Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TROISIÈME

LES DEVOIRS DU PÈRE ET DE LA MÈRE

suite

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Je ne prétends pas, tant s'en faut, que les forts soient toujours grossiers et que les faibles soient toujours charmants ; je crois au contraire aux affinités qui unissent les qualités de l'esprit et celles du coeur; l'intelligence, l'énergie et la bonté peuvent très-bien se donner la main, et d'un autre côté les défauts vont parfois de conserve; il n'est pas rare que les natures bornées soient en même temps les moins aimables, les plus entêtées, les plus orgueilleuses, Mais c'est ici qu'éclate précisément l'action protectrice de la famille : elle nous connaît, parce qu'elle s'est donné la peine de nous étudier en nous aimant et parce qu'elle suit les moindres mouvements de nos âmes depuis que nous sommes au monde; aussi sait-elle ce qu'il faut combattre, ce qu'il faut corriger, chez les faibles et chez les forts ; elle veille sur ceux qui ont beaucoup, elle tâche d'enrichir ceux qui ont peu; enfin tous sentent, et ceci est immense, qu'ils sont égaux devant son amour. N'est-ce rien de ramener à l'amabilité, à la défiance de soi, au respect des autres, à la pratique des humbles devoirs, ce jeune homme auquel s'ouvre une carrière brillante et qu'enivrent les applaudissements? N'est-ce rien de relever graduellement ce jeune homme que les insuccès ont écrasé, sur lequel le monde a prononcé un jugement sans appel et qui peut-être au malheur d'être impropre à la vie joint le malheur plus grand d'avoir peu de coeur? Son coeur s'éveillera au contact d'une tendresse qui ne se lasse point, son intelligence s'ouvrira sous l'influence de ceux qui vont cherchant pour lui un moyen d'exercer ses facultés et de se rendre utile ; ils cherchent et ils trouveront.
Toute famille n'accomplit pas ces miracles. Lorsqu'on vise au commode, on n'a garde d'entreprendre l'oeuvre la plus difficile et la plus ingrate qui se rencontre dans le champ de l'éducation. Les parents qui ont renoncé à leur tâche et qui se reposent taudis que des précepteurs ou des collèges sont censés élever leurs enfants, ne se tourmentent pas de tant de questions. S'ils ont un fils qui remporte beaucoup de prix et qui promette de faire son chemin, ils s'en félicitent sans trop s'informer des conséquences morales que le succès peut produire en lui ; s'ils ont un fils impropre à l'étude, ils s'en désolent et en viennent peut-être à l'aimer moins. Quant à s'occuper de cette intelligence, de cette âme, quant à soutenir, à guider à porter en quelque sorte dans leurs bras ce pauvre petit qui n'a qu'eux seuls pour l'aimer, il va sans dire que l'idée ne leur en vient pas. L'éducation est chose sérieuse, et quiconque s'est démis de sa charge aux mains du socialisme scolaire hésite à retourner aux devoirs dont il comprend instinctivement les difficultés et la durée.
L'égalité dont nous parlons n'existe guère que dans les familles où règne l'intimité chrétienne des époux. Là le devoir occupe sa place, la première, là ou sait le prix des âmes. Bien au-dessus des distinctions vulgaires entre les filles et les garçons, entre les aînés et les cadets, s'élève le rapport établi par la loi divine entre les parents et les enfants. Ce rapport demeure immuable, quels que soient les enfants, en dépit de leurs fautes et de leurs défauts.

La famille telle que nous l'avons vue se constituer sous nos yeux, aura peut-être des préférences; il est difficile de ne pas aimer ce qui est aimable et de ne pas se sentir repousse par ce qui est maussade et mauvais.. Cependant les sympathies ne changent rien au devoir, et d'ailleurs n'importe-t-il pas d'éviter ce qui exciterait des sentiments de jalousie chez nos enfants'? Nous le sentons, l'égalité est ici une des formes du devoir. Il importe que nul ne soit et ne se croit exclu de notre tendresse. Si les torts d'un enfant entraînent leurs justes conséquences, s'il y perd pour quelques jours sa part de caresses, rien n'est plus naturel, c'est un châtiment, et la place du châtiment est marquée dans nos familles, il fait partie intégrante de la moralité du foyer. Néanmoins l'égalité fondamentale demeure : les mauvais et les bons sont nos enfants et ils le savent.
Je voudrais étudier de plus près cette grande égalité, non moins précieuse assurément que celle du collège, et très-différente.
Voici, à côté de l'enfant remarquable, bien doué, supérieur, sympathique, celui qui semble ne devoir pas faire beaucoup d'honneur au nom qu'il porte. Les parents éprouveront avant tout le besoin de ne marquer aucune distinction entre eux deux ; ils n'auront garde de décourager celui qui bientôt, à divers signes, découvrira son infériorité. Que ces frères s'aiment, ce sera déjà beaucoup ; la tendresse a ses délicatesses et ses divinations, même dans l'enfance ; le plus fort aidera le plus faible, le niveau finira peut-être par s'établir. Puis, le faible ne sera pas faible en tout, on découvrira sa spécialité, on lui donnera la joie de s'élancer à son tour dans la direction qui lui est propre.
Il est des enfants maladifs. L'éducation publique a pour eux des infirmeries, ses compassions se bornent là. Incapables de suivre, ils traînent à l'arrière-garde, en attendant l'heure où on les abandonnera. Les armées en marche n'ont pas le temps d'être tendres; tant pis pour le soldat qui n'a pas de bonnes jambes! il restera au bord d'un fossé, les ambulances (quand il y en a) le recueilleront une ou deux fois et il finira à l'hôpital. - Ces procédés sommaires ne sont pas en usage dans la famille ; elle réserve ses meilleurs soins à ses infirmes. Qu'ils guérissent ou non, elle ne les mettra certes pas au dernier rang ; elle leur donnera, à eux surtout, le doux sentiment de l'égalité, elle saura leur persuader qu'ils sont utiles. Et ils le sont en effet, vous pouvez m'en croire; grâce à eux, la famille a fait un pas en avant. Qui n'a considéré avec émotion ces pauvres crétins du Valais, qu'entoure l'affection et presque le respect des leurs? Superstition A part, n'est-il pas touchant d'aimer ainsi ceux qu'accable une infirmité dégoûtante et sans remède? Ils ne servent à rien, il faut les nourrir, on est pauvre ; n'importe, l'infortuné n'apercevra jamais au travers des brouillards de son intelligence engourdie que des visages bienveillants et amis.
Mais la famille a, nous l'avons dit, un problème plus difficile à résoudre. À l'égard de l'enfant borné ou de l'enfant infirme, son devoir est clairement tracé; elle ne peut éprouver, elle n'éprouve aucune hésitation. L'enfant méchant ne fera-t-il pas fléchir le principe de l'égalité ?

Le méchant n'est pas celui qui contrarie nos plans, qui ne se plie pas à nos vues, qui n'adopte pas nos idées. Les parents sont appelés à accepter de telles douleurs, quoiqu'elles soient grandes; ils savent distinguer entre une indépendance excessive et une révolte, entre un esprit faux ou une imagination égarée et un parti pris de faire ce qui est mauvais.

Un enfant peut nous être peu sympathique et ne pas être méchant; il peut avoir beaucoup de vices et ne pas mériter encore cette qualification. Nous connaissons trop notre propre coeur, nous nous souvenons trop de notre jeunesse, nous avons trop lu l'Évangile, pour croire à l'innocence des enfants; nous n'ignorons pas que le péché est déjà à l'oeuvre dans ces jeunes âmes. De quel droit donc nous étonnerions-nous de rencontrer chez les nôtres ce que nous avons rencontré chez nous-mêmes, l'influence des mauvais penchants? La famille n'est-elle pas chargée de la combattre, de l'étouffer sous une influence meilleure?
Mais il y a des enfants qui ne sont pas seulement vicieux, ils sont méchants. Hostiles, secs, déjà endurcis dans le mal, ils semblent prendre à tâche de répondre à l'affection par l'insensibilité. Sous quelle forme la famille maintiendra-t-elle vis-à-vis d'eux le principe de l'égalité ?
Ici est la merveille. Je connais un procédé fort commode qui, grâce à Dieu, n'est point à l'usage des vraies familles. L'indifférence au mal non permet d'être bons, je me trompe, d'être faibles et égoïstes à notre aise. - Ne faut-il pas que jeunesse se passe ! Exigerons-nous que nos enfants nous obéissent comme des esclaves ! Prétendrons-nous être aimés d'eux comme ils le sont de nous! Est-ce que la tendresse remonte ! Et autres phrases toutes faites, qui sont au service de quiconque veut se dispenser de ses devoirs de père.
Si nous pouvions voir les ravages qu'elle fait, cette fausse et abominable tendresse, nous reculerions épouvantés. Les enfants ne s'y trompent pas ; ils ne confondent pas les mauvaises complaisances et l'affection; ils savent peu de gré aux parents qui ne les défendent pas contre leur méchanceté, de peur de leur causer de la peine. Nous devons causer de la peine à nos enfants ; il importe, plus que je ne puis le dire, qu'ils n'apprennent pas de nous à appeler le mal bien et le bien mal.

L'égalité dont je parle n'exige pas, tant s'en faut, que nous traitions de la même manière l'enfant qui nous satisfait et celui qui nous mécontente ; elle n'exige qu'une chose : l'un et l'autre sentiront qu'il n'y a rien de capricieux en nous; nous ne cédons pas à des préférences, nous remplissons un devoir.
La tendresse affligée est encore et plus que jamais de la tendresse. Qu'il nous serait doux de n'être plus comme notre coeur est prêt, je ne dis pas à aimer, mais à manifester son affection ! Pour aimer sévèrement, il faut aimer beaucoup : demandez aux mères. Et pourquoi n'ajouterais-je pas : demandez aux enfants? Un instinct secret les avertit de ce qui se trouve derrière cette sévérité; ils ont lu dans ces regards, où la sainte aversion du mal ne se trouve pas seule; ils ont deviné en partie les angoisses de ces âmes en deuil.
Oui, en deuil : les pères, les mères pleurent leur enfant égaré, comme ils pleureraient leur enfant mort. Mais ils ne se bornent pas à pleurer, ils agissent. Qui aimera ce malheureux, s'ils ne l'aiment pas? Qui travaillera à le ramener, s'ils n'y travaillent pas? Ils y travaillent jour et nuit. Comment? C'est le secret de la famille. Elle aime; donc elle ne se rebute jamais. Où la parole a échoué, les prières triompheront. L'amour est fort, il est patient, et selon la parole de l'apôtre, « il espère tout. » Ne dites pas à une mère que son fils est incorrigible ; y a-t-il des fils incorrigibles pour les mères? Il faut, entendez-vous bien, Il faut qu'il se corrige, et il se corrigera. Pourrait-elle vivre, la mère, si elle en doutait un moment? Le fils de ses entrailles, elle ne l'emporterait pas avec elle dans l'éternité, devant le trône de Dieu ! Je vous dis que cela ne se peut pas et qu'aucune mère chrétienne ne renoncera à son oeuvre. Elle a des trésors inépuisables de tendresse, de pitié, de vigilance, de persévérance confiance passionnée. Vous la croyez à bout de ressources? Non, elle poursuivra son fils jusqu'à ce qu'elle le tienne entre ses bras.
La compassion de la mère pour l'enfant méchant est un des grands spectacles d'ici-bas. Victor Hugo l'a compris lorsque, racontant le premier meurtre, il écrivait ces vers :

Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père, sur Abel, la mère sur Caïn.


« La mère sur Caïn. » C'est son droit, à elle, de pleurer sur celui-là. L'infortune navrante, insondable de la méchanceté trouble son pauvre coeur. Larmes amères, larmes fécondes souvent, et que Dieu recueille dans ses vaisseaux ! Si les Caïns finissent par courber la tête, c'est qu'une mère, qui aime en dépit de tout, a accumulé sur leur front les charbons ardents de son indestructible charité.
Et voilà la magnifique égalité que nos enfants ne connaîtraient pas sans la famille. Elle dépasse de bien loin l'égalité superficielle du collège et du monde elle ne rebute ni les faibles, ni les incapables, ni les disgraciés, ni les infirmes, ni les maussades, ni les méchants. Les méchants! que deviendraient-ils s'il n'y avait quelqu'un pour les aimer? Christ n'est-il pas mort pour les méchants? Serait-il venu sauver des justes, par hasard? Nous-mêmes, lorsque sa grâce a touché notre âme, qu'étions-nous donc? La mère chrétienne d'un enfant méchant sait qu'elle a été méchante, elle aussi, vis-à-vis de son père céleste, et que l'amour seul a pu la vaincre.

Aimer les méchants, le Dieu de l'Évangile a fait cela. Et en faisant cela, il a fondé la merveilleuse égalité des âmes. Toutes perdues, toutes sauvées, coûtant toutes le même prix, toutes appelées à la même sainteté, à la même éternité, au même bonheur, elles se valent.
Nous entrevoyons déjà, si je ne me trompe, le sens profond de ce mot éducation, que n'épuisent assurément pas les leçons des maîtres et la surveillance des proviseurs. Après avoir rendu justice au collège, nous avons commencé à rechercher quelles sont les choses qui constituent l'éducation et qu'on n'apprend pas au collège. Poursuivons; nous parviendrons ainsi à nous rendre un compte moins incomplet des devoirs des parents.

Parmi les choses qui ne s'apprennent pas au collège, je nommerai d'abord l'affection. S'il me fallait indiquer l'origine de ce ton sec et déplaisant qui nous choque chez beaucoup d'enfants aujourd'hui, je n'hésiterais pas à dire qu'ils ont été entièrement abandonnés à l'éducation publique; en d'autres termes, qu'ils n'ont pas été élevés. Ils sont tranchants, ce sont de petits hommes, ils ont un certain esprit, ils font des mots et on les cite, leur prétendue naïveté est elle-même tournée à l'effet; ne leur demandez pas la vraie candeur, ils en sont à cent lieues.
Que c'est triste ! Ceux qui aiment les enfants, et je suis du nombre, découvrent avec douleur qu'il n'y a presque plus d'enfants; ils se trouvent comme dépaysés au, milieu de jeunes messieurs qui daignent à peine jouer, qui après dîner iraient volontiers au fumoir, qui parlent avec aplomb de sujets auxquels ils n'entendent goutte, qui se forment dès leur enfance au rôle abominable où s'absorbera peut-être leur vie - affirmer, paraître, cacher son ignorance derrière son effronterie, vivre de phrases apprises, de connaissances superficielles, d'opinions reçues, choisir ses croyances comme on choisit ses habits, d'après la mode.
L'artificiel nous envahit. Pourquoi? Parce que nous ne sommes pas « élevés. » Si le monde s'empare de nous à treize ou quatorze ans, si l'abri de la maison paternelle nous fait défaut, nous ne pourrons pas, cela est évident, échapper à la fausse distinction, c'est-à-dire à ce qu'il y a de moins distingué Ici-bas. Pour arriver au vrai comme il faut, pour échapper au banal, au factice, nous avons besoin d'une famille.
La famille est l'asile du naturel. Là habite la grande sincérité, parce que là habitent les grandes affections. Là s'épanouissent les vrais enfants ; là se déploie le ravissant spectacle des adolescences naïves, ardentes, ouvertes aux nobles ambitions ; là déborde la vie. C'est tout simple, le coeur s'est ouvert, l'enfant qui a une famille a appris la tendresse.

La tendresse s'apprend. Livré à lui-même l'enfant ne deviendrait rien moins qu'aimable ; égoïste, occupé de soi, il serait bientôt ou brutal ou roide. Ah, ne lui ôtez pas les caresses de sa mère. Des caresses, cela fait tant de bien! Il est si doux de se sentir aimé ! Vous avez vu les fleurs s'ouvrir à la chaleur du printemps ; il doit y avoir de même un printemps de la vie, un printemps avec ses fleurs, avec sa tiède atmosphère qui fond les glaces et fait circuler la sève.
C'est ainsi que s'ouvre l'âme de nos enfants; ils s'habituent à la tendresse, à l'expansion. Une habitude, c'est quelque chose. Nos meilleurs sentiments se transforment en habitudes, en nécessités premières, en instincts, et ils n'en valent pas moins pour cela; nous ne faisons tout à fait bien que ce que nous sommes arrivés à faire sans effort et pour ainsi dire sans y penser.
Heureux enfants, qu'on aime et qui aiment, qu'on caresse et qui caressent, qui pensent simplement, sentent simplement, qui n'ont pas perdu la candeur de leur âge! Ils entrent dans la vie par la porte dorée, et c'est la bonne, c'est celle des enfants. les afflictions que Dieu place déjà peut-être sur leur chemin, ils ont à leur portée un trésor de naïves félicités, leur joie resplendit à travers leurs larmes.
Et comme ils sont gardés ! L'enfant qui a appris la tendresse peut aller à l'école, au collège; il y mènera la famille avec lui, son coeur ne cessera pas de battre pour elle. Cela ne le préservera pas de toutes les fautes j'en conviens ; mais cela le préservera des fautes sèchement accomplies, des fautes sans repentir. Il sera exposé à la tentation, non à la dégradation. En dépit de ses défauts et même de ses vices, quelques émotions de pitié filiale viendront réveiller en lui la conscience un moment assoupie. L'amour nous préserve de certaines déchéances; il fait vibrer au fond de notre âme les cordes délicates et généreuses, il ne nous permet pas de nous plaire dans ce qui est vil.
Et notez ceci, les enfants qui savent aimer ne sont pas pour cela des enfants amollis. Si l'un descendait fond de cette question de la mollesse (j'y reviendrai peut-être tout à l'heure), on trouverait qu'elle provient bien plutôt de ce que les familles n'élèvent pas, que de ce que les familles élèvent trop. Rien n'a plus favorisé les éducations énervantes de notre temps que l'habitude prise par les parents de renoncer à leur mission. Lorsqu'un collège est chargé de faire ce qu'il ne fera jamais, il en résulte que l'éducation véritable est absolument supprimée. Dès lors aussi la famille, qui compte sur les précepteurs ou les maîtres et qui désire ne se réserver que la partie agréable des rapports avec les enfants, répugne à montrer vis-à-vis d'eux la moindre vigueur. Si l'école et le collège les élèvent, la maison paternelle ne se croit appelée qu'à les amuser, à les gâter. Et elle les gâte, dans le sens le plus complet du mot, et à côté des leçons d'énergie qu'ils peuvent recevoir par leur contact avec d'autres enfants leurs égaux, ils reçoivent d'autres leçons, trop bien comprises. Il ne sortira peut-être pas de là des hommes femmes, des poltrons, et c'est quelque chose; il en sortira des égoïstes, des êtres incapables d'un dévouement héroïque, que dis-je? d'un sacrifice, d'un effort. Plaignons ces enfants qui n'ont eu ni père ni mère et dont le coeur ne s'est pas mis à battre auprès d'autres coeurs. Ce qu'on leur a enlevé, rien ne le leur rendra jamais ; la marque ineffaçable sera jusqu'à leur dernier jour. Dieu a voulu qu'il y eût du duvet dans tous les nids ; le jeune oiseau a besoin de se sentir abrité dans cette douce retraite sous l'aile de sa mère; cela ne l'empêchera pas de s'élancer un jour, hardi, puissant, dévorant de son vol l'espace et défiant la tempête.

Il peut y avoir des nids et du duvet dans les plus humbles demeures. C'est encore ici une des formes de cette égalité chrétienne que nous retrouvons partout sur notre chemin et dont la famille est la personnification suprême. De même que les biens matériels les plus nécessaires et les meilleurs, le soleil, l'air, les eaux jaillissantes, sont au service de tout le monde, de même les biens moraux les plus excellents sont offerts à tous: l'Évangile et la famille. La famille ne s'achète pas au marché, ou à la Bourse; on n'en a pas plus quand on est riche, on n'en a pas moins quand on est pauvre, Je sais telle famille d'ouvriers où les enfants sont élevés, comme ils ne sont pas certes dans la plupart des palais. Ils suivent l'école en veste de bure, qu'importe, à leur retour au logis ils trouvent chaque soir des bras ouverts, du bonheur, de fermes et tendres directions, une Bible qu'on médite avec respect, la prière commune de la famille, et cette prière du lit que la mère murmure en les embrassant. L'instruction varie avec nos ressources, l'éducation ne varie pas. Dieu n'a pas permis un tel privilège.
Il y a, dit-on, des familles indigentes où l'éducation est forcément négligée, parce que le père et la mère sont obligés de donner tous leurs moments au travail! - Je réponds, en premier lieu, qu'il y a aussi des familles opulentes où le mari est si bien absorbé par ses affaires, par sa carrière, par des nécessités de représentation, où la femme succombe si bien sous le poids de son ménage, de ses visites de ses correspondances, de ses relations sociales, que l'un et l'autre sont hors d'état de descendre à la sphère intime où figurent leurs devoirs de père et de mère. Proportion gardée, je ne crois pas que les pauvres qui ne savent comment élever leurs enfants soient plus nombreux que les riches qui prétendent, et prétendent très-sérieusement, qu'il leur est impossible de s'en occuper.

Je réponds, en second lieu, que l'industrie, ce fait moderne, n'ayant pas trouvé en face d'elle la famille, a en effet exercé des ravages monstrueux. C'est dans un autre travail que j'aurai à aborder sous toutes ses faces l'étude palpitante de la question sociale. Les classes ouvrières souffrent, un mal incalculable s'accomplit. Mais comment s'accomplît-il? Tout repose si complètement sur la famille, que l'ennemi n'avance qu'après l'avoir supprimée ; Il renverse le rempart avant de pénétrer dans la place. Le crime actuel de l'industrie, c'est qu'elle repousse l'atelier de famille, qu'elle prend à part le mari, la femme, l'enfant, qu'elle les déshabitue de la vie intime, qu'elle disperse le foyer. Plus de ménage, plus de mariage souvent; par conséquent, plus d'éducation.
C'est le crime de l'industrie, ai-je dit; c'est aussi le crime de la famille. Elle aurait dû, elle aurait, pu se défendre. Reconstituée, elle se défendra. Il est des séparations qu'on n'a pas le droit de lui demander et auxquelles elle n'a pas le droit de consentir. Ce qui l'attaque dans son essence est mauvais. En ne cédant pas aux tentations qui la compromettent, elle ne protégera pas seulement son sanctuaire, son bonheur, ses éléments de sanctification et de progrès, elle protégera aussi son gagne-pain. Unie, elle fera ses conditions; pulvérisée, elle passe sous les fourches caudines. Unie, elle connaîtra les bienfaits de l'économie et du bon ordre ; pulvérisée, elle paye l'effroyable budget de la débauche, elle perd son argent, sa santé, sa moralité, elle descend, toujours plus misérable, jusqu'aux derniers degrés de la corruption et du désespoir.

Ayons des familles, nous n'aurons plus l'extrême misère. Ayons des familles, nous n'aurons plus ces populations entières où se font chaque jour plus rares les pères et les mères, les épouses et les maris. Il n'est que trop certain, hélas, que l'éducation ne survit pas à la famille ; sous ce rapport, la pauvreté telle qu'elle existe dans certains centres industriels (1), est un fait exceptionnel, horrible, qui appelle une puissante réaction. Si l'on n'y prend garde, la famille achèvera d'y sombrer, et il n'y restera rien qui ait forme humaine. Cela donne le frisson.
Mais à part ce cas unique, cet attentat social dont personne ne peut se dire innocent, que je dénonce ici, que je dénoncerai encore plus loin, qu'il faut dénoncer partout et toujours, jusqu'à ce qu'il ait cessé, il demeure certain que l'éducation, qui est un devoir pour tous, est en même temps un devoir praticable pour tous. Toute vraie famille élèvera : riche ou pauvre, il n'importe. À moins de tuer la famille, on ne parviendra pas à mettre en péril l'égalité parfaite dont elle est le gardien. L'apprentissage de la tendresse, de l'obéissance, du respect, de la piété est aussi facile (au moins aussi facile) sous le toit du paysan et de l'ouvrier que sous celui des grands de la terre.
Que réclame-t-il, en effet? Beaucoup d'argent? Beaucoup de loisirs? Beaucoup de professeurs et de leçons? Non, certes. Il ne réclame que ceci : un père et une mère.
Un père et une mère! Je ne peux décidément pas aller plus loin sans décharger mon coeur et sans dire ce que j'éprouve à la rencontre de ces noms sacrés. Je ne définirai rien, soyez tranquille; il est des choses qu'on sent et qu'on ne définit pas.
Je n'irai donc point chercher si la mère est l'affection et le père l'autorité. Pour ma part, j'en doute un peu, je me souviens de l'autorité des bonnes mères, et je me rappelle aussi que l'affection des pères est une des plus profondes, des plus égales, des plus délicieuses qu'il y ait ici-bas. C'est quand on l'a perdue que l'on comprend ce qu'elle vaut, cette affection irremplaçable qu'on trouvait toujours prête à tout, qui nous a cherchés, qui nous a prévenus, qui nous a supportés, qui nous a préférés, qui nous a comme enveloppés depuis que nous sommes au monde. Le jour où elle se retire, un vide se fait, nous nous sentons seuls. Avec quelle amertume de coeur chacun de nous s'aperçoit alors qu'il est devenu à son tour chef de famille !
Il faut dire cela de l'amour paternel, parce qu'on ne lui rend pas toujours justice. Quant à l'amour maternel, il est presque superflu d'en parler. J'en parierai cependant, j'ai besoin d'en parler. L'un et l'autre ont le double caractère d'être très-prévenus et très-clairvoyants. Notre père et notre mère nous voient en beau (c'est bien doux; nous ne le trouverons guère ailleurs), et cependant aucun de nos défauts ne leur échappe ; ils nous aiment tant ! Leur tendresse est si fidèle! Ils ont pour nos âmes une si haute ambition ! Cette tendresse est un fort levier qui remue et bouleverse nos inerties, nos égoïsmes et nos lâchetés.
Ici se lève devant nous, n'est-il pas vrai, l'image vénérée de notre mère. C'est notre mère qui nous a faits dans l'acception complète de ce mot. Et sa maternité morale n'a été ni la moins importante, ni la moins douloureuse. Comme tout repose sur la femme au sein de la famille, tout repose sur les mères en matière d'éducation. Chaque génération, pendant ses premières années, leur appartient presque exclusivement; et plus tard encore, et toujours, elles sont là.
Qui décrira ce qu'une mère peut faire pour ses enfants, pour ses fils aussi bien que pour ses filles ? Les hommes supérieurs, on l'a dit, sont tous les fils de leurs mères. Il est des qualités de droiture, de conscience, et ne craignons pas d'ajouter de courage, que les mères seules savent mettre dans une jeune vie. Vous connaissez l'héroïsme des mères. Vous savez aussi et leur angélique patience et leurs généreuses colères. Ce n'est pas elles qui pactiseront avec le mal. Que veulent-elles donner à leurs enfants? Des succès? Oh non, mieux que cela, un coeur, un caractère, une noble existence ici-bas, une éternité là-haut. Elles élèvent.

Élever! Quelle parole ! Et la chose n'est pas moins grande. Sous l'influence incomparable de la mère, l'entant monte, il arrive aux régions supérieures, toujours guidé par cette forte et douce main, toujours soutenu, porté peut-être par ces bras débiles et puissants. Près d'elle, il a puisé une science dont aucun professeur ne lui donnera jamais la moindre idée, il a compris ce qu'est le devoir, ce qu'est le don de soi, ce qu'est le charme d'aimer, ce qu'est la joie de faire le bien.
Il a appris ce qu'est l'esprit de famille. Ah, qu'il ne l'oublie jamais! L'esprit de famille ne s'acquiert qu'au foyer, et ceux qui l'ont ne s'avancent pas désarmés au milieu du monde.

L'esprit de famille ne se confond point avec l'orgueil du nom. Dans notre attachement aux souvenirs de nos ancêtres il y a d'ordinaire, à côté d'un sentiment légitime, d'autres sentiments qui ne le sont guère. Si nos pères ont rendu des services au pays, si leur mémoire est honorée, s'ils nous ont transmis un héritage d'honneur ou même d'illustration, c'est un privilège dont il nous est bien permis d'être heureux; c'est aussi une responsabilité. Entre cette joie sérieuse et les sottes vanités la distance est grande. Connaissez-vous rien de plus misérable qu'un beau nom lâchement porté? Nous avions à nous en montrer dignes ; mais non, le rude labeur de la vie nous déplaît. Au lieu de tenter de vaillants efforts, nous aimons mieux mener une vie facile, usant de l'héritage de gloire comme de l'héritage d'argent, pensant sans doute que nos pères ayant amassé, il ne nous reste qu'à dépenser. Or, la gloire se dépense plus vite encore que les écus. Que de gens ruinés! Je plains les descendants inutiles d'un noble citoyen ; je le, plains surtout s'ils se figurent qu'ils sont quelque chose.

Tenir à son nom dans ce sens-là, arborer son nom comme on mettrait une décoration à la boutonnière de son habit, ce n'est pas avoir l'esprit de famille. Il a l'esprit de famille, celui dont le coeur est attaché à la maison paternelle par d'indestructibles liens. Elle l'attire, il se préoccupe de tout ce qui s'y passe, il ne se trouve nulle part aussi heureux. Quand on me dit d'un jeune homme qu'il a la passion de vivre au milieu des siens, je me sens prévenu en sa faveur.
Tant d'autres s'ennuient au logis! Tant d'autres ne s'amusent qu'à la condition de le quitter! Des soirées, des parties de plaisir, le théâtre, les voyages, ce qu'on voudra, pourvu que ce ne soit pas le logis. On donne satisfaction aujourd'hui à ce triste besoin, en procurant aux jeunes gens un appartement à part, en leur assurant aussitôt que possible une existence indépendante.
L'indépendance est bonne, et les parents sensés ne la marchanderont pas à leurs fils ; ils sauront relâcher les rênes et leur apprendre à juger par eux-mêmes, à prendre des résolutions, à gouverner un peu leur vie.
Ce mâle exercice de la volonté fait partie des éducations bien dirigées. Mais les jeunes gens dont la naissante énergie est ainsi mise en jeu sont précisément ceux qui tiennent le plus aux joies du foyer.

L'indépendance n'est pas l'isolement. Voyez-les revenir sans cesse à ce centre de la famille, qui est aussi leur centre à eux. Ont-ils des difficultés, des tentations, des doutes, des chagrins, des joies, ils les apportent là. Si vous leur ôtiez ce lieu, unique au monde, ils éprouveraient les douleurs de l'exil. lis ont besoin de leur père et de leur mère, de leurs frères et de leurs soeurs; ils ont besoin, et ceci importe, de l'unité indivisible qu'on appelle la famille. Chaque famille est une unité, je dirai presque un être vivant. Le même sang circule chez tous ses membres. Il y a là un courant d'idées, de convictions, de désirs; il y a des tendances qui sont celles de tous, des intérêts qui sont ceux de tous ; il y a des hérédités morales auxquelles on n'échappe pas. Si l'individualité réclame sa place, l'existence collective réclame aussi la sienne et elle aussi a été voulue de Dieu.
Quiconque a l'esprit de famille sait à quel point l'existence collective est réelle. Nous vivons avec les nôtres et dans les nôtres. Ce qui se passe à la maison fait toujours battre notre coeur; les menus incidents du foyer sont toujours des événements pour nous.
Ceci est mieux certes que l'orgueil du nom, mieux que l'esprit de corps. On n'en trouvera pas l'explication en se tenant à la superficie des choses; il faut descendre au fond même de notre être moral pour comprendre ces habitudes de l'âme. L'éducation seule le; crée en nous; l'enfant qu'on a durement livré aux précepteurs, aux écoles ou aux collèges ne saurait éprouver de tels besoins. Comment s'attacherait-il à ce qu'il n'a jamais connu? Sans famille, point d'esprit de famille..
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Parmi les leçons que l'école publique ne saurait donner, j'aurais dû indiquer dès le début les leçons de piété. Des leçons de religion, oui sans doute; mais qu'est-ce que cela? Quand un maître ou un pasteur nous aura fait réciter le catéchisme, qu'y aurons-nous gagné le plus souvent? Le christianisme ne s'apprend pas par coeur; il s'apprend par le coeur, ce qui est bien différent. Nous ne serons sauvés ni par des formes, ni par des formules, ni par des idées, ni par les connaissances de l'esprit; une croyance fort orthodoxe peut être fort sèche, fort égoïste, fort dépourvue d'onction et de vie. Il n'est donc pas inutile, vous en conviendrez, que Dieu ait institué, au fond de chaque demeure, un enseignement admirable de l'Évangile..
Au fond de chaque demeure, ai-je dit; en effet, il n'y a point d'exception, la grande égalité se trouve ici comme partout. Seulement il est beaucoup de familles qui tiennent la piété à distance et qui, soustraites à son influence, ne sauraient la communiquer à leurs enfants. Il en est d'autres qui, sans faire profession trouvent bon de déléguer à des maîtres les devoirs les plus essentiels de l'éducation. Voilà comment il arrive que, contrairement à l'institution divine qui mettait une école de piété dans chaque demeure, le nombre de ces écoles domestiques est si restreint.
Mais là où elles existent, il s'accomplit une oeuvre peu bruyante, peu remarquée, et dont rien cependant n'égale l'importance et la beauté. Essayons de nous en rendre compte.
Je ne sais pas à quel âge précis la mère parlera de Dieu à son enfant; je sais qu'avant de lui en parler elle le lui fera sentir, elle le lui montrera en quelque sorte. Le tout petit enfant verra déjà sa mère agenouillée près de son berceau, il suivra ses regards tournés vers le ciel; il y aura du ciel dans ses premières il respirera une atmosphère tout imprégnée de piété.

Les mères chrétiennes, qui croient que le but suprême de l'éducation c'est le salut de leur enfant, ne s'occupent guère à discuter des théories. Que Rousseau ait fixé à six ans l'âge avant lequel les questions religieuses ne doivent pas être abordées, qu'ailleurs il ait voulu supprimer d'une minière absolue l'action religieuse des parents, elles ne s'en inquiètent pas. Leur théorie à elles consiste à suivre l'impulsion de leur conscience et de leur coeur. Ce qu'elles ont de plus précieux, elles ne le donneraient pas tout de suite à leur enfant! Elles attendraient froidement l'heure où les faiseurs de systèmes les autoriseront à guider vers le Sauveur ces âmes bien-aimées! Elles retarderaient le jour où se joindront ces petites mains, sous prétexte que certaines notions théologiques ne sont parfaitement comprises que plus tard !
N'en croyez rien. Elles connaissent l'être si faible et si borné auquel elles s'adressent, elles suivent un à un ses développements et se mettent toujours à sa portée. Elles lui tiennent un langage qui est toujours entendu. Si vous pouviez lire comme elles ce qui se passe dans l'intelligence de l'enfant, vous seriez étonné de voir avec quelle sûreté les idées s'y forment; il conçoit déjà que Dieu est bon, que Dieu est puissant, que Dieu est toujours là et qu'il l'écoute lorsqu'il s'adresse à lui.
Avoir prié auprès de son enfant d'abord, puis avec son enfant, cela est immense. Non-seulement on a obtenu pour lui beaucoup de bénédictions, mais on lui a fait faire, dans les circonstances les meilleures, son premier cours de religion. Ce sera le plus important, d'ordinaire; rien dans le reste de sa vie ne pénétrera si avant, n'exercera une action si intime et si profonde. La théologie des mères n'est pas irréprochable; cependant, à tout prendre, elle vaut bien, je suppose, la théologie des docteurs. Ce Dieu vraiment père, ce Dieu qui aime, qui écoute, qui protège, ce Dieu penché vers les petits, c'est bien le Dieu vivant et vrai de l'Évangile.

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1 Certains centres industriels, et non pas tous. Il est des manufacturiers qui respectent la famille, et (j'aime à ajouter ceci) des manufacturiers qui comprennent que Dieu leur a confié un vrai parrainage, une des missions peut-être les plus belles de notre temps.
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