Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE DEUXIÈME

LE DEVOIR DE PARDONNER

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Si la famille ne se passe pas de l'affection, elle lie se passe pas du pardon non plus. Ceci ne saurait exiger de longs développements, mais demande pourtant à être dit, car notre bonheur domestique en dépend.
Nous est-il jamais arrivé de réfléchir le soir sur la journée qui vient de s'écouler, sans éprouver pour notre propre compte le besoin le plus absolu du pardon ? Nous n'avons pas seulement besoin du pardon de Dieu, nous avons besoin du pardon de notre père, de notre mère, de notre femme, de nos domestiques, de tous ceux qui nous environnent. Nous avons été brusque ou maussade; nous avons négligé des devoirs; nous avons obéi à notre égoïsme; au lieu de faire du bien autour de nous, peut-être avons-nous fait du mal; peut-être avons-nous prononcé des paroles légères ou malveillantes; peut-être avons-nous donné de fâcheux exemples.

Mais la famille est la famille, elle possède un fonds inépuisable d'indulgence; il faut qu'elle pardonne, elle ne vivrait pas sans cela. Si ses membres ouvraient un compte par doit et avoir, tout serait perdu. Les comptes de la famille ne s'écrivent que pour une heure; puis on efface, et on recommence avec, une provision nouvelle de tendresse, de confiance, d'humiliation salutaire.

Et le pardon, notez-le bien, n'est pas le synonyme de la faiblesse. Dieu nous préserve d'appeler le mal bien! Si la famille vit d'indulgence, elle vit avant tout de sincérité ; elle ne tolère pas le mal, elle ne le couvre pas du voile banal d'une lâche indifférence; elle le traite en ennemi, elle lui dit son nom en face, elle ne consent pas à vivre avec lui.

Vous connaissez les vraies familles à cette marque, que l'affection y est fidèle; elle y a de saines énergies : une douleur passagère plutôt que l'acceptation d'une déchéance. - Les vraies familles ont toujours leurs crises : il devient nécessaire à certains moments de s'avertir, de s'expliquer ; les âmes s'ouvrent les plaintes se font entendre, heures sombres où le ciel se couvre de nuages et où la face du soleil se voile. Mais attendez, l'orage va finir; maintenant, que l'air est serein! Quelle douce chaleur dans ces rayons! La vérité a passé par là, la vérité et la tendresse. On a tout dit, on n'a rien gardé à l'arrière-coeur, des larmes ont coulé peut-être, des résolutions ont été prises, de durables repentirs ont courbé les tètes, une ombre sérieuse s'est projetée sur le foyer. Ne craignez rien, cela aussi est bon, les bonheurs élevés marchent tous dans ces routes rocheuses et difficiles, les chemins qui montent ont tous de ces escarpements. Là famille monte, c'est l'essentiel, les bonnes larmes sont le présage des bonnes joies ; on va s'aimer mieux que jamais à la maison.
C'est qu'on a véritablement pardonné. Le complet et loyal pardon, celui qui ne laisse subsister aucune amertume, celui qui ne pense qu'à chérir davantage et à prier avec plus d'ardeur, accomplit une oeuvre merveilleuse sous notre toit. Grâce à lui, on s'y trouve bien, et les bonheurs qui y éclatent ne coûtent rien au progrès moral.

Sans lui, oh, qui pourrait dire à quelles misères nous serions condamnés ! Si nous enregistrons les moindres griefs, chaque jour nous en apportera; si nous nous permettons d'avoir des rancunes, chaque jour elles deviendront plus violentes et plus profondes. Comme nous sommes loin d'être parfaits, il est probable que ceux qui vivent avec nous ne sont pas parvenus non plus à la perfection : nous avons nos torts, ils auront les leurs. Nous n'apercevrons, bien entendu, que ces derniers et nous ne tarderons pas à nous poser en victimes. Ôtez le pardon, la vie en commun deviendra un enfer. Vous savez ce qui se passe d'ordinaire sur les vaisseaux, pour peu que la navigation soit longue : on finit par se détester, les petites rancunes ou les petites jalousies s'exaspèrent jusqu'à devenir de la haine. Nous sommes plus serrés autour du foyer que les voyageurs ne le sont sur le pont d'un navire, et le voyage dure plus longtemps ; nos affections les meilleures y périraient, si le pardon ne venait faire son oeuvre et s'il ne. la recommençait chaque jour.
Il est des esprits inexorables, il est des caractères durs, inflexibles, qui s'avancent dans leur roideur; je peux honorer leur droiture et leurs vertus, mais je demande à Dieu de ne pas me placer sur leur chemin. Ayez de la fermeté, ayez de la franchise, ayez du sérieux, ne traitez pas légèrement des torts graves, veillez avec une sainte jalousie sur l'âme de ceux qui vous sont chers, acceptez votre souffrance et la leur plutôt qu'un affaiblissement quelconque du sens moral, c'est à merveille et je vous approuve seulement, pardonnez.

Lorsque je vois des hommes qui enregistrent et n'oublient plus, qui tiennent note des griefs, qui écrivent et n'effacent pas, qui gravent en quelque sorte sur l'airain, je me demande ce qu'ils ont fait de l'Évangile. Vivons-nous sous la loi, ou sous la grâce? Attendons-nous du Seigneur la justice ou le pardon? Souhaiterions-nous que, lui aussi, il burinât nos offenses, qu'il réglât notre compte une fois pour toutes, en disant : C'est un homme jugé?

Jésus-Christ nous a appris à prier ainsi : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Comme nous pardonnons! Je me rappelle une scène ravissante du beau roman de Bitzius, L'âme et l'argent : il y a des sujets de plainte entre les deux époux, le pardon n'est pas encore venu, les articles inscrits au fatal registre n'ont pas encore été biffés; aussi n'osent-ils plus réciter ensemble l'oraison dominicale; enfin, un soir, une voix émue se fait entendre : « Notre père qui es aux cieux; » tout est oublié, la paix est faite, la paix du ménage a été ramenée par le pardon.

il y a, dit-on, des torts impardonnables. Le monde, qui a d'étranges indulgences, a de cruelles sévérités. Qu'une pauvre femme soit tombée, on n'admet pas qu'elle puisse être reçue en grâce ; les autres femmes affectent de ne plus la connaître ! Les hommes ne se montrent pas moins impitoyables, comme s'ils n'avaient rien à se reprocher. Enfin, chacun proclame sa propre vertu en faisant le vide autour de la pécheresse.
Il me semble toujours que dans ce vide il va s'avancer quelqu'un, qu'une voix grave et douce va nous dire à tous : « Que celui d'entre vous qui est sans péché jette la pierre contre elle. » Les manifestations du péché différent, je suis loin de prétendre qu'elles soient également coupables; toutefois le péché lui-même, le principe du mal, est identique chez tous et je n'ai jamais compris qu'on eût le courage de se mettre au-dessus de qui que ce soit.
En tous cas, celui qui lit dans les coeurs connaît seul ce qui s'y passe, quelles circonstances privilégiées ont gardé peut-être ceux-ci, quelles circonstances funestes ont peut-être entraîné ceux-là ; le classement équitable des âmes ne saurait s'établir dans ce monde. Et ce qui n'est pas moins évident, c'est que personne ne peut se passer de pardon; j'entends d'un pardon complet, gratuit, reçu dans l'humiliation absolue. S'il y a des torts impardonnables, personne ne sera pardonné.
Ah, lorsqu'une de ces offenses qui sont énormes et que les préjugés du monde (parfois aussi ceux des chrétiens) proclament irréparables. vient consterner une famille, elle n'a qu'une chose à faire : blâmer le mal, et puis tendre les bras au repentir, que dis-je? le provoquer. le solliciter jusqu'à ce qu'elle l'ait obtenu. C'est alors qu'il faut se jeter à genoux; c'est alors qu'au nom du Dieu qui pardonne, il faut savoir pardonner. Le droit de rompre existe ; mais depuis quand n'est-il plus permis de ne point user de son droit? Cet époux navré, plongé dans les abîmes d'une détresse insondable, qui se souvient de la pauvre âme à laquelle il. avait promis un appui fidèle, qui se reproche de ne l'avoir pas soutenue comme il l'aurait dû, qui prend sa part du crime, qui, à l'exemple du bon berger, charge sur ses épaules la brebis blessée, cet époux sera-t-il ridicule? Si le relèvement d'une femme tombée est un spectacle qui ravit les anges, oserons-nous dire qu'il répugne aux délicatesses de notre honneur ?

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