Je ne veux pas me répéter, et cependant il faut toujours en revenir à
ceci. Aimer est, nous l'avons vu, le premier des devoirs spéciaux;
aimer est encore le premier des devoirs généraux; aimer sera la
première des joies de la famille; et dans un sens très-réel, aimer
sera la première de ses douleurs.
Avez-vous vu quelqu'un de ces pauvres intérieurs où l'on
s'aime peut-être, mais où l'on ne sait pas se le dire, où l'on ne sait
ni s'embrasser fort et ferme, ni se donner de bonnes poignées de main
? Un froid bonjour le matin, un serrement à peine
sensible du bout des doigts, vous donnent d'emblée le degré de la
température du logis. Plus tard, chacun vaquera à ses affaires, on ira
travailler au bien public, on exercera la charité au dehors ; quant à
la charité envers ceux du dedans, cette grande charité qui consiste à
les rendre heureux, il semble qu'on n'en ait pas la moindre idée. Si
les membres de la famille tombent malades, on les soignera; s'il y a
de sérieux services à leur rendre, on sera prêt; on se réserve pour
les occasions solennelles et, en attendant, on néglige les devoirs
tout simples, le pain quotidien fait défaut, la famille meurt
d'inanition.
Il existe une affection de famille, indépendamment des
affections particulières qui unissent la femme et le mari, le père et
le fils, le frère et la soeur. Des aparté de tendresse ne
constitueront jamais à eux seuls la vie du foyer. Elle ne naît que
lorsque la chaleur se montre et circule, lorsque tous se sentent à
l'aise avec tous, lorsqu'il y a du bien-être moral à la maison.
Nous n'avons point à revenir sur le fond même des sentiments;
ce qui a été dit dans la partie précédente n'a pas besoin d'être redit
dans celle-ci. Contentons-nous d'indiquer les conditions spéciales de
l'affection de famille. Elles me semblent être au nombre de trois :
l'expansion, la confiance et la gratitude.
L'expansion d'abord. Il est d'honnêtes gens qui vous
déclarent avec sérieux qu'ils n'ont pas « le don » d'exprimer ce
qu'ils sentent. Ils s'accusent pour s'excuser, et leur humilité est
destinée à les dispenser de se vaincre eux-mêmes. Or, leur devoir est
de se vaincre ; il serait trop commode vraiment de se réfugier
derrière la théorie des dons! Sommes-nous sur le terrain des dons ou
sur celui de la conscience?
Je me charge de vous trouver des gens qui déclareront ne
pas avoir « le don » de la sobriété, ou celui de la charité pratique,
ou celui du travail, ou celui de l'ordre. Les voleurs pourraient
prétendre qu'ils n'ont pas le don de la justice; les enfants
pourraient prétendre qu'ils n'ont pas le don de l'obéissance; et qui
sait si bien des parents à leur tour ne confesseraient pas en
gémissant qu'ils n'ont pas le don de l'éducation? La belle doctrine
des dons ferait faire du chemin à la famille, à la
société et à la morale.
La diversité des caractères est incontestable ; certaines
natures sont peu expansives, cela est incontestable pareillement; mais
nous sommes ici-bas pour modifier ce qu'il y a de mauvais en nous, et
c'est à cause de cela qu'il importe d'aborder les grands sujets par le
côté du devoir. Dès que le devoir est là, dès qu'il ne s'agit plus
d'un superflu souhaitable, mais du strict nécessaire, de l'obligatoire
en un mot, les hommes de conscience se mettent à l'oeuvre, ils luttent
et ils prient.
Et ils réussissent. On devient expansif; c'est une
habitude qui se prend. Si elle nous coûte parfois en commençant, elle
finit par être bien douce. La famille a cela d'admirable, que le
bonheur qu'on y donne on ne manque jamais de le goûter.
L'affection de famille vit, en second lieu, de confiance.
Un des sûrs moyens de provoquer et de faciliter l'expansion, c'est de
ne pas mettre en doute les sentiments de ceux qui nous aiment. Ils ne
les manifestent pas avec assez de chaleur? Eh bien, n'exigeons pas
dès le premier jour plus qu'ils ne savent encore témoigner; croyons-en
eux ; la foi, ici comme ailleurs, a ses privilèges et accomplit ses
miracles. La confiance dont je parle est proche parente de la charité
évangélique qui ne soupçonne pas le mal. Quelle action salutaire
n'exerce-t-elle pas ! Elle assouplit les rapports, elle adoucit les
angles, elle fait tomber les barrières; on dirait une de ces brises de
printemps sous la tiède influence desquelles les fleurs ouvrent leurs
corolles. Il y a alors au sein de la famille comme un épanouissement
général, tout s'ouvre, tout s'attendrit, les natures les plus
réservées cèdent à la douce influence de l'amour confiant.
À côté de la confiance enfin vient se placer la
gratitude. Connaissez-vous une disposition plus bienfaisante que
celle-là? Sentir que tous nous ont fait du bien, père et mère, frères
et soeurs, nous rappeler sans cesse les services qu'ils nous ont
rendus, nourrir délicieusement notre âme de ce souvenir, cela fait
partie, n'en doutons pas, de la sécurité de nos affections. Il fait
bon vivre ainsi dans une atmosphère de bienveillance, au milieu
d'êtres chéris qui n'ont négligé aucune occasion de
nous être utiles et sur lesquels nous comptons, comme on dit, à la vie
et à la mort. Le coeur reconnaissant s'élargit et s'élève. Malheur à
la famille où se trouvent de ces âmes communes dont l'orgueil est
blessé par la pensée d'un bienfait reçu, qui se le dissimulent au lieu
de se l'exagérer avec amour! N'y cherchez pas l'affection confiante et
expansive, l'affection de famille.
Avant de quitter ce grand sujet qui est si souvent revenu
sous ma plume (et je suis loin de m'en repentir), il me semble que je
ne puis pas ne pas dire encore un mot à l'adresse de ceux qui
discréditent plus ou moins les tendresses humaines au nom de
l'Évangile. J'ai hésité à aborder de nouveau une telle discussion. Et
cependant il est trop certain qu'une explication plus complète,
quoique courte, est nécessaire. Elle trouve ici sa place naturelle.
J'ai envie de citer avant tout la fameuse tirade d'Orgon;
elle nous mettra dans le vrai. Ce qui fait le mérite impérissable du
Tartufe de Molière, c'est que, la grosse hypocrisie
une fois ôtée, vous vous trouvez en face d'un ensemble d'idées qui ont
eu vie dans l'histoire du christianisme, qui correspondent à certaines
tendances de l'homme déchu et qui, par conséquent, ne disparaîtront
jamais entièrement. Supprimer les affections au nom de la foi, telle
est la doctrine qui a gagné d'emblée le coeur d'Orgon. Elle en a
gagné, elle en gagnera bien d'autres; notre égoïsme la comprend à
demi-mot et s'en arrange. Il est si commode de ne pas aimer ! On se
sent si libre alors! On échappe à tant de gênes, d'embarras,
d'inquiétudes, d'efforts et de sacrifices!
Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C'est un homme qui... ah... un homme... un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, Je deviens tout autre avec son entretien;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien;
De toutes amitiés il détache mon âme,
Et je verrais mourir frère, enfant, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
Cléante a beau jeu pour lui répondre
- Les sentiments humains, mon frère, que voilà!
Et, en effet, c'est l'homme qui est blessé ici, la
sainte humanité est immolée; mais s'il est vrai que l'Évangile soit
venu supprimer les sentiments humains, si nous sommes d'autant plus
chrétiens que nous devenons moins hommes, en ce cas Orgon n'a pas trop
tort et « la paix profonde » qu'il goûte maintenant à bien son prix.
L'Évangile nous promet aussi une paix profonde, seulement
ce n'est point celle-là : paix noble et sainte, qui épouvante notre
égoïsme, car elle grandit le coeur au lieu de le rétrécir, elle
augmente nos devoirs et nos affections, elle nous veut plus vivants,
plus agissants, plus aimants. Demandez aux travailleurs de l'Évangile
s'ils ne connaissent pas la paix ! Ils vous répondront que le pardon
de leur Dieu, que l'âme tournée vers son vrai but, que la marche dans
les sentiers lumineux de la justice procurent une paix sans égale.
Quant à la lâche paix qui diminue l'existence et éteint prudemment les
tendresses, ils en ont horreur. À l'école dé Jésus-Christ on forme des
hommes, le chrétien est homme plus que qui que ce soit au monde, homme
dans tous les sens honorables de ce mot.
Il importe de mettre en évidence le caractère
profondément humain de l'Évangile. Il faut insister, et insister
toujours, sur ce point Ce que je dis ici, je l'ai peut-être déjà dit
ailleurs ; tant mieux alors! Je compte bien le redire encore.
Oui, le christianisme est venu sanctifier notre vie et
non l'appauvrir ; il est venu nous séparer du mal et non des
obligations ou des affections communes ; il est venu nous changer et
non nous mutiler ; il ne nous ôte ni notre famille, ni notre patrie ;
il prépare des hommes pour le ciel. C'était l'homme qui était tombé;
c'est l'homme qui se relève.
Si Jésus-Christ avait voulu fonder notre piété et notre
paix sur le retranchement des affections, il aurait poussé ses
disciples dans la voie que suivaient auprès de lui les Esséniens. La
méthode était connue des Juifs, elle l'était aussi des païens ; de
tout temps on l'a appliquée, et jusqu'à la fin du monde on
l'appliquera. Que font au contraire les apôtres? Ils unissent
indissolublement l'Église et la famille ; aucune charge n'est fondée
par eux dans la forme essénienne. « Il faut que l'évêque soit
mari d'une seule femme,... conduisant honnêtement sa propre maison,
tenant ses enfants soumis en toute pureté de moeurs ; car si quelqu'un
ne sait pas conduire sa propre maison, comment pourra-t-il gouverner
l'Église de Dieu ? » - « Que les diacres soient maris d'une seule
femme, conduisant honnêtement leurs enfants et leur propre famille. »
- Voilà le simple langage des apôtres ; ils ne sont pas plus
alambiqués et plus spirituels que cela, Ajoutez leurs invitations
répétées aux femmes et aux maris : Aimez ! aimez ! Ajoutez le soin
qu'ils prennent sans cesse de la famille, les promesses qu'ils lui
font, la solidarité puissante qu'ils y établissent, le rôle qu'ils y
préparent à la femme, et vous comprendrez qu'ils sont tout juste aux
antipodes du système adopté par les Esséniens et les Thérapeutes.
Et quelle révolution que la leur! À partir de l'Évangile,
il y a de l'amour sur la terre ; à partir de l'Évangile il y a des
familles. Ce que l'antiquité n'avait pas connu, les temps modernes
vont le connaître : des sentiments nouveaux, des passions pures et
ardentes des attachements qui nous remuent jusqu'au fond,
vont agiter les sociétés humaines; le vieil, égoïsme en frémira ; la
vieille sainteté par voie de mutilation s'en indignera ; le vieil
homme, en un mot, regrettant les sérénités païennes, s'efforcera de
les retrouver et de se délivrer des affections; mais l'Écriture
continuera à protester contre ceux qui disent :
Ce qu'on donne aux créatures on l'ôte à Dieu. Par elle
nous savons que mieux on aime Dieu, mieux on aime les créatures;
l'amour de Dieu n'exclut rien de ce qui est bon; à mesure que le coeur
grandit, ce qu'il renferme grandit avec lui.
Telle est la Bible. Ce livre, qui seul a fondé et rétabli
la famille, ne pouvait anathématiser ou rabaisser les tendresses
humaines. Il leur conserve leur rang; il ne les tolère pas à titre de
concession faite à notre infirmité, il ne les relègue pas dans le lot
des saints de second ordre ; au contraire, il les tient pour belles et
excellentes, et s'il veut désigner d'un mot le dernier excès de
dégradation morale, il prononce cette rude sentence : « sans
affections naturelles. »
Les livres d'hommes parlent autrement. Aujourd'hui même,
il ne manque pas d'ouvrages pieux où la théorie du
détachement est présentée de la façon la moins chrétienne. Comme les «
créatures » y sont traitées! À près avoir lu, nous nous demandons si
aimer les créatures ne serait pas un péché. Lorsque tel auteur oppose
« les choses périssables » aux choses éternelles, nous sommes conduits
à penser que la tendresse d'une femme ou d'un fils est au nombre de
ces choses qui passent, et que la vraie dévotion les laisse au-dessous
de soi. La mort semble rompre de semblables liens, et nous n'entrons
dans le ciel que dégagés des sentiments terrestres, libres,
solitaires, prêts à nous absorber dans la contemplation du Créateur et
n'ayant garde de rien apporter avec nous de ce qui nous a émus pendant
une existence inférieure.
Qu'on ne dise pas que j'exagère. La sobriété dans les
affections ne nous est que trop recommandée, et j'ajoute qu'elle n'est
que trop pratiquée aussi. Les deuils sont courts, les consolations
sont promptes, les morts sont bien morts Il arrive parfois même que
ceux qui vont quitter ce monde éprouvent comme un besoin d'écarter la
famille, afin de se recueillir et d'accomplir leur sacrifice; ils font
le vide autour de leur agonie. Ne nous citait-on
pas l'autre jour encore un vénérable pasteur qui, afin d'éviter ce qui
aurait pu troubler sa fin, s'était arrangé pour aller mourir à
l'auberge ?
Ceci est une exception, je le reconnais; mais que de
gens, sans aller jusque-là, confondent plus ou moins les liens de
famille avec les liens passagers dont nous devons détacher notre
coeur! Les richesses, la gloire et les affections ne figurent-ils pas
d'ordinaire dans la même énumération pieuse? Nous voilà un peu loin de
l'Évangile.
Ceux qui le reçoivent simplement (et il y en a) aiment de
tout leur mur; ils rendent grâce à Dieu qui leur a donné ces
tendresses de famille, ces espérances communes, ces douleurs durables,
cette certitude enfin de se revoir, de s'aimer encore et toujours
mieux dans l'éternité.
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