Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TROISIÈME

LES DEVOIRS DU PÈRE ET DE LA MÈRE

suite 2

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Dans les maisons où l'on élève les enfants et où l'on connaît le prix de leurs âmes, quelque chose de sérieux se mêle à l'existence entière. Et ce sérieux n'y est pas l'ennemi, qui vient menacer les joies naïves de la jeunesse. C'est un visage ami que chacun connaît) avec lequel chacun a vécu, et qui n'effarouche personne. Loin. de mettre en fuite la gaîté et les plaisirs honnêtes, il les appelle et les encourage. L'âme loyale est aisément gaie et nous ne goûtons jamais mieux la joie que lorsque nous nous sentons au droit chemin.

Comment en venons-nous à redouter les idées sérieuses? Comment se peut-il que pour être heureux nous ayons besoin de ne pas penser à Dieu, à notre âme, à l'éternité? Ah, si vous voulez que la vie soit désespérément triste, ôtez-en précisément ces pensées-là. La vie sans sérieux, la vie qui se compose de quelques jours plus ou moins misérables et qui aboutit brusquement à la mort, la vie où les douces espérances et les grandes perspectives font défaut, la vie où l'on tue le temps, où l'on fait la vérité, où l'on se fuit soi-même, la vie qui n'a ni but, ni sens, ni intérêt ni saveur, voilà ce qui est lamentable, ce qui glace l'élan, ce qui brise ou éteint le coeur.
Et les enfants, les jeunes gens l'éprouvent aussi bien que nous. De toutes les sottises qui ont cours, la plus inepte peut-être c'est la théorie qui veut qu'on écarte le sérieux des premières années, afin de leur laisser leur charme. Les fraîches jeunesses sont celles où Dieu est. Le soleil, que je sache, n'attriste pas le printemps. Qu'il est beau le printemps de la vie, lorsque le soleil d'en haut l'échauffe, lorsque les regards en se fixant sur le ciel bleu s'essayent à pénétrer dans les profondeurs radieuses de l'infini!
Je ne veux rien cacher d'ailleurs; la piété en entrant chez nous amène aussi des tristesses avec elle, de bonnes et saintes tristesses. Il est une façon sentimentale de la considérer qui, ne lui laissant que sa douceur, lui enlève sa puissance; la religiosité donne des émotions et n'impose ni luttes ni sacrifices, la religion est chose plus grave. Or, nous parlons ici de la religion. Elle demande à tous, aux jeunes comme aux vieux, ce travail vigoureux, cette lutte contre le mal, qui ne va pas sans blessures. Elle nous contredit, elle nous gène, elle nous humilie, elle nous attriste; comment n'en serait-il pas ainsi? Les oeuvres profondes sont des oeuvres douloureuses, et pour changer le coeur il faut bien le chagriner un peu.
Mais cette bataille-là est le fondement de la vraie paix, niais cette tristesse-là est la source de la vraie joie. Entrez chez ceux qui se sont virilement engagés dans le sentier de l'éducation chrétienne, vous trouverez des enfants pleins d'entrain et de sève; la vie ne leur paraît pas moins belle pour être mêlée de devoirs, l'avenir ne leur semble pas moins brillant pour aboutir à l'éternité. Au-dessus de la terre ils voient le ciel, et la terre n'y perd rien. lis respirent un air fortifiant, ils marchent dans la vérité, il l'ait clair autour d'eux. Je vous assure qu'ils sont bien enfants, que leurs rêves et leurs illusions dorées leur font cortège, qu'ils prennent feu pour leurs plaisirs que leur rire s'entend de loin. L'Évangile, encore un coup, est venu transformer et non mutiler.

Que l'éducation chrétienne soit facile, c'est une autre question. Rien n'est facile ici-bas. L'éducation est malaisée, comme la vie, comme le devoir, comme le bonheur. Ces mères qui ont enfanté une seconde fois leurs fils en les amenant à Christ, ont eu à vaincre beaucoup, beaucoup d'obstacles; dans leur propre coeur et dans celui de leurs enfants, il s'est livré plus d'un combat acharné. Les tentations du christianisme facile, de la demi-fidélité, sont venues les assaillir plus d'une fois; plus d'une fois aussi les critiques ou les exemples du dehors ont troublé un moment la marche de la famille. Maintenant, par la force que Dieu donne, cette marche s'est affermie, tout va bien.
Qu'on est heureux alors ! Avec quelle puissance de contagion l'Évangile se propage, allant des parents aux enfants, des plus avancés aux plus faibles ! L'Évangile ne s'apprend pas comme une page de Virgile ou une proposition d'Euclide ; il s'apprend ici par la vue, par la respiration en quelque sorte. L'enfant touche de ses mains les preuves par excellence de la vérité : il voit que l'Évangile donne la joie, il voit que l'Évangile accroît et améliore la vie, il voit que l'Évangile n'est ni un système ni une forme, il voit qu'avec l'Évangile il y a de chaudes tendresses. Quel enseignement vaudra celui-là?
Et qu'on ne dise pas que ceci est réservé aux chrétiens d'élite ; de très-humbles chrétiens, des commençants, pourvu qu'ils aiment et qu'ils prient, savent élever leurs enfants sous le regard de Dieu. Au travers de beaucoup de misères et d'erreurs, le rayonnement de la vraie foi s'opère; il est telle mère bien ignorante, bien superstitieuse peut-être, et qui sait montrer le ciel à ses enfants. Elle s'est agenouillée chaque jour, elle a répandu son coeur devant Dieu, elle a réchauffé sa couvée sous ses ailes. Eh bien, quelque chose de grand s'est accompli; dans vingt ans, dans cinquante ans, les fils de ces mères-là, même quand ils ont oublié leurs leçons, rencontreront tout à coup devant eux une des images bénies de jadis, et leur coeur se troublera, et les larmes monteront à leurs paupières. Qui sait si ce n'est pas un appel d'en haut?
Vous connaissez le grenadier de Charlet, qui murmure ces mots : « Je crois que je me sens de la religion. » D'où vient son émotion? Il y a là, près de lui, deux enfants à genoux devant une tombe sur laquelle ils ont déposé une grosse couronne de fleurs. Le soldat a tout deviné - les pauvres petits ont perdu leur mère. Et voilà que la sienne lui revient en mémoire, son âme de fils tressaille, les temps anciens ont reparti; il a prié lui aussi, lui aussi autrefois il a plié les genoux avec celle qui l'avait porté dans ses bras, il croit qu'il se sent de la religion. Expression naïve. qui dit quelque chose et dont il ne faut pas faire fi. De la religion, ce n'est rien dans la bouche des gens qui se servent d'une banalité pour échapper à une croyance ; de la religion, c'est beaucoup dans la bouche des gens simples qui ignorent plutôt qu'ils n'ont rejeté. Le soldat de Charlet est de ceux-là; il y a de l'attendrissement, du respect, de l'adoration inconsciente dans son attitude.

Les souvenirs de la famille ne suffisent ni à nous garder, ni à nous ramener ; trop souvent ils ne produisent qu'une émotion superficielle et passagère, d'accord. En est-il moins vrai que la grande école de piété est tenue par les mères?
Et elles tiennent, hélas, aussi la grande école d'impiété. Dans ces maisons où l'on n'aime pas Dieu, où l'on ne prie pas, où certaines plaisanteries ont cours, où peut-être, sans aller jusqu'à attaquer la foi chrétienne, on s'arrange pour s'en passer, où les préoccupations matérielles tiennent la première place, où le seul culte est celui de l'argent, du plaisir, de la vie aisée, du succès, dans ces maisons-là l'enfant reçoit un enseignement. Vous croyez qu'il n'observe pas; vous vous trompez. S'il n'a pas compris toutes vos paroles, il a compris votre exemple. En vain lui ferez-vous donner ensuite, qui sait? des leçons de religion ; il n'oubliera pas ce qu'il a vu chez lui.
Parmi les choses qui ne s'apprennent pas au collège, il en est deux encore que je tiens à rappeler : le devoir et l'obéissance.

C'est une pauvre vie que celle qui ne repose pas d'aplomb sur le fondement du devoir. Il y a là des intérêts, des préférences, des inclinations, des goûts plus ou moins honnêtes; il y a peut-être de temps à autre un accomplissement de ce qui est bon; mais faire le bien sans savoir qu'il oblige, ce n'est le faire qu'à demi. Il a droit à notre respect; il faut qu'il soit à sa place dans notre coeur, il faut que nos bonnes oeuvres soient des oeuvres de conscience. La notion du devoir est à la base de la moralité; elle constitue en grande partie la dignité de notre vie. elle y met la règle, elle y fait entendre la forte voix de l'autorité souveraine.

Pourquoi voit-on tant d'âmes qui vont à la dérive, incapables de résistance, ne sachant prononcer la parole décisive : « Je ne puis autrement? » Pourquoi voit-on tant d'esclaves de l'opinion, tant d'hommes prêts à suivre le courant où qu'il aille? Parce que l'éducation n'est pas venue leur donner ce qu'elle donne seule, la notion austère du devoir.
L'inclination ne remplacera jamais le devoir. Mes tendances, si excellentes soient-elles, ne me fourniront l'absolu. Et que deviendrai-je sans l'absolu? De quelle énergie disposerai-Je lorsque mes inclinations se trouveront en face de mes tentations, lorsque, mes tendances auront à affronter mes périls, lorsqu'il y aura à choisir enfin? Ce que le devoir a précisément d'admirable, c'est qu'avec lui il n'y a pas à choisir. Ceci est obligatoire, donc ce qui s'en écarte est mauvais. Voilà qui est simple et net; je pourrai manquer à mon devoir, mais du moins ce que j'ai fait, ma conscience me le dira.
La notion du devoir est si puissante, si nécessaire, qu'on ne parvient jamais à la supprimer tout à fait; seulement on l'affaiblit, on la met à un rang qui n'est pas le sien, on la confond avec les considérations secondaires. Je ne connais que l'éducation qui soit en mesure d'écarter un pareil danger. Elle nous place, elle, dès nos premières années, en face du devoir, de l'absolu, de l'incontesté. En voyant notre père et notre mère, nous voyons le devoir. Cela va de soi et aucun doute ne s'élève en nous. Dès lors, nous recevons au plus profond de nos coeurs une empreinte que rien n'effacera. La vie peut venir, avec ses tempêtes et ses naufrages ; tous les flots des passions peuvent passer sur l'empreinte sacrée, n'ayez pas peur, on la retrouvera un jour; ceux qui ont eu un père et une mère conservent toujours le mot devoir écrit quelque part en eux.
Ceux qui n'ont eu que des professeurs et à qui la maison paternelle ne rappelle que les vacances, ceux qui même en vivant sous le toit de leurs parents n'ont pas été réellement élevés par eux, ont bien plus de peine à comprendre le devoir. Son incarnation visible leur a manqué. Ils auront rencontré des ordres et des défenses, des récompenses et des châtiments; ils auront peu connu l'autorité vénérée qui fait loi, indépendamment des châtiments et des récompenses. On leur aura exposé peut-être la théorie du devoir, on leur aura expliqué le De officiis; mais l'axiome vivant, qui se démontre sans preuves, qui saisit de plein droit l'existence à son début, qui établit pour nous au milieu des agitations, des hésitations, des inclinations bonnes ou mauvaises, un point fixe et inébranlable, cet axiome où sera-t-il ?
Et ce que je dis du devoir je le dis aussi de l'obéissance ; voilà encore une chose qui ne s'apprend qu'au foyer.
Il est une obéissance de nécessité qu'on, nous enseignera partout; l'obéissance de conscience doit nous être enseignée par notre père et par notre mère. Cette obéissance, active et non passive, provenant du devoir et non de la crainte ou du calcul, elle naît d'elle-même au sein des familles.
Qui fera, si ce n'est elle, l'éducation de notre volonté ? Qui lui donnera les habitudes de respect et de soumission? Qui saura, tout en s'adressant à notre spontanéité, tout en nous invitant à comprendre et à réfléchir, tout en respectant nos scrupules de conscience, nous incliner humbles et courants, libres de la vraie liberté, sous le joug de l'autorité légitime? Ceux dont les droits sur nous ont le caractère de l'évidence.

Le temps de la jeunesse appartient à l'autorité. C'est le plan de Dieu, et quiconque le change s'en trouve mal. Les vies où la période de l'autorité a été supprimée s'en ressentiront jusqu'au bout. Il nous est bon d'avoir plié, d'avoir renoncé à notre sens propre, d'avoir fait taire nos préférences. L'obéissance est une grande leçon.
J'entends l'obéissance filiale, celle qui est unique au monde, qui n'abaisse pas, qui n'affaiblit pas, qui redresse au contraire et qui fortifie, celle qui fait des hommes après avoir fait des enfants.
Des hommes, des enfants, il n'y en a pas tant qu'on le croit. Les hommes véritablement hommes ont été d'ordinaire véritablement enfants; ceux qui ont appris à commander avaient appris à obéir.
Lorsqu'on n'a pas appris à obéir dans son enfance, on apprend, hélas, à obéir dans son âge mûr. Triste obéissance que celle-là : l'obéissance aux événements, à la force, au succès, à l'opinion ! Les fils soumis font les fermes citoyens ; il n'est rien de tel que d'avoir fléchi à propos, pour ne pas fléchir à tout propos; de même que la dépendance vis-à-vis de Dieu est le fondement de l'indépendance vis-à-vis des hommes, de même la soumission à la juste autorité des parents sert de base aux fortes résistances que rencontrent les autorités injustes. Personne ne s'avilit en obéissant à son père, en sacrifiant une préférence à un devoir ; les âmes ainsi exercées, ainsi forgées, sont celles qui comprennent le mieux la dignité humaine. Le devoir, qui nous apprend à courber la tête, nous apprend aussi à la relever.
« L'obéissance est en blanc dans le moderne programme de la vie. » J'adopte ce mot, souvent cité de Vinet, mais je n'accepte pas les conséquences qu'on en a tirées. On est parti de là pour regretter la famille d'autrefois et les éducations d'autrefois, le bon vieux temps où le respect était assis au foyer; où les fils donnaient du « monsieur » à leur père et où les pères le prenaient de haut avec leurs fils.
Le bon vieux temps, que je n'aime guère, ne m'attire pas même par cet endroit. Il m'a toujours été impossible d'accorder un regret, quel qu'il soit, à l'ancien régime. Or l'ancien régime en matière d'éducation, c'était la désertion aussi complète que possible de tous les devoirs des parents. Mettre sa fille au couvent, confier son fils à un gouverneur, telle était la méthode des gens qui donnaient le ton. Du plus au moins, chacun tachait de les imiter.

Je ne me sens aucun faible pour les pères et pour les mères qui n'avaient avec leurs enfants que des relations sèches et officielles. Y avait-il là beaucoup de respect? Cela ne me semble pas certain. En tous cas, il n'y avait pas beaucoup de tendresse, et que reste-t-il à la famille, quand ou en retranche cela ? On ne saurait parcourir les Mémoires ou les histoires du siècle dernier, sans avoir le coeur soulevé d'indignation. Quelle société ! Quels parents ! Quels enfants ! Sous ce respect apparent, quelles révoltes! Dans ces maisons où l'étiquette est si bien observée, j'aperçois des désordres, et aussi des désobéissances, dont la vue ne se supporterait pas aujourd'hui. Personne ne s'en étonnait alors. À vrai dire, la famille a été rarement aussi près de disparaître.
Nos lamentations rétrospectives s'adresseraient-elles par hasard à la Bastille, aux lettres de cachet? Le beau idéal à nos yeux serait-ce le père de Mirabeau (l'ami des hommes) faisant enfermer tous ses enfants? On peut choisir sans doute dans l'ancien régime des époques moins rabaissées, des classes moins corrompues; on ne parviendra cependant pas à y rencontrer souvent ce type accompli qui concilie l'affection et le respect.
Je ne crains pas de l'affirmer, la famille actuelle, malgré les graves défauts qui nous frappent en elle, se rapproche beaucoup plus de ce type que la famille ancienne ne l'avait fait, à quelque siècle de l'histoire qu'on la prenne. Ne flattons pas notre temps, ne le calomnions pas non plus. Quant à moi, je suis de mon temps, et je crois qu'il vaut mieux, somme toute, qu'aucun de ceux qui l'ont précédé.
Le père actuel a bien son mérite. J'aime sa cordialité ; j'aime les relations simples, confiantes, détendues qui se sont établies dans nos demeures; j'aime jusqu'au tutoiement qui a remplacé l'ancien cérémonial.
Mais le tutoiement moral est de trop. Chacun tombe du côté où il penche ; nos ancêtres sont tombés du côté de la sécheresse et de la roideur ; nous tombons du côté de l'égalitarisme. Nos enfants ne sont pas nos égaux, et pourtant nous les traitons comme tels. Ils pourraient être ou devenir nos amis, nous en faisons nos camarades.

Ceci est un grand mal. La famille, qui périssait jadis faute de tendresse, est menacée de périr maintenant faute d'autorité. Il semble que nous ayons fait serment de séparer ces deux éléments si étroitement unis, nous figurant tantôt que l'autorité grandira si nous restreignons la part de la tendresse, tantôt que la tendresse sera accrue si nous renonçons à l'autorité. Or c'est le contraire qui arrive : Ôtez la tendresse, vous ne savez plus où trouver l'autorité véritable ; ôtez l'autorité, vous avez perdu la vraie tendresse.
On s'aime moins, on s'aime mal, lorsqu'on s'aime autrement que Dieu ne l'a voulu. Les affections de famille ont un caractère qui n'appartient qu'à elles et qui fait leur charme, leur dignité, leur puissance. Il est si doux de chérir en vénérant !

Bien des gens trouvent commode de déserter leur rôle, de fermer les yeux sur le mal, de laisser s'établir dans leur intérieur le sans-gène le plus complet. Être bons et faciles, voilà leur grande prétention, s'ils faisaient entendre un reproche, ils craindraient de ne plus être aimés. Que se passe-t-il alors? Les liens de. famille, loin de se resserrer, se relâchent. Rappelez-vous le père Goriot, ce type ignoble buriné par Balzac. Est-ce un père? non ; tout ce qui est en nous proteste. Et nous ne nous étonnons pas si ses abominables filles l'aiment peu, ayant cessé de lé respecter.
Je crains qu'il n'y ait bon nombre de pères Goriot, dans la vie réelle. En tous cas, la littérature contemporaine nous présente à chaque instant des figures qui se rapprochent de celle-là. Entre fils et pères les mauvaises, familiarités abondent; le père est le confident attiré de l'inconduite de son fils, et c'est quelquefois à titre de revanche. Les familles prennent un air de mauvaise compagnie. Où allons-nous donc?
Ah, l'éducation de la famille peut devenir la plus détestable de toutes, si de telles tendances achèvent Le prévaloir. Quand l'autorité a disparu, quand le respect s'efface, il n'y a plus place pour les enfants auprès du foyer. Envoyez-les où vous voudrez, à l'école, au collège ; cela vaudra toujours mieux que la faiblesse incurable ou la complicité dégoûtante des parents. Privez-les de l'éducation, plutôt que de leur donner une éducation corruptrice. Je ne vois rien, d'aussi pervers que les jeunes gens qui ont respiré un air vicié à la maison. Fainéants, égoïstes, dépourvus d'énergie, accoutumés à leurs aises, n'aimant et ne respectant qui que ce soit, ils n'ont ni les qualités que donne la vie de famille ni celles que donnent les rudes leçons du dehors. Ils ne savent pas ce que c'est que le devoir; le bien et le mal se confondent à leurs yeux. Comment en serait-il autrement? Lorsque le père et la mère cessent de combattre le mal, un chaos moral se produit, toutes choses se mêlent et se brouillent pour ainsi dire. La conscience visible de la famille s'est obscurcie; il fait nuit.
Mais n'allons pas si loin. Les parents indifférents au vice et disposés aux lâches complicités ne sont certes pas les plus nombreux. Ce qui abonde, ce sont les parents faibles. Ils ne renonceront pas à blâmer ce qui est scandaleux, ils se rangeront en général du bon côté, ils sauront adresser çà et là à leurs enfants un avertissement ou un reproche; par malheur, tout cela se fait mollement, on n'est père et mère que le moins possible et en quelque sorte pour l'acquit de sa conscience. Ce n'est pas ainsi qu'on peut forger des caractères, des âmes viriles, capables de résistance et d'indépendance; l'éducation dépourvue d'énergie fait des enfants gâtés. Tantôt impuissants, inertes, sans initiative et sans réaction, tantôt brusques, grossiers, égoïstes, ils n'apprendront ni à se sacrifier ni à se gêner; ceux qui les entourent auront à souffrir.

Voulez-vous voir la manifestation naïve, je devrais dire brutale, de ces tristes tendances, allez au village. L'autorité des parents y est presque nulle; il y aura de temps en temps une scène, une bourrasque, des coups peut-être, mais les enfants soumis sont rares. Si un maître d'école déplaît aux enfants, s'il ne les trouve pas charmants, s'il les punit, s'il adresse aux familles quelques remontrances, c'est un homme perdu. Qui le soutiendrait? Il prétend se faire obéir!
Et les parents récoltent ce qu'ils ont semé : ils sont entourés de peu de soins, de peu de respects. Dès que la vieille mère ne peut plus tenir le ménage, dès que le vieux père ne peut plus travailler, on les laisse à l'écart; on trouve, ou peu s'en faut, qu'ils sont de trop ici-bas, et eux-mêmes ne sont pas éloignés de le penser. Je connais des exceptions très-touchantes, je sais tel père âgé auprès duquel sa fille se tient, attentive et attendrie; je sais telle chaumière où l'affection filiale a des égards, des prévenances, des délicatesses sans nombre ; toutefois, prenez garde, ces exceptions ne se présentent précisément que chez les gens qui ont su être fermes, qui ont élevé leurs enfants et ont maintenu leur autorité. Ceux-là, d'ordinaire, sont obéis, respectés, aimés jusqu'au bout.
Les autres ne compromettent pas seulement leur propre bonheur et leur propre dignité, ils font à leurs enfants un mal peut-être irréparable. Cette affection désordonnée apprend aux enfants à tout rapporter à eux ; il arrive alors que leur égoïsme acquiert des proportions effrayantes. Un petit despote, capricieux et exigeant, c'est quelque chose de monstrueux.
Ah, quelle responsabilité pèse sur ceux dont la tendresse, imbécile l'a dressé à un tel rôle ! Voici un enfant qui entre, sort, interrompt, fait du bruit, désobéit, n'a d'égards pour personne, se rend importun à la famille et aux étrangers ; vous riez des sottises du « cher petit. » Il faudrait en pleurer. Bientôt l'idée du devoir n'existera plus pour lui, et il ira peut-être ainsi devant lui sa vie durant, Salis penser aux autres, Salis se gêner en rien, cédant à ses impulsions bonnes ou mauvaises. Les petits égoïstes deviennent de grands égoïstes ; ce qu'il y a de grâce dans l'enfance s'efface plus tard ; alors, en dépit des qualités de l'esprit ou du coeur, rien ne rachète plus le vice affreux qui envahi l'homme entier et est devenu comme une seconde nature.
Ce que nous avons, ôté de l'éducation, nous tâchons de l'ôter aussi des études, Celles-ci pouvaient être jusqu'à un certain point éducatives ; elles pouvaient mettre sur le chemin de nos enfants quelques difficultés à surmonter, quelques efforts à accomplir; un principe de vigueur pouvait se retrouver là. Eh bien, il semble que nous prenions à tâche de l'écarter.

On sait quelles méthodes amollissantes tendent aujourd'hui à prévaloir. On cherche les procédés amusants et rapides. Pourvu que les enfants apprennent, qu'importe comment?

Mais c'est justement là ce qui importe. Ils n'apprennent souvent que trop de choses ; vous entassez pêle-mêle dans leur cervelle une foule de notions mal digérées; ils savent un peu de tout, et n'ont rien saisi par eux-mêmes, ils ont lu beaucoup de livres, et n'en ont pas aimé, compris, médité un seul. L'art de bien lire, en réfléchissant, leur est resté étranger.
Pendant leur vie entière ils continueront à parcourir sans approfondir; ils n'auront que la science courante, celle qu'on puise à ses moments perdus dans les journaux, dans les revues et dans les salons.
Ce n'est pas assez; et quand même ils y joindraient plus tard les études professionnelles qui doivent leur ouvrir une carrière, quand même ils feraient alors un grand effort, quand même ils deviendraient médecins habiles, jurisconsultes distingués, savants ingénieurs, quand même ils se feraient un nom dans la science proprement dite, les lacunes de leur éducation première ne seraient Pas comblées pour cela. Le fond manquerait. Il faut avoir acquis de bonne heure les habitudes du travail, le goût et en quelque sorte le respect des bons livres. Une certaine culture de l'esprit commence alors et ne commence guère qu'alors. En débilitant les études de nos enfants, en les dispensant de ce qui les fatiguait, en renonçant à rien exiger, en les mettant sur la voie de la science aisée, nous avons compromis tout leur avenir. Quels que soient un jour leurs travaux et leurs succès, ils se ressentiront du mal que nous leur avons fait.
Et que parlé-je de travaux! Ceci est la très-rare exception. Il n'en faut pas tant pour arriver à une profession convenable, pour se faire sa place dans la société, pour causer avec agrément, pour être fonctionnaire, avocat, député, pour acquérir peut-être la réputation d'homme capable ou d'homme d'esprit. Si notre ambition de père ne va pas au delà, si nous avons fait notre deuil du caractère, de la dignité morale, de la distinction véritable, il se peut que nous réussissions. Ces enfants que nous avons élevés dans du coton, auxquels nous avons épargné les devoirs pénibles et par-dessus le marché les études sérieuses, se hisseront peut-être un jour jusqu'à l'honnête moyenne qui a souvent les gros lots ici-bas, moyenne de convictions, moyenne de lumières, moyenne de volonté, moyenne de conscience. Peut-être feront-ils leur chemin. Qui sait s'ils ne laisseront pins bien loin derrière eux les âmes d'élite, moins malléables et plus frères?
C'est notre meilleure chance ; ai-je besoin de dire que ce n'est pas la seule? Il n'est pas prouvé que nos enfants atteignent toujours ce niveau, si rabaissé soit-il. On ne parvient à cette médiocrité-là qu'en consentant à travailler un peu, à se gêner un peu. Y consentiront-ils? Je ne voudrais pas m'en porter garant.
Ils seront d'autant moins capables d'énergie, que nous nous serons plus abandonnés devant eux à nos illusions paternelles. Que voulez-vous que fassent des enfants qui entendent dire et qui croient que rien ne peut leur être comparé, qu'ils ont toutes les vertus, tous les talents et tous les charmes? Quand on est si bien doué, est-ce la peine de se tourmenter beaucoup'! Je ne vois pas que les princes auxquels les fées accordaient autrefois des dons eussent besoin de se livrer à de grands efforts; le don agissait, ils étaient délicieux, spirituels, braves, invincibles, sans avoir à s'en mêler. Or, à entendre la naïve expression de notre vanité, nos enfants auraient eu, non pas une fée, mais toutes les fées réunies autour de leur berceau. Nous tenons le langage du hibou de la fable :

Le hibou repartit : « Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits et jolis sur tous leurs compagnons,
Vous les reconnaîtrez sans peine à cette marque.


Il parait qu'au temps de la Fontaine ou n'était pas sur ce point plus raisonnable que nous. Sur d'autres points nous avons inventé des gâteries inconnues à nos pères. Je vois des parents qui s'apitoyent sur les pauvres enfants qui n'ont pas de café au lait pour déjeuner! J'en vois d'autres qui s'épouvantent ou s'indignent en apprenant que leur cher fils a reçu quelques coups de poing et qu'il a un oeil poché!
Hé, bienheureux coups de poing du collège, que nous les jugerions autrement, si nous savions ce que vaut l'apprentissage du courage et de la vigueur! Tout n'est certes pas bon dans un duel de collège, des sentiments violents y jouent leur rôle; mais du moins le jeune enfant qui accepte une rencontre va au-devant d'un danger, très-réel pour lui, et plutôt que d'être lâche s'expose à une douleur. J'ai vu à Louis-le-Grand des gamins véritablement héroïques qui s'attaquaient à plus grand qu'eux, et cela parfois afin de défendre un opprimé.

On sait si j'aime l'éducation de la famille. Ce que j'en aime toutefois ce n'est ni les tartines et les tasses de lait, ni le doux abri où ne pénètrent pas les luttes vaillantes et les gourmades (1). Il est une façon romaine, spartiate, si l'on veut, d'envisager l'éducation, qui me paraît bien supérieure à nos méthodes énervantes.
Je parle ici de Sparte et de Rome au sens traditionnel, non au sens historique. La Rome historique, la Sparte historique ne méritent certes pas qu'on les imite, en matière d'éducation surtout; quant à l'emploi traditionnel de ces mots, c'est autre chose ; il ne désigne que l'énergie, l'austérité, la sévérité peut-être. Dans ce sens, il vaut la peine de nous demander si nous sommes assez spartiates et assez romains.

Ma mère nous aimait avec une tendresse, une passion, qui n'ont jamais été surpassées. Eh bien, elle, si indulgente pour tous les autres enfants, elle était presque sévère avec les siens. Il lui semblait qu'elle ne pouvait assez exiger. l'aire des hommes, cela lui paraissait si grandi A la pensée d'une lâcheté, d'une faiblesse, tout son coeur maternel se révoltait.
Je me rappelle qu'une fois mon cheval lancé au grand galop m'avait jeté sur la route; le sang coulait en abondance de ma tête; ma mère, plus pâle que moi, bandait la blessure. Et le voyais, tout enfant que j'étais, le combat terrible qui se livrait au dedans d'elle entre son besoin de m'embrasser et sa crainte de m'affaiblir en m'apprenant à redouter une blessure ou une douleur. Une autre fois, c'étai, à l'époque du choléra, du grand choléra de Paris, nous étions là tous les deux, mon frère et moi. Fallait-il nous soustraire à la contagion ? Ma mère, plus morte que vive, sut imposer silence à ses angoisses, elle se condamna elle-même à subir les tortures de l'absence; elle ne voulut ni venir à nous ni nous rappeler à elle : « Quelle leçon leur donnerais-je? disait-elle. Une leçon de timidité. Il importe qu'ils soient des hommes. »
Il y a une sévérité dure et sèche qui ferme le coeur; celle-là ne fait jamais de bien. Il y a une fermeté stoïque et tendre, qui exclut l'idolâtrie, qui ne caresse pas nos défauts et qui sait nous affliger, nous exposer peut-être, à force de nous aimer virilement; celle-là nous est nécessaire. Elle seule imprime à nos âmes un caractère de vigueur; elle seule met en nous cette qualité particulière à laquelle les Anglais ont donné le beau nom de comsistency, le dévouement quand même aux principes, la fidélité au drapeau, la tenue morale. Par elle s'opère (chose rare !) l'éducation de la volonté; par elle se découvre à nous le côté austère de la vie, qui est aussi le côté élevé ; par elle nous échappons à l'impuissance des gens blasés, nous acquérons du nerf, du ton, et au travers de chiâtes nombreuses nous pouvons avancer vers un but dont nous avons compris la grandeur:
L'éducation énergique fait une large place aux exercices du corps. Ceci n'est pas un simple détail; il manquera toujours quelque chose aux jeunes gens qui ne savent pas tenir une épée, qui ont peur d'un cheval ou craignent une longue marche. Sans aller aussi loin que nous le faisions dans notre enfance, quand, dominés par l'ambition d'être forts, nous trouvions bon qu'en plein hiver on nous frottât tout le corps de neige, quand nous mettions des pierres dans nos souliers, quand nous nous exercions à supporter la douleur, il est permis d'affirmer qu'aujourd'hui on rend un triste service à la génération nouvelle en la dispensant, en la préservant devrais-je dire, de l'éducation physique qui devait contribuer à son développement.

Les exercices du corps déplaisent à beaucoup d'enfants; les difficultés premières les rebutent, il faut une certaine fermeté pour triompher de leurs hésitations. Mais cette fermeté ne tarde pas à trouver sa récompense. Ils étaient gauches, lourds, mous ; les voilà lestes et dégagés. Leurs forces se déploient; ils prennent quelque chose de hardi ; une saine élégance se révèle en eux; ils se sentent plus adroits ; ils se portent mieux, cc qui ne gâte rien.
Quand ils en seront là, soyez tranquilles, vous n'aurez plus besoin de les contraindre ; le goût sera né, un goût plein de charme et de distinction. La distinction a son prix en tout temps ; à notre époque de nivellement elle est doublement précieuse.
Je me suis demandé bien des fois comment étaient faits ces hommes du seizième siècle, qui tiraient l'épée, montaient à cheval, nageaient, jouaient à la paume, et qui trouvaient le temps d'étudier toutes les branches du savoir humain, d'apprendre les langues de l'antiquité, de faire des livres, d'écrire des vers, de remplir une carrière active, très-active souvent, et d'aller par-dessus le marché faire le coup de pistolet aux quatre coins du pays. De fortes âmes dans des corps vigoureux, voilà qui explique bien des choses.
La vigueur du corps n'est pas inutile à la force de l'âme. Monter et animer un coursier fougueux, fendre à la nage les flots de la mer, soutenir sans lassitude les fatigues d'un assaut d'armes, affronter les difficultés de la gymnastique, ce n'est pas perdre son temps; l'homme moral et l'homme physique se développent à la fois, l'unité harmonieuse de notre nature s'en trouve bien. Au collège, le jeu de balle et les parties de barre nous disposaient admirablement aux travaux de la salle d'étude. Si je pouvais persuader à nos écrivains de faire deux lieues à pied chaque jour, il y aurait une révolution dans la littérature : nous aurions moins de critique et plus de poésie; on nous ferait des livres plus simples, plus vrais, plus vivants, plus prime-sautiers.
Et si je pouvais persuader aux parents de mettre l'escrime, la natation, le cheval, la gymnastique, la musique, les jeux virils (comme ceux des étudiants anglais) dans l'éducation de leurs enfants, la révolution serait bien autre. On retrancherait quelques branches d'étude, on rédigerait des programmes moins encyclopédiques; et ce qu'on ferait, on le ferait mieux.
Nous aurions une génération bien portante, dans tous les sens de ce mot.
La nôtre ne l'est pas. À l'âge où il faudrait beaucoup de promenades, de gymnastique, de grand air, les écoles primaires et secondaires imposent parfois aux jeunes intelligences un travail qui dépasse leurs forces. Il est des écoles qui enseignent beaucoup trop de choses à la fois. On ne peut assurément pas faire le même reproche an collège; mais la préparation à certaines carrières se charge à soit tour de nous donner des esprits surmenés, des corps dépourvus d'élasticité et de vigueur.

Ainsi nous avons une grande majorité de fainéants qui ont perdu leurs belles années et une élite à moitié écrasée par des études sans bon sens qui empiètent sur les nuits et sur le repos nécessaires, qui placent les jeunes gens dans des conditions de vie que la plupart ne subissent pas impunément.
Les exercices du corps, si nous leur assurions leur place légitime, préviendraient de pareils excès. Ils nous empêcheraient de livrer nos enfants aux engrenages d'un mécanisme scolaire qui, fonctionnant par secousses, tantôt semble s'arrêter, et tantôt broie impitoyablement les intelligences et les corps.
La fermeté qui contraint l'enfant, le protège aussi. Rien de protecteur comme la fermeté; rien de cruel comme la faiblesse.
Pour peu que les familles le veuillent, elles obtiendront qu'un espace plus large soit réservé dans l'instruction publique elle-même aux exercices gymnastiques, à la marche, au grand air. Quelques programmes se simplifieront et n'y perdront rien. Enfin, s'il reste des moments de travail forcé, et il y en aura toujours à l'entrée des carrières qui s'abordent par la voie du concours, les jeunes gens en possession de leurs forces et ayant mené une vie saine seront bien plus capables de donner ce coup de collier que ceux qui traînent languissants à travers les alternatives de la mauvaise indépendance et de l'étude immodérée.

Nos fils, retenus par la vigilance paternelle loin des clubs et des fumoirs, habitués à employer leur temps, préservés des contacts corrupteurs, traverseront avec succès les épreuves où d'autres achèvent aujourd'hui de succomber. Comme ils sauront bien ce qu'ils savent, ils seront capables de supporter sans fléchir un encombrement momentané de leçons et d'examens.

Les parents qui s'occupent d'élever un fils comprennent qu'il aura besoin avant tout d'énergie physique et morale. Quelle que soit notre position, aucun de nous ne peut dire avec certitude qu'il transmettra une fortune à la génération qui le suit. Il importe que ceux qui nous succéderont soient en état de gagner leur vie; il importe, qu'à la rencontre des difficultés, ils soient en état de réagir, de prendre un parti, de se conduire en hommes. Dieu a jugé bon de nous placer dans un temps où domine la pensée de gagner de l'argent, niais où personne n'est sûr de le garder; c'est sans doute afin que les pères honnêtes et sensés s'attachent à laisser après eux un héritage plus solide que les obligations de chemins de fer ou le trois pour cent. Si nos fils ont reçu de nous des convictions profondes, des principes droits, le sentiment du devoir, l'amour de la famille, l'habitude du travail, la dignité du caractère, s'ils croient, s'ils luttent et s'ils prient, les cataclysmes politiques ne leur feront jamais beaucoup de mal.
Ils seront citoyens, et ceci est encore un fruit de l'éducation virile. Le citoyen, au sens moderne du mot, c'est-à-dire l'homme qui a une conscience à lui et qui l'écoute, est une des créations les plus magnifiques de l'Évangile. L'État antique absorbait tout, famille, croyance, individu ; l'État moderne doit reposer sur une autre base. Des âmes libres dans l'État libre, voilà notre maxime.
Et comment faire des âmes libres, si l'on ne fait des âmes fortes ? Il n'est pas si aisé d'être libre. L'indépendance ne court pas les rues, et, depuis que je regarde agir la société politique, il ne m'est pas arrivé souvent de rencontrer un homme.
Un homme ! Partout où il en paraît un, on lui fait place. Il est blâmé, redouté et respecté. Il ne cède pas à l'injustice, il ne se courbe pas devant la nombre, il n'adore pas le succès, il pardonne aux bonnes causes de n'être pas triomphantes.
Je l'ai déjà dit, faire des hommes, c'est le but de l'éducation. Les parents chrétiens oublient étrangement leur tâche, lorsque, adoptant je ne sais quelle théorie semi-monacale, ils semblent penser que parce que leurs enfants ont appris à servir Dieu ils ne doivent pas servir leur pays. Aux yeux de certaines gens, s'occuper des affaires publiques ce serait en quelque sorte sortir de religion et rentrer dans le siècle. Ai-je besoin de rappeler que tel n'est point le principe de l'Évangile? L'Évangile transforme notre vie, ce qui est un peu plus difficile et plus beau que de la diminuer. Il ne nous donne pas à choisir entre le titre de citoyen et celui de chrétien; il nous invite à être des citoyens chrétiens. Loin de retrancher quelque chose à nos devoirs, à notre activité, à nos affections, à nos développements, il ouvre devant nous des horizons plus larges, plus purs, plus radieux, et les prolonge jusque dans l'infini du ciel. « Je ne te demande pas de les ôter du monde, disait Jésus-Christ à son Père, mais de les retirer du mal. »
Si nos enfants, au reste, deviennent des citoyens médiocres, cela tient moins d'ordinaire à nos théories qu'à nos faiblesses. Ceux qui proscrivent systématiquement la participation aux affaires publiques sont en petit nombre; ceux qui trouvent bon qu'on les néglige sont innombrables. Ce n'est pas que j'aime les familles politiques où l'on passe son temps à disserter ; mais je n'aime pas non plus celles où l'on s'abstient égoïstement de prendre part aux luttes qui préoccupent nos contemporains. La gravité de ces luttes est immense, et l'abandon des bonnes causes est immoral. Oui, nous portons atteinte à la vie morale de nos enfants, quand nous leur enseignons par notre exemple, par nos paroles ou par notre lâche condescendance, à négliger des obligations si pressantes. Les désertions sont toujours aisées à justifier : On se passera bien de nous! nous laissons le champ, libre aux hommes politiques! notre intérieur nous suffit! - Le fait est que nous nous préférons à tout, que nous mettons notre repos et nos convenances avant les grands intérêts de l'humanité.
Formés à une telle école, nos fils s'accoutument bientôt à ne plus agir. Agir, c'est se gêner, et pourquoi se gênerait-on? De là ces générations Sceptiques et impuissantes, qui ne soutiennent, ni ne contiennent, ni ne résistent. Pauvres enfants, ils auront pourtant besoin de vigueur et de résolution ! je frémis en pensant aux luttes qui les attendent, aux problèmes qui se poseront pour eux. Nous avons autre chose a faire aujourd'hui qu'à nous apitoyer sur leur sort ; nous avons à les élever.
En vain maudirions-nous les questions qui se préparent, cela ne les empêchera pas de surgir à leur heure ; nos colères ne leur font rien du tout. Au lieu de nous irriter contre elles, tâchons de les aborder et de les résoudre. Nos fils ont le droit de trouver chez nous un apprentissage sérieux de la vie; si nous comprenons nos devoirs, ils comprendront aussi les leurs ; ils sauront que les grandes causes ont des efforts et des sacrifices à leur demander; ils entreront comme des hommes dans la carrière belle et malaisée qui s'ouvre devant eux, ils regarderont en face l'avenir; l'avenir qu'on regarde en face perd bientôt la plus grande partie de ses mystères, de ses menaces et de ses périls.

L'éducation, on le voit, est bien moins un ensemble de leçons et de procédés, que le centre d'idées, de sentiments et de devoirs où nous plaçons nos enfants ; c'est l'atmosphère où nous les faisons vivre. Je goûte peu les traités d'éducation, parce qu'ils passent à côté du fait essentiel. Il ne s'agit pas de méthodes, mais de vie.
La vie est-elle chez nous? Y respire-t-on un air vivifiant? Y voit-on aimer les choses nobles et belles? Y voit-on flétrir les lâchetés? Les causes généreuses y trouvent-elles un réel appui<' Les coupables railleries de l'égoïsme y meurent-elles étouffées? Alors la grande éducation est là.

Un des mérites de la grande éducation, c'est qu'elle peut se passer des minuties. Suivant toujours les voies simples et droites, elle ne prend jamais des allures d'inquisiteur, elle n'encourage aucune délation, elle n'a point de police secrète.

Il est des parents, très-tendres et très-consciencieux d'ailleurs, qui peuvent, à force de surveillance, d'interrogatoires, de réglementations détaillées, faire peser une lourde oppression sur leurs enfants. L'oppression, quelle qu'elle soit, n'élève pas les âmes; elle les écrase ou les avilit. Les vraies familles, celles où l'autorité est debout, ont horreur de la tyrannie.
Elles savent quelle part de liberté est nécessaire aux jeunes gens; elles acceptent la liberté avec ses périls. Ne faut-il pas que les caractères se forment, que les responsabilités apparaissent? Nos fils, élevés aux lisières, deviendraient-ils capables d'accomplir leur oeuvre ici-bas? La liberté qui naîtra ainsi, au fur et a mesure de l'âge et du développement moral, sans système préconçu mais en vertu d'un sentiment paternel qui ne trompe guère, ne ressemblera ni à l'indépendance presque absolue dont jouissent par malheur beaucoup d'enfants en Amérique, ni à cette autre indépendance plus funeste que crée si souvent notre faiblesse. L'éducation virile laissera flotter les rênes; elle n'aura garde de transformer la maison en cachot; elle en ouvrira les portes toutes larges à la lumière et au grand air; elle sera confiante, elle ne sera pas molle; elle se fera oublier quelquefois, elle n'abdiquera jamais.
Un dernier trait : la force ne va pas sans la douceur; elles s'accordent et s'associent si bien ! Dans ces familles où l'éducation accomplit sa tâche, où l'on obéit, où l'on respecte, où l'autorité des parents et la liberté des enfants se donnent la main, où se trempent des âmes d'élite où se préparent des citoyens, il y aura aussi un apprentissage de bonté.
L'enfance en a besoin; elle est égoïste, préoccupée d'elle-même, volontiers indifférente aux souffrances d'autrui et quelquefois cruelle. Mais voyez à quelle admirable école elle est placée ici! Elle assiste chaque jour à cet exercice de la charité pratique qui tient une si large place au sein des vraies familles. Voici des pauvres à secourir, des malades à visiter; le père et la mère s'émeuvent; les ressources, peut-être restreintes, du ménage sont mises à contribution ; en dépit des occupations, on trouve du temps ; on se souvient des malheureux dans les conversations du foyer, dans la prière commune du soir.
S'il y a des domestiques, des fermiers, des clients, on est bon pour eux; une parole sèche et dure ferait dissonance, personne ne la prononcera; personne ne sera hautain envers un inférieur; la sainte égalité chrétienne n'est mise en doute par personne.

Les actes de cruauté envers les faibles, envers les prisonniers, envers les esclaves, envers tous les êtres qui ne peuvent ni résister ni se plaindre, blessent la conscience de cette famille. Elle se soulève à la rencontre de pareilles lâchetés.
Et les cruautés envers les bêtes, comme elle en est révoltée ! La bête est sans défense, et quiconque la torture est un misérable. L'assassin risque du moins sa vie, le tortureur de bêtes ne risque rien; je n'hésite pas à le mettre au-dessous. Il est des hommes qui ont commis de grands crimes et chez qui l'étincelle de la vie morale n'est certes point éteinte ; mais celui qui jouit des souffrances d'un pauvre animal, qui les prolonge, qui ne se laisse toucher ni par ses gémissements ni par ses regards si doux, celui-là, je le crains, n'a plus de coeur.

Quand le coeur est mort, tout est mort. Ayez de l'esprit, ayez de l'habileté, de l'influence, des succès, vous n'êtes rien si vous n'avez de la bonté. Elles ne sont que trop nombreuses aujourd'hui ces natures sèches, tranchantes, qui ne connaissent plus les chaudes sympathies, qui ne les ont jamais connues peut-être, et qui, cuirassées d'indifférence, s'en vont affronter la vie, font leur chemin, leur trouée, dirai-je, à travers amis et ennemis.
Les hommes dont je parle ne sont pas méchants ! C'est possible. Il suffit qu'ils ne soient pas bons. Et l'on se détourne, et nul ne les aime, et ils se dessèchent toujours plus.

Hélas, les malheureux n'ont sans doute eu ni père ni mère. Leur enfance n'a été ni réchauffée ni surveillée ; le vent glacé du monde au travers des ais mal joints de la maison où ils sont nés; de molles affections, des leçons banales, voilà ce qui pour eux a tenu lieu d'éducation ; ils n'ont jamais appris à se vaincre, à sentir et à aimer.
Ce qui précède ne s'applique pas d'une manière directe à l'éducation des jeunes filles. En parlant des écoles, des collèges, des carrières, c'est aux Cils que j'ai pensé. Je ne voudrais pourtant pas omettre un des côtés les plus importants de la question qui nous occupe. On a beau ne point écrire un traité, on n'a pas le droit de laisser subsister des lacunes aussi énormes.
Nos familles seront ce que seront nos femmes, notre société sera ce que seront nos familles ; Il suffit de se rappeler cela, pour comprendre quelle est la portée de ces mots : éducation des jeunes filles. Élever celles qui élèveront, c'est en quelque sorte tenir dans ses mains l'avenir.
Depuis que j'étudie le sujet de la famille, le rôle de la femme ne cesse de grandir à mes yeux. Personne ici-bas ne remplit une mission plus modeste et plus sublime. C'est donc ici, à vrai dire, la portion la plus importante des devoirs que les parents ont à remplir.
De quelle façon les remplissent-ils bien souvent? La naissance d'une fille a été un désappointement et un chagrin. Comme elle ne continuera pas le nom, comme elle emportera une partie de la fortune, elle représente presque un désastre, ou du moins une diminution de prospérité ; elle est une des difficultés de notre vie, un des obstacles à notre ambition.
Je ne prétends pas qu'il en soit toujours ainsi. Ou ne s'avoue pas ces sentiments et on évite de s'y abandonner. La plupart des parents accueillent avec amour une fille, quoiqu'ils eussent préféré un garçon. Quelques-uns la reçoivent avec une joie complète et sans arrière-pensée d'aucun genre.
Ceux-là ont bien raison. Ce petit être sera un jour la joie du logis. Quel trésor qu'une jeune fille! Sa bonne grâce, le charme dont elle est douée, le développement aimable et rapide de son esprit, de soir coeur et de sa personne, tout nous promet (à condition que nous saurons l'élever) une source inépuisable de douces jouissances. Si je mets à part l'affection unique des époux, je ne découvre nulle part un membre de la famille qui lui soit plus précieux. La jeunesse, cette fête perpétuelle du foyer, ne saurait prendre une forme plus fraîche et plus attrayante. Les fils, même les meilleurs, sont quelquefois un peu lourds, un peu brusques; ils manquent d'expansion; ils ont à traverser des années difficiles, ingrates, inquiétantes; d'ailleurs ils sont souvent dehors pour leurs études, comme ils seront dehors ensuite pour leur carrière. Nos filles, au contraire, nous appartiennent en plein et ne nous quittent pas; elles possèdent la souplesse naturelle qui manque à leurs frères; elles sauront ouvrir leur coeur, comprendre le nôtre, nous caresser, nous amuser, nous consoler.

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1 - Coup de poing, coup sur la figure.
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