Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE QUATRIÈME

LES DEVOIRS DES ENFANTS

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Le chapitre pourrait être très-long ; il ne le sera pas, car je l'ai en quelque sorte écrit d'avance; je n'ai pas pu parler des devoirs des parents sans parler aussi de ceux des enfants, ce sont choses connexes et inséparables. Un seul point n'a pas été mis en lumière; et comme ce point est, selon moi, d'une importance suprême, comme il est d'ailleurs oublié ou à peine mentionné en passant par la plupart des moralistes, j'ai l'intention de l'examiner de près. Parmi les devoirs des enfants, le moins connu aujourd'hui et le moins pratiqué, c'est le devoir d'être jeunes. Or il se rattache à tous les autres et il leur donne une physionomie spéciale.

Les autres devoirs (il n'est pourtant pas permis de les passer entièrement sous silence) se rattachent au commandement : « Honore ton père et ta mère. » L'apôtre Paul, lorsqu'il le rappelle, a soin d'ajouter que c'est « le premier commandement avec promesse. »

Et, en effet, des bénédictions visibles sont toujours accordées aux enfants obéissants et respectueux. On ne saurait le nier, il y a ici pour eux une récompense immédiate : aux bonnes joies de famille, aux affections réciproques, vient bientôt se joindre l'approbation de tous. Ces enfants-là sont aimés, estimés, une prévention favorable les environne et facilite leur marche ici-bas; ils entrent dans la vie sous d'heureux auspices ; ce sont d'heureux enfants, ils n'ont que des amis.
Ainsi s'accomplit la promesse. Et de toutes les bénédictions dont je parle, la plus précieuse, aucun, fils ne me désavouera, se trouve déjà dans la douceur de chérir, de vénérer, de se confier, de se sentir à l'abri. Dieu dit, en s'adressant à ceux qui lui obéissent, que sa récompense « est avec lui. » Ce qui est vrai de notre Père céleste peut s'appliquer aussi dans une grande mesure à notre père terrestre; par elle-même et indépendamment de ses conséquences, l'obéissance du coeur nous fait du bien; elle nous donne de la joie, de l'entrain, de la vie.

Je plains les enfants qui se privent d'un tel élément de bonheur. La désobéissance habituelle nous abaisse et nous endurcit. Ne pouvant étouffer entièrement le cri de notre conscience, nous savons que nous faisons le mal, et plus nous avançons dans cette voie, plus nous nous desséchons. Voilà la lutte introduite dans la famille, des sentiments horribles des. méfiances, des haines peut-être, s'y développent peu à peu; à côté de la révolte se glisse bientôt le mensonge, car l'enfant rebelle tient à cacher sa conduite. Ainsi tout est faussé à la fois, et le sens moral fléchit en même temps que la tendresse s'en va. Chacun alors cherche à se tenir éloigné de la maison ; l'ouverture de coeur, les confidences filiales, les joyeux propos, les bonnes gaietés ont disparu ; au lieu d'une famille, il ne reste plus qu'un logis banal, une sorte d'auberge maussade et redoutée où l'on vient encore dormir et prendre ses repas, en attendant le jour souhaité de l'émancipation définitive.

Ah, il n'y a qu'à considérer le fils désobéissant, pour comprendre ce que vaut la promesse faite à celui qui honore son père et sa mère. Si la forme qu'elle avait sous l'ancien Testament s'est spiritualisée sous le nouveau, n'est-il pas cependant certain que la désobéissance abrège la vie ? Ce serait une terrible enquête que celle qui porterait sur ce point. Que d'existences dévastées ! que de vices contractés ! que de santés compromises! Le bonheur dans l'ordre, est sain pour le corps comme pour l'âme.
Il est des enfants qui, sans se mettre précisément en révolte, ne connaissent pas ce tendre respect qui seul donne à l'obéissance filiale son caractère et son prix. Ils exécutent les ordres qui leur sont donnés, ils s'abstiennent de ce qui leur est défendu, ils courbent la tête; ne leur demandez rien de plus. On dirait des esclaves qui accomplissent tout juste leur tâche, des malfaiteurs qui ont étudié leur code et qui savent le point où il faut s'arrêter pour ne pas tomber sous le coup de la loi. Que leur reprochez-vous? Ils sont en règle. Ils seront toujours en règle. Ils me rappellent le serviteur de la parabole : « Voici, tu as ce qui est à toi. » Quand leur père a ce qui est à lui, que pourrait-il réclamer de plus?
Je ne veux pas supposer des monstres, des misérables capables de fournir « des aliments » à leurs parents tombés dans l'indigence et de s'abriter derrière la barrière glacée des définitions légales. Non, je suppose des enfants qui savent aller au delà de ce que les tribunaux exigent, mais qui restent en deçà de ce qu'exigent d'une commune voix la conscience et l'Évangile. Qu'ils sont à plaindre, et qu'on est à plaindre autour d'eux! Qu'il fait froid dans la maison qu'ils habitent! Les rapports y ont quelque chose de tendu et d'officiel ; on y évite tout sujet intime; sous une apparence quelquefois paisible, je ne vois là au fond que désunion et que froissements.
Et encore! Les froissements annoncent des coeurs qui n'ont pas cessé de battre, il y a de la ressource tant que nous souffrons ; mais l'heure vient où nous ne souffrons plus. Alors la maladie morale a achevé son oeuvre, la famille est morte. Et tout continue à marcher sans encombre, sans scandale; on se rencontre, les convenances sont observées, l'autorité paternelle a son libre jeu, on cause d'affaires, de politique, on est ensemble dans des termes excellents ; ces enfants sont parfaits; le monde les cite peut-être pour la régularité exquise de leurs procédés ; seulement ils ont oublié d'honorer leur père et leur mère.
Donnez-moi plutôt des maisons que la passion afflige de ses éclats, donnez-moi des conflits, des révoltes, des tempêtes ; mais ce calme plat de l'indifférence, cette tranquillité de cimetière, je ne vois rien de pis.

On blâme souvent et avec raison certains traits de la famille américaine. Pas plus qu'un autre, je l'ai déjà dit, je n'aime l'indépendance presque absolue qui y règne. Lorsque la jeune fille a son cercle à elle et ses jours de réception, lorsqu'elle choisit seule son époux, je proteste énergiquement ; toutefois, après avoir condamné le mauvais individualisme qui fausse de la sorte l'institution divine et donne aux parents aussi bien qu'aux enfants une situation qui ne devrait pas être la leur, je reconnais cependant que la sève évangélique circule là avec force. Il y a là en général de vraies tendresses et de vrais respects ; il y a le sentiment du devoir ; il y a, au travers d'erreurs graves, une vie puissante du coeur et de la foi. Ces gens-là honorent leur père et leur mère, la forme chez eux est plus compromise que le fond ; je crains que le contraire ne soit souvent vrai chez nous.
Il est bien beau ce mot - honorer ! Ni la soumission, ni le respect, ni la déférence ne parviennent à l'épuiser; pour comprendre sa vraie portée, il faut aller jusqu'au sentiment qu'exprime un autre mot: la piété filiale. La tendresse que nous inspirent notre père et notre mère n'est pas la première tendresse venue elle est pénétrée de reconnaissance et de confiance.
Nous avons besoin de nous confier. Eh bien, voici ceux qui nous ont tenus tout petits dans leurs bras, qui nous, ont aimés, supportés, gardés, protégés depuis que nous sommes au monde, ceux dont l'affection s'oublie toujours et ne nous oublie jamais. Ils savent ce que nous ignorons, ils ont l'expérience de la vie ; c'est notre privilège d'obéir à leurs ordres, de suivre leurs directions, de nous abandonner à leur conduite. Lorsqu'ils ont parlé, nous ne doutons pas est-ce qu'on doute de la parole de son père?

Quelque chose en nous nous dit que nous sommes chargés de les rendre heureux. « Que ton père et ta mère se réjouissent et que celle qui t'a engendré s'égaye. » Cette parole du livre des Proverbes sera comprise par le plus jeune enfant, et, arrivés près du terme de la vie, elle nous apparaîtra plus claire encore, et l'un des remords de notre vieillesse, ce sera d'avoir quelquefois affligé ceux dont nous devions être, la joie.
La piété filiale a encore un caractère que je ne voudrais pas omettre : elle s'humilie sans s'abaisser. Un fils confesse ses fautes, un fils demande pardon, et qui dira que sa dignité d'homme en soit compromise? Au contraire, il nous est bon de courber ainsi la tête. Dieu, qui sait de quoi nous sommes faits, a préparé ce moyen admirable de briser et d'assouplir notre orgueil, de donner une forme sensible en nous à la conscience souvent trop vague du péché. Qui n'a jamais imploré le pardon de son père ou de sa mère aura à apprendre un jour sous la rude discipline du monde ce qu'il n'a pas appris dans la famille.
Si la piété filiale a quelques devoirs pénibles à remplir (il le faut bien), que de joies elle a à recueillir aussi! Les relations qu'elle fonde entre deux générations sont tout simplement délicieuses.

Approchez-vous un moment de cette fille qui honore son père. Peu à peu leur tendresse s'est transformée, ils se sont liés, une sorte de passion charmante s'établit entre eux. Non-seulement ils sont heureux ensemble, mais ils se font du bien. Oui, la fille elle-même peut faire beaucoup de bien à son père ; il est des choses qui, dites par elle, trouveront le chemin de son coeur. Parfois les rôles semblent se modifier ainsi graduellement, il entre une sorte de douce protection dans l'amour de la fille, et cet amour n'a jamais été plus soumis, plus respectueux; il semble qu'il veuille se faire pardonner son usurpation involontaire.
Les fils et les mères ont aussi leurs grandes amitiés. Le fils ne saurait trouver une confidente plus sûre et plus sympathique. Les difficultés de sa carrière, les émotions naissantes de son coeur, ses échecs, ses succès, les troubles de sa jeunesse, il apporte tout à celle qu'il est certain de ne point lasser. Eue mère a toujours du temps pour son fils, sa patience est de celles qu'on n'épuise pas. Et comme elle comprend ! comme elle plaint! comme elle fortifie ! comme elle corrige et ramène avec douceur ! En s'approchant d'elle son fils devient meilleur ; là ses sentiments se purifient, certaines pensées s'enfuient effrayées et n'osent pas même se produire, sa conscience s'éveille; il retrouve là ce qui s'émousse aisément ailleurs, la sainte délicatesse des impressions.

Quant aux intimités des filles et des mères, c'est tout un univers réservé où je n'ose mettre le pied. Ce que j'ai entrevu suffit à me faire comprendre que ces deux âmes, lorsqu'elles se sont unies à un lien étroit, lorsque l'attrait est venu s'ajouter au devoir, entrent dans des rapports dont le charme est infini. Entre cette vie qui commence et cette vie qui s'achève, entre cette expérience et cette candeur, il y a un monde d'idées et de sentiments à échanger. Je me rappelle une mère et une fille que j'ai vues longtemps s'asseoir chaque dimanche et toujours à la même place sur les bancs de l'église où j'allais entendre la prédication de l'Évangile ; je n'ai jamais su leur nom, je ne connais d'elles que les regards qu'elles échangeaient; et c'était assez, on sentait qu'elles vivaient l'une dans l'autre et l'une pour l'autre. Sous la sobre distinction de leurs vêtements de deuil on devinait la saine élégance et la grâce; mais ce qu'on devinait surtout, c'était leur tendresse. Laquelle protégeait l'autre? En vérité je n'ose le dire, tant il y avait de sollicitude presque maternelle dans les yeux de la plus jeune, quand elle contemplait sa mère à son insu.

Les fils et les pères s'aiment autrement; ils ne s'aiment pas moins. Si le père que nous vénérons consent à devenir notre ami, nous nous avançons dans la vie appuyés sur une forte main. Ici les effusions sont plus rares, d'homme à homme on se raconte peu; n'importe, on se touche de partout; les chemins où le fils est engagé, le père les a parcourus ; il a rencontré ces tentations, ces obstacles, il sait où seront les forces et les secours. Et à mesure qu'ils avancent, leurs relations s'attendrissent en quelque sorte; ils se resserrent l'un contre l'autre au pied de leur Dieu, le temps des caresses vient. Hélas, le temps de la séparation vient aussi. Il se fait alors un déchirement dans notre vie. Où est-il ce beau front vénéré sur lequel nos lèvres se posaient avec tant de bonheur? Où est-il celui qui nous chérissait, qui nous grondait, qui nous guidait, qui nous gardait? Il est là-haut, près du Sauveur en qui il a cru, au céleste rendez-vous de la famille.
Si nous interrogeons nos souvenirs de jeunesse, les images de notre père et de notre mère ne nous apparaîtront pas seules ; à côté d'eux se montreront d'autres figures non moins respectées. Qui nous a donné notre premier habit, ce bel habit rouge dont nos cinq ans étaient si fiers? Un grand-père heureux de revivre en nous et rêvant déjà pour nous une carrière semblable à la sienne, des coups de sabre peut-être et des charges de cavalerie. Qui préparait avec tant de soin pour nous ces surprises du nouvel an, toujours trahies par la vieille gouvernante, toujours contemplées en secret pendant les derniers jours de décembre, et produisant toujours le premier janvier l'effet d'une surprise véritable? Une bonne grand'mère « honorée » par tous ses petits-enfants.
Je ne veux pas esquiver les difficultés du sujet. Il est de tristes familles, où le devoir d'honorer les parents parait être d'un accomplissement malaisé. Tous les pères ne sont pas vénérables, toutes les mères ne sont pas dévouées; que faut-il faire alors? Le commandement subsiste, il ne comporte aucune exception. Je vais plus loin, notre conscience nous dit qu'aucune exception n'est possible et que le jour où nous cesserions d'honorer notre père ou notre mère, quels qu'ils soient, nous serions coupables. En doutez-vous ? Examinons.

Certains parents ont le caractère difficile. Excellents d'ailleurs, ils sont grondeurs, emportés, enclins à l'inquiétude, tombant sans cesse dans le noir, mélancoliques, nerveux, comme on s'exprime aujourd'hui. Auprès d'eux la vie n'est pas toujours gaie, notre devoir d'enfants n'est pas facile. Mais ne sommes-nous appelés qu'aux devoirs faciles? S'il devient nécessaire de supporter un peu ceux qui nous ont supportés beaucoup, si nous sommes chargés de mettre le bonheur, le calme, les rapports aimables dans la maison, la tâche est belle, avec le secours de Dieu nous en viendrons à bout. Et qui sait? ces âmes inégales et orageuses finiront peut-être par chercher, par trouver la paix ; peut-être des affections profondes se développeront-elles alors, le devoir accompli fait de ces miracles. Lorsque les souffles rafraîchissants arrivent toujours du même côté, la famille est pour ainsi dire forcée de se tourner vers ce côté-là et d'aimer puissamment qui lui rend la vie.
Honorer les parents difficiles et nerveux, c'est tout simple; mais les parents indifférents! Et il y en a, ne nous faisons point d'illusion. Tel père aura pour intérêt principal ses affaires, sa carrière, son ambition, ou simplement ses habitudes. Il ne sera pas sans affection pour ses enfants; non, seulement cela sonne sec et creux. Entrez chez lui, vous n'y surprendrez pas une caresse, une expansion, un clan du coeur; en y vit en étrangers les uns à côté des autres. Eh bien, il s'agit d'honorer ce père-là, il s'agit d'avoir pour lui de la tendresse et du respect. Tout naturellement, dans la naïveté de sa confiance filiale, un enfant bien-né ne voit pas le mal qui est chez son père, l'idée de son indifférence ne saurait même l'aborder, il croit à sa tendresse, Que plus tard, à mesure qu'il apprend à se rendre compte, quelques déceptions cruelles se fassent sentir, je ne le nie pas, mais j'espère qu'alors il aura mieux saisi ses obligations de fils, il saura mieux à qui il peut s'adresser pour obtenir les moyens de vaincre. Car il ne lui faut rien moins qu'une victoire; il ne sera satisfait, le pauvre enfant, que lorsqu'il aura gagné son père à force de l'aimer.

Il est enfin une situation encore plus digne de pitié. Comment ceux qui ont de mauvais parents, des parents corrompus, scandaleux, s'y prendront-ils pour lu, honorer! - Comment? Ils commenceront par ne pas croire au mal; il y a chez les enfants une puissance incalculable de respect. Puis ils feront comme Sem et Japhet, ils couvriront leur père en marchant à reculons. Le vice d'un père ne se voit pas; les yeux se ferment d'eux-mêmes, plutôt que de constater certaines choses. Que des enfants soient contraints de les voir, il s'établira en eux une lutte bien douloureuse. Leur respect aura à se défendre ; il se défendra, et il trouvera moyen de l'emporter; obstinés dans leur piété filiale, ils ne renonceront jamais, non jamais, à honorer celui pour lequel leur âme se fondra en supplications et en prières.
Il va sans dire, au reste, que l'obéissance a ses limites; ses limites sont notre conscience et notre foi. Il est des résistances respectueuses; bien plus, il est parfois une émancipation qui s'accomplit forcément, par la nécessité d'échapper à des influences funestes. Quelle souffrance! L'enfant se pardonne à peine d'avoir dit non à son père ou à sa mère; il faut, il faut absolument que cet état contre nature ait un terme ; il a besoin de donner en amour ce. a été forcé de refuser en soumission.
Telle est la piété filiale dans ses crises héroïques. Grâce à Dieu, elle n'est pas souvent soumise à de pareilles épreuves. Il fait bon, après avoir considéré un instant des familles ravagées par le vice, reposer nos yeux en admirant celles qui vivent d'une vie saine et conforme à l'Évangile. Vous les connaissez ces maisons où, naturellement et sans exigences, le père et la mère ont leur place, une place à part. Là, on le sent, tout est dans l'ordre; or, l'ordre est une des conditions du bonheur.

L'ordre serait compromis, si nous institutions outre mesure sur le bien que les enfants ont à accomplir dans la famille. On s'arrête aujourd'hui avec complaisance à ce côté du sujet; M. Legouvé écrit L'éducation d'un père; on aime à voir comment une jeune fille le, par exemple, peut, à force de tendresse aimablement protectrice, ramener au droit chemin celui qui aurait dû l'y guider elle-même.
Je ne prétends pas que cela n'arrive jamais, ce serait contredire ce que j'ai écrit tout à l'heure; je prétends que la mission bienfaisante des enfants sera d'autant plus utile qu'elle sera plus discrète. Il importe qu'ils n'en aient pas conscience ; l'enfant qui sait qu'il protège ou surveille ses parents, qu'il les évangélise, qu'il est chargé de leur faire du bien, se trouve dans une position fausse et dangereuse. Que cette position soit acceptée lorsque les circonstances en font par malheur une nécessité évidente, je le conçois - mais qu'on aille la chercher, qu'on érige les enfants en instituteurs habituels de leur père et de leur mère, je ne saurais assez protester contre une pareille tendance.
Vous souvenez-vous de cette horrible police de petits espions que Savonarole avait un jour déchaînée sur Florence? J'en suis fâché pour la mémoire d'un homme qui, sans m'inspirer une sympathie absolue, me semble par bien des côtés mériter notre respect, peu d'inventions ont été aussi détestables et aussi subversives. Figurez-vous ce que devenait la famille, lorsqu'elle avait ainsi pour inquisiteurs ceux-là mêmes qui auraient dû s'y montrer le plus soumis et y occuper le plus humble rang! Comme ils devaient « honorer » leur père et leur mère, ces enfants ardents à les dénoncer, à les dépouiller! Comme ils devaient croître en obéissance et en grâce, ces jeunes malheureux chargés des intérêts de la république et de ceux de la religion!
Les enfants qui sont bien enfants, qui se tiennent à leur place d'enfants, sont les seuls qui fassent du bien et qui donnent de la joie. Au fait, leur meilleure manière de donner, c'est de recevoir. Il n'est pas certes inutile à ses parents, celui qui s'abrite sous leur aile et qui profite de leurs conseils; sa soumission empressée, sa confiance joyeuse lui gagnent les coeurs; on se sent désarme contre son influence involontaire et naïve.
Ces influences-là peuvent être grandes ; Dieu seul sait tout ce qui s'opère ici-bas par le moyen des braves enfants. Mais à quel signe les braves enfants se reconnaissent-ils? Ils sentent leur faiblesse et réclament l'appui dont ils ont besoin.

C'est un beau temps, c'est aussi un rude temps que celui de la jeunesse. Les tentations y abondent. Il y a celles des enfants et celles des adolescents, il y a celles des jeunes gens et celles des jeunes filles. Dans ces âmes ouvertes à tout, le mal fait de partout invasion. Une foule d'émotions diverses bouillonnent confusément au fond de ces coeurs ; les unes viennent du dedans, les autres ont été rapportées du dehors.

D'étranges questions se posent ; l'imagination se donne carrière; des ambitions, des jalousies, des révoltes, des orgueils inouïs se mettent à fermenter; des passions inconnues, innommées, font déjà pressentir leur influence; tantôt grossières, tantôt subtiles, selon le milieu où les enfants se trouvent plongés, les sollicitations corruptrices les assiègent.
Il en est toujours ainsi, même quand il semble que rien de souillé ne vient se mêler à la vie de nos enfants. Que personne ne chante victoire ! Les privilégiés qui ont grandi dans une atmosphère de foi et de pureté, dont l'âme simple n'a connu que le calme, qui n'ont eu à lutter ni contre le doute ni contre la passion, ont aussi leurs dangers à courir. Quelquefois c'est leur sécurité qui fait leur péril : ils croient en eux, ils estiment très-haut leur force morale et leur vertu, ils jugent sans miséricorde les chutes d'autrui. Ces enfants impeccables sont des enfants chez qui tout est à faire encore; l'oeuvre du changement du coeur n'est pas commencée. Beau mérite de n'avoir pas été vaincus par des ennemis qu'ils n'ont pas eu à combattre ! Hais les ennemis paraîtront un jour, un jour l'existence de serre chaude cessera, il faudra respirer l'air libre, affronter les contacts brutaux ; aucune âme n'est dispensée de la lutte, aucune n'est mise une fois pour toutes à l'abri des assauts du monde.
Et c'est ici que le devoir des enfants se montre dans sa beauté. Si c'est le devoir des parents d'élever, c'est aussi, on l'oublie trop, c'est aussi le devoir des enfants de se laisser élever. Celui qui se tient loin, méfiant, revêche, n'honore pas son père et sa mère; parmi les sentiments que suppose le mot « honorer » l'ouverture de coeur occupe une des premières places.
Dés le plus jeune âge, le coeur est appelé à s'ouvrir. Il est sans doute des caractères naturellement expansifs et il en est qui sont naturellement fermées, je ne prétends pas que ces différences puissent en général disparaître ; mais si les dispositions diffèrent, le devoir est le même; or, n'allons pas confondre les questions de goût et les questions de devoir. Nous n'y sommes que trop portés : quand nous avons établi que tel enfant n'a pas telle inclination, nous croyons avoir tout dit. - Il ne l'a pas? Il faut qu'il la prenne; nos obligations subsistent, qu'elles nous soient agréables ou non. Tant mieux pour nous, lorsque çà et là l'obligation et l'inclination coïncident; cela arrive sur certains points, jamais sur tous. Or, alors même qu'elles s'accordent, elles ne se confondent pas, le devoir reste devoir, et il importe que nous l'accomplissions comme tel.

Un enfant ne saurait commencer trop tôt à penser tout haut. Ses chagrins, ses bonheurs, il les porte à son père et à sa mère, il ne cesse de leur poser des questions. Parlez-moi de ces enfants qui interrogent beaucoup, qui disent tout, dont le candide visage exprime une confiance sans limite ! Ils regardent droit devant eux, ils n'ont ni ces yeux baissés ni cet air en dessous, passez-moi le terme, qui annoncent des habitudes de dissimulation précoce. Chez eux il n'y a que franchise, loyauté, sécurité filiale. Pourquoi cacheraient-ils quelque chose? On les aime si tendrement ! La ruse, cette lèpre, ne s'approche pas d'eux ; la mauvaise crainte ne les trouble pas. Heureux et joyeux, ils respirent à l'aise auprès du foyer. Voilà la vraie éducation, à ses débuts.
L'enfant va devenir un jeune homme. Le devoir alors aura-t-il changé? Non certes. Jamais, au contraire, l'ouverture de coeur n'aura eu un rôle plus important à remplir. Un jeune homme qui s'isole des siens est d'ordinaire un jeune homme perdu. Se tenir près de son Dieu d'abord, près de ses parents ensuite, telle est la consigne du jeune homme; s'il la suit, Il sera secouru dans le combat.
Que lui faut-il, en effet? D'abord une indulgente tendresse, qui accueille ses confidences, qui comprenne ses difficultés, qui entre dans ses peines. Il lui faut aussi de mâles conseils, qui ne lui permettent pas de confondre le bien et le mal. Il lui faut la vérité, la vérité telle que ceux qui aiment savent la dire. Il lui faut, à l'heure des désenchantements, lorsqu'il est tenté de s'aigrir, une main douce qui le ramène. Il lui faut enfin ce bien-être moral que donne la famille, qui fait qu'on s'y plaît, qu'on y revient, qu'on ne s'y sent jamais seul.
Lorsqu'un jeune homme tient son coeur fermé, il cesse d'aimer la maison paternelle. Qu'y ferait-il? Il n'a rien à dire et rien à entendre, rien à recevoir et rien à donner, le contact des âmes n'existe plus. L'obéissance passive, le respect extérieur n'empêchent pas qu'il n'ait renoncé à « honorer » ses parents ; la séparation est déjà un fait accompli.
Et de fait, il se sépare. Il va chercher ailleurs, dans les cafés ou dans les clubs, de déplorables distractions. Suivez-le maintenant : sa déchéance se montre à un premier signe, bien plus grave qu'on ne le croit, le sans-gène. Comme il n'a plus que des camarades, il se néglige. Il perd l'habitude de la bonne compagnie; il lui répugne de faire des frais, de s'imposer un effort quelconque. Tantôt c'est l'effort de la tenue morale qui lui répugne, tantôt c'est simplement celui de la toilette. Qu'il aboutisse à l'élégance de mauvais goût ou au genre débraillé, il n'importe guère; entre les gens comme il faut et lui une barrière s'élève, toujours plus haute et plus difficile à franchir. Au milieu de sa propre famille, il se sent gêné, blâmé, surveillé; l'accord des idées et des sentiments est rompu. Quelle attitude avoir? Quelle langage tenir? Le délicieux abandon des fils lui est inconnu ; je dis plus, il lui ferait peur. Il a conquis son indépendance, et il y tient; il ne saurait que faire à présent de l'intimité. Les convenances, à la bonne heure; le respect, oui, et la tendresse en gros, et l'obéissance à longues échéances, et le dévouement des grandes occasions.

Arrivent les désordres et peut-être les scandales. Comment s'en étonner? Le lien de famille n'existe plus, l'isolement s'est fait. Quand nos amis ne sont plus là-dedans, sous le toit paternel, nous les cherchons dehors; et quels amis! Quand la bonne vie du foyer est interrompue, nous nous en arrangeons une autre; et quelle vie ! Il n'y a pour nous qu'un gardien sûr, après Dieu : c'est la famille, la famille acceptée, aimée, la famille confidente, la famille asile, la famille force et réconfort. Qui ne la veut qu'à demi, la perd en entier; qui l'exclut des petites choses, ne l'aura pas pour les grandes. Si elle n'entre pas dans nos habitudes, elle n'est rien.

Les jeunes filles, elles aussi, peuvent manquer au devoir d'ouvrir leur coeur. Ce qui se passe alors, nul ne l'ignore. Bien qu'elles n'aient pas comme leurs frères la ressource des clubs et des cafés, elles n'en perdent pas moins le goût du vrai bonheur. Elles courent après les distractions extérieures : donnez-leur des réunions, des parties de plaisir, fournissez-leur le moyen de varier et de méditer leur toilette; trouvez-leur des amies; sans amies elles ne sauraient que devenir, car elles s'ennuient au logis.
Le danger est sérieux alors, vous pouvez m'en croire. Chez quelques-unes, que leur situation expose, les chutes auront parfois une gravité effrayante; chez d'autres, qui sont à l'abri et qui ne valent pas mieux, il n'y aura qu'un développement de l'égoïsme, de la sécheresse, de la coquetterie, de la légèreté. Ah, pourquoi, dès leur tendre enfance, ne leur avez-vous pas fait une obligation de ce qui devait faire plus tard leur sûreté et leur joie? Pourquoi avoir pris son parti de leurs ruses, de leurs dissimulations, de leur répugnance a se confier! Pourquoi n'avoir pas exigé? Le devoir aurait triomphé de l'inclination naturelle ; il l'aurait transformée ; elles auraient appris à aimer la bonne vie de famille.
Celte bonne vie, je ne saurais assez le redire, s'offre aux pauvres aussi bien qu'aux riches. Nos livres ont en général un très-grand défaut : ils réservent aux classes aisées certaines délicatesses du coeur. Il semble que chez les ouvriers et chez les paysans tout doive être grossier. Lorsque nous voulons nous représenter, par exemple, des fils et des filles consultant avec respect l'expérience de leurs parents, des pères et des mères accueillant ces confidences, nous nous transportons presque toujours par la pensée dans un milieu d'élégance et de loisir. Nous penchons à croire que les familles occupées n'ont pas le temps d'entrer dans de semblables détails ; c'est à nos yeux comme un superflu dont se préoccupent peu ceux qui ont à peine le nécessaire.
Eh bien, l'erreur est grande: d'abord parce que ce prétendu superflu est nécessaire au premier chef, et que les vraies familles, si pauvres soient-elles, ne s'y trompent pas ; ensuite parce que les moeurs élégantes et les vies de loisir sont loin de marcher toujours avec la supériorité morale. Au contraire, c'est de ce côté-là trop souvent que nous rencontrons la grossièreté ; trop souvent on s'y contente des plaisirs de convention, on s'y arrange d'une existence toute factice, encombrée de faux devoirs et de faux bonheurs, on y éprouve peu le besoin des joies délicates, on s'y passe des intimités du mariage et de la famille.

Je ne prétends pas que tout soit parfait chez les paysans et chez les ouvriers; j'ai vécu au village, je n'écrirai donc pas une idylle. Mais je soutiens que le mal qui y est grand et qui y prend des formes choquantes, n'est cependant pas tel qu'on le dit. Les mères du village ne s'entretiendront pas sans doute aussi longuement que le ferait telle dame avec un fils, avec une fille qui ont des confidences à faire et des conseils à demander; cependant elles les écouteront, et de grand coeur. Elles sauront, au besoin, les ramener, les encourager, les consoler. Il ne faut pas croire qu'on ne pleure pas au village, que les bonnes sympathies y soient inconnues, qu'on ne s'y émeuve pas à la pensée du chagrin d'un enfant ou de son péril, que les tendresses, pour s'exprimer moins peut-être, y soient moins profondes, qu'il y fasse moins chaud autour du foyer.

Après les devoirs envers les parents viennent se placer ceux envers les frères et les soeurs. Je dis les devoirs, car Ici encore il importe de maintenir cette notion fondamentale. - Le plus souvent on ne parle que sentiment. Il en est peu qui aient autant de charme et de douceur que celui-ci; il en est peu qui nous fassent autant de bien et nous donnent autant de joie. Je ne fais pas fi du sentiment, tant s'en faut; je pense même qu'ici le sentiment est un devoir, que notre devoir séparé du sentiment ne serait plus le devoir.
Mais le sentiment séparé du devoir, que deviendrait-il? Conservât-il toute sa puissance, il perdrait quelque chose de sa sainteté. Nous n'aimons certes pas moins notre père parce que nous savons que nous devons l'aimer; nous l'aimons autrement, nous l'aimons mieux.
Il en sera de même pour notre frère ou notre soeur.
Nous les aimerons mieux, et nous serons gardés contre les dangers qui menacent sans cesse l'affection lorsqu'elle est seule.
Qu'on ne s'indigne pas ; j'ai pesé mes paroles et elles sont vraies. D'où vient qu'il y a tant de frères désunis ou presque étrangers les uns aux autres ? L'explication est bien simple : si les relations des frères entre eux ne reposent que sur l'inclination, il arrive naturellement que, l'inclination s'affaiblissant, les relations s'en vont aussi. Or, il ne manque, pas de circonstances dans la vie qui peuvent porter atteinte à l'inclination, lorsqu'elle n'a pas sur elle la forte cuirasse du devoir. Les divergences d'opinion, les oppositions de caractère, les conflits d'intérêt, les malentendus, moins que cela, le simple fait de l'éloignement matériel, les difficultés de se voir et de s'écrire, l'influence des familles où l'on est entré par le mariage, l'action du temps, de l'âge, que sais-je des habitudes, en faut-il davantage pour transformer peu à peu une vive amitié d'enfance en une sympathie glacée qui tient à peine sa place dans le coeur?

C'est affreux, cela, et cependant les choses se passent de la sorte; si, grâce à Dieu, les frères ennemis sont rares, les frères presque indifférents ne le sont pas. On s'est éloignés, toujours, toujours plus, et le moment est venu où l'on s'est presque perdus de vue. Une certaine affection subsiste, on aura du chagrin en apprenant qu'un frère est malade, on pleurera sincèrement sa mort; mais est-ce assez? Ah, prenons-y garde, rien de bon ne se maintient sans effort, nous ne conservons que ce que nous prenons la peine de défendre. Dans notre mollesse sentimentale, nous aimons à compter sur nos bons instincts, nous nous fions à notre coeur, il nous semble que ce serait lui faire injure que de l'affermir par le devoir, et il en résulte d'ordinaire que notre coeur se dessèche et s'appauvrit.
Je voudrais indiquer plus nettement les dangers qui menacent l'affection fraternelle et dont il s'agit de la préserver.

Même aux années de la première jeunesse, les enfants réunis sous le toit paternel peuvent ne pas s'aimer comme ils le devraient. Il y a souvent là des querelles, des jalousies, des incompatibilités d'humeurs, qui viennent de naître et ne demandent qu'à se développer. Il dépend du père et de la mère de ne pas tolérer ces choses. Les enfants comprendront qu'elles sont coupables, odieuses, et qu'il faut qu'elles cessent.
C'est un moment décisif : si la liaison ne s'établit pas avant que le nid soit dispersé, il est probable qu'elle demeurera toujours imparfaite. Serrés autour de leur mère, respirant ensemble l'air de la famille, les frères et les soeurs apprennent à se chérir. Ils s'entr'aident, ils se sentent unis de partout, ils ont les mêmes jeux, les mêmes études, les mêmes camarades, les mêmes joies, les mêmes indignations ; en dépit des frottements inévitables, leur unité se manifeste de plus en plus. Et au sein de cette unité apparaissent des intimités particulières; ceux que l'âge rapproche, ceux dont les goûts ont des rapports, s'adoptent en quelque sorte. On voit poindre des générosités, des dévouements chevaleresques. Dans les maisons où les enfants connaissent leurs devoirs et où la vieille bible est chaque jour ouverte avec respect, il se forme des frères et des soeurs dont l'affection réciproque a déjà une singulière noblesse et serait capable d'héroïsme.

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