Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !
DEUXIÈME PARTIE
DEVOIRS GÉNÉRAUX

CHAPITRE PREMIER

LE DEVOIR D'AIMER

 

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Je ne veux pas me répéter, et cependant il faut toujours en revenir à ceci. Aimer est, nous l'avons vu, le premier des devoirs spéciaux; aimer est encore le premier des devoirs généraux; aimer sera la première des joies de la famille; et dans un sens très-réel, aimer sera la première de ses douleurs.
Avez-vous vu quelqu'un de ces pauvres intérieurs où l'on s'aime peut-être, mais où l'on ne sait pas se le dire, où l'on ne sait ni s'embrasser fort et ferme, ni se donner de bonnes poignées de main ? Un froid bonjour le matin, un serrement à peine sensible du bout des doigts, vous donnent d'emblée le degré de la température du logis. Plus tard, chacun vaquera à ses affaires, on ira travailler au bien public, on exercera la charité au dehors ; quant à la charité envers ceux du dedans, cette grande charité qui consiste à les rendre heureux, il semble qu'on n'en ait pas la moindre idée. Si les membres de la famille tombent malades, on les soignera; s'il y a de sérieux services à leur rendre, on sera prêt; on se réserve pour les occasions solennelles et, en attendant, on néglige les devoirs tout simples, le pain quotidien fait défaut, la famille meurt d'inanition.

Il existe une affection de famille, indépendamment des affections particulières qui unissent la femme et le mari, le père et le fils, le frère et la soeur. Des aparté de tendresse ne constitueront jamais à eux seuls la vie du foyer. Elle ne naît que lorsque la chaleur se montre et circule, lorsque tous se sentent à l'aise avec tous, lorsqu'il y a du bien-être moral à la maison.

Nous n'avons point à revenir sur le fond même des sentiments; ce qui a été dit dans la partie précédente n'a pas besoin d'être redit dans celle-ci. Contentons-nous d'indiquer les conditions spéciales de l'affection de famille. Elles me semblent être au nombre de trois : l'expansion, la confiance et la gratitude.

L'expansion d'abord. Il est d'honnêtes gens qui vous déclarent avec sérieux qu'ils n'ont pas « le don » d'exprimer ce qu'ils sentent. Ils s'accusent pour s'excuser, et leur humilité est destinée à les dispenser de se vaincre eux-mêmes. Or, leur devoir est de se vaincre ; il serait trop commode vraiment de se réfugier derrière la théorie des dons! Sommes-nous sur le terrain des dons ou sur celui de la conscience?
Je me charge de vous trouver des gens qui déclareront ne pas avoir « le don » de la sobriété, ou celui de la charité pratique, ou celui du travail, ou celui de l'ordre. Les voleurs pourraient prétendre qu'ils n'ont pas le don de la justice; les enfants pourraient prétendre qu'ils n'ont pas le don de l'obéissance; et qui sait si bien des parents à leur tour ne confesseraient pas en gémissant qu'ils n'ont pas le don de l'éducation? La belle doctrine des dons ferait faire du chemin à la famille, à la société et à la morale.
La diversité des caractères est incontestable ; certaines natures sont peu expansives, cela est incontestable pareillement; mais nous sommes ici-bas pour modifier ce qu'il y a de mauvais en nous, et c'est à cause de cela qu'il importe d'aborder les grands sujets par le côté du devoir. Dès que le devoir est là, dès qu'il ne s'agit plus d'un superflu souhaitable, mais du strict nécessaire, de l'obligatoire en un mot, les hommes de conscience se mettent à l'oeuvre, ils luttent et ils prient.
Et ils réussissent. On devient expansif; c'est une habitude qui se prend. Si elle nous coûte parfois en commençant, elle finit par être bien douce. La famille a cela d'admirable, que le bonheur qu'on y donne on ne manque jamais de le goûter.

L'affection de famille vit, en second lieu, de confiance. Un des sûrs moyens de provoquer et de faciliter l'expansion, c'est de ne pas mettre en doute les sentiments de ceux qui nous aiment. Ils ne les manifestent pas avec assez de chaleur? Eh bien, n'exigeons pas dès le premier jour plus qu'ils ne savent encore témoigner; croyons-en eux ; la foi, ici comme ailleurs, a ses privilèges et accomplit ses miracles. La confiance dont je parle est proche parente de la charité évangélique qui ne soupçonne pas le mal. Quelle action salutaire n'exerce-t-elle pas ! Elle assouplit les rapports, elle adoucit les angles, elle fait tomber les barrières; on dirait une de ces brises de printemps sous la tiède influence desquelles les fleurs ouvrent leurs corolles. Il y a alors au sein de la famille comme un épanouissement général, tout s'ouvre, tout s'attendrit, les natures les plus réservées cèdent à la douce influence de l'amour confiant.

À côté de la confiance enfin vient se placer la gratitude. Connaissez-vous une disposition plus bienfaisante que celle-là? Sentir que tous nous ont fait du bien, père et mère, frères et soeurs, nous rappeler sans cesse les services qu'ils nous ont rendus, nourrir délicieusement notre âme de ce souvenir, cela fait partie, n'en doutons pas, de la sécurité de nos affections. Il fait bon vivre ainsi dans une atmosphère de bienveillance, au milieu d'êtres chéris qui n'ont négligé aucune occasion de nous être utiles et sur lesquels nous comptons, comme on dit, à la vie et à la mort. Le coeur reconnaissant s'élargit et s'élève. Malheur à la famille où se trouvent de ces âmes communes dont l'orgueil est blessé par la pensée d'un bienfait reçu, qui se le dissimulent au lieu de se l'exagérer avec amour! N'y cherchez pas l'affection confiante et expansive, l'affection de famille.

Avant de quitter ce grand sujet qui est si souvent revenu sous ma plume (et je suis loin de m'en repentir), il me semble que je ne puis pas ne pas dire encore un mot à l'adresse de ceux qui discréditent plus ou moins les tendresses humaines au nom de l'Évangile. J'ai hésité à aborder de nouveau une telle discussion. Et cependant il est trop certain qu'une explication plus complète, quoique courte, est nécessaire. Elle trouve ici sa place naturelle.
J'ai envie de citer avant tout la fameuse tirade d'Orgon; elle nous mettra dans le vrai. Ce qui fait le mérite impérissable du Tartufe de Molière, c'est que, la grosse hypocrisie une fois ôtée, vous vous trouvez en face d'un ensemble d'idées qui ont eu vie dans l'histoire du christianisme, qui correspondent à certaines tendances de l'homme déchu et qui, par conséquent, ne disparaîtront jamais entièrement. Supprimer les affections au nom de la foi, telle est la doctrine qui a gagné d'emblée le coeur d'Orgon. Elle en a gagné, elle en gagnera bien d'autres; notre égoïsme la comprend à demi-mot et s'en arrange. Il est si commode de ne pas aimer ! On se sent si libre alors! On échappe à tant de gênes, d'embarras, d'inquiétudes, d'efforts et de sacrifices!

Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C'est un homme qui... ah... un homme... un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, Je deviens tout autre avec son entretien;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien;
De toutes amitiés il détache mon âme,
Et je verrais mourir frère, enfant, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.


Cléante a beau jeu pour lui répondre

Les sentiments humains, mon frère, que voilà!

Et, en effet, c'est l'homme qui est blessé ici, la sainte humanité est immolée; mais s'il est vrai que l'Évangile soit venu supprimer les sentiments humains, si nous sommes d'autant plus chrétiens que nous devenons moins hommes, en ce cas Orgon n'a pas trop tort et « la paix profonde » qu'il goûte maintenant à bien son prix.

L'Évangile nous promet aussi une paix profonde, seulement ce n'est point celle-là : paix noble et sainte, qui épouvante notre égoïsme, car elle grandit le coeur au lieu de le rétrécir, elle augmente nos devoirs et nos affections, elle nous veut plus vivants, plus agissants, plus aimants. Demandez aux travailleurs de l'Évangile s'ils ne connaissent pas la paix ! Ils vous répondront que le pardon de leur Dieu, que l'âme tournée vers son vrai but, que la marche dans les sentiers lumineux de la justice procurent une paix sans égale. Quant à la lâche paix qui diminue l'existence et éteint prudemment les tendresses, ils en ont horreur. À l'école dé Jésus-Christ on forme des hommes, le chrétien est homme plus que qui que ce soit au monde, homme dans tous les sens honorables de ce mot.

Il importe de mettre en évidence le caractère profondément humain de l'Évangile. Il faut insister, et insister toujours, sur ce point Ce que je dis ici, je l'ai peut-être déjà dit ailleurs ; tant mieux alors! Je compte bien le redire encore.
Oui, le christianisme est venu sanctifier notre vie et non l'appauvrir ; il est venu nous séparer du mal et non des obligations ou des affections communes ; il est venu nous changer et non nous mutiler ; il ne nous ôte ni notre famille, ni notre patrie ; il prépare des hommes pour le ciel. C'était l'homme qui était tombé; c'est l'homme qui se relève.
Si Jésus-Christ avait voulu fonder notre piété et notre paix sur le retranchement des affections, il aurait poussé ses disciples dans la voie que suivaient auprès de lui les Esséniens. La méthode était connue des Juifs, elle l'était aussi des païens ; de tout temps on l'a appliquée, et jusqu'à la fin du monde on l'appliquera. Que font au contraire les apôtres? Ils unissent indissolublement l'Église et la famille ; aucune charge n'est fondée par eux dans la forme essénienne. « Il faut que l'évêque soit mari d'une seule femme,... conduisant honnêtement sa propre maison, tenant ses enfants soumis en toute pureté de moeurs ; car si quelqu'un ne sait pas conduire sa propre maison, comment pourra-t-il gouverner l'Église de Dieu ? » - « Que les diacres soient maris d'une seule femme, conduisant honnêtement leurs enfants et leur propre famille. » - Voilà le simple langage des apôtres ; ils ne sont pas plus alambiqués et plus spirituels que cela, Ajoutez leurs invitations répétées aux femmes et aux maris : Aimez ! aimez ! Ajoutez le soin qu'ils prennent sans cesse de la famille, les promesses qu'ils lui font, la solidarité puissante qu'ils y établissent, le rôle qu'ils y préparent à la femme, et vous comprendrez qu'ils sont tout juste aux antipodes du système adopté par les Esséniens et les Thérapeutes.

Et quelle révolution que la leur! À partir de l'Évangile, il y a de l'amour sur la terre ; à partir de l'Évangile il y a des familles. Ce que l'antiquité n'avait pas connu, les temps modernes vont le connaître : des sentiments nouveaux, des passions pures et ardentes des attachements qui nous remuent jusqu'au fond, vont agiter les sociétés humaines; le vieil, égoïsme en frémira ; la vieille sainteté par voie de mutilation s'en indignera ; le vieil homme, en un mot, regrettant les sérénités païennes, s'efforcera de les retrouver et de se délivrer des affections; mais l'Écriture continuera à protester contre ceux qui disent :
Ce qu'on donne aux créatures on l'ôte à Dieu. Par elle nous savons que mieux on aime Dieu, mieux on aime les créatures; l'amour de Dieu n'exclut rien de ce qui est bon; à mesure que le coeur grandit, ce qu'il renferme grandit avec lui.
Telle est la Bible. Ce livre, qui seul a fondé et rétabli la famille, ne pouvait anathématiser ou rabaisser les tendresses humaines. Il leur conserve leur rang; il ne les tolère pas à titre de concession faite à notre infirmité, il ne les relègue pas dans le lot des saints de second ordre ; au contraire, il les tient pour belles et excellentes, et s'il veut désigner d'un mot le dernier excès de dégradation morale, il prononce cette rude sentence : « sans affections naturelles. »

Les livres d'hommes parlent autrement. Aujourd'hui même, il ne manque pas d'ouvrages pieux où la théorie du détachement est présentée de la façon la moins chrétienne. Comme les « créatures » y sont traitées! À près avoir lu, nous nous demandons si aimer les créatures ne serait pas un péché. Lorsque tel auteur oppose « les choses périssables » aux choses éternelles, nous sommes conduits à penser que la tendresse d'une femme ou d'un fils est au nombre de ces choses qui passent, et que la vraie dévotion les laisse au-dessous de soi. La mort semble rompre de semblables liens, et nous n'entrons dans le ciel que dégagés des sentiments terrestres, libres, solitaires, prêts à nous absorber dans la contemplation du Créateur et n'ayant garde de rien apporter avec nous de ce qui nous a émus pendant une existence inférieure.

Qu'on ne dise pas que j'exagère. La sobriété dans les affections ne nous est que trop recommandée, et j'ajoute qu'elle n'est que trop pratiquée aussi. Les deuils sont courts, les consolations sont promptes, les morts sont bien morts Il arrive parfois même que ceux qui vont quitter ce monde éprouvent comme un besoin d'écarter la famille, afin de se recueillir et d'accomplir leur sacrifice; ils font le vide autour de leur agonie. Ne nous citait-on pas l'autre jour encore un vénérable pasteur qui, afin d'éviter ce qui aurait pu troubler sa fin, s'était arrangé pour aller mourir à l'auberge ?
Ceci est une exception, je le reconnais; mais que de gens, sans aller jusque-là, confondent plus ou moins les liens de famille avec les liens passagers dont nous devons détacher notre coeur! Les richesses, la gloire et les affections ne figurent-ils pas d'ordinaire dans la même énumération pieuse? Nous voilà un peu loin de l'Évangile.
Ceux qui le reçoivent simplement (et il y en a) aiment de tout leur mur; ils rendent grâce à Dieu qui leur a donné ces tendresses de famille, ces espérances communes, ces douleurs durables, cette certitude enfin de se revoir, de s'aimer encore et toujours mieux dans l'éternité.

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