supporter : l'acte de pardonner a en lui je ne sais
quoi qui peut flatter notre orgueil; nous montons
presque sur un tribunal, nous effaçons la
faute après l'avoir constatée. Celui
qui supporte n'a point de justiciables, aucun crime
n'a été commis, aucune
magnanimité n'a occasion de se
déployer ; il s'agit simplement de ne point
s'irriter
à la rencontre des caractères
désagréables, des
inégalités d'humeur, des
aspérités de la vie
journalière.
Et nous sommes tenus de faire cela;
où le support est absent, le bonheur de la
maison ne saurait long. temps subsister. 'Nous nous
figurons toujours que nous sommes dans une
situation exceptionnelle, que nos
difficultés ne se trouvent pas ailleurs,
qu'on nous a fabriqué en quelque sorte tout
exprès, pour en composer notre famille, des
natures insupportables et des circonstances
agaçantes ! Il n'en est rien, et s'il nous
était donné de jeter un coup d'oeil
chez la plupart de nos voisins, nous verrions
qu'ils ont comme nous l'occasion d'exercer leur
patience.
Je dis plus, si nous nous
considérions nous-mêmes, chacun de
nous reconnaîtrait que ceux qui l'aiment ont
à le supporter. Ne sommes-nous jamais de
méchante humeur? N'avons-nous pas des
manies? Toutes nos habitudes sont-elles
agréables? Ne nous fait-on pas mille petites
concessions inaperçues? Relève-t-on
toujours nos torts? Ne ferme-t-on pas maintes fois
les yeux sur nos erreurs, sur nos
procédés? Au lieu d'appuyer, n'a-t-on pas la
charité de glisser et de passer
outre?
Aucune famille ne soutiendrait à
la longue le mal incessant que cause l'absence de
support. Dès qu'on se met à
épiloguer, à souligner la moindre
offense, dès qu'on ne sait pas accepter au
besoin l'imperfection des hommes et l'impertinence
des choses, dès qu'on se fait susceptible,
vulnérable, irritable, il faut dire adieu
à la paix.
Rappelez-vous le mot de Vauvenargues :
« On n'est pas toujours si injuste envers ses
ennemis qu'envers ses proches. » Les
défauts de nos proches nous offusquent ; si
l'esprit de support les voile même en les
reprenant et parvient à concilier la
sincérité avec l'amour, l'esprit
contraire les grossit. Cela devient une idée
fixe, une obsession, une maladie ; nous nous
faisons hostiles, nous armons en guerre, nous
marchons au milieu des nôtres comme certaines
gens voyagent en pays étranger, toujours en
garde contre tout le monde, se méfiant des
aubergistes, des postillons, des drogmans, des
habitants du pays, et parfois enfin de leurs
propres compagnons de route.
L'aimable façon de courir le
monde! Et l'aimable façon aussi de vivre en
famille! Nous serons capables de passer
l'éponge sur de graves injures; mais les
offenses vénielles, moins que cela, les
simples imperfections de caractère, les
incidents inévitables de l'existence, nous
mettront hors des gonds. Supposez maintenant qu'au
lieu d'un membre ainsi disposé, une
malheureuse famille en compte plusieurs,
l'habitation commune peut se changer en supplice.
On aura beau s'aimer au fond, et s'estimer, et se
pardonner, on aura beau posséder de rares
vertus, la plus parfaite des familles mourra
à la peine, si l'on s'y met à se
regarder au microscope et à ne se rien
passer.
Dieu nous supporte et il nous appelle
à nous supporter les uns les autres. Son
pardon, j'ose le dire, n'est pas plus merveilleux
que sa patience. Avec quelle bonté
infatigable il nous a attendus ! Et depuis que nous
nous sommes rendus enfin à son appel, avec
quelle indulgence non moins grande il nous a
relevés après nos chutes,
reçus en grâce après nos révoltes! Nous
étions, nous sommes insupportables, et Dieu
nous supporte., Notre devoir est donc tracé.
Je voudrais ici indiquer en peu de mots les
règles principales qui nous aideront
à le remplir.
La première est exprimée
par ces trois mots de l'Évangile : « ne
jugez pas. » Les débonnaires, qui,
sévères pour eux-mêmes, sont
indulgents pour autrui, ne prennent pas au tragique
les inconvénients causés par les
naturels difficiles. lis éprouvent à
leur endroit plus de compassion que de
colère. Peu enclins à observer le
mal, ils l'acceptent comme un fait
inévitable et sur lequel il ne convient pas
de trop s'appesantir. Leur charité est bien
de celles qui « couvrent une multitude de
péchés. » Les couvrir ce n'est
pas les aimer; nous pouvons être un
élément de paix dans des maisons
orageuses, nous pouvons nous montrer doux envers
les féroces, sans faiblir à
l'obligation de reprendre ce qui est
coupable.
La répréhension calme, que
fait entendre de temps, en temps un être
inoffensif, atteint bien autrement les consciences
que les récriminations continuelles et
violentes. La paix ne doit pas s'acheter aux
dépens de la justice ; il
ne faut pas que les mauvais caractères aient
des privilèges qu'on n'accorderait pas aux
bons et que la terreur qu'ils inspirent leur assure
une sorte d'impunité.
Ce serait immoral; ce serait
lâche. Or, les pacifiques ne sont pas les
lâches; celui qui supporte des imperfections
et des torts n'est pas tenu pour cela, que je
sache, de pactiser avec le mal.
Veillons d'ailleurs plutôt sur le
mal qui est en nous et ne nous inquiétons
pas tant de celui qui est chez tel ou tel membre de
la famille. Nos susceptibilités,
d'ordinaire, ont leur source dans notre
amour-propre. Je sais que les affections tendres
sont aisément susceptibles, mais l'orgueil
l'est encore plus. D'où viennent ces
exigences qui s'opposent à l'esprit de
support?
Nous nous faisons une haute idée
de notre mérite, des services que nous avons
rendus, de notre importance, des égards qui
nous sont dus. Pourquoi sommes-nous méfiants
et moroses? Pourquoi pesons-nous sur nos enfants,
sur nos frères, sur nos soeurs, sur notre
parenté tout entière? Pourquoi
interprétons-nous leurs moindres actes? Pourquoi ne
respectons-nous
pas
la liberté de leur affection'? Pourquoi
sommes-nous sur nos gardes et sans cesse
disposés à nous plaindre? Parce que
nous nous contemplons amoureusement, l'oeil
fixé sur nos droits, tournant le dos
à nos devoirs. occupés à
examiner en toute circonstance si l'on a bien fait
envers nous ce que notre situation dans la famille
nous autorisait à attendre.
Il est encore une chose que
réclame l'esprit de support. Après
avoir dit : Tu ne jugeras pas, tu renonceras aux
susceptibilités et aux exigences, il ajoute
:
Tu comprendras les faibles et les
tristes.
Comprendre, c'est un devoir. Il en est
peu qui exigent plus de délicatesse morale;
il en est peu qui soient moins pratiqués.
Notre littérature contemporaine a pu abuser
des incompris ; cependant la corde était
juste et le son de mélancolie qu'elle a
rendu a légitimement remué nos
coeurs. Nous ne voulons pas qu'on nous parle des
incompris, parce que nous ne voulons pas nous
donner la peine de comprendre, de comprendre et de
supporter. Il y a bien de l'égoïsme
brutal dans cette réaction des gros
contentements, dans ces
railleries des gens « pratiques » qui
s'élèvent contre les blessés
de la vie.
Le fait est que les forts comprennent
malaisément les faibles. - Comment ont-ils
des doutes, des défaillances? Nous ne
connaissons rien de semblable.
Les bien portants ne comprennent pas les
malades.
Il est si simple de se bien porter ! Qui
donc ne se porte pas bien? Les malades y mettent de
la mauvaise volonté.
Les gais enfin ne comprennent pas les
tristes.
On n'est pas triste quand on ne veut pas
l'être. Est-ce que je le suis, moi ?
Je n'aurai garde de toucher à ce
grand sujet des tristesses humaines. Par quel
motif? Le lecteur devinera, je parie. Mais sans y
toucher, je puis bien dire qu'il n'en est pas qui
s'impose plus puissamment à quiconque
réfléchit. On ne l'aime pas, on
l'écarte; n'importe, il revient. Oui, les
tristesses ont leur place chez nous, les
tristesses, si différentes des douleurs, et
non moins dignes de sympathies. Quelle est la
famille qui n'en sache quelque chose aujourd'hui ?
Repoussons avec une résolution
virile ce qui est parfois coupable dans cette
disposition. Il y a là du mal, un mal
moderne, le contraire absolu des
sérénités grecques, et ne
valant pas beaucoup mieux: Quand la tristesse est
une complaisance pour nous-même, un
défaut d'énergie, une
défaillance de la volonté, en un mot
une débilité de l'âme, elle
doit être combattue. L'Évangile nous
appelle à l'énergie et aux saines
Joies; l'Évangile n'a rien en soi de
plaignant et de maladif; l'Évangile est une
religion de santé morale et de bon
sens.
Point de complaisance donc pour les
malades imaginaires de notre époque, son
spleen est un des symptômes de sa mollesse et
de son énervement; mais auprès des
malades imaginaires n'y a-t-il pas ici des malades
véritables? Ces accablements et ces
lassitudes qui assaillent des coeurs vaillants
mériteraient-ils notre
dédain?
Vous voyez des hommes énergiques,
qui se sentent comme envahis par les
inquiétudes, par les pensées noires
ils se rongent en dedans; ils deviennent incapables
de gaîté et d'entrain ; un voile
sombre s'est étendu sur
leurs affections, sur leurs espérances, sur
le présent et sur l'avenir; fatigués,
découragés, ils semblent avoir
reconnu l'impuissance du bon et du vrai, le
néant absolu des choses humaines; ils
répètent, d'un accent qui navre, la
parole de l'Ecclésiaste : Tout est
vanité.
Blâmez les, je le veux; pourtant
plaignez-les aussi.
Et d'abord comprenez-les. Ne commettez
pas envers eux le crime de lèse-sympathie
que l'Écriture décrit ainsi : «
Chanter des chansons au coeur affligé.
» Ne les réduisez pas, ces tristes,
à ne plus oser dire qu'à Dieu seul ce
qui se passe en eux.
Dieu a compassion, lui; Dieu
écoute ce que l'homme n'écoute pas;
Dieu comprend ce que l'homme ne comprend pas, et
comme comprendre est ici la condition de supporter,
Dieu supporte ce que l'homme ne supporte
pas.
Il est commode de s'emporter contre les
tristes; il est aisé de leur faire la
leçon et de leur imposer le brutal contact
de notre satisfaction, de notre bon sens, de notre
force, de notre santé. Ce qui est moins
facile, c'est de nous mettre à leur place,
d'écouter leurs
gémissements secrets, de prendre notre part
de leur fardeau, de sentir avec eux leur
misère, de prier avec eux Celui qui
guérit, de les ramener doucement à la
joie parla compréhension et le
support.
Supporter, on le voit, ce n'est pas
seulement se taire en levant les épaules,
c'est compatir. Dans ce beau mot de support il y a
autre chose que des abstentions, ce devoir nous
demande d'autres vertus que des vertus
négatives.
Je voudrais, en terminant, indiquer la
plus haute de toutes. Vous rappelez-vous les
paroles du Sauveur: « Si vous n'aimez que ceux
qui vous aiment ... ? » Elles trouvent chaque
jour leur application dans la famille. Entre
époux, la réciprocité d'amour
n'est pas toujours immédiate et
complète; les parents réchauffent de
leur tendresse des enfants dont le coeur ne s'est
pas encore ouvert.
Soutenus par un sentiment qui tient du
support (et qui le dépasse), ceux-là
aiment mieux, étant moins aimés. Ils
aiment naïvement, sans trop exiger, sans trop
comparer, sans trop
douter
non plus; ils aiment avec espérance, avec
foi. Et c'est ainsi que les tendresses de famille
se créent et s'accroissent. On a
supporté des froideurs apparentes ou
réelles, des ingratitudes, des injustices ;
ceci est plus difficile que de supporter des
brusqueries et des accès de mauvaise humeur.
On a évité de se mettre en garde; on
n'a pas voulu se rendre compte, on s'est
refusé la joie mauvaise de nourrir en son
sein certaines douleurs ; ou a eu le courage de
n'être pas amer ; on s'est maintenu candide,
confiant. Eh bien, l'heure vient où le
support achève son oeuvre : la grande
victoire est remportée; à force
d'aimer on s'est fait aimer; la chaleur s'est
communiquée de proche en proche, les
âmes engourdies se sont
éveillées; l'union de la famille, qui
aurait sombré peut-être contre un
écueil pour peu qu'on fiât
entré dans la voie des
récriminations, est maintenant parfaite et
douce; les retardataires payent à l'envi
leur arriéré de tendresse; le devoir,
c'est sa coutume, a introduit le bonheur.
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