Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TROISIÈME

LE DEVOIR DE SUPPORTER

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À côté du devoir de pardonner se place celui de supporter. Ne dites pas que c'est la même chose ; tel pardonne, qui ne supportera pas. Il est souvent plus difficile de supporter : l'acte de pardonner a en lui je ne sais quoi qui peut flatter notre orgueil; nous montons presque sur un tribunal, nous effaçons la faute après l'avoir constatée. Celui qui supporte n'a point de justiciables, aucun crime n'a été commis, aucune magnanimité n'a occasion de se déployer ; il s'agit simplement de ne point s'irriter à la rencontre des caractères désagréables, des inégalités d'humeur, des aspérités de la vie journalière.
Et nous sommes tenus de faire cela; où le support est absent, le bonheur de la maison ne saurait long. temps subsister. 'Nous nous figurons toujours que nous sommes dans une situation exceptionnelle, que nos difficultés ne se trouvent pas ailleurs, qu'on nous a fabriqué en quelque sorte tout exprès, pour en composer notre famille, des natures insupportables et des circonstances agaçantes ! Il n'en est rien, et s'il nous était donné de jeter un coup d'oeil chez la plupart de nos voisins, nous verrions qu'ils ont comme nous l'occasion d'exercer leur patience.

Je dis plus, si nous nous considérions nous-mêmes, chacun de nous reconnaîtrait que ceux qui l'aiment ont à le supporter. Ne sommes-nous jamais de méchante humeur? N'avons-nous pas des manies? Toutes nos habitudes sont-elles agréables? Ne nous fait-on pas mille petites concessions inaperçues? Relève-t-on toujours nos torts? Ne ferme-t-on pas maintes fois les yeux sur nos erreurs, sur nos procédés? Au lieu d'appuyer, n'a-t-on pas la charité de glisser et de passer outre?
Aucune famille ne soutiendrait à la longue le mal incessant que cause l'absence de support. Dès qu'on se met à épiloguer, à souligner la moindre offense, dès qu'on ne sait pas accepter au besoin l'imperfection des hommes et l'impertinence des choses, dès qu'on se fait susceptible, vulnérable, irritable, il faut dire adieu à la paix.

Rappelez-vous le mot de Vauvenargues : « On n'est pas toujours si injuste envers ses ennemis qu'envers ses proches. » Les défauts de nos proches nous offusquent ; si l'esprit de support les voile même en les reprenant et parvient à concilier la sincérité avec l'amour, l'esprit contraire les grossit. Cela devient une idée fixe, une obsession, une maladie ; nous nous faisons hostiles, nous armons en guerre, nous marchons au milieu des nôtres comme certaines gens voyagent en pays étranger, toujours en garde contre tout le monde, se méfiant des aubergistes, des postillons, des drogmans, des habitants du pays, et parfois enfin de leurs propres compagnons de route.
L'aimable façon de courir le monde! Et l'aimable façon aussi de vivre en famille! Nous serons capables de passer l'éponge sur de graves injures; mais les offenses vénielles, moins que cela, les simples imperfections de caractère, les incidents inévitables de l'existence, nous mettront hors des gonds. Supposez maintenant qu'au lieu d'un membre ainsi disposé, une malheureuse famille en compte plusieurs, l'habitation commune peut se changer en supplice. On aura beau s'aimer au fond, et s'estimer, et se pardonner, on aura beau posséder de rares vertus, la plus parfaite des familles mourra à la peine, si l'on s'y met à se regarder au microscope et à ne se rien passer.

Dieu nous supporte et il nous appelle à nous supporter les uns les autres. Son pardon, j'ose le dire, n'est pas plus merveilleux que sa patience. Avec quelle bonté infatigable il nous a attendus ! Et depuis que nous nous sommes rendus enfin à son appel, avec quelle indulgence non moins grande il nous a relevés après nos chutes, reçus en grâce après nos révoltes! Nous étions, nous sommes insupportables, et Dieu nous supporte., Notre devoir est donc tracé. Je voudrais ici indiquer en peu de mots les règles principales qui nous aideront à le remplir.
La première est exprimée par ces trois mots de l'Évangile : « ne jugez pas. » Les débonnaires, qui, sévères pour eux-mêmes, sont indulgents pour autrui, ne prennent pas au tragique les inconvénients causés par les naturels difficiles. lis éprouvent à leur endroit plus de compassion que de colère. Peu enclins à observer le mal, ils l'acceptent comme un fait inévitable et sur lequel il ne convient pas de trop s'appesantir. Leur charité est bien de celles qui « couvrent une multitude de péchés. » Les couvrir ce n'est pas les aimer; nous pouvons être un élément de paix dans des maisons orageuses, nous pouvons nous montrer doux envers les féroces, sans faiblir à l'obligation de reprendre ce qui est coupable.

La répréhension calme, que fait entendre de temps, en temps un être inoffensif, atteint bien autrement les consciences que les récriminations continuelles et violentes. La paix ne doit pas s'acheter aux dépens de la justice ; il ne faut pas que les mauvais caractères aient des privilèges qu'on n'accorderait pas aux bons et que la terreur qu'ils inspirent leur assure une sorte d'impunité.
Ce serait immoral; ce serait lâche. Or, les pacifiques ne sont pas les lâches; celui qui supporte des imperfections et des torts n'est pas tenu pour cela, que je sache, de pactiser avec le mal.
Veillons d'ailleurs plutôt sur le mal qui est en nous et ne nous inquiétons pas tant de celui qui est chez tel ou tel membre de la famille. Nos susceptibilités, d'ordinaire, ont leur source dans notre amour-propre. Je sais que les affections tendres sont aisément susceptibles, mais l'orgueil l'est encore plus. D'où viennent ces exigences qui s'opposent à l'esprit de support?

Nous nous faisons une haute idée de notre mérite, des services que nous avons rendus, de notre importance, des égards qui nous sont dus. Pourquoi sommes-nous méfiants et moroses? Pourquoi pesons-nous sur nos enfants, sur nos frères, sur nos soeurs, sur notre parenté tout entière? Pourquoi interprétons-nous leurs moindres actes? Pourquoi ne respectons-nous pas la liberté de leur affection'? Pourquoi sommes-nous sur nos gardes et sans cesse disposés à nous plaindre? Parce que nous nous contemplons amoureusement, l'oeil fixé sur nos droits, tournant le dos à nos devoirs. occupés à examiner en toute circonstance si l'on a bien fait envers nous ce que notre situation dans la famille nous autorisait à attendre.
Il est encore une chose que réclame l'esprit de support. Après avoir dit : Tu ne jugeras pas, tu renonceras aux susceptibilités et aux exigences, il ajoute :
Tu comprendras les faibles et les tristes.

Comprendre, c'est un devoir. Il en est peu qui exigent plus de délicatesse morale; il en est peu qui soient moins pratiqués. Notre littérature contemporaine a pu abuser des incompris ; cependant la corde était juste et le son de mélancolie qu'elle a rendu a légitimement remué nos coeurs. Nous ne voulons pas qu'on nous parle des incompris, parce que nous ne voulons pas nous donner la peine de comprendre, de comprendre et de supporter. Il y a bien de l'égoïsme brutal dans cette réaction des gros contentements, dans ces railleries des gens « pratiques » qui s'élèvent contre les blessés de la vie.
Le fait est que les forts comprennent malaisément les faibles. - Comment ont-ils des doutes, des défaillances? Nous ne connaissons rien de semblable.
Les bien portants ne comprennent pas les malades.
Il est si simple de se bien porter ! Qui donc ne se porte pas bien? Les malades y mettent de la mauvaise volonté.
Les gais enfin ne comprennent pas les tristes.
On n'est pas triste quand on ne veut pas l'être. Est-ce que je le suis, moi ?

Je n'aurai garde de toucher à ce grand sujet des tristesses humaines. Par quel motif? Le lecteur devinera, je parie. Mais sans y toucher, je puis bien dire qu'il n'en est pas qui s'impose plus puissamment à quiconque réfléchit. On ne l'aime pas, on l'écarte; n'importe, il revient. Oui, les tristesses ont leur place chez nous, les tristesses, si différentes des douleurs, et non moins dignes de sympathies. Quelle est la famille qui n'en sache quelque chose aujourd'hui ?
Repoussons avec une résolution virile ce qui est parfois coupable dans cette disposition. Il y a là du mal, un mal moderne, le contraire absolu des sérénités grecques, et ne valant pas beaucoup mieux: Quand la tristesse est une complaisance pour nous-même, un défaut d'énergie, une défaillance de la volonté, en un mot une débilité de l'âme, elle doit être combattue. L'Évangile nous appelle à l'énergie et aux saines Joies; l'Évangile n'a rien en soi de plaignant et de maladif; l'Évangile est une religion de santé morale et de bon sens.
Point de complaisance donc pour les malades imaginaires de notre époque, son spleen est un des symptômes de sa mollesse et de son énervement; mais auprès des malades imaginaires n'y a-t-il pas ici des malades véritables? Ces accablements et ces lassitudes qui assaillent des coeurs vaillants mériteraient-ils notre dédain?
Vous voyez des hommes énergiques, qui se sentent comme envahis par les inquiétudes, par les pensées noires ils se rongent en dedans; ils deviennent incapables de gaîté et d'entrain ; un voile sombre s'est étendu sur leurs affections, sur leurs espérances, sur le présent et sur l'avenir; fatigués, découragés, ils semblent avoir reconnu l'impuissance du bon et du vrai, le néant absolu des choses humaines; ils répètent, d'un accent qui navre, la parole de l'Ecclésiaste : Tout est vanité.
Blâmez les, je le veux; pourtant plaignez-les aussi.
Et d'abord comprenez-les. Ne commettez pas envers eux le crime de lèse-sympathie que l'Écriture décrit ainsi : « Chanter des chansons au coeur affligé. » Ne les réduisez pas, ces tristes, à ne plus oser dire qu'à Dieu seul ce qui se passe en eux.
Dieu a compassion, lui; Dieu écoute ce que l'homme n'écoute pas; Dieu comprend ce que l'homme ne comprend pas, et comme comprendre est ici la condition de supporter, Dieu supporte ce que l'homme ne supporte pas.

Il est commode de s'emporter contre les tristes; il est aisé de leur faire la leçon et de leur imposer le brutal contact de notre satisfaction, de notre bon sens, de notre force, de notre santé. Ce qui est moins facile, c'est de nous mettre à leur place, d'écouter leurs gémissements secrets, de prendre notre part de leur fardeau, de sentir avec eux leur misère, de prier avec eux Celui qui guérit, de les ramener doucement à la joie parla compréhension et le support.
Supporter, on le voit, ce n'est pas seulement se taire en levant les épaules, c'est compatir. Dans ce beau mot de support il y a autre chose que des abstentions, ce devoir nous demande d'autres vertus que des vertus négatives.

Je voudrais, en terminant, indiquer la plus haute de toutes. Vous rappelez-vous les paroles du Sauveur: « Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment ... ? » Elles trouvent chaque jour leur application dans la famille. Entre époux, la réciprocité d'amour n'est pas toujours immédiate et complète; les parents réchauffent de leur tendresse des enfants dont le coeur ne s'est pas encore ouvert.
Soutenus par un sentiment qui tient du support (et qui le dépasse), ceux-là aiment mieux, étant moins aimés. Ils aiment naïvement, sans trop exiger, sans trop comparer, sans trop douter non plus; ils aiment avec espérance, avec foi. Et c'est ainsi que les tendresses de famille se créent et s'accroissent. On a supporté des froideurs apparentes ou réelles, des ingratitudes, des injustices ; ceci est plus difficile que de supporter des brusqueries et des accès de mauvaise humeur. On a évité de se mettre en garde; on n'a pas voulu se rendre compte, on s'est refusé la joie mauvaise de nourrir en son sein certaines douleurs ; ou a eu le courage de n'être pas amer ; on s'est maintenu candide, confiant. Eh bien, l'heure vient où le support achève son oeuvre : la grande victoire est remportée; à force d'aimer on s'est fait aimer; la chaleur s'est communiquée de proche en proche, les âmes engourdies se sont éveillées; l'union de la famille, qui aurait sombré peut-être contre un écueil pour peu qu'on fiât entré dans la voie des récriminations, est maintenant parfaite et douce; les retardataires payent à l'envi leur arriéré de tendresse; le devoir, c'est sa coutume, a introduit le bonheur.

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