Elle leur sera bien nécessaire plus tard! L'heure de la dispersion a
sonné; la nichée s'en va de droite et de gauche, chaque oiseau va
avoir son nid. Première crise que traversent les frères et les soeurs.
Mariés, formant autant de familles nouvelles, ils seront tentés de
laisser se relâcher un peu les liens formés dans l'ancienne famille.
Oui, cette tentation se présentera sans qu'ils le veuillent, sans
qu'ils le sachent, et le seul moyen de la vaincre ce sera, vous pouvez
m'en croire, de considérer l'affection fraternelle comme un devoir.
Ce devoir, très-doux, est aussi très-fort; et il faudra
qu'il le soit pour repousser les atteintes que la vie, telle qu'elle
est faite, ne tardera pas à diriger contre notre coeur. J'ai parlé de
la première crise que nous avons eu à traverser; la seconde arrive
d'ordinaire lorsque l'ancienne famille achève de disparaître. Le
dernier survivant de nos parents nous a quittés à son tour, nous
n'avons plus personne au-dessus de nous, ce qui unissait encore les
frères et les soeurs semble se retirer, la maison où ils sont nés, où
ils ont grandi, s'est fermée peut-être, en tous cas et sauf des
exceptions fort rares, elle n'est plus leur maison, désormais elle
appartient à l'un d'eux seulement, le centre commun et visible cesse
d'être là pour les rassembler.
Le coup est plus rude qu'on ne l'imagine. Il faut alors
serrer les rangs, il faut mettre sa volonté et son énergie à maintenir
les liens d'abord, et aussi quelques habitudes.
C'est précisément alors que surgissent parfois
d'abominables questions d'intérêt. L'ouverture d'un testament peut
remuer, hélas, les lies du coeur; non-seulement on peut se croire
maltraité, mais on peut se sentir blessé. Et que nul ne se suppose à
l'abri des impressions de cette nature. Il s'agit de prendre à deux
mains son affection fraternelle, il s'agit d'agir en frère, dans la
complète acception de ce mot. Avant tout, la paix; avant tout,
l'amitié ; aucun nuage ne doit la voiler un seul instant. Entre vrais
frères, il n'y a que des combats de générosité. Entre vrais frères, un
partage est l'affaire de deux heures de temps ; ils l'opèrent
eux-mêmes, sans intervention des tiers, à leur pleine satisfaction
mutuelle. Il est doux. de se confier ainsi, de se
sentir l'obligé d'un frère, d'être reconnaissant. Si vous consultiez
deux frères dignes de ce nom, vous découvririez que chacun d'eux est
profondément convaincu que l'autre lui a rendu bien plus de services
qu'il ne lui en a rendu lui-même.
Mais ce que l'intérêt n'a pu faire, les divergences
d'opinion le feront peut-être. Il est rare que deux frères soient du
même avis sur tous les points. Et rien ne les y oblige d'ailleurs :
l'essentiel est précisément de ne pas exercer de tyrannie à cet égard,
d'user de sa liberté et de respecter celle d'autrui. Il arrive ainsi
qu'on s'aime beaucoup sans penser toujours de même ; bien mieux, il
arrive souvent qu'on se rapproche peu à peu et qu'on finit par se
trouver d'accord. Toutefois la tentation de peser sur un frère est
forte ; on s'irrite volontiers des contradictions. Nous sommes
despotes de notre nature : an nom d'un principe prétendu, nous
exigerons, qui sait? l'unité des convictions de la famille. Et en
l'exigeant, nous la ruinerons, car parmi les causes de refroidissement
aucune n'agit avec autant de force que la
susceptibilité des uns mise en jeu par le ton doctoral des autres.
Entre frères gardons-nous de professer ; si le devoir de veiller sur
le trésor de l'affection nous préoccupe, nous ne ferons la leçon à
personne.
Il y a en effet une grande égalité à la base des
relations fraternelles. Quoiqu'il soit bon de maintenir la hiérarchie
naturelle et de tenir compte de la différence d'âge, aucun frère n'a
le droit de commander ou même de gourmander. Les usurpations en
pareille matière sont pleines de péril, et plus d'une famille a été
désunie par le seul fait d'un de ses membres qui affichait la
supériorité. Savez-vous à quel signe se montre la supériorité
véritable? À la bonté, au respect des convictions d'autrui, à la
simplicité de coeur, à l'esprit pacifique et modeste, au soin vigilant
d'écarter ce qui ébranlerait l'affection, au libéralisme des moeurs,
si j'ose m'exprimer ainsi.
Ce n'est qu'à la condition de respecter en plein
l'égalité, qu'on peut faire sa juste part au droit d'aînesse. Le
lecteur devine bien ce que j'entends par là : je ne pense certes ni à
une part plus grande d'héritage, ni à une
autorité, ni à un privilège quel qu'il soit; en ma qualité d'aîné,
j'en ai horreur. Je pense à la simple déférence due à celui qui occupe
en vertu de son âge la position honorifique de chef de la famille.
Ceci est une question de bon ordre, qui a sa valeur : dans la vie
collective, dans les démarches faites au nom de tous, l'initiative
doit appartenir à quelqu'un. Le maintien des rangs établis par l'âge
ne nuira point, qu'on en soit convaincu, à l'attachement mutuel des
soeurs et des frères.
Cet attachement a, nous l'avons vu, d'autres dangers à
courir. Le plus ordinaire résulte tout simplement de la dispersion. À
la distance où l'on se trouve, il devient difficile de se voir
beaucoup, chacun a ses occupations; à mesure qu'on avance dans la vie,
les déplacements se font moins aisés. Ceci est une pente glissante où
l'on est exposé à glisser fort loin.
N'exagérons rien sans doute et ne surchargeons pas de
devoirs artificiels nos épaules, qui fléchissent déjà sous le poids
des vrais devoirs. Nous avons un établissement, un centre d'activité;
Dieu ne nous appelle pas à nous en écarter sans cesse ; nous sommes
chez nous quelque part, il est naturel que nous y vivions. Mais il ne
faut pas que le lien de frères en souffre ; c'est à nous d'y veiller.
Que ferons nous? Nous établirons entre nous une correspondance qui
maintiendra le contact; nous ne prendrons pas notre parti de ne plus
nous voir, et nous trouverons moyen de surmonter les obstacles; nous
conserverons précieusement la confiance, la bonne grâce, les
préventions aimables, les rapports faciles et doux; nous ne
permettrons pas à nos enfants de négliger ceux qu'ils peuvent visiter
plus facilement que nous ; enfin nous saurons toujours nous
entr'aider. Aux heures de l'épreuve, nous serons là, nos sympathies et
nos services seront là. Notre frère ne cessera pas de compter sur
nous, et nous ne cesserons pas de compter sur lui. Nous appuierons ses
démarches, nous prendrons ses affaires à coeur; il se dira jusqu'à son
dernier jour : Quel ami j'ai dans mon frère !
De telles affections, où l'inclination et le devoir
marchent; ensemble, où le coeur et la conscience sont d'accord,
peuvent défier les divers périls que je viens de
rappeler, les conflits d'opinion et d'intérêt, les susceptibilités de
caractère, la dispersion de la famille, les années, l'éloignement, les
mille obstacles qui viennent se mettre à la traverse. Quoi qu'il
advienne, on ne laisse pas aller de tels amis; on ne le doit pas, on
ne le veut pas, on ne le peut pas. N'avons-nous pas d'ailleurs un
moyen d'action dont la puissance est incalculable? Si chaque soir et
chaque matin, en nous mettant à genoux, nous recommandons à Dieu ces
bien-aimés, soyons tranquilles, l'attachement ne saurait périr. Cette
douce revue journalière renouvelle et rajeunit sans cesse notre
tendresse; nous nous sentons tous unis sous le regard du Père céleste;
les distances s'effacent, les petits griefs s'en vont, la vraie
famille nous apparaît inséparable, éternelle, en marche vers les
belles demeures où elle doit se retrouver un jour, sans avoir perdu un
seul de ses membres au milieu des souffrances, des chutes et des
dangers de la route.
Les dangers ! On me reprochera peut-être d'y avoir
insisté outre mesure. Je l'ai fait de propos délibéré après avoir vu
de mes yeux le relâchement des liens fraternels.
Le sentiment fléchissait, j'ai invoqué te devoir. Est-ce à dire
cependant que je me refuserai la joie de présenter aussi le côté
charmant du sujet qui nous occupe? Il y a des frères dignes de ce nom;
je le sais, grâce à Dieu, mieux que personne. Qui n'a rencontré
quelqu'une de ces amitiés touchantes, inébranlables, pénétrées d'une
confiance absolue, croissant avec l'expérience de la vie, toujours
prêtes pour toutes les circonstances faciles ou difficiles, heureuses
ou malheureuses? Après la tendresse unique des époux, après la
tendresse exceptionnelle des parents et des enfants; celle des frères
a sa place marquée ici-bas; elle aussi, elle est une source
jaillissante de joie et de force.
Suivez des yeux deux enfants, un frère aîné et sa jeune
soeur : le petit garçon protège avec passion celle qui se trouve
placée sous sa garde ; son affection le grandit, le voilà homme. Et si
les rôles sont transposés, si c'est la soeur qui est l'aînée, comme
elle protège à son tour 1 comme elle guide, et conseille, et dirige,
et reprend maternellement ! Sont-ils à peu près du même âge, ils se
lieront de plus en plus, ils se feront de
mutuelles confidences; relations saintes et douces, qui leur sont
bonnes à tous deux et qui les aideront à franchir plus d'un défilé
périlleux.
La mission des aînés peut devenir bien belle, lorsque la
famille est éprouvée, soit par la gêne, soit par la mort de ses chefs
naturels. Alors on voit apparaître un jeune père ou une jeune mère.
Voici un frère aîné qui devient l'instituteur des plus jeunes, qui
gouverne la maison, qui apprend les affaires, qui se fait prudent,
expérimenté, parce qu'il se sent responsable. Un autre travaille,
épuise ses forces : ne faut-il pas nourrir d'abord, et puis établir
ses soeurs ?
Les soeurs aînées savent aussi remplir leur difficile
devoir. Il est sous d'humbles toits des dévouements ignorés qui nous
pénètrent de respect lorsque nous en surprenons le secret. Braves
filles, elles ont à subvenir à tant de besoins! Leur tâche est lourde;
elles ne s'en plaindront pas ; s'oubliant elles-mêmes, elles
dépenseront sans regret leurs belles années. Mais aussi, comme on les
aime ! comme on leur obéit ! Et quels liens se forment entre la jeune
mère et sa famille !
J'aurais encore beaucoup de choses à dire, mais le
lecteur n'aime pas qu'on lui dise tout, et il a raison.
Laissons donc les devoirs et les privilèges des frères;
chacun complétera aisément l'esquisse commencée.
Ces patronages naturels, ces jeunes gens qui entrent dans
la vie, appuyés l'un sur l'autre, le coeur plein de douces confiances
et de préventions charmantes, qui ne les connaît? Je n'ai donc garde
d'insister.
Un enfant a aussi des devoirs à remplir envers tel parent
qui n'est ni son père, ni sa mère, ni son frère, ni sa soeur. Il en a
envers les amis de ses parents. Il en a, de très-sérieux, envers les
domestiques. Et à côté de chacun de ces devoirs, Dieu a placé des
joies. Si j'avais l'imprudence d'écrire un ouvrage spécial sur
l'éducation, j'entrerais dans les détails; pour le but que je me
propose, ce que j'ai dit suffira.
Mais, je l'ai annoncé, il est un trait de la vie des
enfants au sein de la famille que j'ai l'intention de signaler
avec vigueur, à cause de son extrême importance : il faut qu'ils
soient jeunes.
Il le faut, c'est un devoir. Un enfant qui se fait vieux
vaut l'heure, qui ne met point de gaîté dans le logis qui s'abandonne
à son humeur sombre ou soucieuse, mérite d'être averti et repris.
Qu'on ne s'écrie pas; c'est sa nature ! Nous sommes chargés ici-bas de
modifier notre nature, et la jeunesse est précisément l'époque où
s'opère surtout un tel changement. La diversité des caractères
subsistera sans doute et l'on n'exigera pas de tous les enfants le
même entrain, les mêmes explosions ; tous sauront seulement qu'ils ont
à travailler sur eux-mêmes, et leur travail ne sera pas sans fruit.
Il ne s'agit pas d'obtenir des gaîtés de commande.
Avant tout, que l'enfant soit vrai, simple, qu'il ne vise
pas à l'effet, qu'il n'exprime pas autre chose que ce qu'il sent. -
Comment donc les vieillesses précoces seront-elles combattues? En
remontant à la cause. Or, la cause ici, c'est l'égoïsme.
À tout âge, les égoïstes sont volontiers moroses.
Les yeux incessamment fixés sur eux-mêmes, s'abandonnant
en esclaves à leurs impressions, dé. pourvus de l'énergie qui réagit,
lis n'ont jamais qu'une demi-vie. Leur gaîté, quand ils adoptent ce
genre, n'est qu'un rôle, une superficie ; n'allez pas regarder ce
qu'il y a là-dessous.
Disons-le, des chagrins réels peuvent expliquer la
fatigue morale chez les hommes faits ; les enfants, eux, n'ont pas
encore assez connu les déceptions de l'existence pour qu'il leur soit
permis de renoncer ainsi à la lutte. Les moins gais auront des élans,
des saillies de jeunesse, si un détestable égoïsme n'est venu détendre
les ressorts de leur âme. Oh, quand notre faiblesse a laissé cet
ennemi s'installer chez nos enfants, quand eux-mêmes ne se sentent pas
tenus de le combattre, une oeuvre de destruction s'accomplit. Peu à
peu, la vigueur s'en va, les générosités natives s'effacent,
l'habitude de fléchir se prend. Fléchir, subir, c'est commode ; la
paresse, cette forme ignoble de l'égoïsme, ne nous enseigne pas autre
chose. Il en coûte de prendre sur soi, de réprimer sa mauvaise humeur,
do se rendre agréable, de vaincre un mécontentement ou une inquiétude.
Les braves enfants remportent de telles victoires;
les lâches sont vaincus d'avance, car ils sont décidés à ne pas
lutter.
Pourquoi se donneraient-ils tant de peine? Ils se
laissent aller, ils ne font pas un effort ; distraits, secs ou
préoccupés, plus souvent encore inertes, ils accomplissent tant bien
que mal leur tâche obligatoire; ne leur demandez rien de plus, la vie
est fatigante ; on dirait qu'ils se proposent de vivre le moins
possible. On prétend quelquefois que ce sont des enfants sérieux ! Ce
sont des enfants vieux, ce qui n'est certes pas la même chose. Des
enfants sérieux peuvent être fort jeunes et j'en ai souvent vu de
tels. S'ils ne rient pas autant que leurs camarades, s'ils ne jouent
pas alitant que je le voudrais, du moins ils vivent, leur coeur bat
fortement, leurs impulsions sont vigoureuses, ils ont des projets, des
passions, ils se remuent et ils remuent ce qui les touche. La famille
s'anime au contact des enfants sérieux ; mais les vieux !
Je me sens féroce à cet endroit. J'aime les enfants,
pourvu qu'ils soient enfants ; quant aux enfants qui se déguisent en
jeunes messieurs et en jeunes dames, je voudrais avoir le droit de
leur dire à quel point ils sont ridicules et de
les renvoyer à leur cerceau ou à leur poupée.
À mes yeux, je l'avoue, le jeu est presque un dogme, et
je plains les pays où les enfants, se croyant mûris avant l'âge,
dédaignent de s'amuser ainsi. Il faut s'amuser beaucoup et longtemps,
il faut être enfant le plus tard possible, et heureux les hommes qui
savent le redevenir quelquefois ! Heureuses, et, tous cas, les maisons
bruyantes, bien saccagées par de petits drôles qui ne se contentent
pas des jeux tranquilles, inventés, ce semble, pour engourdir la
jeunesse, qui ont besoin de sauter, de crier, de dépenser leur excès
de force et de vie!
S'il est un âge gracieux entre tous et qui plus que tous
ait besoin d'être jeune, c'est celui où l'enfance devient adolescence
(1) : transition délicieuse à
laquelle la famille assiste avec joie. Il semble que le foyer
s'illumine à ces clartés du matin. On ne saurait croire ce que le
jeune homme, ce que la jeune fille mettent alors de vie dans la
maison. La candeur de l'enfance est encore là ; et
déjà les coeurs s'ouvrent à des émotions nouvelles ; des pensées
d'avenir se découvrent, des horizons dorés se font entrevoir. En même
temps, les perspectives sérieuses s'annoncent, des devoirs plus
difficiles vont réclamer de plus énergiques efforts, la virilité
s'avance. Et tout cela est bon, parce que tout cela est sain, parce
que tout cela est jeune. « Les premiers jours du printemps, écrivait
Vauvenargues, ont moins de grâce que la vertu naissante d'un jeune
homme. »
Oui, la jeunesse est gracieuse, la jeune vertu est
gracieuse ; il y a entre la jeunesse et la grâce une alliance
naturelle que notre devoir est de maintenir. Lorsqu'elle subsiste, la
maison entière s'en ressent; les fenêtres, dirait-on, se sont ouvertes
au beau soleil ; et les rayons y entrent, avec les abeilles, avec les
murmures du dehors ; un souffle puissant et doux la parcourt.
Comment décrire tout le bien que les jeunes gens nous
font lorsqu'ils sont jeunes? S'ils reçoivent beaucoup de nous, ils
nous donnent beaucoup aussi. Sans eux point de famille joyeuse. Il
nous faut ce bruit, ce mouvement; il nous faut, à
nous, la génération qui s'en va, le contact de la génération qui
arrive.
Que se passe-t-il alors? Quelles pensées fortifiantes nos
jeunes gens introduisent-ils chez nous ? Que nous apportent-ils, en un
mot?
Ils nous apportent leur inexpérience. Nous avons peu
d'illusions, trop peu ; ils ont toutes les leurs.
Nous jugeons sévèrement les hommes ; nous sommes tentés
de nous méfier, tentation mauvaise et qui rend injuste. Eux, ils
croient naïvement au bien, et ils sont par là même plus près de la
vérité que nous.
Nous jugeons souvent les choses dans un esprit irrité et
morose : après beaucoup de déceptions, nous sommes disposés à espérer
très-peu; les plus nobles entreprises, les oeuvres les meilleures, les
causes les plus saintes ne nous inspirent peut-être qu'un médiocre
enthousiasme ; nous n'attendons point de victoires, nous pensons que
le mal a toujours ici-bas plus de chances que le bien. Eux, ils
comptent sur le succès, ils ne doutent pas de la puissance de la
vérité, ils ont foi en la justice. Ils ont la
générosité, ils ont le don de se dévouer et de se confier, ils ont
l'élan, l'absence du calcul. Il fait bon voir ces aimables et sérieux
visages tournés vers l'avenir. Auprès d'eux nous apprenons quelque
chose, nous nous rapprochons de la vérité vraie, qui n'est jamais du
côté des découragés et des mécontents. En vain chercherions-nous à les
retenir, à les refroidir, à les détourner des devoirs périlleux; leur
ardeur l'emporte, ils ne se laissent pas condamner à l'impuissance.
Et cette sève de jeunesse se communique d'eux à nous,
elle circule dans la maison tout entière.
Notre charité s'est réchauffée. Notre première pensée à
l'aspect du pauvre n'est plus de nous rappeler les fraudes dont nous
avons été victimes; si nous écoutons encore la prudence, nous écoutons
aussi le cri du coeur; ne sont-ils pas là, nos jeunes gens, pour
s'attendrir, pour nous presser, pour nous ramener à la bienfaisance
joyeuse et confiante ?
La prudence est bonne, mais l'élan est bon aussi, et
c'est à cause de cela que Dieu a créé la famille, qu'il a mis ensemble
les jeunes et les vieux. Les jeunes, quand ils
sont jeunes, apportent aux vieux leur immense capacité de bonheur.
Être heureux c'est rare, et pourtant nous sommes appelés à cela.
Supprimez les jeunes gens, qui saura jouir assez et des lectures, et
des promenades, et de la nature? Qui découvrira des livres
magnifiques, des récits palpitant d'intérêt? Qui aura des fanatismes
littéraires ou artistiques? Qui combinera avec des émotions infinies
une partie de plaisir ou un voyage ? Plus tard, les habitudes
critiques ont fait leur oeuvre : on a trop de goût pour beaucoup
jouir, on voit trop le côté faible des livres et des tableaux, on sent
trop les inconvénients des plaisirs et les fatigues des déplacements ;
on s'inquiète trop des incidents, cette source toujours renaissante de
gaie surprise et d'émotion palpitante pour ceux qui ont moins vécu,
Les épîtres de l'apôtre Jean renferment une parole
plusieurs fois répétée qui étonne à première vue : « Jeunes gens, vous
êtes forts. » - La force est l'attribut des jeunes gens; leur mission
est d'être forts, de manifester la vie dans sa
plénitude et dans sa vaillante exubérance.
Or, elle ne se manifeste ainsi que lorsque ces deux
grandes choses, la foi et la jeunesse, se rencontrent au fond du même
coeur. La foi, chez les hommes faits, a d'autres caractères; chez
l'homme jeune, elle se revêt de vigueur et souvent d'héroïsme.
Alors apparaissent ces saintes charités qui ne
connaissent pas le doute, qui fondent les glaces autour d'elles, qui
font plus de bien par la chaleur qu'elles répandent que par l'argent
qu'elles distribuent, qui donnent gaîment, qui sentent qu'il y a plus
de bonheur à donner qu'à recevoir. Alors apparaissent ces convictions
entières, absolues, si l'on veut, mais puissantes, qui espèrent
beaucoup, qui ne se contentent pas de choses médiocres et qui
soulèvent les montagnes.
Les vastes ambitions de la jeunesse ne sont nullement
plus folles, je ne me fatigue pas de le répéter; que les lassitudes
résignées de l'âge mûr. Nous nous trompons, nous, à notre manière; ils
se trompent à la leur.
Près de nous ils apprennent la sagesse et le bon sens, près
d'eux nous retrouvons nos enthousiasmes d'autrefois. Il y a profit
pour tout le monde.
« Jeunes gens, vous êtes forts. » Oui, voilà votre rôle.
Soyez forts; sachez vouloir, sachez agir, sachez gravir les pentes et
arriver aux sommets. Arrière les lâchetés 1 Ne consentez pas à fléchir
devant l'opinion ou devant le nombre. Vous êtes forts; aimez la
vérité, surtout la vérité vaincue. Vous êtes forts; soyez volontiers
du parti des faibles,
La famille a besoin de ces âmes en vie et en mouvement.
Il leur est permis de manquer souvent de sens commun, jamais de
jeunesse.
Qu'ils soient absurdes, j'y consens. Je n'ai jamais pu me
scandaliser à la vue d'un jeune homme déraisonnable, même alors que
ses opinions, toujours professées à outrance, blessaient le plus
vivement les miennes, je me rassurais en sentant battre son coeur.
J'en connais qui se croient très-sceptiques et qui, je l'espère, ne le
seront pas longtemps; ils aspirent aux choses grandes, ils ont de
l'enthousiasme et du courage à revendre, ils se
jettent tête baissée du côté où leur semblent être les intérêts de la
justice et de l'humanité; la poésie, Fart, la science, la liberté les
font tressaillir; il y a en eux comme un perpétuel en avant qui les
emporte. Eh bien, cette fournie généreuse saura trouver sa route, la
bonne route, la route qui monte; ces besoins profonds, ces soifs
ardentes ne parviendront à se satisfaire que lorsqu'ils auront
rencontré l'Évangile. Entre ces audacieux et la parole d'amour, de
dévouement, de vérité, de progrès, de liberté, une rencontre se fera
un jour.
Le jour où l'orgueil juvénile se brisera, où la
conscience tragique du péché sera éveillée, une voix divine leur dira
des choses que les languissants et les blasés ne comprendront jamais
aussi bien qu'eux.
Il ne sied pas aux jeunes gens d'être un peu tous en
politique; j'aime à les voir libéraux jusqu'au radicalisme et prêts à
immoler des hécatombes de tyrans. Leurs adorations littéraires
manqueront de mesure et goût ; le beau malheur! Le goût s'acquiert, la
mesure aussi, la faculté d'admiration ne s'acquiert pas.
Faculté d'admirer, faculté de s'indigner, deux des
forces, deux des grâces de la jeunesse. À force de devenir gens de
mesure et de goût, à force d'apprendre le rien de trop du poète
antique, nous devenons incapables d'applaudir des deux mains à ce qui
est beau, de maudire ce qui est infâme. Nous avons des réserves toutes
prêtes pour tempérer nos sentiments.
Grâce à Dieu, on rencontre quelques jeunes gens, par-ci
par-là, qui ont de beaux fanatismes et de belles colères!
Quand je me reporte aux années de ma vie d'étudiant, le
souvenir de nos fureurs littéraires se représente à moi. Nous étions
romantiques, et romantiques enragés; la préface de Cromwell était
notre profession de foi; nous comprenions qu'on pût casser la tête aux
misérables qui sifflaient Hernani. J'aime encore Hernani, mais je ne
voudrais casser la tète à personne. Moins exclusif parce que je suis
moins passionné, je ne signe plus toute la préface de Cromwell et les
grands classiques se sont fait place à côté des grands romantiques
dans mon admiration. Cependant je ne regrette pas d'avoir été absolu,
exclusif, violent; je dirais presque que je ne
désavoue rien de mes anciens péchés littéraires. Je suis bien aise
d'avoir été jeune; bien plus, je tâche de rester jeune le plus que je
puis.
Je ne sais pas quelles sont aujourd'hui les opinions qui
dominent au collège. De mon temps, nous étions pour la liberté, et
toujours, toujours, pour les vaincus. C'est par là qu'Hector
l'emportait chez nous sur Achille et qu'Annibal nous gagnait le coeur.
Nous étions les partisans déclarés de Carthage, et quant à Rome,
indépendamment de ses victoires, nous ne manquions pas de griefs à son
endroit; nous détestions en elle l'incarnation armée de la force et de
l'oppression. J'avoue que, sur ce point, je n'ai pas changé d'avis.
Notez que sous nos uniformes battaient des coeurs de
citoyens. De tous les plaisirs que nous pouvions goûter dans nos jours
de sortie, le plus ardemment souhaité, c'était d'assister à une séance
de la Chambre. Heureux ceux qui avaient assez de crédit pour se
procurer des billets! Je me souviens d'avoir assisté ainsi plusieurs
fois à la discussion d'une loi sur la pèche
fluviale. Cela ne vous paraît pas bien palpitant d'intérêt peut-être.
? Eh bien, je ne respirais pas lorsqu'un amendement était mis aux
voix. Serait-il adopté? Le ministère l'avait combattu, la gauche
l'appuyait; le centre gauche en particulier (il possédait toutes mes
sympathies) avait pris la parole pour le soutenir. Enfin l'amendement
passait, la patrie était sauvée.
Je ne rappelle pas ces émotions d'alors pour m'en moquer,
tant s'en faut. Les quelques libéraux clairsemés qu'on trouverait
encore aujourd'hui en cherchant bien, se sont formés de la sorte.
Quant aux collégiens qui ne s'intéressaient pas à la pèche fluviale,
j'ai remarqué qu'ils se sont peu intéressés à autre chose depuis, si
ce n'est à leurs affaires ou à leur avancement. Ne riez pas ; il y
avait un patriotisme de bon aloi au fond de cette émotion qui nous
tenait là cloués de longues heures sur les derniers bancs d'une
incommode tribune, suivant de l'oeil les députés qui avaient mis leurs
uniformes et ceux qui couraient les mettre au vestiaire afin d'être en
mesure de prendre la parole.
Nos enfants sont plus sages que nous. Si on leur parlait
d'employer ainsi leurs jours de congé, beaucoup lèveraient les
épaules. Je crois que c'est là un très-grand malheur.
Pourquoi? Parce que ceux-là sont vieux. Nos passions de
collège, nos idolâtries littéraires, nos ardeurs politiques étaient,
tout comme nos vigoureuses parties de balle, des signes de vie et
&jeunesse. Que nos opinions fussent bonnes ou mauvaises, que nos
plaisirs fussent bien on mal choisis, je n'ai pas à m'en inquiéter en
ce moment; nous aimions, nous détestions, nous prenions feu, nous
vivions, en un mot, et nous étions jeunes.
Aujourd'hui encore, je le reconnais, on rencontre
quelques jeunes gens; il est des familles qui se réjouissent aux
reflets dorés de ce soleil; elles entendent des éclats de rire, elles
assistent à de belles fureurs, elles voient débattre sérieusement des
questions incroyables, elles frissonnent, qui sait? à l'ouïe de certaines
énormités; puis elles se rassurent en voyant se produire des
générosités héroïques, des aspirations grandioses, des délicatesses
touchantes, des confiances naïves, des espérances illimitées.
C'est la jeunesse, cela, et il m'a été doux de la
décrire; mais les sagesses prématurées, c'est la vieillesse, et me
voilà condamné à la décrire aussi.
Vous les avez rencontrés comme moi ces enfants et ces
jeunes gens prudents, sensés, contenus, expérimentés, qui semblent
avoir déjà pesé dans leurs mains les Naines illusions de la terre. À
vingt ans ils en ont soixante. Ils sont revenus de tout ; ils
redoutent l'enthousiasme, ils sont en garde contre la liberté. Les
nobles causes les entraînent rarement, car elles risquent d'agiter le
monde, et en vieillards qu'ils sont, ils aspirent au repos. Ils
espèrent peu de la vie et se défient de l'avenir; ils n'ont pas foi à
la vérité, ou du moins ils savent à merveille que ses chances sont
médiocres ici-bas; ils n'attendent rien de grand, ils ne marchent vers
aucun idéal. En politique, ils sont stationnaires, quand ils ne sont
pas rétrogrades ; en littérature, ils sont critiques.
Je me trompe, ils sont critiques en tout, critiques,
c'est-à-dire mécontents. Ils se plaignent des hommes, ils se plaignent
des choses. Et ils se plaignent aussi de leur destinée ; jeunes
grognards, ils n'ont pas trouvé, dans ce monde la place qui leur
convient.
Ainsi ils manquent à l'un de leurs premiers devoirs,
celui d'être heureux ; ils tournent le dos à la mission que Dieu leur
avait préparée au sein de la famille.
Il y a à cela bien des causes, qui ne sont pas à notre
gloire. Ces langueurs, ces découragements, ces lassitudes précoces
accusent notre indigne mollesse. Nous n'avons pas su élever avec
vigueur nos enfants, et maintenant nous avons devant nous des êtres
débiles, incapables de s'éprendre des idées et de réagir contre les
faits.
Nous avons eu un autre tort : nous avons cédé à la
tentation de gémir sans cesse devant nos enfants; nous avons dénigré,
nous nous sommes lamentés, nous avons raillé, nos maisons sont
devenues des écoles de critique. Nous nous serions proposé de vieillir
nos enfants, nous n'aurions pas pu nous y mieux prendre.
Je les plains et, tout en leur rappelant leur devoir, je
reconnais que son accomplissement est devenu malaisé. S'ils sont
vieux, l'époque est vieille, ils ont eu la triste chance de naître à
un mauvais moment. L'histoire est comme l'océan, elle a son flux et
son reflux ; malheur à ceux qui viennent à l'heure où les flots se
retirent! Quand j'étais jeune, ils montaient, les vagues du progrès et
de la liberté envahissaient le rivage, et nous, nous nous sentions
emportés par elles. Nous avions alors quelque chose autour de nous qui
nous soutenait : la foi aux grandes causes était dans l'air, les âmes
étaient en mouvement. Aujourd'hui, c'est le contraire, les
désillusions sont venues, les défaites de l'esprit pèsent sur lui, le
libéralisme a rencontré le radicalisme, et à la vue du despotisme d'en
bas il s'est demandé si le despotisme d'en haut ne valait pis mieux;
des questions qui n'existaient pas pour notre génération se posent
pour celle qui est en train de nous succéder.
Voilà son excuse. Elle doute, parce que les événements
ont semblé démentir les principes; elle se défie de la liberté, parce
qu'on a fait de la tyrannie cri son nom. Voyant venir la grosse
tempête démocratique qui se prépare à l'horizon, elle s'est retournée
vers ce qui peut la défendre ; menacée par le mouvement, elle s'est
mise à adorer le repos; son ennemi n'étant plus le nôtre, ses
aspirations ne sont pas les nôtres non plus, et elle recueille avec
soin nos lamentations, pour se dispenser de nous suivre sur la route
où nous nous plaignons d'avoir rencontré tant de déceptions.
Ah, je ne lui reproche pas de se tromper, je lui reproche
de se tromper mollement. Elle ne met point de jeunesse dans ses
erreurs; elle languit, elle discute, elle examine les doctrines à la
loupe, elle a des curiosités d'antiquaire, elle ne met son coeur à
rien; qu'on la laisse en paix, cela lui suffit; son ambition se borne
à suivre le courant, à faire ses affaires, à aider ses aises.
Si l'époque est vieille, ce n'est pas une raison pour que
les jeunes gens le soient comme elle. Ils sont précisément chargés de
la rajeunir. Qu'ils ne se plaignent d'ailleurs
pas trop de leur temps; si certains signes de mort s'y montrent, il y
a aussi des symptômes de renouvellement. Nous touchons peut-être à
l'une des grandes heures de l'humanité, et les problèmes qui se
dresseront devant nos enfants ne sont pas de ceux qu'on résoudra sans
jeunesse dîme et sans vigueur. Quels problèmes ! Ce ne sera pas un
temps de décadence qui parviendra à trouver le mot de telles énigmes.
Avez-vous vu l'autre jour le tableau d'Oedipe? Le Sphinx s'est élancé
à sa poitrine, il cherche à l'effrayer, à le fasciner; si le héros
faiblit, des griffes hideuses le déchireront. Mais Oedipe est là,
calme et beau; la victoire se lit déjà sur ses nobles traits; il
trouvera le mot, il le faut ; devant cette jeunesse héroïque le
monstre doit succomber.
Les monstres succomberont devant nos fils, si nos fils
sont jeunes, si l'on peut dire en parlant d'eux : « Jeunes gens, vous
êtes forts. » Alors ils sentiront. c'est la loi commune, les griffes
aiguës des questions s'enfoncer dans leur chair; l'ennemi se dressera
contre eux, il les attaquera de près, face à face, ils sentiront
passer son souffle sur leur visage; n'importe, leur force l'emportera;
« jeunes gens, vous êtes forts. »
Je le leur mets sur la conscience. L'avenir de la
société, l'avenir de la famille sont dans leurs, mains. Qu'ils
redeviennent jeunes, et tout est sauvé; qu'ils retrouvent des
convictions, des enthousiasmes, des indignations, des joies, et ce qui
fléchit se relève. C'est leur devoir d'amener de la jeunesse dans la
famille ; j'en appelle au devoir; il ne faut pas qu'aucun de nos
enfants se croie excusable, s'il se tient là, près du foyer, morne,
découragé, maussade, oubliant de faire effort sur lui-même, refusant
de s'intéresser à quoi que ce soit.
Et maintenant, faisons un pas de plus. Nous sommes entrés
dans la famille par la grande porte, celle du devoir, et nous avons
commencé à la voir telle qu'elle est. En continuant à suivre la même
voie, nous nous écarterons sans doute des méthodes reçues et nous
révolutionnerons un peu le programme qui règle d'ordinaire
les études sur la famille ; mais cela nous est bien égal : pourvu que
nous nous mettions en contact avec la vie, nous serons contents ; la
famille vivante, voilà ce que nous cherchons. Nous l'avons rencontrée
en examinant les devoirs spéciaux et professionnels en quelque sorte,
ceux des époux, des parents, des enfants; nous allons la rencontrer
encore en considérant les devoirs généraux, ceux qu'ont à remplir
également tous les membres de la famille.
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