Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE QUATRIÈME

LES DEVOIRS DES ENFANTS

suite

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Elle leur sera bien nécessaire plus tard! L'heure de la dispersion a sonné; la nichée s'en va de droite et de gauche, chaque oiseau va avoir son nid. Première crise que traversent les frères et les soeurs. Mariés, formant autant de familles nouvelles, ils seront tentés de laisser se relâcher un peu les liens formés dans l'ancienne famille. Oui, cette tentation se présentera sans qu'ils le veuillent, sans qu'ils le sachent, et le seul moyen de la vaincre ce sera, vous pouvez m'en croire, de considérer l'affection fraternelle comme un devoir.
Ce devoir, très-doux, est aussi très-fort; et il faudra qu'il le soit pour repousser les atteintes que la vie, telle qu'elle est faite, ne tardera pas à diriger contre notre coeur. J'ai parlé de la première crise que nous avons eu à traverser; la seconde arrive d'ordinaire lorsque l'ancienne famille achève de disparaître. Le dernier survivant de nos parents nous a quittés à son tour, nous n'avons plus personne au-dessus de nous, ce qui unissait encore les frères et les soeurs semble se retirer, la maison où ils sont nés, où ils ont grandi, s'est fermée peut-être, en tous cas et sauf des exceptions fort rares, elle n'est plus leur maison, désormais elle appartient à l'un d'eux seulement, le centre commun et visible cesse d'être là pour les rassembler.
Le coup est plus rude qu'on ne l'imagine. Il faut alors serrer les rangs, il faut mettre sa volonté et son énergie à maintenir les liens d'abord, et aussi quelques habitudes.

C'est précisément alors que surgissent parfois d'abominables questions d'intérêt. L'ouverture d'un testament peut remuer, hélas, les lies du coeur; non-seulement on peut se croire maltraité, mais on peut se sentir blessé. Et que nul ne se suppose à l'abri des impressions de cette nature. Il s'agit de prendre à deux mains son affection fraternelle, il s'agit d'agir en frère, dans la complète acception de ce mot. Avant tout, la paix; avant tout, l'amitié ; aucun nuage ne doit la voiler un seul instant. Entre vrais frères, il n'y a que des combats de générosité. Entre vrais frères, un partage est l'affaire de deux heures de temps ; ils l'opèrent eux-mêmes, sans intervention des tiers, à leur pleine satisfaction mutuelle. Il est doux. de se confier ainsi, de se sentir l'obligé d'un frère, d'être reconnaissant. Si vous consultiez deux frères dignes de ce nom, vous découvririez que chacun d'eux est profondément convaincu que l'autre lui a rendu bien plus de services qu'il ne lui en a rendu lui-même.
Mais ce que l'intérêt n'a pu faire, les divergences d'opinion le feront peut-être. Il est rare que deux frères soient du même avis sur tous les points. Et rien ne les y oblige d'ailleurs : l'essentiel est précisément de ne pas exercer de tyrannie à cet égard, d'user de sa liberté et de respecter celle d'autrui. Il arrive ainsi qu'on s'aime beaucoup sans penser toujours de même ; bien mieux, il arrive souvent qu'on se rapproche peu à peu et qu'on finit par se trouver d'accord. Toutefois la tentation de peser sur un frère est forte ; on s'irrite volontiers des contradictions. Nous sommes despotes de notre nature : an nom d'un principe prétendu, nous exigerons, qui sait? l'unité des convictions de la famille. Et en l'exigeant, nous la ruinerons, car parmi les causes de refroidissement aucune n'agit avec autant de force que la susceptibilité des uns mise en jeu par le ton doctoral des autres. Entre frères gardons-nous de professer ; si le devoir de veiller sur le trésor de l'affection nous préoccupe, nous ne ferons la leçon à personne.
Il y a en effet une grande égalité à la base des relations fraternelles. Quoiqu'il soit bon de maintenir la hiérarchie naturelle et de tenir compte de la différence d'âge, aucun frère n'a le droit de commander ou même de gourmander. Les usurpations en pareille matière sont pleines de péril, et plus d'une famille a été désunie par le seul fait d'un de ses membres qui affichait la supériorité. Savez-vous à quel signe se montre la supériorité véritable? À la bonté, au respect des convictions d'autrui, à la simplicité de coeur, à l'esprit pacifique et modeste, au soin vigilant d'écarter ce qui ébranlerait l'affection, au libéralisme des moeurs, si j'ose m'exprimer ainsi.

Ce n'est qu'à la condition de respecter en plein l'égalité, qu'on peut faire sa juste part au droit d'aînesse. Le lecteur devine bien ce que j'entends par là : je ne pense certes ni à une part plus grande d'héritage, ni à une autorité, ni à un privilège quel qu'il soit; en ma qualité d'aîné, j'en ai horreur. Je pense à la simple déférence due à celui qui occupe en vertu de son âge la position honorifique de chef de la famille. Ceci est une question de bon ordre, qui a sa valeur : dans la vie collective, dans les démarches faites au nom de tous, l'initiative doit appartenir à quelqu'un. Le maintien des rangs établis par l'âge ne nuira point, qu'on en soit convaincu, à l'attachement mutuel des soeurs et des frères.
Cet attachement a, nous l'avons vu, d'autres dangers à courir. Le plus ordinaire résulte tout simplement de la dispersion. À la distance où l'on se trouve, il devient difficile de se voir beaucoup, chacun a ses occupations; à mesure qu'on avance dans la vie, les déplacements se font moins aisés. Ceci est une pente glissante où l'on est exposé à glisser fort loin.
N'exagérons rien sans doute et ne surchargeons pas de devoirs artificiels nos épaules, qui fléchissent déjà sous le poids des vrais devoirs. Nous avons un établissement, un centre d'activité; Dieu ne nous appelle pas à nous en écarter sans cesse ; nous sommes chez nous quelque part, il est naturel que nous y vivions. Mais il ne faut pas que le lien de frères en souffre ; c'est à nous d'y veiller. Que ferons nous? Nous établirons entre nous une correspondance qui maintiendra le contact; nous ne prendrons pas notre parti de ne plus nous voir, et nous trouverons moyen de surmonter les obstacles; nous conserverons précieusement la confiance, la bonne grâce, les préventions aimables, les rapports faciles et doux; nous ne permettrons pas à nos enfants de négliger ceux qu'ils peuvent visiter plus facilement que nous ; enfin nous saurons toujours nous entr'aider. Aux heures de l'épreuve, nous serons là, nos sympathies et nos services seront là. Notre frère ne cessera pas de compter sur nous, et nous ne cesserons pas de compter sur lui. Nous appuierons ses démarches, nous prendrons ses affaires à coeur; il se dira jusqu'à son dernier jour : Quel ami j'ai dans mon frère !

De telles affections, où l'inclination et le devoir marchent; ensemble, où le coeur et la conscience sont d'accord, peuvent défier les divers périls que je viens de rappeler, les conflits d'opinion et d'intérêt, les susceptibilités de caractère, la dispersion de la famille, les années, l'éloignement, les mille obstacles qui viennent se mettre à la traverse. Quoi qu'il advienne, on ne laisse pas aller de tels amis; on ne le doit pas, on ne le veut pas, on ne le peut pas. N'avons-nous pas d'ailleurs un moyen d'action dont la puissance est incalculable? Si chaque soir et chaque matin, en nous mettant à genoux, nous recommandons à Dieu ces bien-aimés, soyons tranquilles, l'attachement ne saurait périr. Cette douce revue journalière renouvelle et rajeunit sans cesse notre tendresse; nous nous sentons tous unis sous le regard du Père céleste; les distances s'effacent, les petits griefs s'en vont, la vraie famille nous apparaît inséparable, éternelle, en marche vers les belles demeures où elle doit se retrouver un jour, sans avoir perdu un seul de ses membres au milieu des souffrances, des chutes et des dangers de la route.

Les dangers ! On me reprochera peut-être d'y avoir insisté outre mesure. Je l'ai fait de propos délibéré après avoir vu de mes yeux le relâchement des liens fraternels. Le sentiment fléchissait, j'ai invoqué te devoir. Est-ce à dire cependant que je me refuserai la joie de présenter aussi le côté charmant du sujet qui nous occupe? Il y a des frères dignes de ce nom; je le sais, grâce à Dieu, mieux que personne. Qui n'a rencontré quelqu'une de ces amitiés touchantes, inébranlables, pénétrées d'une confiance absolue, croissant avec l'expérience de la vie, toujours prêtes pour toutes les circonstances faciles ou difficiles, heureuses ou malheureuses? Après la tendresse unique des époux, après la tendresse exceptionnelle des parents et des enfants; celle des frères a sa place marquée ici-bas; elle aussi, elle est une source jaillissante de joie et de force.
Suivez des yeux deux enfants, un frère aîné et sa jeune soeur : le petit garçon protège avec passion celle qui se trouve placée sous sa garde ; son affection le grandit, le voilà homme. Et si les rôles sont transposés, si c'est la soeur qui est l'aînée, comme elle protège à son tour 1 comme elle guide, et conseille, et dirige, et reprend maternellement ! Sont-ils à peu près du même âge, ils se lieront de plus en plus, ils se feront de mutuelles confidences; relations saintes et douces, qui leur sont bonnes à tous deux et qui les aideront à franchir plus d'un défilé périlleux.
La mission des aînés peut devenir bien belle, lorsque la famille est éprouvée, soit par la gêne, soit par la mort de ses chefs naturels. Alors on voit apparaître un jeune père ou une jeune mère. Voici un frère aîné qui devient l'instituteur des plus jeunes, qui gouverne la maison, qui apprend les affaires, qui se fait prudent, expérimenté, parce qu'il se sent responsable. Un autre travaille, épuise ses forces : ne faut-il pas nourrir d'abord, et puis établir ses soeurs ?
Les soeurs aînées savent aussi remplir leur difficile devoir. Il est sous d'humbles toits des dévouements ignorés qui nous pénètrent de respect lorsque nous en surprenons le secret. Braves filles, elles ont à subvenir à tant de besoins! Leur tâche est lourde; elles ne s'en plaindront pas ; s'oubliant elles-mêmes, elles dépenseront sans regret leurs belles années. Mais aussi, comme on les aime ! comme on leur obéit ! Et quels liens se forment entre la jeune mère et sa famille !
J'aurais encore beaucoup de choses à dire, mais le lecteur n'aime pas qu'on lui dise tout, et il a raison.
Laissons donc les devoirs et les privilèges des frères; chacun complétera aisément l'esquisse commencée.
Ces patronages naturels, ces jeunes gens qui entrent dans la vie, appuyés l'un sur l'autre, le coeur plein de douces confiances et de préventions charmantes, qui ne les connaît? Je n'ai donc garde d'insister.
Un enfant a aussi des devoirs à remplir envers tel parent qui n'est ni son père, ni sa mère, ni son frère, ni sa soeur. Il en a envers les amis de ses parents. Il en a, de très-sérieux, envers les domestiques. Et à côté de chacun de ces devoirs, Dieu a placé des joies. Si j'avais l'imprudence d'écrire un ouvrage spécial sur l'éducation, j'entrerais dans les détails; pour le but que je me propose, ce que j'ai dit suffira.
Mais, je l'ai annoncé, il est un trait de la vie des enfants au sein de la famille que j'ai l'intention de signaler avec vigueur, à cause de son extrême importance : il faut qu'ils soient jeunes.
Il le faut, c'est un devoir. Un enfant qui se fait vieux vaut l'heure, qui ne met point de gaîté dans le logis qui s'abandonne à son humeur sombre ou soucieuse, mérite d'être averti et repris. Qu'on ne s'écrie pas; c'est sa nature ! Nous sommes chargés ici-bas de modifier notre nature, et la jeunesse est précisément l'époque où s'opère surtout un tel changement. La diversité des caractères subsistera sans doute et l'on n'exigera pas de tous les enfants le même entrain, les mêmes explosions ; tous sauront seulement qu'ils ont à travailler sur eux-mêmes, et leur travail ne sera pas sans fruit.
Il ne s'agit pas d'obtenir des gaîtés de commande.
Avant tout, que l'enfant soit vrai, simple, qu'il ne vise pas à l'effet, qu'il n'exprime pas autre chose que ce qu'il sent. - Comment donc les vieillesses précoces seront-elles combattues? En remontant à la cause. Or, la cause ici, c'est l'égoïsme.
À tout âge, les égoïstes sont volontiers moroses.
Les yeux incessamment fixés sur eux-mêmes, s'abandonnant en esclaves à leurs impressions, dé. pourvus de l'énergie qui réagit, lis n'ont jamais qu'une demi-vie. Leur gaîté, quand ils adoptent ce genre, n'est qu'un rôle, une superficie ; n'allez pas regarder ce qu'il y a là-dessous.

Disons-le, des chagrins réels peuvent expliquer la fatigue morale chez les hommes faits ; les enfants, eux, n'ont pas encore assez connu les déceptions de l'existence pour qu'il leur soit permis de renoncer ainsi à la lutte. Les moins gais auront des élans, des saillies de jeunesse, si un détestable égoïsme n'est venu détendre les ressorts de leur âme. Oh, quand notre faiblesse a laissé cet ennemi s'installer chez nos enfants, quand eux-mêmes ne se sentent pas tenus de le combattre, une oeuvre de destruction s'accomplit. Peu à peu, la vigueur s'en va, les générosités natives s'effacent, l'habitude de fléchir se prend. Fléchir, subir, c'est commode ; la paresse, cette forme ignoble de l'égoïsme, ne nous enseigne pas autre chose. Il en coûte de prendre sur soi, de réprimer sa mauvaise humeur, do se rendre agréable, de vaincre un mécontentement ou une inquiétude. Les braves enfants remportent de telles victoires; les lâches sont vaincus d'avance, car ils sont décidés à ne pas lutter.
Pourquoi se donneraient-ils tant de peine? Ils se laissent aller, ils ne font pas un effort ; distraits, secs ou préoccupés, plus souvent encore inertes, ils accomplissent tant bien que mal leur tâche obligatoire; ne leur demandez rien de plus, la vie est fatigante ; on dirait qu'ils se proposent de vivre le moins possible. On prétend quelquefois que ce sont des enfants sérieux ! Ce sont des enfants vieux, ce qui n'est certes pas la même chose. Des enfants sérieux peuvent être fort jeunes et j'en ai souvent vu de tels. S'ils ne rient pas autant que leurs camarades, s'ils ne jouent pas alitant que je le voudrais, du moins ils vivent, leur coeur bat fortement, leurs impulsions sont vigoureuses, ils ont des projets, des passions, ils se remuent et ils remuent ce qui les touche. La famille s'anime au contact des enfants sérieux ; mais les vieux !

Je me sens féroce à cet endroit. J'aime les enfants, pourvu qu'ils soient enfants ; quant aux enfants qui se déguisent en jeunes messieurs et en jeunes dames, je voudrais avoir le droit de leur dire à quel point ils sont ridicules et de les renvoyer à leur cerceau ou à leur poupée.
À mes yeux, je l'avoue, le jeu est presque un dogme, et je plains les pays où les enfants, se croyant mûris avant l'âge, dédaignent de s'amuser ainsi. Il faut s'amuser beaucoup et longtemps, il faut être enfant le plus tard possible, et heureux les hommes qui savent le redevenir quelquefois ! Heureuses, et, tous cas, les maisons bruyantes, bien saccagées par de petits drôles qui ne se contentent pas des jeux tranquilles, inventés, ce semble, pour engourdir la jeunesse, qui ont besoin de sauter, de crier, de dépenser leur excès de force et de vie!
S'il est un âge gracieux entre tous et qui plus que tous ait besoin d'être jeune, c'est celui où l'enfance devient adolescence (1) : transition délicieuse à laquelle la famille assiste avec joie. Il semble que le foyer s'illumine à ces clartés du matin. On ne saurait croire ce que le jeune homme, ce que la jeune fille mettent alors de vie dans la maison. La candeur de l'enfance est encore là ; et déjà les coeurs s'ouvrent à des émotions nouvelles ; des pensées d'avenir se découvrent, des horizons dorés se font entrevoir. En même temps, les perspectives sérieuses s'annoncent, des devoirs plus difficiles vont réclamer de plus énergiques efforts, la virilité s'avance. Et tout cela est bon, parce que tout cela est sain, parce que tout cela est jeune. « Les premiers jours du printemps, écrivait Vauvenargues, ont moins de grâce que la vertu naissante d'un jeune homme. »
Oui, la jeunesse est gracieuse, la jeune vertu est gracieuse ; il y a entre la jeunesse et la grâce une alliance naturelle que notre devoir est de maintenir. Lorsqu'elle subsiste, la maison entière s'en ressent; les fenêtres, dirait-on, se sont ouvertes au beau soleil ; et les rayons y entrent, avec les abeilles, avec les murmures du dehors ; un souffle puissant et doux la parcourt.
Comment décrire tout le bien que les jeunes gens nous font lorsqu'ils sont jeunes? S'ils reçoivent beaucoup de nous, ils nous donnent beaucoup aussi. Sans eux point de famille joyeuse. Il nous faut ce bruit, ce mouvement; il nous faut, à nous, la génération qui s'en va, le contact de la génération qui arrive.
Que se passe-t-il alors? Quelles pensées fortifiantes nos jeunes gens introduisent-ils chez nous ? Que nous apportent-ils, en un mot?
Ils nous apportent leur inexpérience. Nous avons peu d'illusions, trop peu ; ils ont toutes les leurs.
Nous jugeons sévèrement les hommes ; nous sommes tentés de nous méfier, tentation mauvaise et qui rend injuste. Eux, ils croient naïvement au bien, et ils sont par là même plus près de la vérité que nous.
Nous jugeons souvent les choses dans un esprit irrité et morose : après beaucoup de déceptions, nous sommes disposés à espérer très-peu; les plus nobles entreprises, les oeuvres les meilleures, les causes les plus saintes ne nous inspirent peut-être qu'un médiocre enthousiasme ; nous n'attendons point de victoires, nous pensons que le mal a toujours ici-bas plus de chances que le bien. Eux, ils comptent sur le succès, ils ne doutent pas de la puissance de la vérité, ils ont foi en la justice. Ils ont la générosité, ils ont le don de se dévouer et de se confier, ils ont l'élan, l'absence du calcul. Il fait bon voir ces aimables et sérieux visages tournés vers l'avenir. Auprès d'eux nous apprenons quelque chose, nous nous rapprochons de la vérité vraie, qui n'est jamais du côté des découragés et des mécontents. En vain chercherions-nous à les retenir, à les refroidir, à les détourner des devoirs périlleux; leur ardeur l'emporte, ils ne se laissent pas condamner à l'impuissance.
Et cette sève de jeunesse se communique d'eux à nous, elle circule dans la maison tout entière.

Notre charité s'est réchauffée. Notre première pensée à l'aspect du pauvre n'est plus de nous rappeler les fraudes dont nous avons été victimes; si nous écoutons encore la prudence, nous écoutons aussi le cri du coeur; ne sont-ils pas là, nos jeunes gens, pour s'attendrir, pour nous presser, pour nous ramener à la bienfaisance joyeuse et confiante ?

La prudence est bonne, mais l'élan est bon aussi, et c'est à cause de cela que Dieu a créé la famille, qu'il a mis ensemble les jeunes et les vieux. Les jeunes, quand ils sont jeunes, apportent aux vieux leur immense capacité de bonheur. Être heureux c'est rare, et pourtant nous sommes appelés à cela. Supprimez les jeunes gens, qui saura jouir assez et des lectures, et des promenades, et de la nature? Qui découvrira des livres magnifiques, des récits palpitant d'intérêt? Qui aura des fanatismes littéraires ou artistiques? Qui combinera avec des émotions infinies une partie de plaisir ou un voyage ? Plus tard, les habitudes critiques ont fait leur oeuvre : on a trop de goût pour beaucoup jouir, on voit trop le côté faible des livres et des tableaux, on sent trop les inconvénients des plaisirs et les fatigues des déplacements ; on s'inquiète trop des incidents, cette source toujours renaissante de gaie surprise et d'émotion palpitante pour ceux qui ont moins vécu,

Les épîtres de l'apôtre Jean renferment une parole plusieurs fois répétée qui étonne à première vue : « Jeunes gens, vous êtes forts. » - La force est l'attribut des jeunes gens; leur mission est d'être forts, de manifester la vie dans sa plénitude et dans sa vaillante exubérance.
Or, elle ne se manifeste ainsi que lorsque ces deux grandes choses, la foi et la jeunesse, se rencontrent au fond du même coeur. La foi, chez les hommes faits, a d'autres caractères; chez l'homme jeune, elle se revêt de vigueur et souvent d'héroïsme.
Alors apparaissent ces saintes charités qui ne connaissent pas le doute, qui fondent les glaces autour d'elles, qui font plus de bien par la chaleur qu'elles répandent que par l'argent qu'elles distribuent, qui donnent gaîment, qui sentent qu'il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir. Alors apparaissent ces convictions entières, absolues, si l'on veut, mais puissantes, qui espèrent beaucoup, qui ne se contentent pas de choses médiocres et qui soulèvent les montagnes.
Les vastes ambitions de la jeunesse ne sont nullement plus folles, je ne me fatigue pas de le répéter; que les lassitudes résignées de l'âge mûr. Nous nous trompons, nous, à notre manière; ils se trompent à la leur.
Près de nous ils apprennent la sagesse et le bon sens, près d'eux nous retrouvons nos enthousiasmes d'autrefois. Il y a profit pour tout le monde.

« Jeunes gens, vous êtes forts. » Oui, voilà votre rôle. Soyez forts; sachez vouloir, sachez agir, sachez gravir les pentes et arriver aux sommets. Arrière les lâchetés 1 Ne consentez pas à fléchir devant l'opinion ou devant le nombre. Vous êtes forts; aimez la vérité, surtout la vérité vaincue. Vous êtes forts; soyez volontiers du parti des faibles,

La famille a besoin de ces âmes en vie et en mouvement. Il leur est permis de manquer souvent de sens commun, jamais de jeunesse.
Qu'ils soient absurdes, j'y consens. Je n'ai jamais pu me scandaliser à la vue d'un jeune homme déraisonnable, même alors que ses opinions, toujours professées à outrance, blessaient le plus vivement les miennes, je me rassurais en sentant battre son coeur. J'en connais qui se croient très-sceptiques et qui, je l'espère, ne le seront pas longtemps; ils aspirent aux choses grandes, ils ont de l'enthousiasme et du courage à revendre, ils se jettent tête baissée du côté où leur semblent être les intérêts de la justice et de l'humanité; la poésie, Fart, la science, la liberté les font tressaillir; il y a en eux comme un perpétuel en avant qui les emporte. Eh bien, cette fournie généreuse saura trouver sa route, la bonne route, la route qui monte; ces besoins profonds, ces soifs ardentes ne parviendront à se satisfaire que lorsqu'ils auront rencontré l'Évangile. Entre ces audacieux et la parole d'amour, de dévouement, de vérité, de progrès, de liberté, une rencontre se fera un jour.
Le jour où l'orgueil juvénile se brisera, où la conscience tragique du péché sera éveillée, une voix divine leur dira des choses que les languissants et les blasés ne comprendront jamais aussi bien qu'eux.
Il ne sied pas aux jeunes gens d'être un peu tous en politique; j'aime à les voir libéraux jusqu'au radicalisme et prêts à immoler des hécatombes de tyrans. Leurs adorations littéraires manqueront de mesure et goût ; le beau malheur! Le goût s'acquiert, la mesure aussi, la faculté d'admiration ne s'acquiert pas.
Faculté d'admirer, faculté de s'indigner, deux des forces, deux des grâces de la jeunesse. À force de devenir gens de mesure et de goût, à force d'apprendre le rien de trop du poète antique, nous devenons incapables d'applaudir des deux mains à ce qui est beau, de maudire ce qui est infâme. Nous avons des réserves toutes prêtes pour tempérer nos sentiments.
Grâce à Dieu, on rencontre quelques jeunes gens, par-ci par-là, qui ont de beaux fanatismes et de belles colères!

Quand je me reporte aux années de ma vie d'étudiant, le souvenir de nos fureurs littéraires se représente à moi. Nous étions romantiques, et romantiques enragés; la préface de Cromwell était notre profession de foi; nous comprenions qu'on pût casser la tête aux misérables qui sifflaient Hernani. J'aime encore Hernani, mais je ne voudrais casser la tète à personne. Moins exclusif parce que je suis moins passionné, je ne signe plus toute la préface de Cromwell et les grands classiques se sont fait place à côté des grands romantiques dans mon admiration. Cependant je ne regrette pas d'avoir été absolu, exclusif, violent; je dirais presque que je ne désavoue rien de mes anciens péchés littéraires. Je suis bien aise d'avoir été jeune; bien plus, je tâche de rester jeune le plus que je puis.
Je ne sais pas quelles sont aujourd'hui les opinions qui dominent au collège. De mon temps, nous étions pour la liberté, et toujours, toujours, pour les vaincus. C'est par là qu'Hector l'emportait chez nous sur Achille et qu'Annibal nous gagnait le coeur. Nous étions les partisans déclarés de Carthage, et quant à Rome, indépendamment de ses victoires, nous ne manquions pas de griefs à son endroit; nous détestions en elle l'incarnation armée de la force et de l'oppression. J'avoue que, sur ce point, je n'ai pas changé d'avis.

Notez que sous nos uniformes battaient des coeurs de citoyens. De tous les plaisirs que nous pouvions goûter dans nos jours de sortie, le plus ardemment souhaité, c'était d'assister à une séance de la Chambre. Heureux ceux qui avaient assez de crédit pour se procurer des billets! Je me souviens d'avoir assisté ainsi plusieurs fois à la discussion d'une loi sur la pèche fluviale. Cela ne vous paraît pas bien palpitant d'intérêt peut-être. ? Eh bien, je ne respirais pas lorsqu'un amendement était mis aux voix. Serait-il adopté? Le ministère l'avait combattu, la gauche l'appuyait; le centre gauche en particulier (il possédait toutes mes sympathies) avait pris la parole pour le soutenir. Enfin l'amendement passait, la patrie était sauvée.
Je ne rappelle pas ces émotions d'alors pour m'en moquer, tant s'en faut. Les quelques libéraux clairsemés qu'on trouverait encore aujourd'hui en cherchant bien, se sont formés de la sorte. Quant aux collégiens qui ne s'intéressaient pas à la pèche fluviale, j'ai remarqué qu'ils se sont peu intéressés à autre chose depuis, si ce n'est à leurs affaires ou à leur avancement. Ne riez pas ; il y avait un patriotisme de bon aloi au fond de cette émotion qui nous tenait là cloués de longues heures sur les derniers bancs d'une incommode tribune, suivant de l'oeil les députés qui avaient mis leurs uniformes et ceux qui couraient les mettre au vestiaire afin d'être en mesure de prendre la parole.
Nos enfants sont plus sages que nous. Si on leur parlait d'employer ainsi leurs jours de congé, beaucoup lèveraient les épaules. Je crois que c'est là un très-grand malheur.
Pourquoi? Parce que ceux-là sont vieux. Nos passions de collège, nos idolâtries littéraires, nos ardeurs politiques étaient, tout comme nos vigoureuses parties de balle, des signes de vie et &jeunesse. Que nos opinions fussent bonnes ou mauvaises, que nos plaisirs fussent bien on mal choisis, je n'ai pas à m'en inquiéter en ce moment; nous aimions, nous détestions, nous prenions feu, nous vivions, en un mot, et nous étions jeunes.

Aujourd'hui encore, je le reconnais, on rencontre quelques jeunes gens; il est des familles qui se réjouissent aux reflets dorés de ce soleil; elles entendent des éclats de rire, elles assistent à de belles fureurs, elles voient débattre sérieusement des questions incroyables, elles frissonnent, qui sait? à l'ouïe de certaines énormités; puis elles se rassurent en voyant se produire des générosités héroïques, des aspirations grandioses, des délicatesses touchantes, des confiances naïves, des espérances illimitées.
C'est la jeunesse, cela, et il m'a été doux de la décrire; mais les sagesses prématurées, c'est la vieillesse, et me voilà condamné à la décrire aussi.

Vous les avez rencontrés comme moi ces enfants et ces jeunes gens prudents, sensés, contenus, expérimentés, qui semblent avoir déjà pesé dans leurs mains les Naines illusions de la terre. À vingt ans ils en ont soixante. Ils sont revenus de tout ; ils redoutent l'enthousiasme, ils sont en garde contre la liberté. Les nobles causes les entraînent rarement, car elles risquent d'agiter le monde, et en vieillards qu'ils sont, ils aspirent au repos. Ils espèrent peu de la vie et se défient de l'avenir; ils n'ont pas foi à la vérité, ou du moins ils savent à merveille que ses chances sont médiocres ici-bas; ils n'attendent rien de grand, ils ne marchent vers aucun idéal. En politique, ils sont stationnaires, quand ils ne sont pas rétrogrades ; en littérature, ils sont critiques.
Je me trompe, ils sont critiques en tout, critiques, c'est-à-dire mécontents. Ils se plaignent des hommes, ils se plaignent des choses. Et ils se plaignent aussi de leur destinée ; jeunes grognards, ils n'ont pas trouvé, dans ce monde la place qui leur convient.
Ainsi ils manquent à l'un de leurs premiers devoirs, celui d'être heureux ; ils tournent le dos à la mission que Dieu leur avait préparée au sein de la famille.
Il y a à cela bien des causes, qui ne sont pas à notre gloire. Ces langueurs, ces découragements, ces lassitudes précoces accusent notre indigne mollesse. Nous n'avons pas su élever avec vigueur nos enfants, et maintenant nous avons devant nous des êtres débiles, incapables de s'éprendre des idées et de réagir contre les faits.

Nous avons eu un autre tort : nous avons cédé à la tentation de gémir sans cesse devant nos enfants; nous avons dénigré, nous nous sommes lamentés, nous avons raillé, nos maisons sont devenues des écoles de critique. Nous nous serions proposé de vieillir nos enfants, nous n'aurions pas pu nous y mieux prendre.
Je les plains et, tout en leur rappelant leur devoir, je reconnais que son accomplissement est devenu malaisé. S'ils sont vieux, l'époque est vieille, ils ont eu la triste chance de naître à un mauvais moment. L'histoire est comme l'océan, elle a son flux et son reflux ; malheur à ceux qui viennent à l'heure où les flots se retirent! Quand j'étais jeune, ils montaient, les vagues du progrès et de la liberté envahissaient le rivage, et nous, nous nous sentions emportés par elles. Nous avions alors quelque chose autour de nous qui nous soutenait : la foi aux grandes causes était dans l'air, les âmes étaient en mouvement. Aujourd'hui, c'est le contraire, les désillusions sont venues, les défaites de l'esprit pèsent sur lui, le libéralisme a rencontré le radicalisme, et à la vue du despotisme d'en bas il s'est demandé si le despotisme d'en haut ne valait pis mieux; des questions qui n'existaient pas pour notre génération se posent pour celle qui est en train de nous succéder.
Voilà son excuse. Elle doute, parce que les événements ont semblé démentir les principes; elle se défie de la liberté, parce qu'on a fait de la tyrannie cri son nom. Voyant venir la grosse tempête démocratique qui se prépare à l'horizon, elle s'est retournée vers ce qui peut la défendre ; menacée par le mouvement, elle s'est mise à adorer le repos; son ennemi n'étant plus le nôtre, ses aspirations ne sont pas les nôtres non plus, et elle recueille avec soin nos lamentations, pour se dispenser de nous suivre sur la route où nous nous plaignons d'avoir rencontré tant de déceptions.
Ah, je ne lui reproche pas de se tromper, je lui reproche de se tromper mollement. Elle ne met point de jeunesse dans ses erreurs; elle languit, elle discute, elle examine les doctrines à la loupe, elle a des curiosités d'antiquaire, elle ne met son coeur à rien; qu'on la laisse en paix, cela lui suffit; son ambition se borne à suivre le courant, à faire ses affaires, à aider ses aises.
Si l'époque est vieille, ce n'est pas une raison pour que les jeunes gens le soient comme elle. Ils sont précisément chargés de la rajeunir. Qu'ils ne se plaignent d'ailleurs pas trop de leur temps; si certains signes de mort s'y montrent, il y a aussi des symptômes de renouvellement. Nous touchons peut-être à l'une des grandes heures de l'humanité, et les problèmes qui se dresseront devant nos enfants ne sont pas de ceux qu'on résoudra sans jeunesse dîme et sans vigueur. Quels problèmes ! Ce ne sera pas un temps de décadence qui parviendra à trouver le mot de telles énigmes. Avez-vous vu l'autre jour le tableau d'Oedipe? Le Sphinx s'est élancé à sa poitrine, il cherche à l'effrayer, à le fasciner; si le héros faiblit, des griffes hideuses le déchireront. Mais Oedipe est là, calme et beau; la victoire se lit déjà sur ses nobles traits; il trouvera le mot, il le faut ; devant cette jeunesse héroïque le monstre doit succomber.
Les monstres succomberont devant nos fils, si nos fils sont jeunes, si l'on peut dire en parlant d'eux : « Jeunes gens, vous êtes forts. » Alors ils sentiront. c'est la loi commune, les griffes aiguës des questions s'enfoncer dans leur chair; l'ennemi se dressera contre eux, il les attaquera de près, face à face, ils sentiront passer son souffle sur leur visage; n'importe, leur force l'emportera; « jeunes gens, vous êtes forts. »
Je le leur mets sur la conscience. L'avenir de la société, l'avenir de la famille sont dans leurs, mains. Qu'ils redeviennent jeunes, et tout est sauvé; qu'ils retrouvent des convictions, des enthousiasmes, des indignations, des joies, et ce qui fléchit se relève. C'est leur devoir d'amener de la jeunesse dans la famille ; j'en appelle au devoir; il ne faut pas qu'aucun de nos enfants se croie excusable, s'il se tient là, près du foyer, morne, découragé, maussade, oubliant de faire effort sur lui-même, refusant de s'intéresser à quoi que ce soit.

Et maintenant, faisons un pas de plus. Nous sommes entrés dans la famille par la grande porte, celle du devoir, et nous avons commencé à la voir telle qu'elle est. En continuant à suivre la même voie, nous nous écarterons sans doute des méthodes reçues et nous révolutionnerons un peu le programme qui règle d'ordinaire les études sur la famille ; mais cela nous est bien égal : pourvu que nous nous mettions en contact avec la vie, nous serons contents ; la famille vivante, voilà ce que nous cherchons. Nous l'avons rencontrée en examinant les devoirs spéciaux et professionnels en quelque sorte, ceux des époux, des parents, des enfants; nous allons la rencontrer encore en considérant les devoirs généraux, ceux qu'ont à remplir également tous les membres de la famille.

 

Fin du tome I

. 1. On sait le vers de l'Arioste : Trà Giovane e fanciullo etu confine. 
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