Dans les maisons où l'on
élève les enfants et où l'on
connaît le prix de leurs âmes, quelque
chose de sérieux se mêle à
l'existence entière. Et ce sérieux
n'y est pas l'ennemi, qui vient menacer les joies
naïves de la jeunesse. C'est un visage ami que
chacun connaît) avec lequel chacun a
vécu, et qui n'effarouche personne. Loin. de
mettre
en
fuite la gaîté et les plaisirs
honnêtes, il les appelle et les encourage.
L'âme loyale est aisément gaie et nous
ne goûtons jamais mieux la joie que lorsque
nous nous sentons au droit chemin.
Comment en venons-nous à redouter
les idées sérieuses? Comment se
peut-il que pour être heureux nous ayons
besoin de ne pas penser à Dieu, à
notre âme, à l'éternité?
Ah, si vous voulez que la vie soit
désespérément triste,
ôtez-en précisément ces
pensées-là. La vie sans
sérieux, la vie qui se compose de quelques
jours plus ou moins misérables et qui
aboutit brusquement à la mort, la vie
où les douces espérances et les
grandes perspectives font défaut, la vie
où l'on tue le temps, où l'on fait la
vérité, où l'on se fuit
soi-même, la vie qui n'a ni but, ni sens, ni
intérêt ni saveur, voilà ce qui
est lamentable, ce qui glace l'élan, ce qui
brise ou éteint le coeur.
Et les enfants, les jeunes gens
l'éprouvent aussi bien que nous. De toutes
les sottises qui ont cours, la plus inepte
peut-être c'est la théorie qui veut
qu'on écarte le sérieux des
premières années, afin de leur
laisser leur charme. Les
fraîches jeunesses sont celles où Dieu
est. Le soleil, que je sache, n'attriste pas le
printemps. Qu'il est beau le printemps de la vie,
lorsque le soleil d'en haut l'échauffe,
lorsque les regards en se fixant sur le ciel bleu
s'essayent à pénétrer dans les
profondeurs radieuses de l'infini!
Je ne veux rien cacher d'ailleurs; la
piété en entrant chez nous
amène aussi des tristesses avec elle, de
bonnes et saintes tristesses. Il est une
façon sentimentale de la considérer
qui, ne lui laissant que sa douceur, lui
enlève sa puissance; la religiosité
donne des émotions et n'impose ni luttes ni
sacrifices, la religion est chose plus grave. Or,
nous parlons ici de la religion. Elle demande
à tous, aux jeunes comme aux vieux, ce
travail vigoureux, cette lutte contre le mal, qui
ne va pas sans blessures. Elle nous contredit, elle
nous gène, elle nous humilie, elle nous
attriste; comment n'en serait-il pas ainsi? Les
oeuvres profondes sont des oeuvres douloureuses, et
pour changer le coeur il faut bien le chagriner un
peu.
Mais cette bataille-là est le
fondement de la vraie paix, niais cette
tristesse-là est la source de la vraie joie.
Entrez chez ceux qui
se
sont virilement engagés dans le sentier de
l'éducation chrétienne, vous
trouverez des enfants pleins d'entrain et de
sève; la vie ne leur paraît pas moins
belle pour être mêlée de
devoirs, l'avenir ne leur semble pas moins brillant
pour aboutir à l'éternité.
Au-dessus de la terre ils voient le ciel, et la
terre n'y perd rien. lis respirent un air
fortifiant, ils marchent dans la
vérité, il l'ait clair autour d'eux.
Je vous assure qu'ils sont bien enfants, que leurs
rêves et leurs illusions dorées leur
font cortège, qu'ils prennent feu pour leurs
plaisirs que leur rire s'entend de loin.
L'Évangile, encore un coup, est venu
transformer et non mutiler.
Que l'éducation chrétienne
soit facile, c'est une autre question. Rien n'est
facile ici-bas. L'éducation est
malaisée, comme la vie, comme le devoir,
comme le bonheur. Ces mères qui ont
enfanté une seconde fois leurs fils en les
amenant à Christ, ont eu à vaincre
beaucoup, beaucoup d'obstacles; dans leur propre
coeur et dans celui de leurs enfants, il s'est
livré plus d'un combat acharné. Les
tentations du christianisme facile, de la
demi-fidélité, sont venues les assaillir plus
d'une fois;
plus
d'une fois aussi les critiques ou les exemples du
dehors ont troublé un moment la marche de la
famille. Maintenant, par la force que Dieu donne,
cette marche s'est affermie, tout va bien.
Qu'on est heureux alors ! Avec quelle
puissance de contagion l'Évangile se
propage, allant des parents aux enfants, des plus
avancés aux plus faibles ! L'Évangile
ne s'apprend pas comme une page de Virgile ou une
proposition d'Euclide ; il s'apprend ici par la
vue, par la respiration en quelque sorte. L'enfant
touche de ses mains les preuves par excellence de
la vérité : il voit que
l'Évangile donne la joie, il voit que
l'Évangile accroît et améliore
la vie, il voit que l'Évangile n'est ni un
système ni une forme, il voit qu'avec
l'Évangile il y a de chaudes tendresses.
Quel enseignement vaudra celui-là?
Et qu'on ne dise pas que ceci est
réservé aux chrétiens
d'élite ; de très-humbles
chrétiens, des commençants, pourvu
qu'ils aiment et qu'ils prient, savent
élever leurs enfants sous le regard de Dieu.
Au travers de beaucoup de misères et
d'erreurs, le rayonnement de la vraie foi
s'opère; il est telle mère bien ignorante, bien
superstitieuse peut-être, et qui sait montrer
le ciel à ses enfants. Elle s'est
agenouillée chaque jour, elle a
répandu son coeur devant Dieu, elle a
réchauffé sa couvée sous ses
ailes. Eh bien, quelque chose de grand s'est
accompli; dans vingt ans, dans cinquante ans, les
fils de ces mères-là, même
quand ils ont oublié leurs leçons,
rencontreront tout à coup devant eux une des
images bénies de jadis, et leur coeur se
troublera, et les larmes monteront à leurs
paupières. Qui sait si ce n'est pas un appel
d'en haut?
Vous connaissez le grenadier de Charlet,
qui murmure ces mots : « Je crois que je me
sens de la religion. » D'où vient son
émotion? Il y a là, près de
lui, deux enfants à genoux devant une tombe
sur laquelle ils ont déposé une
grosse couronne de fleurs. Le soldat a tout
deviné - les pauvres petits ont perdu leur
mère. Et voilà que la sienne lui
revient en mémoire, son âme de fils
tressaille, les temps anciens ont reparti; il a
prié lui aussi, lui aussi autrefois il a
plié les genoux avec celle qui l'avait
porté dans ses bras, il croit qu'il se sent
de la religion. Expression
naïve. qui dit quelque chose et dont il ne
faut pas faire fi. De la religion, ce n'est rien
dans la bouche des gens qui se servent d'une
banalité pour échapper à une
croyance ; de la religion, c'est beaucoup dans la
bouche des gens simples qui ignorent plutôt
qu'ils n'ont rejeté. Le soldat de Charlet
est de ceux-là; il y a de l'attendrissement,
du respect, de l'adoration inconsciente dans son
attitude.
Les souvenirs de la famille ne suffisent
ni à nous garder, ni à nous ramener ;
trop souvent ils ne produisent qu'une
émotion superficielle et passagère,
d'accord. En est-il moins vrai que la grande
école de piété est tenue par
les mères?
Et elles tiennent, hélas, aussi
la grande école d'impiété.
Dans ces maisons où l'on n'aime pas Dieu,
où l'on ne prie pas, où certaines
plaisanteries ont cours, où peut-être,
sans aller jusqu'à attaquer la foi
chrétienne, on s'arrange pour s'en passer,
où les préoccupations
matérielles tiennent la première
place, où le seul culte est celui de
l'argent, du plaisir, de la vie aisée, du
succès, dans ces maisons-là l'enfant
reçoit un enseignement. Vous croyez qu'il
n'observe pas; vous vous
trompez. S'il n'a pas compris toutes vos paroles,
il a compris votre exemple. En vain lui ferez-vous
donner ensuite, qui sait? des leçons de
religion ; il n'oubliera pas ce qu'il a vu chez
lui.
Parmi les choses qui ne s'apprennent pas
au collège, il en est deux encore que je
tiens à rappeler : le devoir et
l'obéissance.
C'est une pauvre vie que celle qui ne
repose pas d'aplomb sur le fondement du devoir. Il
y a là des intérêts, des
préférences, des inclinations, des
goûts plus ou moins honnêtes; il y a
peut-être de temps à autre un
accomplissement de ce qui est bon; mais faire le
bien sans savoir qu'il oblige, ce n'est le faire
qu'à demi. Il a droit à notre
respect; il faut qu'il soit à sa place dans
notre coeur, il faut que nos bonnes oeuvres soient
des oeuvres de conscience. La notion du devoir est
à la base de la moralité; elle
constitue en grande partie la dignité de
notre vie. elle y met la règle, elle y fait
entendre la forte voix de l'autorité
souveraine.
Pourquoi voit-on tant d'âmes qui
vont à la dérive, incapables de
résistance, ne sachant prononcer la parole
décisive : « Je ne puis autrement?
» Pourquoi voit-on tant d'esclaves de
l'opinion, tant d'hommes prêts à
suivre le courant où qu'il aille? Parce que
l'éducation n'est pas venue leur donner ce
qu'elle donne seule, la notion austère du
devoir.
L'inclination ne remplacera jamais le
devoir. Mes tendances, si excellentes soient-elles,
ne me fourniront l'absolu. Et que deviendrai-je
sans l'absolu? De quelle énergie
disposerai-Je lorsque mes inclinations se
trouveront en face de mes tentations, lorsque, mes
tendances auront à affronter mes
périls, lorsqu'il y aura à choisir
enfin? Ce que le devoir a précisément
d'admirable, c'est qu'avec lui il n'y a pas
à choisir. Ceci est obligatoire, donc ce qui
s'en écarte est mauvais. Voilà qui
est simple et net; je pourrai manquer à mon
devoir, mais du moins ce que j'ai fait, ma
conscience me le dira.
La notion du devoir est si puissante, si
nécessaire, qu'on ne parvient jamais
à la supprimer tout à fait; seulement
on l'affaiblit, on la met à un rang qui
n'est pas le sien, on la confond
avec les considérations secondaires. Je ne
connais que l'éducation qui soit en mesure
d'écarter un pareil danger. Elle nous place,
elle, dès nos premières
années, en face du devoir, de l'absolu, de
l'incontesté. En voyant notre père et
notre mère, nous voyons le devoir. Cela va
de soi et aucun doute ne s'élève en
nous. Dès lors, nous recevons au plus
profond de nos coeurs une empreinte que rien
n'effacera. La vie peut venir, avec ses
tempêtes et ses naufrages ; tous les flots
des passions peuvent passer sur l'empreinte
sacrée, n'ayez pas peur, on la retrouvera un
jour; ceux qui ont eu un père et une
mère conservent toujours le mot devoir
écrit quelque part en eux.
Ceux qui n'ont eu que des professeurs et
à qui la maison paternelle ne rappelle que
les vacances, ceux qui même en vivant sous le
toit de leurs parents n'ont pas été
réellement élevés par eux, ont
bien plus de peine à comprendre le devoir.
Son incarnation visible leur a manqué. Ils
auront rencontré des ordres et des
défenses, des récompenses et des
châtiments; ils auront peu connu
l'autorité vénérée qui
fait loi, indépendamment
des châtiments et des récompenses. On
leur aura exposé peut-être la
théorie du devoir, on leur aura
expliqué le De officiis; mais l'axiome
vivant, qui se démontre sans preuves, qui
saisit de plein droit l'existence à son
début, qui établit pour nous au
milieu des agitations, des hésitations, des
inclinations bonnes ou mauvaises, un point fixe et
inébranlable, cet axiome où sera-t-il
?
Et ce que je dis du devoir je le dis
aussi de l'obéissance ; voilà encore
une chose qui ne s'apprend qu'au foyer.
Il est une obéissance de
nécessité qu'on, nous enseignera
partout; l'obéissance de conscience doit
nous être enseignée par notre
père et par notre mère. Cette
obéissance, active et non passive, provenant
du devoir et non de la crainte ou du calcul, elle
naît d'elle-même au sein des
familles.
Qui fera, si ce n'est elle,
l'éducation de notre volonté ? Qui
lui donnera les habitudes de respect et de
soumission? Qui saura, tout en s'adressant à
notre spontanéité, tout en nous
invitant à comprendre et à
réfléchir, tout en respectant nos
scrupules de conscience, nous
incliner humbles et courants, libres de la vraie
liberté, sous le joug de l'autorité
légitime? Ceux dont les droits sur nous ont
le caractère de l'évidence.
Le temps de la jeunesse appartient
à l'autorité. C'est le plan de Dieu,
et quiconque le change s'en trouve mal. Les vies
où la période de l'autorité a
été supprimée s'en
ressentiront jusqu'au bout. Il nous est bon d'avoir
plié, d'avoir renoncé à notre
sens propre, d'avoir fait taire nos
préférences. L'obéissance est
une grande leçon.
J'entends l'obéissance filiale,
celle qui est unique au monde, qui n'abaisse pas,
qui n'affaiblit pas, qui redresse au contraire et
qui fortifie, celle qui fait des hommes
après avoir fait des enfants.
Des hommes, des enfants, il n'y en a pas
tant qu'on le croit. Les hommes
véritablement hommes ont été
d'ordinaire véritablement enfants; ceux qui
ont appris à commander avaient appris
à obéir.
Lorsqu'on n'a pas appris à
obéir dans son enfance, on apprend,
hélas, à obéir dans son
âge mûr. Triste obéissance que
celle-là : l'obéissance aux événements,
à la force, au succès, à
l'opinion ! Les fils soumis font les fermes
citoyens ; il n'est rien de tel que d'avoir
fléchi à propos, pour ne pas
fléchir à tout propos; de même
que la dépendance vis-à-vis de Dieu
est le fondement de l'indépendance
vis-à-vis des hommes, de même la
soumission à la juste autorité des
parents sert de base aux fortes résistances
que rencontrent les autorités injustes.
Personne ne s'avilit en obéissant à
son père, en sacrifiant une
préférence à un devoir ; les
âmes ainsi exercées, ainsi
forgées, sont celles qui comprennent le
mieux la dignité humaine. Le devoir, qui
nous apprend à courber la tête, nous
apprend aussi à la relever.
« L'obéissance est en blanc
dans le moderne programme de la vie. »
J'adopte ce mot, souvent cité de Vinet, mais
je n'accepte pas les conséquences qu'on en a
tirées. On est parti de là pour
regretter la famille d'autrefois et les
éducations d'autrefois, le bon vieux temps
où le respect était assis au foyer;
où les fils donnaient du
« monsieur » à leur père et
où les pères le prenaient de haut
avec leurs fils.
Le bon vieux temps, que je n'aime
guère, ne m'attire pas même par cet
endroit. Il m'a toujours été
impossible d'accorder un regret, quel qu'il soit,
à l'ancien régime. Or l'ancien
régime en matière d'éducation,
c'était la désertion aussi
complète que possible de tous les devoirs
des parents. Mettre sa fille au couvent, confier
son fils à un gouverneur, telle était
la méthode des gens qui donnaient le ton. Du
plus au moins, chacun tachait de les
imiter.
Je ne me sens aucun faible pour les
pères et pour les mères qui n'avaient
avec leurs enfants que des relations sèches
et officielles. Y avait-il là beaucoup de
respect? Cela ne me semble pas certain. En tous
cas, il n'y avait pas beaucoup de tendresse, et que
reste-t-il à la famille, quand ou en
retranche cela ? On ne saurait parcourir les
Mémoires ou les histoires du siècle
dernier, sans avoir le coeur soulevé
d'indignation. Quelle société ! Quels
parents ! Quels enfants ! Sous ce respect apparent,
quelles révoltes! Dans ces maisons où
l'étiquette est si bien observée,
j'aperçois des
désordres, et aussi des
désobéissances, dont la vue ne se
supporterait pas aujourd'hui. Personne ne s'en
étonnait alors. À vrai dire, la
famille a été rarement aussi
près de disparaître.
Nos lamentations rétrospectives
s'adresseraient-elles par hasard à la
Bastille, aux lettres de cachet? Le beau
idéal à nos yeux serait-ce le
père de Mirabeau (l'ami des hommes) faisant
enfermer tous ses enfants? On peut choisir sans
doute dans l'ancien régime des
époques moins rabaissées, des classes
moins corrompues; on ne parviendra cependant pas
à y rencontrer souvent ce type accompli qui
concilie l'affection et le respect.
Je ne crains pas de l'affirmer, la
famille actuelle, malgré les graves
défauts qui nous frappent en elle, se
rapproche beaucoup plus de ce type que la famille
ancienne ne l'avait fait, à quelque
siècle de l'histoire qu'on la prenne. Ne
flattons pas notre temps, ne le calomnions pas non
plus. Quant à moi, je suis de mon temps, et
je crois qu'il vaut mieux, somme toute, qu'aucun de
ceux qui l'ont
précédé.
Le père actuel a bien son
mérite. J'aime sa cordialité ; j'aime
les relations simples, confiantes, détendues qui
se sont
établies dans nos demeures; j'aime jusqu'au
tutoiement qui a remplacé l'ancien
cérémonial.
Mais le tutoiement moral est de trop.
Chacun tombe du côté où il
penche ; nos ancêtres sont tombés du
côté de la sécheresse et de la
roideur ; nous tombons du côté de
l'égalitarisme. Nos enfants ne sont pas nos
égaux, et pourtant nous les traitons comme
tels. Ils pourraient être ou devenir nos
amis, nous en faisons nos camarades.
Ceci est un grand mal. La famille, qui
périssait jadis faute de tendresse, est
menacée de périr maintenant faute
d'autorité. Il semble que nous ayons fait
serment de séparer ces deux
éléments si étroitement unis,
nous figurant tantôt que l'autorité
grandira si nous restreignons la part de la
tendresse, tantôt que la tendresse sera
accrue si nous renonçons à
l'autorité. Or c'est le contraire qui arrive
: Ôtez la tendresse, vous ne savez plus
où trouver l'autorité
véritable ; ôtez l'autorité,
vous avez perdu la vraie tendresse.
On s'aime moins, on s'aime mal,
lorsqu'on s'aime autrement que
Dieu ne l'a voulu. Les affections de famille ont un
caractère qui n'appartient qu'à elles
et qui fait leur charme, leur dignité, leur
puissance. Il est si doux de chérir en
vénérant !
Bien des gens trouvent commode de
déserter leur rôle, de fermer les yeux
sur le mal, de laisser s'établir dans leur
intérieur le sans-gène le plus
complet. Être bons et faciles, voilà
leur grande prétention, s'ils faisaient
entendre un reproche, ils craindraient de ne plus
être aimés. Que se passe-t-il alors?
Les liens de. famille, loin de se resserrer, se
relâchent. Rappelez-vous le père
Goriot, ce type ignoble buriné par Balzac.
Est-ce un père? non ; tout ce qui est en
nous proteste. Et nous ne nous étonnons pas
si ses abominables filles l'aiment peu, ayant
cessé de lé respecter.
Je crains qu'il n'y ait bon nombre de
pères Goriot, dans la vie réelle. En
tous cas, la littérature contemporaine nous
présente à chaque instant des figures
qui se rapprochent de celle-là. Entre fils
et pères les mauvaises, familiarités
abondent; le père est le confident
attiré de l'inconduite de son fils, et c'est
quelquefois à titre de
revanche. Les familles prennent un air de mauvaise
compagnie. Où allons-nous donc?
Ah, l'éducation de la famille
peut devenir la plus détestable de toutes,
si de telles tendances achèvent Le
prévaloir. Quand l'autorité a
disparu, quand le respect s'efface, il n'y a plus
place pour les enfants auprès du foyer.
Envoyez-les où vous voudrez, à
l'école, au collège ; cela vaudra
toujours mieux que la faiblesse incurable ou la
complicité dégoûtante des
parents. Privez-les de l'éducation,
plutôt que de leur donner une
éducation corruptrice. Je ne vois rien,
d'aussi pervers que les jeunes gens qui ont
respiré un air vicié à la
maison. Fainéants, égoïstes,
dépourvus d'énergie,
accoutumés à leurs aises, n'aimant et
ne respectant qui que ce soit, ils n'ont ni les
qualités que donne la vie de famille ni
celles que donnent les rudes leçons du
dehors. Ils ne savent pas ce que c'est que le
devoir; le bien et le mal se confondent à
leurs yeux. Comment en serait-il autrement? Lorsque
le père et la mère cessent de
combattre le mal, un chaos moral se produit, toutes
choses se mêlent et se brouillent pour ainsi dire.
La
conscience visible de la famille s'est obscurcie;
il fait nuit.
Mais n'allons pas si loin. Les parents
indifférents au vice et disposés aux
lâches complicités ne sont certes pas
les plus nombreux. Ce qui abonde, ce sont les
parents faibles. Ils ne renonceront pas à
blâmer ce qui est scandaleux, ils se
rangeront en général du bon
côté, ils sauront adresser
çà et là à leurs
enfants un avertissement ou un reproche; par
malheur, tout cela se fait mollement, on n'est
père et mère que le moins possible et
en quelque sorte pour l'acquit de sa conscience. Ce
n'est pas ainsi qu'on peut forger des
caractères, des âmes viriles, capables
de résistance et d'indépendance;
l'éducation dépourvue
d'énergie fait des enfants
gâtés. Tantôt impuissants,
inertes, sans initiative et sans réaction,
tantôt brusques, grossiers,
égoïstes, ils n'apprendront ni à
se sacrifier ni à se gêner; ceux qui
les entourent auront à souffrir.
Voulez-vous voir la manifestation
naïve, je devrais dire
brutale, de ces tristes tendances, allez au
village. L'autorité des parents y est
presque nulle; il y aura de temps en temps une
scène, une bourrasque, des coups
peut-être, mais les enfants soumis sont
rares. Si un maître d'école
déplaît aux enfants, s'il ne les
trouve pas charmants, s'il les punit, s'il adresse
aux familles quelques remontrances, c'est un homme
perdu. Qui le soutiendrait? Il prétend se
faire obéir!
Et les parents récoltent ce
qu'ils ont semé : ils sont entourés
de peu de soins, de peu de respects. Dès que
la vieille mère ne peut plus tenir le
ménage, dès que le vieux père
ne peut plus travailler, on les laisse à
l'écart; on trouve, ou peu s'en faut, qu'ils
sont de trop ici-bas, et eux-mêmes ne sont
pas éloignés de le penser. Je connais
des exceptions très-touchantes, je sais tel
père âgé auprès duquel
sa fille se tient, attentive et attendrie; je sais
telle chaumière où l'affection
filiale a des égards, des
prévenances, des délicatesses sans
nombre ; toutefois, prenez garde, ces exceptions ne
se présentent précisément que
chez les gens qui ont su être fermes, qui ont
élevé leurs
enfants et ont maintenu leur autorité.
Ceux-là, d'ordinaire, sont obéis,
respectés, aimés jusqu'au
bout.
Les autres ne compromettent pas
seulement leur propre bonheur et leur propre
dignité, ils font à leurs enfants un
mal peut-être irréparable. Cette
affection désordonnée apprend aux
enfants à tout rapporter à eux ; il
arrive alors que leur égoïsme acquiert
des proportions effrayantes. Un petit despote,
capricieux et exigeant, c'est quelque chose de
monstrueux.
Ah, quelle responsabilité
pèse sur ceux dont la tendresse,
imbécile l'a dressé à un tel
rôle ! Voici un enfant qui entre, sort,
interrompt, fait du bruit, désobéit,
n'a d'égards pour personne, se rend importun
à la famille et aux étrangers ; vous
riez des sottises du « cher petit. » Il
faudrait en pleurer. Bientôt l'idée du
devoir n'existera plus pour lui, et il ira
peut-être ainsi devant lui sa vie durant,
Salis penser aux autres, Salis se gêner en
rien, cédant à ses impulsions bonnes
ou mauvaises. Les petits égoïstes
deviennent de grands égoïstes ; ce
qu'il y a de grâce dans l'enfance s'efface
plus tard ; alors, en dépit des
qualités de l'esprit ou du coeur, rien ne
rachète plus le vice affreux qui envahi l'homme
entier et
est
devenu comme une seconde nature.
Ce que nous avons, ôté de
l'éducation, nous tâchons de
l'ôter aussi des études, Celles-ci
pouvaient être jusqu'à un certain
point éducatives ; elles pouvaient mettre
sur le chemin de nos enfants quelques
difficultés à surmonter, quelques
efforts à accomplir; un principe de vigueur
pouvait se retrouver là. Eh bien, il semble
que nous prenions à tâche de
l'écarter.
On sait quelles méthodes
amollissantes tendent aujourd'hui à
prévaloir. On cherche les
procédés amusants et rapides. Pourvu
que les enfants apprennent, qu'importe
comment?
Mais c'est justement là ce qui
importe. Ils n'apprennent souvent que trop de
choses ; vous entassez pêle-mêle dans
leur cervelle une foule de notions mal
digérées; ils savent un peu de tout,
et n'ont rien saisi par eux-mêmes, ils ont lu
beaucoup de livres, et n'en ont pas aimé,
compris, médité un seul. L'art de
bien lire, en réfléchissant, leur est
resté étranger.
Pendant leur vie entière ils
continueront à parcourir sans approfondir;
ils n'auront que la science courante, celle qu'on
puise à ses
moments perdus dans les journaux, dans les revues
et dans les salons.
Ce n'est pas assez; et quand même
ils y joindraient plus tard les études
professionnelles qui doivent leur ouvrir une
carrière, quand même ils feraient
alors un grand effort, quand même ils
deviendraient médecins habiles,
jurisconsultes distingués, savants
ingénieurs, quand même ils se feraient
un nom dans la science proprement dite, les lacunes
de leur éducation première ne
seraient Pas comblées pour cela. Le fond
manquerait. Il faut avoir acquis de bonne heure les
habitudes du travail, le goût et en quelque
sorte le respect des bons livres. Une certaine
culture de l'esprit commence alors et ne commence
guère qu'alors. En débilitant les
études de nos enfants, en les dispensant de
ce qui les fatiguait, en renonçant à
rien exiger, en les mettant sur la voie de la
science aisée, nous avons compromis tout
leur avenir. Quels que soient un jour leurs travaux
et leurs succès, ils se ressentiront du mal
que nous leur avons fait.
Et que parlé-je de travaux! Ceci
est la très-rare exception. Il n'en faut pas
tant
pour arriver à une profession convenable,
pour se faire sa place dans la
société, pour causer avec
agrément, pour être fonctionnaire,
avocat, député, pour acquérir
peut-être la réputation d'homme
capable ou d'homme d'esprit. Si notre ambition de
père ne va pas au delà, si nous avons
fait notre deuil du caractère, de la
dignité morale, de la distinction
véritable, il se peut que nous
réussissions. Ces enfants que nous avons
élevés dans du coton, auxquels nous
avons épargné les devoirs
pénibles et par-dessus le marché les
études sérieuses, se hisseront
peut-être un jour jusqu'à
l'honnête moyenne qui a souvent les gros lots
ici-bas, moyenne de convictions, moyenne de
lumières, moyenne de volonté, moyenne
de conscience. Peut-être feront-ils leur
chemin. Qui sait s'ils ne laisseront pins bien loin
derrière eux les âmes d'élite,
moins malléables et plus
frères?
C'est notre meilleure chance ; ai-je
besoin de dire que ce n'est pas la seule? Il n'est
pas prouvé que nos enfants atteignent
toujours ce niveau, si rabaissé soit-il. On
ne parvient à cette
médiocrité-là qu'en consentant
à travailler un peu,
à se gêner un peu. Y consentiront-ils?
Je ne voudrais pas m'en porter garant.
Ils seront d'autant moins capables
d'énergie, que nous nous serons plus
abandonnés devant eux à nos illusions
paternelles. Que voulez-vous que fassent des
enfants qui entendent dire et qui croient que rien
ne peut leur être comparé, qu'ils ont
toutes les vertus, tous les talents et tous les
charmes? Quand on est si bien doué, est-ce
la peine de se tourmenter beaucoup'! Je ne vois pas
que les princes auxquels les fées
accordaient autrefois des dons eussent besoin de se
livrer à de grands efforts; le don agissait,
ils étaient délicieux, spirituels,
braves, invincibles, sans avoir à s'en
mêler. Or, à entendre la naïve
expression de notre vanité, nos enfants
auraient eu, non pas une fée, mais toutes
les fées réunies autour de leur
berceau. Nous tenons le langage du hibou de la
fable :
Le hibou repartit : « Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits et jolis sur tous leurs compagnons,
Vous les reconnaîtrez sans peine à cette marque.
Il parait qu'au temps de la Fontaine ou
n'était pas sur ce point
plus raisonnable que nous. Sur d'autres points nous
avons inventé des gâteries inconnues
à nos pères. Je vois des parents qui
s'apitoyent sur les pauvres enfants qui n'ont pas
de café au lait pour déjeuner! J'en
vois d'autres qui s'épouvantent ou
s'indignent en apprenant que leur cher fils a
reçu quelques coups de poing et qu'il a un
oeil poché!
Hé, bienheureux coups de poing du
collège, que nous les jugerions autrement,
si nous savions ce que vaut l'apprentissage du
courage et de la vigueur! Tout n'est certes pas bon
dans un duel de collège, des sentiments
violents y jouent leur rôle; mais du moins le
jeune enfant qui accepte une rencontre va au-devant
d'un danger, très-réel pour lui, et
plutôt que d'être lâche s'expose
à une douleur. J'ai vu à
Louis-le-Grand des gamins véritablement
héroïques qui s'attaquaient à
plus grand qu'eux, et cela parfois afin de
défendre un opprimé.
On sait si j'aime l'éducation de
la famille. Ce que j'en aime toutefois ce n'est ni
les tartines et les tasses de lait, ni le doux abri
où ne pénètrent pas les luttes
vaillantes et les gourmades (1).
Il est une
façon romaine, spartiate,
si l'on veut, d'envisager l'éducation, qui
me paraît bien supérieure à nos
méthodes énervantes.
Je parle ici de Sparte et de Rome au
sens traditionnel, non au sens historique. La Rome
historique, la Sparte historique ne méritent
certes pas qu'on les imite, en matière
d'éducation surtout; quant à l'emploi
traditionnel de ces mots, c'est autre chose ; il ne
désigne que l'énergie,
l'austérité, la
sévérité peut-être. Dans
ce sens, il vaut la peine de nous demander si nous
sommes assez spartiates et assez romains.
Ma mère nous aimait avec une
tendresse, une passion, qui n'ont jamais
été surpassées. Eh bien, elle,
si indulgente pour tous les autres enfants, elle
était presque sévère avec les
siens. Il lui semblait qu'elle ne pouvait assez
exiger. l'aire des hommes, cela lui paraissait si
grandi A la pensée d'une
lâcheté, d'une faiblesse, tout son
coeur maternel se révoltait.
Je me rappelle qu'une fois mon cheval
lancé au grand galop m'avait jeté sur
la route; le sang coulait en abondance de ma
tête; ma mère, plus pâle que
moi, bandait la blessure. Et le voyais, tout enfant
que j'étais, le combat terrible qui se
livrait au dedans d'elle entre
son besoin de m'embrasser et sa crainte de
m'affaiblir en m'apprenant à redouter une
blessure ou une douleur. Une autre fois,
c'étai, à l'époque du
choléra, du grand choléra de Paris,
nous étions là tous les deux, mon
frère et moi. Fallait-il nous soustraire
à la contagion ? Ma mère, plus morte
que vive, sut imposer silence à ses
angoisses, elle se condamna elle-même
à subir les tortures de l'absence; elle ne
voulut ni venir à nous ni nous rappeler
à elle : « Quelle leçon leur
donnerais-je? disait-elle. Une leçon de
timidité. Il importe qu'ils soient des
hommes. »
Il y a une sévérité
dure et sèche qui ferme le coeur;
celle-là ne fait jamais de bien. Il y a une
fermeté stoïque et tendre, qui exclut
l'idolâtrie, qui ne caresse pas nos
défauts et qui sait nous affliger, nous
exposer peut-être, à force de nous
aimer virilement; celle-là nous est
nécessaire. Elle seule imprime à nos
âmes un caractère de vigueur; elle
seule met en nous cette qualité
particulière à laquelle les Anglais
ont donné le beau nom de comsistency, le
dévouement quand même aux principes,
la fidélité au drapeau, la tenue morale. Par elle
s'opère (chose rare !) l'éducation de
la volonté; par elle se découvre
à nous le côté austère
de la vie, qui est aussi le côté
élevé ; par elle nous
échappons à l'impuissance des gens
blasés, nous acquérons du nerf, du
ton, et au travers de chiâtes nombreuses nous
pouvons avancer vers un but dont nous avons compris
la grandeur:
L'éducation énergique fait
une large place aux exercices du corps. Ceci n'est
pas un simple détail; il manquera toujours
quelque chose aux jeunes gens qui ne savent pas
tenir une épée, qui ont peur d'un
cheval ou craignent une longue marche. Sans aller
aussi loin que nous le faisions dans notre enfance,
quand, dominés par l'ambition d'être
forts, nous trouvions bon qu'en plein hiver on nous
frottât tout le corps de neige, quand nous
mettions des pierres dans nos souliers, quand nous
nous exercions à supporter la douleur, il
est permis d'affirmer qu'aujourd'hui on rend un
triste service à la génération
nouvelle en la dispensant, en la préservant
devrais-je dire, de l'éducation physique qui
devait contribuer à son
développement.
Les exercices du corps déplaisent
à beaucoup d'enfants; les difficultés
premières les rebutent, il faut une certaine
fermeté pour triompher de leurs
hésitations. Mais cette fermeté ne
tarde pas à trouver sa récompense.
Ils étaient gauches, lourds, mous ; les
voilà lestes et dégagés. Leurs
forces se déploient; ils prennent quelque
chose de hardi ; une saine élégance
se révèle en eux; ils se sentent plus
adroits ; ils se portent mieux, cc qui ne
gâte rien.
Quand ils en seront là, soyez
tranquilles, vous n'aurez plus besoin de les
contraindre ; le goût sera né, un
goût plein de charme et de distinction. La
distinction a son prix en tout temps ; à
notre époque de nivellement elle est
doublement précieuse.
Je me suis demandé bien des fois
comment étaient faits ces hommes du
seizième siècle, qui tiraient
l'épée, montaient à cheval,
nageaient, jouaient à la paume, et qui
trouvaient le temps d'étudier toutes les
branches du savoir humain, d'apprendre les langues
de l'antiquité, de faire des livres,
d'écrire des vers, de remplir une
carrière active, très-active souvent,
et d'aller par-dessus le marché faire le
coup de pistolet aux quatre
coins du pays. De fortes âmes dans des corps
vigoureux, voilà qui explique bien des
choses.
La vigueur du corps n'est pas inutile
à la force de l'âme. Monter et animer
un coursier fougueux, fendre à la nage les
flots de la mer, soutenir sans lassitude les
fatigues d'un assaut d'armes, affronter les
difficultés de la gymnastique, ce n'est pas
perdre son temps; l'homme moral et l'homme physique
se développent à la fois,
l'unité harmonieuse de notre nature s'en
trouve bien. Au collège, le jeu de balle et
les parties de barre nous disposaient admirablement
aux travaux de la salle d'étude. Si je
pouvais persuader à nos écrivains de
faire deux lieues à pied chaque jour, il y
aurait une révolution dans la
littérature : nous aurions moins de critique
et plus de poésie; on nous ferait des livres
plus simples, plus vrais, plus vivants, plus
prime-sautiers.
Et si je pouvais persuader aux parents
de mettre l'escrime, la natation, le cheval, la
gymnastique, la musique, les jeux virils (comme
ceux des étudiants anglais) dans
l'éducation de leurs enfants, la
révolution serait bien autre. On
retrancherait quelques branches d'étude, on
rédigerait des programmes moins
encyclopédiques; et ce qu'on ferait, on le
ferait mieux.
Nous aurions une
génération bien portante, dans tous
les sens de ce mot.
La nôtre ne l'est pas. À
l'âge où il faudrait beaucoup de
promenades, de gymnastique, de grand air, les
écoles primaires et secondaires imposent
parfois aux jeunes intelligences un travail qui
dépasse leurs forces. Il est des
écoles qui enseignent beaucoup trop de
choses à la fois. On ne peut
assurément pas faire le même reproche
an collège; mais la préparation
à certaines carrières se charge
à soit tour de nous donner des esprits
surmenés, des corps dépourvus
d'élasticité et de vigueur.
Ainsi nous avons une grande
majorité de fainéants qui ont perdu
leurs belles années et une élite
à moitié écrasée par
des études sans bon sens qui
empiètent sur les nuits et sur le repos
nécessaires, qui placent les jeunes gens
dans des conditions de vie que la plupart ne
subissent pas impunément.
Les exercices du corps, si nous leur
assurions leur place légitime,
préviendraient de pareils excès. Ils nous
empêcheraient de
livrer nos enfants aux engrenages d'un
mécanisme scolaire qui, fonctionnant par
secousses, tantôt semble s'arrêter, et
tantôt broie impitoyablement les
intelligences et les corps.
La fermeté qui contraint
l'enfant, le protège aussi. Rien de
protecteur comme la fermeté; rien de cruel
comme la faiblesse.
Pour peu que les familles le veuillent,
elles obtiendront qu'un espace plus large soit
réservé dans l'instruction publique
elle-même aux exercices gymnastiques,
à la marche, au grand air. Quelques
programmes se simplifieront et n'y perdront rien.
Enfin, s'il reste des moments de travail
forcé, et il y en aura toujours à
l'entrée des carrières qui s'abordent
par la voie du concours, les jeunes gens en
possession de leurs forces et ayant mené une
vie saine seront bien plus capables de donner ce
coup de collier que ceux qui traînent
languissants à travers les alternatives de
la mauvaise indépendance et de
l'étude immodérée.
Nos fils, retenus par la vigilance
paternelle loin des clubs et des fumoirs,
habitués à employer leur temps,
préservés des contacts corrupteurs,
traverseront avec succès
les épreuves où d'autres
achèvent aujourd'hui de succomber. Comme ils
sauront bien ce qu'ils savent, ils seront capables
de supporter sans fléchir un encombrement
momentané de leçons et
d'examens.
Les parents qui s'occupent
d'élever un fils comprennent qu'il aura
besoin avant tout d'énergie physique et
morale. Quelle que soit notre position, aucun de
nous ne peut dire avec certitude qu'il transmettra
une fortune à la génération
qui le suit. Il importe que ceux qui nous
succéderont soient en état de gagner
leur vie; il importe, qu'à la rencontre des
difficultés, ils soient en état de
réagir, de prendre un parti, de se conduire
en hommes. Dieu a jugé bon de nous placer
dans un temps où domine la pensée de
gagner de l'argent, niais où personne n'est
sûr de le garder; c'est sans doute afin que
les pères honnêtes et sensés
s'attachent à laisser après eux un
héritage plus solide que les obligations de
chemins de fer ou le trois pour cent. Si nos fils
ont reçu de nous des convictions profondes,
des principes droits, le sentiment du devoir,
l'amour de la famille, l'habitude du travail, la
dignité du caractère, s'ils croient,
s'ils luttent et s'ils prient,
les cataclysmes politiques ne leur feront jamais
beaucoup de mal.
Ils seront citoyens, et ceci est encore
un fruit de l'éducation virile. Le citoyen,
au sens moderne du mot, c'est-à-dire l'homme
qui a une conscience à lui et qui
l'écoute, est une des créations les
plus magnifiques de l'Évangile.
L'État antique absorbait tout, famille,
croyance, individu ; l'État moderne doit
reposer sur une autre base. Des âmes libres
dans l'État libre, voilà notre
maxime.
Et comment faire des âmes libres,
si l'on ne fait des âmes fortes ? Il n'est
pas si aisé d'être libre.
L'indépendance ne court pas les rues, et,
depuis que je regarde agir la société
politique, il ne m'est pas arrivé souvent de
rencontrer un homme.
Un homme ! Partout où il en
paraît un, on lui fait place. Il est
blâmé, redouté et
respecté. Il ne cède pas à
l'injustice, il ne se courbe pas devant la nombre,
il n'adore pas le succès, il pardonne aux
bonnes causes de n'être pas
triomphantes.
Je l'ai déjà dit, faire
des hommes, c'est le but de l'éducation. Les
parents chrétiens oublient étrangement leur
tâche, lorsque, adoptant je ne sais quelle
théorie semi-monacale, ils semblent penser
que parce que leurs enfants ont appris à
servir Dieu ils ne doivent pas servir leur pays.
Aux yeux de certaines gens, s'occuper des affaires
publiques ce serait en quelque sorte sortir de
religion et rentrer dans le siècle. Ai-je
besoin de rappeler que tel n'est point le principe
de l'Évangile? L'Évangile transforme
notre vie, ce qui est un peu plus difficile et plus
beau que de la diminuer. Il ne nous donne pas
à choisir entre le titre de citoyen et celui
de chrétien; il nous invite à
être des citoyens chrétiens. Loin de
retrancher quelque chose à nos devoirs,
à notre activité, à nos
affections, à nos développements, il
ouvre devant nous des horizons plus larges, plus
purs, plus radieux, et les prolonge jusque dans
l'infini du ciel. « Je ne te demande pas de
les ôter du monde, disait Jésus-Christ
à son Père, mais de les retirer du
mal. »
Si nos enfants, au reste, deviennent des
citoyens médiocres, cela tient moins
d'ordinaire à nos théories
qu'à nos faiblesses. Ceux qui proscrivent
systématiquement la participation aux
affaires publiques sont en petit
nombre; ceux qui trouvent bon qu'on les
néglige sont innombrables. Ce n'est pas que
j'aime les familles politiques où l'on passe
son temps à disserter ; mais je n'aime pas
non plus celles où l'on s'abstient
égoïstement de prendre part aux luttes
qui préoccupent nos contemporains. La
gravité de ces luttes est immense, et
l'abandon des bonnes causes est immoral. Oui, nous
portons atteinte à la vie morale de nos
enfants, quand nous leur enseignons par notre
exemple, par nos paroles ou par notre lâche
condescendance, à négliger des
obligations si pressantes. Les désertions
sont toujours aisées à justifier : On
se passera bien de nous! nous laissons le champ,
libre aux hommes politiques! notre intérieur
nous suffit! - Le fait est que nous nous
préférons à tout, que nous
mettons notre repos et nos convenances avant les
grands intérêts de
l'humanité.
Formés à une telle
école, nos fils s'accoutument bientôt
à ne plus agir. Agir, c'est se gêner,
et pourquoi se gênerait-on? De là ces
générations Sceptiques et
impuissantes, qui ne soutiennent, ni ne
contiennent, ni ne résistent. Pauvres
enfants, ils auront pourtant
besoin de vigueur et de résolution ! je
frémis en pensant aux luttes qui les
attendent, aux problèmes qui se poseront
pour eux. Nous avons autre chose a faire
aujourd'hui qu'à nous apitoyer sur leur sort
; nous avons à les élever.
En vain maudirions-nous les questions
qui se préparent, cela ne les
empêchera pas de surgir à leur heure ;
nos colères ne leur font rien du tout. Au
lieu de nous irriter contre elles, tâchons de
les aborder et de les résoudre. Nos fils ont
le droit de trouver chez nous un apprentissage
sérieux de la vie; si nous comprenons nos
devoirs, ils comprendront aussi les leurs ; ils
sauront que les grandes causes ont des efforts et
des sacrifices à leur demander; ils
entreront comme des hommes dans la carrière
belle et malaisée qui s'ouvre devant eux,
ils regarderont en face l'avenir; l'avenir qu'on
regarde en face perd bientôt la plus grande
partie de ses mystères, de ses menaces et de
ses périls.
L'éducation, on le voit, est bien
moins un ensemble de leçons et de
procédés, que le centre
d'idées, de sentiments et de devoirs
où nous plaçons nos enfants ; c'est
l'atmosphère où nous les faisons
vivre. Je goûte peu les traités
d'éducation, parce qu'ils passent à
côté du fait essentiel. Il ne s'agit
pas de méthodes, mais de vie.
La vie est-elle chez nous? Y
respire-t-on un air vivifiant? Y voit-on aimer les
choses nobles et belles? Y voit-on flétrir
les lâchetés? Les causes
généreuses y trouvent-elles un
réel appui<' Les coupables railleries de
l'égoïsme y meurent-elles
étouffées? Alors la grande
éducation est là.
Un des mérites de la grande
éducation, c'est qu'elle peut se passer des
minuties. Suivant toujours les voies simples et
droites, elle ne prend jamais des allures
d'inquisiteur, elle n'encourage aucune
délation, elle n'a point de police
secrète.
Il est des parents, très-tendres
et très-consciencieux d'ailleurs, qui
peuvent, à force de surveillance,
d'interrogatoires, de réglementations
détaillées, faire peser une lourde
oppression sur leurs enfants. L'oppression, quelle
qu'elle soit, n'élève pas les
âmes; elle les écrase ou les avilit.
Les vraies familles, celles où
l'autorité est debout, ont horreur de la
tyrannie.
Elles savent quelle part de
liberté est nécessaire aux jeunes
gens; elles acceptent la liberté avec ses
périls. Ne faut-il pas que les
caractères se forment, que les
responsabilités apparaissent? Nos fils,
élevés aux lisières,
deviendraient-ils capables d'accomplir leur oeuvre
ici-bas? La liberté qui naîtra ainsi,
au fur et a mesure de l'âge et du
développement moral, sans système
préconçu mais en vertu d'un sentiment
paternel qui ne trompe guère, ne ressemblera
ni à l'indépendance presque absolue
dont jouissent par malheur beaucoup d'enfants en
Amérique, ni à cette autre
indépendance plus funeste que crée si
souvent notre faiblesse. L'éducation virile
laissera flotter les rênes; elle n'aura garde
de transformer la maison en cachot; elle en ouvrira
les portes toutes larges à la lumière
et au grand air; elle sera confiante, elle ne sera
pas molle; elle se fera oublier quelquefois, elle
n'abdiquera jamais.
Un dernier trait : la force ne va pas
sans la douceur; elles s'accordent et s'associent
si bien ! Dans ces familles où
l'éducation accomplit sa tâche,
où l'on obéit, où l'on
respecte, où l'autorité des parents et la liberté
des enfants
se donnent la main, où se trempent des
âmes d'élite où se
préparent des citoyens, il y aura aussi un
apprentissage de bonté.
L'enfance en a besoin; elle est
égoïste, préoccupée
d'elle-même, volontiers indifférente
aux souffrances d'autrui et quelquefois cruelle.
Mais voyez à quelle admirable école
elle est placée ici! Elle assiste chaque
jour à cet exercice de la charité
pratique qui tient une si large place au sein des
vraies familles. Voici des pauvres à
secourir, des malades à visiter; le
père et la mère s'émeuvent;
les ressources, peut-être restreintes, du
ménage sont mises à contribution ; en
dépit des occupations, on trouve du temps ;
on se souvient des malheureux dans les
conversations du foyer, dans la prière
commune du soir.
S'il y a des domestiques, des fermiers,
des clients, on est bon pour eux; une parole
sèche et dure ferait dissonance, personne ne
la prononcera; personne ne sera hautain envers un
inférieur; la sainte égalité
chrétienne n'est mise en doute par
personne.
Les actes de cruauté envers les
faibles, envers les prisonniers, envers les
esclaves, envers tous les êtres qui ne peuvent ni
résister ni se plaindre, blessent la
conscience de cette famille. Elle se soulève
à la rencontre de pareilles
lâchetés.
Et les cruautés envers les
bêtes, comme elle en est
révoltée ! La bête est sans
défense, et quiconque la torture est un
misérable. L'assassin risque du moins sa
vie, le tortureur de bêtes ne risque rien; je
n'hésite pas à le mettre au-dessous.
Il est des hommes qui ont commis de grands crimes
et chez qui l'étincelle de la vie morale
n'est certes point éteinte ; mais celui qui
jouit des souffrances d'un pauvre animal, qui les
prolonge, qui ne se laisse toucher ni par ses
gémissements ni par ses regards si doux,
celui-là, je le crains, n'a plus de
coeur.
Quand le coeur est mort, tout est mort.
Ayez de l'esprit, ayez de l'habileté, de
l'influence, des succès, vous n'êtes
rien si vous n'avez de la bonté. Elles ne
sont que trop nombreuses aujourd'hui ces natures
sèches, tranchantes, qui ne connaissent plus
les chaudes sympathies, qui ne les ont jamais
connues peut-être, et qui, cuirassées
d'indifférence, s'en vont affronter la vie,
font leur chemin, leur
trouée, dirai-je, à travers amis et
ennemis.
Les hommes dont je parle ne sont pas
méchants ! C'est possible. Il suffit qu'ils
ne soient pas bons. Et l'on se détourne, et
nul ne les aime, et ils se dessèchent
toujours plus.
Hélas, les malheureux n'ont sans
doute eu ni père ni mère. Leur
enfance n'a été ni
réchauffée ni surveillée ; le
vent glacé du monde au travers des ais mal
joints de la maison où ils sont nés;
de molles affections, des leçons banales,
voilà ce qui pour eux a tenu lieu
d'éducation ; ils n'ont jamais appris
à se vaincre, à sentir et à
aimer.
Ce qui précède ne
s'applique pas d'une manière directe
à l'éducation des jeunes filles. En
parlant des écoles, des collèges, des
carrières, c'est aux Cils que j'ai
pensé. Je ne voudrais pourtant pas omettre
un des côtés les plus importants de la
question qui nous occupe. On a beau ne point
écrire un traité, on n'a pas le droit
de laisser subsister des lacunes aussi
énormes.
Nos familles seront ce que seront nos
femmes, notre société sera ce que
seront nos familles ; Il suffit de se rappeler
cela, pour comprendre quelle est la portée
de ces mots : éducation des jeunes filles.
Élever celles qui élèveront,
c'est en quelque sorte tenir dans ses mains
l'avenir.
Depuis que j'étudie le sujet de
la famille, le rôle de la femme ne cesse de
grandir à mes yeux. Personne ici-bas ne
remplit une mission plus modeste et plus sublime.
C'est donc ici, à vrai dire, la portion la
plus importante des devoirs que les parents ont
à remplir.
De quelle façon les
remplissent-ils bien souvent? La naissance d'une
fille a été un désappointement
et un chagrin. Comme elle ne continuera pas le nom,
comme elle emportera une partie de la fortune, elle
représente presque un désastre, ou du
moins une diminution de prospérité ;
elle est une des difficultés de notre vie,
un des obstacles à notre ambition.
Je ne prétends pas qu'il en soit
toujours ainsi. Ou ne s'avoue pas ces sentiments et
on évite de s'y abandonner. La plupart des
parents accueillent avec amour une fille,
quoiqu'ils eussent préféré un
garçon. Quelques-uns la reçoivent
avec une joie complète et sans
arrière-pensée d'aucun genre.
Ceux-là ont bien raison. Ce petit
être sera un jour la joie du logis. Quel
trésor qu'une jeune fille! Sa bonne
grâce, le charme dont elle est douée,
le développement aimable et rapide de son
esprit, de soir coeur et de sa personne, tout nous
promet (à condition que nous saurons
l'élever) une source inépuisable de
douces jouissances. Si je mets à part
l'affection unique des époux, je ne
découvre nulle part un membre de la famille
qui lui soit plus précieux. La jeunesse,
cette fête perpétuelle du foyer, ne
saurait prendre une forme plus fraîche et
plus attrayante. Les fils, même les
meilleurs, sont quelquefois un peu lourds, un peu
brusques; ils manquent d'expansion; ils ont
à traverser des années difficiles,
ingrates, inquiétantes; d'ailleurs ils sont
souvent dehors pour leurs études, comme ils
seront dehors ensuite pour leur carrière.
Nos filles, au contraire, nous appartiennent en
plein et ne nous quittent pas; elles
possèdent la souplesse naturelle qui manque à
leurs frères; elles sauront ouvrir leur
coeur, comprendre le nôtre, nous caresser,
nous amuser, nous consoler.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |