Si la famille ne se passe pas de l'affection,
elle lie se passe pas du pardon non plus. Ceci ne
saurait exiger de longs développements, mais
demande pourtant à être dit, car notre
bonheur domestique en dépend.
Nous est-il jamais arrivé de
réfléchir le soir sur la
journée qui vient de s'écouler, sans
éprouver pour notre propre compte le besoin
le plus absolu du pardon ? Nous n'avons pas
seulement besoin du pardon de Dieu, nous avons
besoin du pardon de notre père, de notre
mère, de notre femme, de nos domestiques, de tous
ceux
qui
nous environnent. Nous avons été
brusque ou maussade; nous avons
négligé des devoirs; nous avons
obéi à notre égoïsme; au
lieu de faire du bien autour de nous,
peut-être avons-nous fait du mal;
peut-être avons-nous prononcé des
paroles légères ou malveillantes;
peut-être avons-nous donné de
fâcheux exemples.
Mais la famille est la famille, elle
possède un fonds inépuisable
d'indulgence; il faut qu'elle pardonne, elle ne
vivrait pas sans cela. Si ses membres ouvraient un
compte par doit et avoir, tout serait perdu. Les
comptes de la famille ne s'écrivent que pour
une heure; puis on efface, et on recommence avec,
une provision nouvelle de tendresse, de confiance,
d'humiliation salutaire.
Et le pardon, notez-le bien, n'est pas
le synonyme de la faiblesse. Dieu nous
préserve d'appeler le mal bien! Si la
famille vit d'indulgence, elle vit avant tout de
sincérité ; elle ne tolère pas
le mal, elle ne le couvre pas du
voile banal d'une lâche indifférence;
elle le traite en ennemi, elle lui dit son nom en
face, elle ne consent pas à vivre avec
lui.
Vous connaissez les vraies familles
à cette marque, que l'affection y est
fidèle; elle y a de saines énergies :
une douleur passagère plutôt que
l'acceptation d'une déchéance. - Les
vraies familles ont toujours leurs crises : il
devient nécessaire à certains moments
de s'avertir, de s'expliquer ; les âmes
s'ouvrent les plaintes se font entendre, heures
sombres où le ciel se couvre de nuages et
où la face du soleil se voile. Mais
attendez, l'orage va finir; maintenant, que l'air
est serein! Quelle douce chaleur dans ces rayons!
La vérité a passé par
là, la vérité et la tendresse.
On a tout dit, on n'a rien gardé à
l'arrière-coeur, des larmes ont coulé
peut-être, des résolutions ont
été prises, de durables repentirs ont
courbé les tètes, une ombre
sérieuse s'est projetée sur le foyer.
Ne craignez rien, cela aussi est bon, les bonheurs
élevés marchent tous dans ces routes
rocheuses et difficiles, les chemins qui montent
ont tous de ces escarpements. Là famille
monte, c'est l'essentiel, les bonnes larmes sont le
présage des bonnes joies ; on va s'aimer
mieux que jamais à la maison.
C'est qu'on a véritablement
pardonné. Le complet et loyal pardon, celui
qui ne laisse subsister aucune amertume, celui qui
ne pense qu'à chérir davantage et
à prier avec plus d'ardeur, accomplit une
oeuvre merveilleuse sous notre toit. Grâce
à lui, on s'y trouve bien, et les bonheurs
qui y éclatent ne coûtent rien au
progrès moral.
Sans lui, oh, qui pourrait dire à
quelles misères nous serions
condamnés ! Si nous enregistrons les
moindres griefs, chaque jour nous en apportera; si
nous nous permettons d'avoir des rancunes, chaque
jour elles deviendront plus violentes et plus
profondes. Comme nous sommes loin d'être
parfaits, il est probable que ceux qui vivent avec
nous ne sont pas parvenus non plus à la
perfection : nous avons nos torts, ils auront les
leurs. Nous n'apercevrons, bien entendu, que ces
derniers et nous ne tarderons pas à nous
poser en victimes. Ôtez le pardon, la vie en commun
deviendra un
enfer.
Vous savez ce qui se passe d'ordinaire sur les
vaisseaux, pour peu que la navigation soit longue :
on finit par se détester, les petites
rancunes ou les petites jalousies
s'exaspèrent jusqu'à devenir de la
haine. Nous sommes plus serrés autour du
foyer que les voyageurs ne le sont sur le pont d'un
navire, et le voyage dure plus longtemps ; nos
affections les meilleures y périraient, si
le pardon ne venait faire son oeuvre et s'il ne. la
recommençait chaque jour.
Il est des esprits inexorables, il est
des caractères durs, inflexibles, qui
s'avancent dans leur roideur; je peux honorer leur
droiture et leurs vertus, mais je demande à
Dieu de ne pas me placer sur leur chemin. Ayez de
la fermeté, ayez de la franchise, ayez du
sérieux, ne traitez pas
légèrement des torts graves, veillez
avec une sainte jalousie sur l'âme de ceux
qui vous sont chers, acceptez votre souffrance et
la leur plutôt qu'un affaiblissement
quelconque du sens moral, c'est à merveille
et je vous approuve seulement, pardonnez.
Lorsque je vois des hommes qui
enregistrent et n'oublient plus,
qui tiennent note des griefs, qui écrivent
et n'effacent pas, qui gravent en quelque sorte sur
l'airain, je me demande ce qu'ils ont fait de
l'Évangile. Vivons-nous sous la loi, ou sous
la grâce? Attendons-nous du Seigneur la
justice ou le pardon? Souhaiterions-nous que, lui
aussi, il burinât nos offenses, qu'il
réglât notre compte une fois pour
toutes, en disant : C'est un homme
jugé?
Jésus-Christ nous a appris
à prier ainsi : « Pardonne-nous nos
offenses, comme nous pardonnons à ceux qui
nous ont offensés. » Comme nous
pardonnons! Je me rappelle une scène
ravissante du beau roman de Bitzius, L'âme et
l'argent : il y a des sujets de plainte entre les
deux époux, le pardon n'est pas encore venu,
les articles inscrits au fatal registre n'ont pas
encore été biffés; aussi
n'osent-ils plus réciter ensemble l'oraison
dominicale; enfin, un soir, une voix émue se
fait entendre : « Notre père qui es aux
cieux; » tout est oublié, la paix est
faite, la paix du ménage a été
ramenée par le pardon.
il y a, dit-on, des torts
impardonnables. Le monde, qui a d'étranges
indulgences, a de cruelles
sévérités. Qu'une pauvre femme
soit tombée, on n'admet pas qu'elle puisse
être reçue en grâce ; les autres
femmes affectent de ne plus la connaître !
Les hommes ne se montrent pas moins impitoyables,
comme s'ils n'avaient rien à se reprocher.
Enfin, chacun proclame sa propre vertu en faisant
le vide autour de la pécheresse.
Il me semble toujours que dans ce vide
il va s'avancer quelqu'un, qu'une voix grave et
douce va nous dire à tous : « Que celui
d'entre vous qui est sans péché jette
la pierre contre elle. » Les manifestations du
péché différent, je suis loin
de prétendre qu'elles soient
également coupables; toutefois le
péché lui-même, le principe du
mal, est identique chez tous et je n'ai jamais
compris qu'on eût le courage de se mettre
au-dessus de qui que ce soit.
En tous cas, celui qui lit dans les
coeurs connaît seul ce qui s'y passe, quelles
circonstances privilégiées ont
gardé peut-être ceux-ci, quelles
circonstances funestes ont peut-être
entraîné ceux-là ; le
classement équitable des âmes ne
saurait s'établir dans ce monde. Et ce qui
n'est pas moins évident, c'est que personne
ne peut se passer de pardon; j'entends d'un pardon
complet, gratuit, reçu dans l'humiliation
absolue. S'il y a des torts impardonnables,
personne ne sera pardonné.
Ah, lorsqu'une de ces offenses qui sont
énormes et que les préjugés du
monde (parfois aussi ceux des chrétiens)
proclament irréparables. vient consterner
une famille, elle n'a qu'une chose à faire :
blâmer le mal, et puis tendre les bras au
repentir, que dis-je? le provoquer. le solliciter
jusqu'à ce qu'elle l'ait obtenu. C'est alors
qu'il faut se jeter à genoux; c'est alors
qu'au nom du Dieu qui pardonne, il faut savoir
pardonner. Le droit de rompre existe ; mais depuis
quand n'est-il plus permis de ne point user de son
droit? Cet époux navré, plongé
dans les abîmes d'une détresse
insondable, qui se souvient de la
pauvre âme à laquelle il. avait promis
un appui fidèle, qui se reproche de ne
l'avoir pas soutenue comme il l'aurait dû,
qui prend sa part du crime, qui, à l'exemple
du bon berger, charge sur ses épaules la
brebis blessée, cet époux sera-t-il
ridicule? Si le relèvement d'une femme
tombée est un spectacle qui ravit les anges,
oserons-nous dire qu'il répugne aux
délicatesses de notre honneur ?
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