Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TROISIÈME

LES DEVOIRS DU PÈRE ET DE LA MÈRE

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Ces devoirs se résument en un mot bien simple et bien grand : éducation. Les traités d'éducation abondent; non-seulement j'éviterai d'en écrire un à mon tour, mais je résisterai à la tentation de consulter ceux que j'ai lus et dont je sais le mérite. À défaut d'autre chose, il faut que le lecteur trouve ici une pensée indépendante, spontanée, qui soit vraiment à moi.
Élever ses enfants, quelle mission ! Voilà des âmes précieuses et chéries auxquelles nous allons faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal. L'action qui nous est confiée étendra ses conséquences sur leur vie entière ; elle durera lorsque nous ne serons plus; elle se prolongera au sein de l'éternité. Dans an sens réel et profond, nous sommes chargés de leur tout donner, l'instruction, le caractère, la foi. Notre pouvoir sera immense et notre responsabilité égalera notre pouvoir. Des difficultés, aussi immenses, nous attendent - difficultés venant de nos enfants, difficultés venant du dehors, difficultés venant de nous-mêmes. Cet avenir qui semble remis en nos mains, il est obscur; c'est une énigme que nos yeux cherchent en vain à deviner. Nous ne savons rien, rien absolument.
Je me trompe, nous savons notre devoir, et nous savons aussi qui est Celui qui, en imposant le devoir, promet de ne pas nous refuser la force de l'accomplir. Ah, quels sont les époux chrétiens qui, au moment d'entreprendre leur nouvelle tâche, n'ont pas éprouvé le besoin de se jeter aux pieds du Seigneur 1 Il faut qu'il donne tout, aujourd'hui, demain, et jusqu'au bout; il faut qu'il soit le père de nos enfants ; il faut que nous nous sentions avec eux dans ses bras.

Demandons et nous recevrons. Cependant il y aura des heures d'angoisse; élever ses enfants, c'est, à la lettre, les mères le savent, les mettre au monde une seconde fois avec douleur. Mais aussi, quelle joie et quel privilège: faire des hommes! Il arrivera un jour où, sous l'influence bénie de la maison paternelle, des bons exemples, des douces leçons, de la tendresse, de la fermeté, des larmes, des prières, l'homme se sera formé chez nos enfants, l'homme véritable créé à l'image de Dieu. Alors ces genoux qui se sont ployés en commençant l'oeuvre se ploieront de nouveau dans un sentiment d'ineffable gratitude.
Tout se tient dans la famille, et nous remplirons bien mal nos devoirs de parents si nous avons négligé nos devoirs d'époux. Il. ne manque pas de gens qui méconnaissent cette vérité ; il leur semble presque qu'ils apporteront à l'enfant ce qu'ils ont ôté à la femme ou au mari. Oui, en pourra aimer passionnément son enfant, se consacrer à lui, négliger ce qui n'est pas lui; en sera-t-il mieux élevé pour cela? Dieu n'avait-il pas préparé pour son éducation le milieu de la famille unie, de l'intimité conjugale ? Votre foyer éteint ne le réchauffera pas ; votre intérieur où règne une demi-séparation n'est pas ce qu'il faut à sa jeune âme. Ce que vous lui donnerez ne vaudra jamais ce que vous lui avez ravi. On ne remplace pas les institutions divines. Votre enfant aura une mère, c'est bien ; il aura un père, c'est bien ; mais il avait droit à un père et à une mère qui fussent des époux, et il se l'ait dans sa vie morale une lacune que rien ne saurait combler désormais.
Je connais peu de spectacles plus navrants que celui-là, Dans une maison où chacun vit de son côté, où l'intimité est inconnue, d'où l'affection conjugale s'est même exilée pour faire place au régime glacé des convenances et des égards, voici un enfant que sa mère chérit avec une ardeur fébrile; elle voudrait, pauvre femme, racheter en quelque sorte le péché de la famille; elle voudrait se tromper elle-même; elle voudrait satisfaire son coeur; à force d'aimer ce petit être, qui se laisse aimer, lui, elle voudrait se persuader que tout est dans l'ordre. Eh bien, non, l'ordre est au Contraire interverti et son enfant en souffrira. Elle pourra beaucoup, sa tendresse fera des miracles ; mais il ne lui sera pas donné de changer l'air qu'on respire autour d'elle. L'air que nous respirons agit plus sur nous que les leçons ; les exemples nous frappent plus que les préceptes, et l'on apprend plus en regardant agir ses parents qu'en les écoutant parler. La mère ne pourra pas toujours cacher son enfant dans ses bras ; il recevra les enseignements de la vie, et les meilleurs vont lui manquer. Ce n'est pas tout d'avoir une mère, il faut avoir une famille.

On peut aussi avoir une famille et ne pas avoir de mère. Chez les Anglais, l'union conjugale est en général très-étroite; quant aux enfants, confiés à des bonnes, relégués dans la nursery, ils connaissent à peine leurs parents. C'est un peu ce qui se passait en France sous l'ancien régime, lorsque le fils et la fille venaient une fois par jour faire la révérence à monsieur leur père et à madame leur mère. On ne les aimait guère alors. Je ne crois pas qu'on les aime beaucoup en Angleterre ; autant les relations entre époux y sont tendres, autant sont tempérées d'ordinaire celles qui existent entre parents et enfants. On souffre à voir ce qu'y sont fréquemment celles des frères et des soeurs. De là vient peut-être en partie ce fond de brusquerie qui perce chez les Anglais au travers de tant de qualités dignes de respect. Il leur manque d'avoir été « élevés »; la nursery, l'école publique, l'université, ce n'est pas la famille.
À un autre extrême, je rencontre en Suisse, particulièrement dans le canton de Vaud, une adoration de l'enfant qui dépasse toutes les bornes. Loin de l'abandonner à des mains étrangères, la mère se consacre à lui, ne connaissant que lui. Elle devient incapable d'autre chose ; elle ne voit plus personne, elle cesse de visiter les indigents, son temps entier est absorbé.
Cela peut-être touchant, cela n'est pas bon. Ni l'enfant, ni la mère, ni la famille, ni la société ne gagnent à cette exagération d'un devoir. Il s'en faut d'ailleurs qu'elle soit universelle : dans le canton de Vaud comme en Angleterre, les exceptions abondent.
Je connais telle mère, telle femme faible et maladive, qui sait à la fois élever ses enfants, les aimer, leur donner des leçons, coudre peut-être quelques-uns de leurs habits et déployer une activité merveilleuse au dehors : elle monte chaque jour l'escalier des pauvres, elle dirige humblement des oeuvres de vraie charité; et vous la diriez inoccupée, tant il lui reste d'heures pour son mari, pour son ménage, pour développer son intelligence, pour cultiver les arts, pour songer à tout et à tous.
Y a-t-il rien de plus grand, de meilleur sur la terre? Et pensez-vous que l'éducation, donnée par une semblable femme, n'ait pas une puissance presque irrésistible? Le bien qu'elle fait ainsi ne saurait se calculer; Dieu seul en a le secret. À côté de ses conseils elle a mis sa vie : ses enfants sont enveloppés dans un courant auquel les coeurs les plus durs auraient de la peine à se soustraire.
Il nous faut de ces maisons qui élèvent, passez-moi l'expression. Il nous faut de ces familles où une influence bienfaisante s'exerce sans cesse, à l'heure des repas, des causeries, de l'abandon, de la franche gaîté, aussi bien qu'à l'heure des leçons. Là les enfants reçoivent des impressions qui commencent bien plus tôt et qui se prolongent aussi bien plus tard qu'on ne l'imagine. Oui, avant de pouvoir comprendre la parole de ses parents, l'enfant comprend déjà leurs regards, il s'imprègne déjà des émanations morales de la famille. Jusqu'à son dernier jour, l'influence durera ; il est des choses qu'on n'oublie jamais. Elles ne s'effacent que pour reparaître; l'heure vient toujours où les images bénies du père et de la mère, où le souvenir de leur intimité, où le son même de leur voix, le sens précis de leurs paroles si sérieuses et si tendres, se représentent vivement à nous. Combien d'hommes ont été, relevés de leur dégradation, ont repris goût au bien et se sont enfin tournés vers Dieu, parce que l'éducation du foyer, longtemps méprisée, les avait ressaisis tout à coup! Je ne dis pas qu'on ne lui échappe jamais; nous pouvons résister à la grâce, sous quelque forme qu'elle s'offre à nous. Rejetée, elle se change en responsabilité, en endurcissement peut-être, mais elle n'en et pas moins la grâce.

Notre temps, si fécond en paradoxes, s'est amusé à contester la puissance de l'éducation. Par un jeu. d'esprit qui protège notre mollesse, nous nous disons que rien ne sert : les enfants sont ce qu'ils sont, les caractères ne se modifient pas. Ne voit-on pas les meilleures éducations aboutir à des résultats déplorables? Ne voit-on pas les pires éducations donner des résultats excellents? Ne faut-il pas avouer que les événements, les hasards de l'existence, surtout les tendances naturelles et indestructibles qui sont dans le coeur de nos enfants. agissent sur eux mille fois plus que notre exemple et que nos directions?
Ce qui me rassure un peu lorsque je rencontre de tels arguments, c'est de voir que ces fatalistes de l'éducation n'ont garde d'appliquer leur théorie. S'ils ont à choisir un précepteur, ils ont la faiblesse de préférer l'homme respectable à l'homme vicieux, ils ne trouvent pas indifférent d'entourer leurs fils d'amis honnêtes ou de mauvais sujets, ils ne lui prêtent pas de livres corrupteurs.
Ils se contentent (et c'est déjà beaucoup trop, mais la théorie n'a été inventée que pour cela) de se délivrer à eux-mêmes une dispense d'énergie. Il leur déplaît de lutter contre le mal; il leur est plus facile et plus doux de consentir aux fantaisies de leurs enfants que de les contrarier en quoi que ce soit. Eh bien, une fois convaincus que l'éducation n'est rien, ils pourront être faibles à leur aise. Hélas, cette méthode est d'une application très-générale aujourd'hui : À quoi bon? » Voilà notre mot. Rien n'importe, rien ne sort, rien ne nuit, rien ne vaut un effort. Les principes sont gênants; nous faisons litière de principes. Les devoirs ont la voix trop haute; nous imposons silence aux devoirs.
Ce scepticisme a ses degrés : les uns en viennent à ne plus adorer que les faits; d'autres, conservant d'ailleurs en bien des points une conscience délicate, se bornent à affaiblir certaines vérités dont il leur serait trop difficile de tenir compte. Les obligations, très-sérieuses, que nous impose l'éducation, sont au nombre des vérités auxquelles nous aimons à ne pas croire. Nous serons bons avec nos enfants, et nous n'irons pas nous figurer que leur avenir moral soit dans nos mains.
Il est dans nos mains, autant du moins que l'avenir peut y être. Lorsque nous ensemençons un champ, nous ne savons pas s'il y aura l'année suivante une moisson ; nous ne disposons ni de la pluie ni du soleil, il ne dépend pas de nous d'empêcher l'inondation, la sécheresse, la grêle ou la guerre, et cependant nous avons grand soin de choisir une bonne semence. personne, que je sache, ne répand l'ivraie dans les sillons, sous prétexte que l'avenir n'est pas dans ses mains.

Tout éducateur est un semeur. La récolte sera peut-être mauvaise ; prenons garde néanmoins à notre façon de semer. Je pense d'ailleurs que, si l'on y regardait de près, on trouverait l'explication des anomalies dont on fait tant de bruit. Voici, dites-vous, une excellente éducation qui a mal tourné! Était-elle excellente? La famille était-elle bien ce qu'elle doit être! L'enfant n'a-t-il entrevu aucun de ces exemples qui blessent parfois à mort? A-t-on prié? A-t-on été ferme avec lui ? L'a-t-on maintenu sur le sentier de la droiture? L'a-t-on défendu contre ses mauvais instincts, contre ses mauvais amis? Lui a-t-on fait aimer la maison? Ne l'a-t-on pas livré, purement et simplement livré aux institutions publiques? Cette éducation excellente, ne serait-ce pas une éducation dont la famille s'est débarrassée en plein ?
Quant à celles qui ont été mauvaises et qui ont réussi, je suis loin de nier qu'il y en ait de telles; ce serait nier à la fois et la puissance de Dieu et le libre arbitre de l'homme; ce serait assujettir les enfants à l'influence irrésistible du milieu où leur naissance les a placés, en sorte que les uns seraient incapables de bien tourner et les autres incapables de mal tourner. Je ne crois pas aux influences irrésistibles, car je crois que nous sommes des êtres moraux et responsables.
Il est donc impossible que l'éducation décide à elle seule de ce que deviendront nos enfants; la meilleure ne leur ôtera pas la faculté de se dépraver, la moins bonne ne leur ôtera pas la faculté d'accueillir ces appels de la grâce divine qui se font entendre à toute créature. Je reconnais cela, bien plus, je le proclame; mais je constate en même temps que, de tous les moyens humains d'influence, celui-ci est le plus puissant.

Je posais il y a un instant quelques questions nu sujet des éducations qualifiées d'excellentes et dont les résultats ont été mauvais ; J'aurais d'autres questions à poser au sujet des éducations mauvaises dont les résultats ont été bons. Ces hommes qui ont fait leur chemin ici-bas en dépit du triste milieu où leur enfance a été plongée, êtes-vous sûr qu'il ne leur manque rien d'essentiel ? - Parmi ceux qu'on nous cite, il en est qui n'ont que le mérite d'avoir réussi ; c'est bien peu. Ne souhaitons-nous rien de mieux pour nos qu'une position confortable ou même une brillante carrière? D'autres sont de, hommes distingués, c'est mieux sans doute. Est-ce assez cependant? D'autres enfin ont réellement dirigé leur coeur vers les choses bonnes et élevées. Chez ceux-là mêmes ne découvre-t-on pas de graves lacunes? Ne voit-on pas, d'ordinaire, que la première éducation leur a fait défaut? Et y a-t-il rien au monde qui remplace cette action secrète, profonde, indélébile de la famille? N'est-il pas un je ne sais quoi auquel ou reconnaît les hommes qui n'ont point passé par l'école maternelle, qui n'ont point appris là ce qu'on n'apprend jamais bien ailleurs?
Je me reprocherais de répondre plus longuement à un scepticisme qui, au fond, n'est pas très-sûr de douter. L'éducation répond, elle, par des faits, à ceux qui essayent de contester sa puissance, elle force tout observateur sérieux à répéter le mot de Leibnitz : « Celui qui est maître de l'éducation peut changer la face du monde. » Quelle mission confiée aux parents! Dans le plus humble, le plus pauvre ménage, une oeuvre est poursuivie dont l'influence s'étendra jusque dans l'éternité. Voyez ce père, cette mère. Sous le regard et avec le secours de Dieu, ils sont parvenus à bien élever leurs enfants; n'eussent-ils fait que cela, ils n'auraient pas perdu leur vie.
Peuvent-ils déléguer à d'autres ce pouvoir immense? Peuvent-ils se décharger sur d'autres de la tâche qui leur est providentiellement confiée

La question est étrange et d'emblée il semblerait peut-être que nous ne devrions pas même la poser. Prenons-y garde cependant, tout le problème de l'éducation publique est là devant nous, problème compliqué, délicat, où les exclamations indignées servent peu et qui veut être examiné de très-près.
Commençons par mettre en sûreté la part inaliénable, intransmissible de la famille. Elle n'a pas le droit d'abdiquer. Partout où il y a une famille (une vraie famille, s'entend) l'enfant ne doit pas être privé des bénédictions qu'il trouvera dans son sein et qu'il ne trouvera pas ailleurs. Se débarrasser de son fils, le remettre purement et simplement à un pensionnat, ne plus s'en occuper, c'est commode, mais c'est coupable. On ne renonce pas à un devoir; ceci est évident en soi et ne réclame pas de démonstration.
Il est certes moins aisé de veiller sur cette âme, que de payer des trimestres en vaquant à ses affaires et en se sentant aussi libre que si l'on n'avait pas d'enfant ; par malheur, ce qui est aisé n'est pas toujours ce qui est bon. Vous aurez un compte à rendre; et lorsque un jour votre fils, sans attachement pour la maison paternelle, sans esprit de famille, dépourvu des impressions profondes qui ne se reçoivent qu'au. près du foyer, sera devenu un être vulgaire, étranger aux émotions élevées, lorsque son âme aura pris les plis de la grosse moralité mondaine, lorsque vous demanderez en vain à son coeur ces tendresses profondes qu'il n'a pas connues, vous saurez à qui vous en prendre.
Nous sommes plus socialistes qu'on ne le dit. Ce que les rêveurs utopistes d'autrefois ont mis dans leurs livres, nous le laissons mettre dans notre vie de tous les jours. L'idéal pour eux c'était, bien entendu, la suppression de la famille, l'État se substituant, à l'individu sur ce terrain réservé ; Platon aurait voulu qu'il n'y eût plus ni pères ni mères et que tous les enfants appartinssent à tout le monde; les philosophes socialistes venus depuis, ont, du plus au moins, copié sa République ; ils ont travaillé d'un commun accord à chasser la famille du sanctuaire et à y mettre le gouvernement. Eh bien, leur théorie s'applique aujourd'hui sur une très-vaste échelle. Nous avons des pères et des mères, mais aussi peu que possible ; avant que l'enfant soit sevré, la crèche est déjà là pour le recevoir au besoin ; quand il sort de la crèche, il entre à la salle d'asile, il ne quitte celle-ci que pour l'école ; après l'école vient , après le collège l'établissement d'instruction spéciale; alors le jeune homme a une carrière, il s'établit et une nouvelle famille est fondée, famille dont les enfants seront à leur tour engagés dans la filière où nous mettons nos fils et d'où sortent des ingénieurs, des avocats, des médecins, des fonctionnaires, et passablement d'individus qui ne sont bons à quoi que ce soit.

Le socialisme, ennemi des individualités, n'a rien inventé de plus ingénieux que cette fabrication en grand. Tout y est prévu; les classes ouvrières, qui ne sauraient prétendre aux études libérales, trouvent au sortir de l'école une sorte de bifurcation préparée à leur usage. Au lieu d'aller au collège, l'enfant pauvre va en apprentissage chez un maître. Au reste la conséquence est la même : l'apprenti prend un état, s'établit pour son propre compte et ne revient guère vers sa famille. Trop souvent, dans les grandes villes, ils font comme les oiseaux; une fois sortis du nid, ils ne tardent pas à l'oublier entièrement. À Paris, il arrive parfois qu'on ne se connaît plus, à la lettre; on cesse de se voir : les parents à qui vous demandez des nouvelles de leurs enfants s'étonnent presque de la question ; les enfants, interrogés à leur tour, lèvent les épaules.
Et Dieu nous avait donné la famille!
Il est bien clair que les écoles et les collèges sont utiles, qu'il faut des apprentissages, et que nos fils, lorsqu'ils adoptent une carrière, ne méritent aucun blâme. Je vais plus loin, dans certains cas, les circonstances imposent à une famille des sacrifices exceptionnels : il peut devenir nécessaire de se séparer d'un enfant dès son plus jeune âge. Si la casuistique sous toutes ses formes m'inspirait une moindre horreur, j'essaierais peut-être d'indiquer ces exceptions. Il suffit qu'elles existent et que personne ne songe à les contester ; mais ce que nous contestons, c'est que des parents aient jamais le droit de pousser la séparation jusqu'à l'isolement moral. Leur devoir subsiste en dépit de tout; la famille doit demeurer pour l'enfant le centre des affections et des espérances, la source des directions, il doit sentir, sentir toujours, que là il est aimé, que là on prie pour lui, que là il reviendra un jour, que là est son nid.
Il dépend des familles qu'il en soit ainsi. Je ne connais pas de circonstances qui leur imposent les séparations indéfinies, commençant au berceau et se terminant à la tombe. J'en connais encore moins qui leur défendent de supprimer pour ainsi dire la séparation, en multipliant les témoignages de vigilante tendresse. La maison paternelle sera bien forte à côté de l'école, à côté de l'apprentissage, à côté du collège, si elle le veut.
Il est temps qu'elle le veuille, car le relâchement des liens de famille est un des signes redoutables de notre époque. Non-seulement on a rendu infiniment facile la désertion de la tâche réservée aux parents (jusqu'à recueillir les enfants à la mamelle!), nous sommes allés plus loin : niveleurs sans le savoir, nous avons négligé l'emploi des moyens d'action que l'enseignement public nous laissait; les heures qui suivent l'école n'ont pas été mises à profit; parents, et enfants, nous avons pris l'habitude de nous passer les uns des autres; la mauvaise indépendance a prévalu ; l'école a fini par nous tranquilliser : n'est-elle pas là? ne donne-t-elle pas les leçons ? N'exerce-t-elle pas aussi une surveillance morale ? Ne doit-elle pas pourvoir à tout?

L'école pourvoyant à tout, les familles ne s'occupant plus de rien, voilà en deux mots le crime et le péril d'aujourd'hui. Cela mène loin, vous pouvez m'en croire. Ce qu'il s'éteint ainsi de saintes affections, de délicatesses intimes, de forces et de joies, aucune parole ne saurait l'exprimer. Privé de la famille, sa forteresse, l'individu recule devant la marche envahissante de l'État ; nous perdons peu à peu ce quelque chose de distinctif et de personnel que préserve seule la vie du foyer; sortis de la même fabrique, nous nous ressemblons naturellement; c'est partout une honnête moyenne, les sentiments reçus, les opinions admises; les hommes se font de plus en plus rares; si nous continuons, nous deviendrons des numéros.
J'admire ceux qui approuvent tout cela, et qui croient être de fougueux ennemis du communisme !
Il ne s'agir certes pas de fermer les écoles. Moi qui me réjouis chaque fois qu'il s'en ouvre une, je n'irai pas sans doute faire cause commune avec les partis qui redoutent la propagation des lumières. La lumière est bonne; l'école est mie des routes ouvertes à la vraie égalité. Ayons des écoles, mais ayons aussi des familles, voilà ce que je demande. C'est une énorme erreur de croire que l'école supplée la famille; elle fait ce que la famille ne peut souvent pas faire; elle ne fait pas ce que la famille est seule en état de faire. Auprès de l'éducation publique l'éducation domestique conserve sa place ; on, pour mieux dire, il n'y a pas d'éducation publique ; on n'élève qu'au logis. Cette oeuvre ne se transmet à personne; négligée par la famille, elle cesse d'être.

Dieu n'a pas créé la famille pour qu'on s'en passe. Nous pouvons nous délivrer à nous-mêmes de belles dispenses, le devoir n'en subsiste pas moins. Nous n'inventerons jamais aucun mécanisme qui parvienne à imiter tant soit peu l'action d'un père et d'une mère. Ce n'est donc pas tout d'envoyer nos enfants à l'école, il faut les élever à la maison.
Oeuvre immense autant que belle, et dont ceux qui cherchent à s'y soustraire n'ont pas deviné la douceur ! Les enfants des vraies familles peuvent aller à l'école ou au collège comme les autres; ils s'y sentiront suivis et enveloppés par une affection qui ne les perd pas de vue; ils se sauront sous le regard de Dieu, et ils se sauront aussi sous le regard de leur mère.
Je me rappelle ce qu'étaient les lettres de la mienne, lorsque nous étions moi. frère et moi au collège de Louis-le-Grand. Sa sollicitude nous accompagnait partout, dans nos études, dans nos plaisirs, dans nos amitiés, dans nos préoccupations, dans les émotions diverses de nos coeurs. Nous n'étions pas seuls au collège ; la famille était là, près de nous; elle souffrait de notre absence ; elle nous continuait ses soins journaliers ; elle veillait sur nous, elle priait pour nous, elle nous attendait ; l'idée d'aller en vacances ailleurs que chez nous nous eût causé autant de surprise que de douleur.
Il y avait parmi nos camarades de pauvres enfants qui semblaient privés de famille : ils ne sortaient jamais les jours de congé, ou sortaient aux mains de correspondants qui se contentaient de leur faire faire une promenade et de les mener au restaurant ; leurs vacances se passaient au collège. Ces camarades nous inspiraient une indicible pitié.

Oh, la famille, que c'est bon, et qu'ils sont coupables ceux qui la dispensent de son rôle ! Je parlais des vacances tout à l'heure ; là se trouve la grande compensation et en quelque sorte la revanche que l'éducation publique offre à la famille. Il faut bien le dire, car c'est trop vrai, la famille n'est pas toujours disposée à en user. Elle a donné sa démission, elle a contracté la commode habitude de s'abstenir; dix mois de l'aimée, elle s'est plu à croire que d'autres se chargeaient d'élever ses enfants ; il lui semble dur de reprendre ses fonctions pendant deux mois. Ces choses-là d'ailleurs ne se reprennent guère lorsqu'on les a interrompues ; les deux mois de vacances ne profitent qu'aux parents qui n'ont pas laissé perdre les dix mois de collège. Les autres pensent qu'élever leurs enfants ce serait les fatiguer et leur être à charge; ils se feraient conscience de troubler leurs loisirs. N'est-il pas plus simple de les laisser en repos? «Voici un fusil, un chien et un permis de chasse; amuse-toi, nous dînons à six heures; » tel est le discours qu'on leur adresse à leur arrivée, après les avoir embrassés. Et le fils chasse, les semaines s'écoulent; on s'embrasse encore, il retourne au collège sans qu'un lien se soit resserré, sans qu'une communauté morale se soit établie, sans qu'il ait retrouvé son père et sa mère.

Quand la famille a conservé sa place, les choses passent différemment. Ce n'est pas qu'on s'amuse moins, la famille se concilie à merveille avec les vacances; mais comme le fils est heureux d'un bonheur plus intime et plus profond! Comme le sentiment du chez soi pénètre cette jeune âme! À vrai dire, il n'a pas perdu de vue un seul jour le toit paternel, un courant continu de tendresse est venu le réchauffer dans son exil, il a conservé l'habitude de parler à son père et à sa mère, il n'a pas cessé d'être leur enfant. Que de choses à leur dire aujourd'hui! que de conseils à leur demander! Les situations vraies ont été maintenues, ces gens-là se retrouvent à l'aise les lins vis-à-vis des autres. Et qu'on ne s'imagine pas que tout cela soit bien grave, bien lugubre, la maison est pleine de soleil. rien n'est lumineux, rien n'est gai comme ces familles.
Les départs, j'en conviens, sont un déchirement.
Je ne me reporte pas, après tant d'années, à l'un de ces retours au collège, sans que mon coeur se serre.
Les quinze premiers jours qui suivaient la rentrée étaient quinze jours de désespoir; nous souhaitions, mon frère et moi (nous étions deux cependant) qu'une catastrophe quelconque vînt mettre un terme à notre supplice, un incendie, une révolte, un licenciement général, que sais-je?
Ah , ceux-là, se trompent bien qui supposent que le collège est dur parce qu'on y est médiocrement nourri, parce qu'on déjeune avec du pain sec ou parce qu'on se lève à cinq heures. Qu'importe cela! On se porte à merveille au collège. Je proclame même que de mon temps la nourriture était excellente, même le jour où l'on nous donnait un certain veau et une salade peu ragoûtante auxquels personne ne touchait; mais le pain n'était-il pas à discrétion?
Et puis n'y avait-il pas le fameux souper du vendredi, avec ses haricots et son fromage de Gruyères?
Non, on n'est point mal au collège, la vie matérielle y est simple, sobre, ce qu'il faut à des jeunes gens. La douleur, c'est l'exil. Les plaisirs n'y maquent pas (qui ne se souvient de cet admirable jeu de balle?), il y manque une famille. Ceci est contre nature. Le collège sent la caserne, le couvent; un invincible instinct proteste au fond du coeur de l'enfant contre l'absence du père et de la mère.
Nous éprouvions, je ne l'ai pas oublié, une vraie compassion pour nos plus jeunes camarades. Quoi! à cet âge, à dix ans, à huit ans, déjà privés du doux abri dont leur faiblesse avait un si grand besoin! déjà livrés à cette existence phalanstérienne! déjà lancés dans le vaste monde! cela faisait mal.
Je ne juge personne. Il est sans doute des circonstances qui peuvent imposer à une famille de pareilles séparations. Disons seulement et disons très-haut que ces circonstances sont rares. Mettre un tout petit enfant au collège, c'est presque renoncer à l'élever, c'est rendre en quelque sorte impossibles les relations sérieuses et suivies qui devraient subsister entre ses parents et lui; pour subsister, il faudrait qu'elles eussent commencé. on l'oublie beaucoup trop, nous n'avons pas le droit, oui, le droit, de ne pas élever nos enfants. L'instruction se délègue, l'éducation ne se délègue pas. Aucun principe, que je sache, n'exige qu'un père, qu'une mère donnent toujours des leçons à leurs fils; il est bien des cas où la chose est impraticable et bien des cas aussi, je le reconnais, où la chose est peu désirable. Mais l'éducation, mais le soin de l'âne, mais la direction morale, Dieu lui-même les en a chargés.

On ne viole pas impunément les lois divines. Même dans les familles qui ne mettent pas leurs enfants en pension, un mal incalculable s'accomplit, quand les parents se déchargent de leur fardeau sur d'autres épaules. Ont-ils appelé à leur aide un précepteur, une institutrice, ils ne sauraient leur témoigner trop d'estime et trop apprendre à leurs enfants à les respecter. Jusque-là tout est bien; tout se gâte au moment où l'institutrice et le précepteur deviennent les maîtres suprêmes de l'éducation. Et cela arrive; il est des parents qui ont hâte de se retirer, de se reposer en quelque sorte, qui cessent de diriger activement, qui ont abdiqué. Nul n'y gagne, ni parents, ni précepteurs, ni enfants. Quant à ceux-ci, on leur a ôté ce que rien ne remplacera jamais.

Maintenant que la règle fondamentale est posée et que nos réserves sont faites à l'endroit de l'éducation publique, je suis bien aise de reconnaître ce qu'elle a de bon. J'ai attaqué l'abus, non l'usage. Quoique Je manque d'enthousiasme pour les pensionnats, quoique je pense que la vie d'externe suffit en général à rompre ce que l'éducation exclusivement domestique aurait peut-être d'affaiblissant, quoique ma conviction, même sous ce rapport, ne soit pas absolue, quoique je me dise à part moi que la famille était inventée avant les collèges et a qu'on résolvait alors le problème d'élever les enfants, quoique je pense que ces éducations du foyer n'étaient pas nécessairement détestables, cependant je confesse qu'aujourd'hui, étant donnée notre civilisation amollie, il est naturel de recourir aux établissements publics d'instruction.

Sans aller certes aussi loin que Lacordaire qui, dans ses lettres aux jeunes gens, fixe à sept ans l'âge auquel l'enfant doit être sevré des douceurs de la vie de famille, je crois avec lui qu'il est un moment où il doit s'exercer sous des maîtres aux études et aux épreuves de la vie. Si les princes Passaient à sept ans des mains des femmes à celles des gouverneurs, ce n'est pas une raison sans doute pour que nos fils passent alors des mains de leurs parents à celles des étrangers; toutefois ce changement, pour en être plus tardif, n'en demeure, pas moins utile en beaucoup de cas. L'ombre du toit paternel, quand on n'en sort jamais, peut devenir énervante. Il est bon que les jeunes gens rencontrent des égaux, des rivaux, des luttes réelles, j'ajouterai même des coups de poing, toutes choses qui ne se trouvent pas auprès de leur mère. Il leur faut ce sévère apprentissage qui ne ménage personne. Laissons-les respirer le grand air; que l'existence telle qu'elle est, avec ses libres contradictions, ses duretés, ses déceptions, ses douleurs, commence pour eux, j'en suis d'accord. Pourvu que la famille soit là et que l'isolement moral ne se fasse pas autour d'eux à l'heure même où ils ont le plus besoin d'énergiques sympathies et de secours, l'expérience tournera bien, je l'espère. Ils perdront un peu de cette délicatesse que donne à l'enfant le contact habituel de sa mère; ils gagneront de la vigueur. Et sans vigueur comment vivre? Ne nous heurtons-nous pas sans cesse aux hommes et aux choses? Les meilleures causes ne sont-elles pas les plus maltraitées? La grande tentation d'ici-bas, le découragement, ne se tient-elle pas partout sur le chemin des généreux?
Et les généreux qui ne seraient pas forts, ne risqueraient-ils pas de devenir lâches? Ah, vous avez raison, armons nos enfants avant qu'ils s'élancent dans la mêlée, habituons-les aux meurtrissures. La vie réelle les attend au collège? C'est bien, qu'ils aillent à elle, qu'ils entrent, jeunes encore, dans le monde, qu'ils connaissent ses indifférences, ses caprices, ses injustices et ses justices aussi; qu'ils aillent, nous serons à leurs côtés, par notre tendresse et par nos conseils; notre éducation domestique ne sera pas interrompue, et un jour, quand on nous les rendra, ils ne seront pas devenus des étrangers.
Des frottements précoces auront altéré, durci les surfaces', le fond sera resté le même et leur coeur sera encore un coeur d'enfant. Ils seront semblables à ces fruits qui ont passé par beaucoup de mains; ils sont sains, aucun ver ne les a piqués, mais ils ont perdu leur duvet.
Les brutalités de l'éducation publique ne m'ont pas empêché de proclamer ce qu'elle a de salutaire en bien des cas. Un de ses grands mérites, je l'ai dit, c'est que chez elle nos fils rencontrent des égaux.
Ils ne peuvent plus se persuader qu'ils sont des êtres incomparables, appartenant à une race supérieure; les illusions que de sottes gâteries entretiennent trop souvent sous le toit paternel s'évanouissent en un instant au collège. Voici d'autres enfants; ils nous valent bien, et ils nous le font sentir; ils nous disent nos vérités; ils ne se gênent pas pour nous railler, pour nous rosser, au besoin, ils parlent aussi haut que nous; ils font mieux leurs thèmes et nous laissent en arrière; nous sommes classés selon la mesure exacte de notre mérite. Us phénix abondent moins dans les écoles qu'auprès des parents; ils sont très-surpris, scandalisés peut-être de voir qu'on ne les admire plus. Tout cela est excellent, car tout cela nous ramène au vrai. S'il est des familles qui sachent voir leurs enfants tels qu'ils sont et qui les empêchent de s'en faire accroire, elles sont peu nombreuses, par malheur; d'ordinaire les avertissements peu polis de nos camarades nous sont absolument indispensables.

Il ne nous est pas mauvais non plus de rencontrer des professeurs qui ne sont pas le moins du monde en adoration devant notre personne. Ils ne nous aiment guère, cela est certain ; leur intérêt, qui doit se répartir sur beaucoup d'enfants, se divise en tant de traction, que notre part aliquote se réduit à peu de chose. Si nous étions délaissés par nos parents, nous serions à plaindre, nous aurions froid, notre pauvre coeur se serrerait ; mais si nos parents ont compris que leur oeuvre d'éducateurs continue et ne cessera jamais, alors la sécheresse des maîtres présente moins d'inconvénients que d'avantages. De fortes leçons d'humilité nous sont données, en même temps que des leçons de vigilance. Il s'agit de travailler, de faire acte de virilité; nous ne saurions compter désormais sur les approbations complaisantes, nul n'est prévenu en notre faveur; l'estime, l'amitié ne s'offriront pas d'emblée nous aurons à les conquérir, comme le reste.

Je voudrais montrer à quel point ces rudes services (les écoles se concilient avec l'action des parents. Sans tracer de programme, sans me risquer à dire où passerait selon moi la ligne idéale qui, dans une éducation parfaite, séparerait la part laissée à l'enseignement public et celle réservée à la famille, je tiens à maintenir que ces deux parts existent. Loin qu'il y ait opposition, il peut, il doit y avoir accord entre les deux influences. Les tirs se borneront à un externat ; d'autres livreront plus complètement leurs fils au collège et redoubleront d'efforts pour conserver en eux le, sentiment de famille; d'autres peut-être feront alterner les deux régimes, retirant à eux leurs enfants entre la fin bâtée du collège et le commencement de l'instruction spéciale, les retrempant alors dans la vie du foyer, les ressaisissant en quelque sorte et se chargeant de les initier eux-mêmes aux hautes études. Quel que soit le système adopté, l'éducation domestique sera le complément harmonieux, et le correctif aussi, de l'éducation publique.
Elle le sera pour l'enseignement comme pour la direction morale. L'enseignement de nos collèges ne mène pas loin. Que savions-nous, nous les forts, qui avions eu des prix et qui avions été au concours général? Du latin, presque pas de grec. Nous possédions fort mal quelques éléments d'histoire et nous ignorions la géographie. Quant aux langues vivantes, elles nous étaient parfaitement étrangères. On consolait nos familles en leur disant que nous avions « appris à apprendre. » Cela ne concernait pas, en tous cas, les quatre-cinquièmes de nos camarades qui traînaient à la suite, qui en avaient pris leur parti et dont les professeurs s'inquiétaient peu. Je ne crois pas qu'il y eût alors lieu au monde où l'on perdit plus de temps. Apprenait-on à le bien employer dans la suite? Je craindrais qu'il n'y eût trop d'audace à l'affirmer.

Avec de vraies familles, tout cela peut aller, je le répète. Elles soutiennent le courage de leurs enfants, elles ne leur permettent pas de se laisser tomber dans ces derniers rangs où personne ne marche plus ; elles mettent à leur portée des livres et des leçons, pour eux elles comblent peu à peu les lacunes; elles exigent du moins qu'ils fassent des efforts personnels et qu'ils « apprennent à apprendre. » Lorsqu'on obtient ceci, on obtient beaucoup, je le reconnais. Mes anciens camarades de Louis-le-Grand ne me démentiront pas, nous ne savons guère aujourd'hui que ce que nous avons appris nous-mêmes depuis le collège, et cependant l'impulsion du collège a été pour beaucoup dans cet élan qui s'est prolongé plus tard.

Ma conclusion est donc : le collège corrigé par la famille. Sans la famille, les avantages même les plus évidents du collège perdent une bonne partie de leur valeur. Prenez le moins contesté de tous, ce fiait que le collège nous fait rencontrer des égaux, qu'il nous place en présence de l'égalité.

L'égalité du collège portera des fruits bien imparfaits, si l'on ne place à côté d'elle l'égalité de la famille.
Je m'explique.
Il est une égalité que le collège ne connaît pas. Si les grands y malmènent parfois les petits, si les anciens y font enrager les nouveaux (ce qui n'est pas encore un grand mal), les forts y écrasent les faibles, les capables y passent sur le corps aux médiocres, lesbien portants y laissent en arrière les infirmes. Les choses s'y pratiquent comme dans le monde; tout ce qui n'est pas vigoureusement constitué, tout ce qui n'est pas en état de résister, est broyé par le courant; malheur aux vaincus !
Pauvres vaincus, ils avaient souvent des qualités qui manquaient à leurs vainqueurs; mais qui donc, dans le monde ou dans l'éducation publique, a le loisir d'y regarder de si près? Qui s'inquiète des chétifs ? Ne faut-il pas toujours que ce qui est impuissant à lutter disparaisse devant la force? La vie ne procède-t-elle pas toujours par voie de destruction, d'élimination, si l'on veut? Les plantes vigoureuses et vivaces ne gagnent-elles pas bientôt tout le terrain et les délicates ne sont-elles pas condamnées à céder la place?
Eh bien, j'appelle cela une inégalité. Elle est inévitable, d'accord; elle serait inique et cruelle, si la famille n'était là pour en modérer les excès. La famille, elle, sait aimer les faibles ; il y a mieux, elle sait les comprendre; elle étend sa protection sur ceux qui en ont besoin. Et c'est ainsi qu'apparaît cette forme merveilleuse de l'égalité : l'égalité des faibles et des forts.
Cela est nécessaire aux faibles, et cela n'est pas moins nécessaire aux forts. Si le foyer a ses flatteries, la vie publique a les siennes, et elles commencent dès le collège. Là le succès est adulé, et quiconque a eu le faible mérite de gagner les premiers rangs, quiconque a conquis une ou deux couronnes, est tenté de se croire un personnage.
Tristes illusions, qui détruisent souvent les meilleures délicatesses de l'âme ! Vainqueurs dans les luttes du collège et du monde, nous risquons de devenir rudes, hautains, personnels, ambitieux. Et, du reste, valons-nous mieux au fond? Les vraies supériorités sont-elles toujours celles qui se produisent ainsi ? N'avez-vous jamais entendu parler de tout ce qu'ont fait les fruits secs, ces éclopés de la bataille? N'avez-vous jamais découvert chez quelques-uns des faibles, chez ceux à qui il n'arrivera pas d'avoir un succès, qui ne seront ni orateurs, ni ministres, les signes de l'excellence morale? Ne vous êtes-vous jamais dit qu'il fait bon vivre près de ceux-là, que leur pensée recueillie et comme effrayée du bruit a un charme d'intimité et de profondeur. D'autres, les gens qui réussissent et qu'on acclame, se sont parfois débarrassés en avançant de ce qui gênait leur marche, des délicatesses, des scrupules, des sensibilités; et ils avancent, en effet, droit devant eux, renversant ce qui fait obstacle, à la manière des boulets de canon.

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