Le chapitre pourrait être très-long
; il ne le sera pas, car je l'ai en quelque sorte
écrit d'avance; je n'ai pas pu parler des
devoirs des parents sans parler aussi de ceux des
enfants, ce sont choses connexes et
inséparables. Un seul point n'a pas
été mis en lumière; et comme
ce point est, selon moi, d'une importance
suprême, comme il est d'ailleurs
oublié ou à peine mentionné en
passant par la plupart des moralistes, j'ai
l'intention de l'examiner de près. Parmi les
devoirs des enfants, le moins connu aujourd'hui
et le moins
pratiqué, c'est le devoir d'être
jeunes. Or il se rattache à tous les autres
et il leur donne une physionomie
spéciale.
Les autres devoirs (il n'est pourtant
pas permis de les passer entièrement sous
silence) se rattachent au commandement : «
Honore ton père et ta mère. »
L'apôtre Paul, lorsqu'il le rappelle, a soin
d'ajouter que c'est « le premier commandement
avec promesse. »
Et, en effet, des
bénédictions visibles sont toujours
accordées aux enfants obéissants et
respectueux. On ne saurait le nier, il y a ici pour
eux une récompense immédiate : aux
bonnes joies de famille, aux affections
réciproques, vient bientôt se joindre
l'approbation de tous. Ces enfants-là sont
aimés, estimés, une prévention
favorable les environne et facilite leur marche
ici-bas; ils entrent dans la vie sous d'heureux
auspices ; ce sont d'heureux enfants, ils n'ont que
des amis.
Ainsi s'accomplit la promesse. Et de
toutes les bénédictions dont
je parle, la plus précieuse, aucun, fils ne
me désavouera, se trouve déjà
dans la douceur de chérir, de
vénérer, de se confier, de se sentir
à l'abri. Dieu dit, en s'adressant à
ceux qui lui obéissent, que sa
récompense « est avec lui. » Ce
qui est vrai de notre Père céleste
peut s'appliquer aussi dans une grande mesure
à notre père terrestre; par
elle-même et indépendamment de ses
conséquences, l'obéissance du coeur
nous fait du bien; elle nous donne de la joie, de
l'entrain, de la vie.
Je plains les enfants qui se privent
d'un tel élément de bonheur. La
désobéissance habituelle nous abaisse
et nous endurcit. Ne pouvant étouffer
entièrement le cri de notre conscience, nous
savons que nous faisons le mal, et plus nous
avançons dans cette voie, plus nous nous
desséchons. Voilà la lutte introduite
dans la famille, des sentiments horribles des.
méfiances, des haines peut-être, s'y
développent peu à peu; à
côté de la révolte se glisse
bientôt le mensonge, car l'enfant rebelle
tient à cacher sa conduite. Ainsi tout est
faussé à la fois, et le sens moral
fléchit en même temps que la tendresse
s'en va. Chacun alors cherche
à se tenir éloigné de la
maison ; l'ouverture de coeur, les confidences
filiales, les joyeux propos, les bonnes
gaietés ont disparu ; au lieu d'une famille,
il ne reste plus qu'un logis banal, une sorte
d'auberge maussade et redoutée où
l'on vient encore dormir et prendre ses repas, en
attendant le jour souhaité de
l'émancipation définitive.
Ah, il n'y a qu'à
considérer le fils
désobéissant, pour comprendre ce que
vaut la promesse faite à celui qui honore
son père et sa mère. Si la forme
qu'elle avait sous l'ancien Testament s'est
spiritualisée sous le nouveau, n'est-il pas
cependant certain que la
désobéissance abrège la vie ?
Ce serait une terrible enquête que celle qui
porterait sur ce point. Que d'existences
dévastées ! que de vices
contractés ! que de santés
compromises! Le bonheur dans l'ordre, est sain pour
le corps comme pour l'âme.
Il est des enfants qui, sans se mettre
précisément en révolte, ne
connaissent pas ce tendre respect qui seul donne
à l'obéissance filiale son
caractère et son prix. Ils exécutent
les ordres qui leur sont donnés, ils
s'abstiennent de ce qui leur est défendu,
ils courbent la tête; ne
leur demandez rien de plus. On dirait des esclaves
qui accomplissent tout juste leur tâche, des
malfaiteurs qui ont étudié leur code
et qui savent le point où il faut
s'arrêter pour ne pas tomber sous le coup de
la loi. Que leur reprochez-vous? Ils sont en
règle. Ils seront toujours en règle.
Ils me rappellent le serviteur de la parabole :
« Voici, tu as ce qui est à toi. »
Quand leur père a ce qui est à lui,
que pourrait-il réclamer de plus?
Je ne veux pas supposer des monstres,
des misérables capables de fournir «
des aliments » à leurs parents
tombés dans l'indigence et de s'abriter
derrière la barrière glacée
des définitions légales. Non, je
suppose des enfants qui savent aller au delà
de ce que les tribunaux exigent, mais qui restent
en deçà de ce qu'exigent d'une
commune voix la conscience et l'Évangile.
Qu'ils sont à plaindre, et qu'on est
à plaindre autour d'eux! Qu'il fait froid
dans la maison qu'ils habitent! Les rapports y ont
quelque chose de tendu et d'officiel ; on y
évite tout sujet intime; sous une apparence
quelquefois paisible, je ne vois là au fond
que désunion et que froissements.
Et encore! Les froissements annoncent
des coeurs qui n'ont pas cessé de battre, il
y a de la ressource tant que nous souffrons ; mais
l'heure vient où nous ne souffrons plus.
Alors la maladie morale a achevé son oeuvre,
la famille est morte. Et tout continue à
marcher sans encombre, sans scandale; on se
rencontre, les convenances sont observées,
l'autorité paternelle a son libre jeu, on
cause d'affaires, de politique, on est ensemble
dans des termes excellents ; ces enfants sont
parfaits; le monde les cite peut-être pour la
régularité exquise de leurs
procédés ; seulement ils ont
oublié d'honorer leur père et leur
mère.
Donnez-moi plutôt des maisons que
la passion afflige de ses éclats, donnez-moi
des conflits, des révoltes, des
tempêtes ; mais ce calme plat de
l'indifférence, cette tranquillité de
cimetière, je ne vois rien de pis.
On blâme souvent et avec raison
certains traits de la famille américaine.
Pas plus qu'un autre, je l'ai déjà
dit, je n'aime l'indépendance presque
absolue qui y règne. Lorsque la jeune fille
a son cercle à elle et ses jours de
réception, lorsqu'elle choisit seule son
époux, je proteste
énergiquement ; toutefois, après
avoir condamné le mauvais individualisme qui
fausse de la sorte l'institution divine et donne
aux parents aussi bien qu'aux enfants une situation
qui ne devrait pas être la leur, je reconnais
cependant que la sève
évangélique circule là avec
force. Il y a là en général de
vraies tendresses et de vrais respects ; il y a le
sentiment du devoir ; il y a, au travers d'erreurs
graves, une vie puissante du coeur et de la foi.
Ces gens-là honorent leur père et
leur mère, la forme chez eux est plus
compromise que le fond ; je crains que le contraire
ne soit souvent vrai chez nous.
Il est bien beau ce mot - honorer ! Ni
la soumission, ni le respect, ni la
déférence ne parviennent à
l'épuiser; pour comprendre sa vraie
portée, il faut aller jusqu'au sentiment
qu'exprime un autre mot: la piété
filiale. La tendresse que nous inspirent notre
père et notre mère n'est pas la
première tendresse venue elle est
pénétrée de reconnaissance et
de confiance.
Nous avons besoin de nous confier. Eh
bien, voici ceux qui nous ont tenus tout petits
dans leurs bras, qui nous, ont aimés,
supportés, gardés,
protégés depuis
que nous sommes au monde, ceux dont l'affection
s'oublie toujours et ne nous oublie jamais. Ils
savent ce que nous ignorons, ils ont
l'expérience de la vie ; c'est notre
privilège d'obéir à leurs
ordres, de suivre leurs directions, de nous
abandonner à leur conduite. Lorsqu'ils ont
parlé, nous ne doutons pas est-ce qu'on
doute de la parole de son père?
Quelque chose en nous nous dit que nous
sommes chargés de les rendre heureux. «
Que ton père et ta mère se
réjouissent et que celle qui t'a
engendré s'égaye. » Cette parole
du livre des Proverbes sera comprise par le plus
jeune enfant, et, arrivés près du
terme de la vie, elle nous apparaîtra plus
claire encore, et l'un des remords de notre
vieillesse, ce sera d'avoir quelquefois
affligé ceux dont nous devions être,
la joie.
La piété filiale a encore
un caractère que je ne voudrais pas omettre
: elle s'humilie sans s'abaisser. Un fils confesse
ses fautes, un fils demande pardon, et qui dira que
sa dignité d'homme en soit compromise? Au
contraire, il nous est bon de courber ainsi la
tête. Dieu, qui sait de quoi nous sommes
faits, a préparé ce moyen admirable de
briser et
d'assouplir notre orgueil, de donner une forme
sensible en nous à la conscience souvent
trop vague du péché. Qui n'a jamais
imploré le pardon de son père ou de
sa mère aura à apprendre un jour sous
la rude discipline du monde ce qu'il n'a pas appris
dans la famille.
Si la piété filiale a
quelques devoirs pénibles à remplir
(il le faut bien), que de joies elle a à
recueillir aussi! Les relations qu'elle fonde entre
deux générations sont tout simplement
délicieuses.
Approchez-vous un moment de cette fille
qui honore son père. Peu à peu leur
tendresse s'est transformée, ils se sont
liés, une sorte de passion charmante
s'établit entre eux. Non-seulement ils sont
heureux ensemble, mais ils se font du bien. Oui, la
fille elle-même peut faire beaucoup de bien
à son père ; il est des choses qui,
dites par elle, trouveront le chemin de son coeur.
Parfois les rôles semblent se modifier ainsi
graduellement, il entre une sorte de douce
protection dans l'amour de la fille, et cet amour
n'a jamais été plus soumis, plus
respectueux; il semble qu'il
veuille se faire pardonner son usurpation
involontaire.
Les fils et les mères ont aussi
leurs grandes amitiés. Le fils ne saurait
trouver une confidente plus sûre et plus
sympathique. Les difficultés de sa
carrière, les émotions naissantes de
son coeur, ses échecs, ses succès,
les troubles de sa jeunesse, il apporte tout
à celle qu'il est certain de ne point
lasser. Eue mère a toujours du temps pour
son fils, sa patience est de celles qu'on
n'épuise pas. Et comme elle comprend ! comme
elle plaint! comme elle fortifie ! comme elle
corrige et ramène avec douceur ! En
s'approchant d'elle son fils devient meilleur ;
là ses sentiments se purifient, certaines
pensées s'enfuient effrayées et
n'osent pas même se produire, sa conscience
s'éveille; il retrouve là ce qui
s'émousse aisément ailleurs, la
sainte délicatesse des impressions.
Quant aux intimités des filles et
des mères, c'est tout un univers
réservé où je n'ose mettre le
pied. Ce que j'ai entrevu suffit à me faire
comprendre que ces deux âmes, lorsqu'elles se
sont unies à un lien étroit, lorsque
l'attrait est venu s'ajouter au devoir, entrent
dans des rapports
dont
le charme est infini. Entre cette vie qui commence
et cette vie qui s'achève, entre cette
expérience et cette candeur, il y a un monde
d'idées et de sentiments à
échanger. Je me rappelle une mère et
une fille que j'ai vues longtemps s'asseoir chaque
dimanche et toujours à la même place
sur les bancs de l'église où j'allais
entendre la prédication de l'Évangile
; je n'ai jamais su leur nom, je ne connais d'elles
que les regards qu'elles échangeaient; et
c'était assez, on sentait qu'elles vivaient
l'une dans l'autre et l'une pour l'autre. Sous la
sobre distinction de leurs vêtements de deuil
on devinait la saine élégance et la
grâce; mais ce qu'on devinait surtout,
c'était leur tendresse. Laquelle
protégeait l'autre? En vérité
je n'ose le dire, tant il y avait de sollicitude
presque maternelle dans les yeux de la plus jeune,
quand elle contemplait sa mère à son
insu.
Les fils et les pères s'aiment
autrement; ils ne s'aiment pas moins. Si le
père que nous vénérons consent
à devenir notre ami, nous nous
avançons dans la vie appuyés sur une
forte main. Ici les effusions sont plus rares,
d'homme à
homme on se raconte peu; n'importe, on se touche de
partout; les chemins où le fils est
engagé, le père les a parcourus ; il
a rencontré ces tentations, ces obstacles,
il sait où seront les forces et les secours.
Et à mesure qu'ils avancent, leurs relations
s'attendrissent en quelque sorte; ils se resserrent
l'un contre l'autre au pied de leur Dieu, le temps
des caresses vient. Hélas, le temps de la
séparation vient aussi. Il se fait alors un
déchirement dans notre vie. Où est-il
ce beau front vénéré sur
lequel nos lèvres se posaient avec tant de
bonheur? Où est-il celui qui nous
chérissait, qui nous grondait, qui nous
guidait, qui nous gardait? Il est là-haut,
près du Sauveur en qui il a cru, au
céleste rendez-vous de la famille.
Si nous interrogeons nos souvenirs de
jeunesse, les images de notre père et de
notre mère ne nous apparaîtront pas
seules ; à côté d'eux se
montreront d'autres figures non moins
respectées. Qui nous a donné notre
premier habit, ce bel habit rouge dont nos cinq ans
étaient si fiers? Un grand-père
heureux de revivre en nous et rêvant
déjà pour nous une carrière semblable à la sienne,
des coups de sabre peut-être et des charges
de cavalerie. Qui préparait avec tant de
soin pour nous ces surprises du nouvel an, toujours
trahies par la vieille gouvernante, toujours
contemplées en secret pendant les derniers
jours de décembre, et produisant toujours le
premier janvier l'effet d'une surprise
véritable? Une bonne grand'mère
« honorée » par tous ses
petits-enfants.
Je ne veux pas esquiver les
difficultés du sujet. Il est de tristes
familles, où le devoir d'honorer les parents
parait être d'un accomplissement
malaisé. Tous les pères ne sont pas
vénérables, toutes les mères
ne sont pas dévouées; que faut-il
faire alors? Le commandement subsiste, il ne
comporte aucune exception. Je vais plus loin, notre
conscience nous dit qu'aucune exception n'est
possible et que le jour où nous cesserions
d'honorer notre père ou notre mère,
quels qu'ils soient, nous serions coupables. En
doutez-vous ? Examinons.
Certains parents ont le caractère
difficile. Excellents d'ailleurs, ils sont
grondeurs, emportés, enclins à
l'inquiétude, tombant sans cesse dans le
noir, mélancoliques,
nerveux, comme on s'exprime aujourd'hui.
Auprès d'eux la vie n'est pas toujours gaie,
notre devoir d'enfants n'est pas facile. Mais ne
sommes-nous appelés qu'aux devoirs faciles?
S'il devient nécessaire de supporter un peu
ceux qui nous ont supportés beaucoup, si
nous sommes chargés de mettre le bonheur, le
calme, les rapports aimables dans la maison, la
tâche est belle, avec le secours de Dieu nous
en viendrons à bout. Et qui sait? ces
âmes inégales et orageuses finiront
peut-être par chercher, par trouver la paix ;
peut-être des affections profondes se
développeront-elles alors, le devoir
accompli fait de ces miracles. Lorsque les souffles
rafraîchissants arrivent toujours du
même côté, la famille est pour
ainsi dire forcée de se tourner vers ce
côté-là et d'aimer puissamment
qui lui rend la vie.
Honorer les parents difficiles et
nerveux, c'est tout simple; mais les parents
indifférents! Et il y en a, ne nous faisons
point d'illusion. Tel père aura pour
intérêt principal ses affaires, sa
carrière, son ambition, ou simplement ses
habitudes. Il ne sera pas sans affection pour ses
enfants;
non,
seulement cela sonne sec et creux. Entrez chez lui,
vous n'y surprendrez pas une caresse, une
expansion, un clan du coeur; en y vit en
étrangers les uns à côté
des autres. Eh bien, il s'agit d'honorer ce
père-là, il s'agit d'avoir pour lui
de la tendresse et du respect. Tout naturellement,
dans la naïveté de sa confiance
filiale, un enfant bien-né ne voit pas le
mal qui est chez son père, l'idée de
son indifférence ne saurait même
l'aborder, il croit à sa tendresse, Que plus
tard, à mesure qu'il apprend à se
rendre compte, quelques déceptions cruelles
se fassent sentir, je ne le nie pas, mais
j'espère qu'alors il aura mieux saisi ses
obligations de fils, il saura mieux à qui il
peut s'adresser pour obtenir les moyens de vaincre.
Car il ne lui faut rien moins qu'une victoire; il
ne sera satisfait, le pauvre enfant, que lorsqu'il
aura gagné son père à force de
l'aimer.
Il est enfin une situation encore plus
digne de pitié. Comment ceux qui ont de
mauvais parents, des parents corrompus, scandaleux,
s'y prendront-ils pour lu, honorer! - Comment? Ils
commenceront par ne pas croire
au mal; il y a chez les enfants une puissance
incalculable de respect. Puis ils feront comme Sem
et Japhet, ils couvriront leur père en
marchant à reculons. Le vice d'un
père ne se voit pas; les yeux se ferment
d'eux-mêmes, plutôt que de constater
certaines choses. Que des enfants soient contraints
de les voir, il s'établira en eux une lutte
bien douloureuse. Leur respect aura à se
défendre ; il se défendra, et il
trouvera moyen de l'emporter; obstinés dans
leur piété filiale, ils ne
renonceront jamais, non jamais, à honorer
celui pour lequel leur âme se fondra en
supplications et en prières.
Il va sans dire, au reste, que
l'obéissance a ses limites; ses limites sont
notre conscience et notre foi. Il est des
résistances respectueuses; bien plus, il est
parfois une émancipation qui s'accomplit
forcément, par la nécessité
d'échapper à des influences funestes.
Quelle souffrance! L'enfant se pardonne à
peine d'avoir dit non à son père ou
à sa mère; il faut, il faut
absolument que cet état contre nature ait un
terme ; il a besoin de donner en amour ce. a
été forcé de refuser en
soumission.
Telle est la piété filiale
dans ses crises héroïques. Grâce
à Dieu, elle n'est pas souvent soumise
à de pareilles épreuves. Il fait bon,
après avoir considéré un
instant des familles ravagées par le vice,
reposer nos yeux en admirant celles qui vivent
d'une vie saine et conforme à
l'Évangile. Vous les connaissez ces maisons
où, naturellement et sans exigences, le
père et la mère ont leur place, une
place à part. Là, on le sent, tout
est dans l'ordre; or, l'ordre est une des
conditions du bonheur.
L'ordre serait compromis, si nous
institutions outre mesure sur le bien que les
enfants ont à accomplir dans la famille. On
s'arrête aujourd'hui avec complaisance
à ce côté du sujet; M.
Legouvé écrit L'éducation d'un
père; on aime à voir comment une
jeune fille le, par exemple, peut, à force
de tendresse aimablement protectrice, ramener au
droit chemin celui qui aurait dû l'y guider
elle-même.
Je ne prétends pas que cela
n'arrive jamais, ce serait contredire ce que j'ai
écrit tout à l'heure; je
prétends que la mission
bienfaisante des enfants sera d'autant plus utile
qu'elle sera plus discrète. Il importe
qu'ils n'en aient pas conscience ; l'enfant qui
sait qu'il protège ou surveille ses parents,
qu'il les évangélise, qu'il est
chargé de leur faire du bien, se trouve dans
une position fausse et dangereuse. Que cette
position soit acceptée lorsque les
circonstances en font par malheur une
nécessité évidente, je le
conçois - mais qu'on aille la chercher,
qu'on érige les enfants en instituteurs
habituels de leur père et de leur
mère, je ne saurais assez protester contre
une pareille tendance.
Vous souvenez-vous de cette horrible
police de petits espions que Savonarole avait un
jour déchaînée sur Florence?
J'en suis fâché pour la mémoire
d'un homme qui, sans m'inspirer une sympathie
absolue, me semble par bien des côtés
mériter notre respect, peu d'inventions ont
été aussi détestables et aussi
subversives. Figurez-vous ce que devenait la
famille, lorsqu'elle avait ainsi pour inquisiteurs
ceux-là mêmes qui auraient dû
s'y montrer le plus soumis et y occuper le plus
humble rang! Comme ils devaient « honorer » leur
père
et leur mère, ces enfants ardents à
les dénoncer, à les
dépouiller! Comme ils devaient croître
en obéissance et en grâce, ces jeunes
malheureux chargés des intérêts
de la république et de ceux de la
religion!
Les enfants qui sont bien enfants, qui
se tiennent à leur place d'enfants, sont les
seuls qui fassent du bien et qui donnent de la
joie. Au fait, leur meilleure manière de
donner, c'est de recevoir. Il n'est pas certes
inutile à ses parents, celui qui s'abrite
sous leur aile et qui profite de leurs conseils; sa
soumission empressée, sa confiance joyeuse
lui gagnent les coeurs; on se sent désarme
contre son influence involontaire et
naïve.
Ces influences-là peuvent
être grandes ; Dieu seul sait tout ce qui
s'opère ici-bas par le moyen des braves
enfants. Mais à quel signe les braves
enfants se reconnaissent-ils? Ils sentent leur
faiblesse et réclament l'appui dont ils ont
besoin.
C'est un beau temps, c'est aussi un rude
temps que celui de la jeunesse. Les tentations y
abondent. Il y a celles des enfants et celles des
adolescents, il y a celles des
jeunes gens et celles des jeunes filles. Dans ces
âmes ouvertes à tout, le mal fait de
partout invasion. Une foule d'émotions
diverses bouillonnent confusément au fond de
ces coeurs ; les unes viennent du dedans, les
autres ont été rapportées du
dehors.
D'étranges questions se posent ;
l'imagination se donne carrière; des
ambitions, des jalousies, des révoltes, des
orgueils inouïs se mettent à fermenter;
des passions inconnues, innommées, font
déjà pressentir leur influence;
tantôt grossières, tantôt
subtiles, selon le milieu où les enfants se
trouvent plongés, les sollicitations
corruptrices les assiègent.
Il en est toujours ainsi, même
quand il semble que rien de souillé ne vient
se mêler à la vie de nos enfants. Que
personne ne chante victoire ! Les
privilégiés qui ont grandi dans une
atmosphère de foi et de pureté, dont
l'âme simple n'a connu que le calme, qui
n'ont eu à lutter ni contre le doute ni
contre la passion, ont aussi leurs dangers à
courir. Quelquefois c'est leur
sécurité qui fait leur péril :
ils croient en eux, ils estiment très-haut
leur force morale et leur vertu, ils jugent sans
miséricorde les chutes d'autrui. Ces enfants
impeccables sont
des
enfants chez qui tout est à faire encore;
l'oeuvre du changement du coeur n'est pas
commencée. Beau mérite de n'avoir pas
été vaincus par des ennemis qu'ils
n'ont pas eu à combattre ! Hais les ennemis
paraîtront un jour, un jour l'existence de
serre chaude cessera, il faudra respirer l'air
libre, affronter les contacts brutaux ; aucune
âme n'est dispensée de la lutte,
aucune n'est mise une fois pour toutes à
l'abri des assauts du monde.
Et c'est ici que le devoir des enfants
se montre dans sa beauté. Si c'est le devoir
des parents d'élever, c'est aussi, on
l'oublie trop, c'est aussi le devoir des enfants de
se laisser élever. Celui qui se tient loin,
méfiant, revêche, n'honore pas son
père et sa mère; parmi les sentiments
que suppose le mot « honorer »
l'ouverture de coeur occupe une des
premières places.
Dés le plus jeune âge, le
coeur est appelé à s'ouvrir. Il est
sans doute des caractères naturellement
expansifs et il en est qui sont naturellement
fermées, je ne prétends pas que ces
différences puissent en
général disparaître ; mais si
les dispositions diffèrent, le devoir est le
même; or, n'allons pas confondre les questions de
goût et les
questions de devoir. Nous n'y sommes que trop
portés : quand nous avons établi que
tel enfant n'a pas telle inclination, nous croyons
avoir tout dit. - Il ne l'a pas? Il faut qu'il la
prenne; nos obligations subsistent, qu'elles nous
soient agréables ou non. Tant mieux pour
nous, lorsque çà et là
l'obligation et l'inclination coïncident; cela
arrive sur certains points, jamais sur tous. Or,
alors même qu'elles s'accordent, elles ne se
confondent pas, le devoir reste devoir, et il
importe que nous l'accomplissions comme
tel.
Un enfant ne saurait commencer trop
tôt à penser tout haut. Ses chagrins,
ses bonheurs, il les porte à son père
et à sa mère, il ne cesse de leur
poser des questions. Parlez-moi de ces enfants qui
interrogent beaucoup, qui disent tout, dont le
candide visage exprime une confiance sans limite !
Ils regardent droit devant eux, ils n'ont ni ces
yeux baissés ni cet air en dessous,
passez-moi le terme, qui annoncent des habitudes de
dissimulation précoce. Chez eux il n'y a que
franchise, loyauté, sécurité
filiale. Pourquoi cacheraient-ils quelque chose? On
les aime si tendrement ! La ruse, cette
lèpre, ne s'approche pas d'eux ; la mauvaise
crainte
ne
les trouble pas. Heureux et joyeux, ils respirent
à l'aise auprès du foyer.
Voilà la vraie éducation, à
ses débuts.
L'enfant va devenir un jeune homme. Le
devoir alors aura-t-il changé? Non certes.
Jamais, au contraire, l'ouverture de coeur n'aura
eu un rôle plus important à remplir.
Un jeune homme qui s'isole des siens est
d'ordinaire un jeune homme perdu. Se tenir
près de son Dieu d'abord, près de ses
parents ensuite, telle est la consigne du jeune
homme; s'il la suit, Il sera secouru dans le
combat.
Que lui faut-il, en effet? D'abord une
indulgente tendresse, qui accueille ses
confidences, qui comprenne ses difficultés,
qui entre dans ses peines. Il lui faut aussi de
mâles conseils, qui ne lui permettent pas de
confondre le bien et le mal. Il lui faut la
vérité, la vérité telle
que ceux qui aiment savent la dire. Il lui faut,
à l'heure des désenchantements,
lorsqu'il est tenté de s'aigrir, une main
douce qui le ramène. Il lui faut enfin ce
bien-être moral que donne la famille, qui
fait qu'on s'y plaît, qu'on y revient, qu'on
ne s'y sent jamais seul.
Lorsqu'un jeune homme tient son coeur
fermé, il cesse d'aimer la maison
paternelle. Qu'y ferait-il? Il n'a rien à
dire et rien à entendre, rien à
recevoir et rien à donner, le contact des
âmes n'existe plus. L'obéissance
passive, le respect extérieur
n'empêchent pas qu'il n'ait renoncé
à « honorer » ses parents ; la
séparation est déjà un fait
accompli.
Et de fait, il se sépare. Il va
chercher ailleurs, dans les cafés ou dans
les clubs, de déplorables distractions.
Suivez-le maintenant : sa déchéance
se montre à un premier signe, bien plus
grave qu'on ne le croit, le sans-gène. Comme
il n'a plus que des camarades, il se
néglige. Il perd l'habitude de la bonne
compagnie; il lui répugne de faire des
frais, de s'imposer un effort quelconque.
Tantôt c'est l'effort de la tenue morale qui
lui répugne, tantôt c'est simplement
celui de la toilette. Qu'il aboutisse à
l'élégance de mauvais goût ou
au genre débraillé, il n'importe
guère; entre les gens comme il faut et lui
une barrière s'élève, toujours
plus haute et plus difficile à franchir. Au
milieu de sa propre famille, il se sent
gêné, blâmé,
surveillé; l'accord des idées et des sentiments est
rompu. Quelle
attitude avoir? Quelle langage tenir? Le
délicieux abandon des fils lui est inconnu ;
je dis plus, il lui ferait peur. Il a conquis son
indépendance, et il y tient; il ne saurait
que faire à présent de
l'intimité. Les convenances, à la
bonne heure; le respect, oui, et la tendresse en
gros, et l'obéissance à longues
échéances, et le dévouement
des grandes occasions.
Arrivent les désordres et
peut-être les scandales. Comment s'en
étonner? Le lien de famille n'existe plus,
l'isolement s'est fait. Quand nos amis ne sont plus
là-dedans, sous le toit paternel, nous les
cherchons dehors; et quels amis! Quand la bonne vie
du foyer est interrompue, nous nous en arrangeons
une autre; et quelle vie ! Il n'y a pour nous qu'un
gardien sûr, après Dieu : c'est la
famille, la famille acceptée, aimée,
la famille confidente, la famille asile, la famille
force et réconfort. Qui ne la veut
qu'à demi, la perd en entier; qui l'exclut
des petites choses, ne l'aura pas pour les grandes.
Si elle n'entre pas dans nos habitudes, elle n'est
rien.
Les jeunes filles, elles aussi, peuvent
manquer au devoir d'ouvrir leur
coeur. Ce qui se passe alors, nul ne l'ignore. Bien
qu'elles n'aient pas comme leurs frères la
ressource des clubs et des cafés, elles n'en
perdent pas moins le goût du vrai bonheur.
Elles courent après les distractions
extérieures : donnez-leur des
réunions, des parties de plaisir,
fournissez-leur le moyen de varier et de
méditer leur toilette; trouvez-leur des
amies; sans amies elles ne sauraient que devenir,
car elles s'ennuient au logis.
Le danger est sérieux alors, vous
pouvez m'en croire. Chez quelques-unes, que leur
situation expose, les chutes auront parfois une
gravité effrayante; chez d'autres, qui sont
à l'abri et qui ne valent pas mieux, il n'y
aura qu'un développement de
l'égoïsme, de la sécheresse, de
la coquetterie, de la
légèreté. Ah, pourquoi,
dès leur tendre enfance, ne leur avez-vous
pas fait une obligation de ce qui devait faire plus
tard leur sûreté et leur joie?
Pourquoi avoir pris son parti de leurs ruses, de
leurs dissimulations, de leur répugnance a
se confier! Pourquoi n'avoir pas exigé? Le
devoir aurait triomphé de l'inclination naturelle
; il l'aurait
transformée ; elles auraient appris à
aimer la bonne vie de famille.
Celte bonne vie, je ne saurais assez le
redire, s'offre aux pauvres aussi bien qu'aux
riches. Nos livres ont en général un
très-grand défaut : ils
réservent aux classes aisées
certaines délicatesses du coeur. Il semble
que chez les ouvriers et chez les paysans tout
doive être grossier. Lorsque nous voulons
nous représenter, par exemple, des fils et
des filles consultant avec respect
l'expérience de leurs parents, des
pères et des mères accueillant ces
confidences, nous nous transportons presque
toujours par la pensée dans un milieu
d'élégance et de loisir. Nous
penchons à croire que les familles
occupées n'ont pas le temps d'entrer dans de
semblables détails ; c'est à nos yeux
comme un superflu dont se préoccupent peu
ceux qui ont à peine le
nécessaire.
Eh bien, l'erreur est grande: d'abord
parce que ce prétendu superflu est
nécessaire au premier chef, et que les
vraies familles, si pauvres soient-elles, ne s'y
trompent pas ; ensuite parce que les moeurs
élégantes et les vies de loisir sont
loin de marcher toujours avec la
supériorité morale. Au contraire,
c'est de ce côté-là trop
souvent que nous rencontrons la
grossièreté ; trop souvent on s'y
contente des plaisirs de convention, on s'y arrange
d'une existence toute factice, encombrée de
faux devoirs et de faux bonheurs, on y
éprouve peu le besoin des joies
délicates, on s'y passe des intimités
du mariage et de la famille.
Je ne prétends pas que tout soit
parfait chez les paysans et chez les ouvriers; j'ai
vécu au village, je n'écrirai donc
pas une idylle. Mais je soutiens que le mal qui y
est grand et qui y prend des formes choquantes,
n'est cependant pas tel qu'on le dit. Les
mères du village ne s'entretiendront pas
sans doute aussi longuement que le ferait telle
dame avec un fils, avec une fille qui ont des
confidences à faire et des conseils à
demander; cependant elles les écouteront, et
de grand coeur. Elles sauront, au besoin, les
ramener, les encourager, les consoler. Il ne faut
pas croire qu'on ne pleure pas au village, que les
bonnes sympathies y soient inconnues, qu'on ne s'y
émeuve pas à la pensée du
chagrin d'un enfant ou de son
péril, que les tendresses, pour s'exprimer
moins peut-être, y soient moins profondes,
qu'il y fasse moins chaud autour du foyer.
Après les devoirs envers les
parents viennent se placer ceux envers les
frères et les soeurs. Je dis les devoirs,
car Ici encore il importe de maintenir cette notion
fondamentale. - Le plus souvent on ne parle que
sentiment. Il en est peu qui aient autant de charme
et de douceur que celui-ci; il en est peu qui nous
fassent autant de bien et nous donnent autant de
joie. Je ne fais pas fi du sentiment, tant s'en
faut; je pense même qu'ici le sentiment est
un devoir, que notre devoir séparé du
sentiment ne serait plus le devoir.
Mais le sentiment séparé
du devoir, que deviendrait-il? Conservât-il
toute sa puissance, il perdrait quelque chose de sa
sainteté. Nous n'aimons certes pas moins
notre père parce que nous savons que nous
devons l'aimer; nous l'aimons autrement, nous
l'aimons mieux.
Il en sera de même pour notre
frère ou notre soeur.
Nous les aimerons mieux, et nous serons
gardés contre les dangers qui menacent sans
cesse l'affection lorsqu'elle est seule.
Qu'on ne s'indigne pas ; j'ai
pesé mes paroles et elles sont vraies.
D'où vient qu'il y a tant de frères
désunis ou presque étrangers les uns
aux autres ? L'explication est bien simple : si les
relations des frères entre eux ne reposent
que sur l'inclination, il arrive naturellement que,
l'inclination s'affaiblissant, les relations s'en
vont aussi. Or, il ne manque, pas de circonstances
dans la vie qui peuvent porter atteinte à
l'inclination, lorsqu'elle n'a pas sur elle la
forte cuirasse du devoir. Les divergences
d'opinion, les oppositions de caractère, les
conflits d'intérêt, les malentendus,
moins que cela, le simple fait de
l'éloignement matériel, les
difficultés de se voir et de
s'écrire, l'influence des familles où
l'on est entré par le mariage, l'action du
temps, de l'âge, que sais-je des habitudes,
en faut-il davantage pour transformer peu à
peu une vive amitié d'enfance en une
sympathie glacée qui tient à peine sa
place dans le coeur?
C'est affreux, cela, et cependant les
choses se passent de la sorte;
si, grâce à Dieu, les frères
ennemis sont rares, les frères presque
indifférents ne le sont pas. On s'est
éloignés, toujours, toujours plus, et
le moment est venu où l'on s'est presque
perdus de vue. Une certaine affection subsiste, on
aura du chagrin en apprenant qu'un frère est
malade, on pleurera sincèrement sa mort;
mais est-ce assez? Ah, prenons-y garde, rien de bon
ne se maintient sans effort, nous ne conservons que
ce que nous prenons la peine de défendre.
Dans notre mollesse sentimentale, nous aimons
à compter sur nos bons instincts, nous nous
fions à notre coeur, il nous semble que ce
serait lui faire injure que de l'affermir par le
devoir, et il en résulte d'ordinaire que
notre coeur se dessèche et
s'appauvrit.
Je voudrais indiquer plus nettement les
dangers qui menacent l'affection fraternelle et
dont il s'agit de la préserver.
Même aux années de la
première jeunesse, les enfants réunis
sous le toit paternel peuvent ne pas s'aimer comme
ils le devraient. Il y a souvent là des
querelles, des jalousies, des
incompatibilités d'humeurs, qui viennent de naître
et
ne demandent qu'à se développer. Il
dépend du père et de la mère
de ne pas tolérer ces choses. Les enfants
comprendront qu'elles sont coupables, odieuses, et
qu'il faut qu'elles cessent.
C'est un moment décisif : si la
liaison ne s'établit pas avant que le nid
soit dispersé, il est probable qu'elle
demeurera toujours imparfaite. Serrés autour
de leur mère, respirant ensemble l'air de la
famille, les frères et les soeurs apprennent
à se chérir. Ils s'entr'aident, ils
se sentent unis de partout, ils ont les mêmes
jeux, les mêmes études, les
mêmes camarades, les mêmes joies, les
mêmes indignations ; en dépit des
frottements inévitables, leur unité
se manifeste de plus en plus. Et au sein de cette
unité apparaissent des intimités
particulières; ceux que l'âge
rapproche, ceux dont les goûts ont des
rapports, s'adoptent en quelque sorte. On voit
poindre des générosités, des
dévouements chevaleresques. Dans les maisons
où les enfants connaissent leurs devoirs et
où la vieille bible est chaque jour ouverte
avec respect, il se forme des frères et des
soeurs dont l'affection réciproque a
déjà une singulière noblesse
et serait capable d'héroïsme.
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