Ces devoirs se résument en un mot bien
simple et bien grand : éducation. Les
traités d'éducation abondent;
non-seulement j'éviterai d'en écrire
un à mon tour, mais je résisterai
à la tentation de consulter ceux que j'ai
lus et dont je sais le mérite. À
défaut d'autre chose, il faut que le lecteur
trouve ici une pensée indépendante,
spontanée, qui soit vraiment à
moi.
Élever ses enfants, quelle
mission ! Voilà des âmes
précieuses et chéries auxquelles nous
allons faire beaucoup de bien ou
beaucoup de mal. L'action qui nous est
confiée étendra ses
conséquences sur leur vie entière ;
elle durera lorsque nous ne serons plus; elle se
prolongera au sein de l'éternité.
Dans an sens réel et profond, nous sommes
chargés de leur tout donner, l'instruction,
le caractère, la foi. Notre pouvoir sera
immense et notre responsabilité
égalera notre pouvoir. Des
difficultés, aussi immenses, nous attendent
- difficultés venant de nos enfants,
difficultés venant du dehors,
difficultés venant de nous-mêmes. Cet
avenir qui semble remis en nos mains, il est
obscur; c'est une énigme que nos yeux
cherchent en vain à deviner. Nous ne savons
rien, rien absolument.
Je me trompe, nous savons notre devoir,
et nous savons aussi qui est Celui qui, en imposant
le devoir, promet de ne pas nous refuser la force
de l'accomplir. Ah, quels sont les époux
chrétiens qui, au moment d'entreprendre leur
nouvelle tâche, n'ont pas
éprouvé le besoin de se jeter aux
pieds du Seigneur 1 Il faut qu'il donne tout,
aujourd'hui, demain, et jusqu'au bout; il faut
qu'il soit le père de nos enfants ; il faut que
nous
nous
sentions avec eux dans ses bras.
Demandons et nous recevrons. Cependant
il y aura des heures d'angoisse; élever ses
enfants, c'est, à la lettre, les
mères le savent, les mettre au monde une
seconde fois avec douleur. Mais aussi, quelle joie
et quel privilège: faire des hommes! Il
arrivera un jour où, sous l'influence
bénie de la maison paternelle, des bons
exemples, des douces leçons, de la
tendresse, de la fermeté, des larmes, des
prières, l'homme se sera formé chez
nos enfants, l'homme véritable
créé à l'image de Dieu. Alors
ces genoux qui se sont ployés en
commençant l'oeuvre se ploieront de nouveau
dans un sentiment d'ineffable gratitude.
Tout se tient dans la famille, et nous
remplirons bien mal nos devoirs de parents si nous
avons négligé nos devoirs
d'époux. Il. ne manque pas de gens qui
méconnaissent cette vérité ;
il leur semble presque qu'ils apporteront à
l'enfant ce qu'ils ont ôté à la
femme ou au mari. Oui, en pourra aimer
passionnément son enfant, se consacrer
à lui, négliger ce qui n'est pas lui;
en sera-t-il mieux élevé pour cela?
Dieu n'avait-il pas
préparé pour son éducation le
milieu de la famille unie, de l'intimité
conjugale ? Votre foyer éteint ne le
réchauffera pas ; votre intérieur
où règne une demi-séparation
n'est pas ce qu'il faut à sa jeune
âme. Ce que vous lui donnerez ne vaudra
jamais ce que vous lui avez ravi. On ne remplace
pas les institutions divines. Votre enfant aura une
mère, c'est bien ; il aura un père,
c'est bien ; mais il avait droit à un
père et à une mère qui fussent
des époux, et il se l'ait dans sa vie morale
une lacune que rien ne saurait combler
désormais.
Je connais peu de spectacles plus
navrants que celui-là, Dans une maison
où chacun vit de son côté,
où l'intimité est inconnue,
d'où l'affection conjugale s'est même
exilée pour faire place au régime
glacé des convenances et des égards,
voici un enfant que sa mère chérit
avec une ardeur fébrile; elle voudrait,
pauvre femme, racheter en quelque sorte le
péché de la famille; elle voudrait se
tromper elle-même; elle voudrait satisfaire
son coeur; à force d'aimer ce petit
être, qui se laisse aimer, lui, elle voudrait
se persuader que tout est dans l'ordre. Eh bien,
non, l'ordre est au Contraire
interverti et son enfant en souffrira. Elle pourra
beaucoup, sa tendresse fera des miracles ; mais il
ne lui sera pas donné de changer l'air qu'on
respire autour d'elle. L'air que nous respirons
agit plus sur nous que les leçons ; les
exemples nous frappent plus que les
préceptes, et l'on apprend plus en regardant
agir ses parents qu'en les écoutant parler.
La mère ne pourra pas toujours cacher son
enfant dans ses bras ; il recevra les enseignements
de la vie, et les meilleurs vont lui manquer. Ce
n'est pas tout d'avoir une mère, il faut
avoir une famille.
On peut aussi avoir une famille et ne
pas avoir de mère. Chez les Anglais, l'union
conjugale est en général
très-étroite; quant aux enfants,
confiés à des bonnes,
relégués dans la nursery, ils
connaissent à peine leurs parents. C'est un
peu ce qui se passait en France sous l'ancien
régime, lorsque le fils et la fille venaient
une fois par jour faire la révérence
à monsieur leur père et à
madame leur mère. On ne les aimait
guère alors. Je ne crois pas qu'on les aime beaucoup
en Angleterre ;
autant
les relations entre époux y sont tendres,
autant sont tempérées d'ordinaire
celles qui existent entre parents et enfants. On
souffre à voir ce qu'y sont
fréquemment celles des frères et des
soeurs. De là vient peut-être en
partie ce fond de brusquerie qui perce chez les
Anglais au travers de tant de qualités
dignes de respect. Il leur manque d'avoir
été « élevés
»; la nursery, l'école publique,
l'université, ce n'est pas la
famille.
À un autre extrême, je
rencontre en Suisse, particulièrement dans
le canton de Vaud, une adoration de l'enfant qui
dépasse toutes les bornes. Loin de
l'abandonner à des mains
étrangères, la mère se
consacre à lui, ne connaissant que lui. Elle
devient incapable d'autre chose ; elle ne voit plus
personne, elle cesse de visiter les indigents, son
temps entier est absorbé.
Cela peut-être touchant, cela
n'est pas bon. Ni l'enfant, ni la mère, ni
la famille, ni la société ne gagnent
à cette exagération d'un devoir. Il
s'en faut d'ailleurs qu'elle soit universelle :
dans le canton de Vaud comme en Angleterre, les
exceptions abondent.
Je connais telle mère, telle
femme faible et maladive, qui sait à la fois
élever ses enfants, les aimer, leur donner
des leçons, coudre peut-être
quelques-uns de leurs habits et déployer une
activité merveilleuse au dehors : elle monte
chaque jour l'escalier des pauvres, elle dirige
humblement des oeuvres de vraie charité; et
vous la diriez inoccupée, tant il lui reste
d'heures pour son mari, pour son ménage,
pour développer son intelligence, pour
cultiver les arts, pour songer à tout et
à tous.
Y a-t-il rien de plus grand, de meilleur
sur la terre? Et pensez-vous que
l'éducation, donnée par une semblable
femme, n'ait pas une puissance presque
irrésistible? Le bien qu'elle fait ainsi ne
saurait se calculer; Dieu seul en a le secret.
À côté de ses conseils elle a
mis sa vie : ses enfants sont enveloppés
dans un courant auquel les coeurs les plus durs
auraient de la peine à se
soustraire.
Il nous faut de ces maisons qui
élèvent, passez-moi l'expression. Il
nous faut de ces familles où une influence
bienfaisante s'exerce sans cesse, à l'heure
des repas, des causeries, de l'abandon, de la
franche gaîté,
aussi bien qu'à l'heure des leçons.
Là les enfants reçoivent des
impressions qui commencent bien plus tôt et
qui se prolongent aussi bien plus tard qu'on ne
l'imagine. Oui, avant de pouvoir comprendre la
parole de ses parents, l'enfant comprend
déjà leurs regards, il
s'imprègne déjà des
émanations morales de la famille.
Jusqu'à son dernier jour, l'influence durera
; il est des choses qu'on n'oublie jamais. Elles ne
s'effacent que pour reparaître; l'heure vient
toujours où les images bénies du
père et de la mère, où le
souvenir de leur intimité, où le son
même de leur voix, le sens précis de
leurs paroles si sérieuses et si tendres, se
représentent vivement à nous. Combien
d'hommes ont été, relevés de
leur dégradation, ont repris goût au
bien et se sont enfin tournés vers Dieu,
parce que l'éducation du foyer, longtemps
méprisée, les avait ressaisis tout
à coup! Je ne dis pas qu'on ne lui
échappe jamais; nous pouvons résister
à la grâce, sous quelque forme qu'elle
s'offre à nous. Rejetée, elle se
change en responsabilité, en endurcissement
peut-être, mais elle n'en et pas moins la
grâce.
Notre temps, si fécond en
paradoxes, s'est amusé à contester la
puissance de l'éducation. Par un jeu.
d'esprit qui protège notre mollesse, nous
nous disons que rien ne sert : les enfants sont ce
qu'ils sont, les caractères ne se modifient
pas. Ne voit-on pas les meilleures
éducations aboutir à des
résultats déplorables? Ne voit-on pas
les pires éducations donner des
résultats excellents? Ne faut-il pas avouer
que les événements, les hasards de
l'existence, surtout les tendances naturelles et
indestructibles qui sont dans le coeur de nos
enfants. agissent sur eux mille fois plus que notre
exemple et que nos directions?
Ce qui me rassure un peu lorsque je
rencontre de tels arguments, c'est de voir que ces
fatalistes de l'éducation n'ont garde
d'appliquer leur théorie. S'ils ont à
choisir un précepteur, ils ont la faiblesse
de préférer l'homme respectable
à l'homme vicieux, ils ne trouvent pas
indifférent d'entourer leurs fils d'amis
honnêtes ou de mauvais sujets, ils ne lui
prêtent pas de livres corrupteurs.
Ils se contentent (et c'est
déjà beaucoup trop, mais la
théorie n'a été
inventée que pour cela) de se délivrer à
eux-mêmes une dispense d'énergie. Il
leur déplaît de lutter contre le mal;
il leur est plus facile et plus doux de consentir
aux fantaisies de leurs enfants que de les
contrarier en quoi que ce soit. Eh bien, une fois
convaincus que l'éducation n'est rien, ils
pourront être faibles à leur aise.
Hélas, cette méthode est d'une
application très-générale
aujourd'hui : À quoi bon? »
Voilà notre mot. Rien n'importe, rien ne
sort, rien ne nuit, rien ne vaut un effort. Les
principes sont gênants; nous faisons
litière de principes. Les devoirs ont la
voix trop haute; nous imposons silence aux
devoirs.
Ce scepticisme a ses degrés : les
uns en viennent à ne plus adorer que les
faits; d'autres, conservant d'ailleurs en bien des
points une conscience délicate, se bornent
à affaiblir certaines vérités
dont il leur serait trop difficile de tenir compte.
Les obligations, très-sérieuses, que
nous impose l'éducation, sont au nombre des
vérités auxquelles nous aimons
à ne pas croire. Nous serons bons avec nos
enfants, et nous n'irons pas nous figurer que leur
avenir moral soit dans nos mains.
Il est dans nos mains, autant du moins
que l'avenir peut y être. Lorsque nous
ensemençons un champ, nous ne savons pas
s'il y aura l'année suivante une moisson ;
nous ne disposons ni de la pluie ni du soleil, il
ne dépend pas de nous d'empêcher
l'inondation, la sécheresse, la grêle
ou la guerre, et cependant nous avons grand soin de
choisir une bonne semence. personne, que je sache,
ne répand l'ivraie dans les sillons, sous
prétexte que l'avenir n'est pas dans ses
mains.
Tout éducateur est un semeur. La
récolte sera peut-être mauvaise ;
prenons garde néanmoins à notre
façon de semer. Je pense d'ailleurs que, si
l'on y regardait de près, on trouverait
l'explication des anomalies dont on fait tant de
bruit. Voici, dites-vous, une excellente
éducation qui a mal tourné!
Était-elle excellente? La famille
était-elle bien ce qu'elle doit être!
L'enfant n'a-t-il entrevu aucun de ces exemples qui
blessent parfois à mort? A-t-on prié?
A-t-on été ferme avec lui ? L'a-t-on
maintenu sur le sentier de la droiture? L'a-t-on
défendu contre ses mauvais instincts, contre
ses mauvais amis? Lui a-t-on
fait aimer la maison? Ne l'a-t-on pas livré,
purement et simplement livré aux
institutions publiques? Cette éducation
excellente, ne serait-ce pas une éducation
dont la famille s'est débarrassée en
plein ?
Quant à celles qui ont
été mauvaises et qui ont
réussi, je suis loin de nier qu'il y en ait
de telles; ce serait nier à la fois et la
puissance de Dieu et le libre arbitre de l'homme;
ce serait assujettir les enfants à
l'influence irrésistible du milieu où
leur naissance les a placés, en sorte que
les uns seraient incapables de bien tourner et les
autres incapables de mal tourner. Je ne crois pas
aux influences irrésistibles, car je crois
que nous sommes des êtres moraux et
responsables.
Il est donc impossible que
l'éducation décide à elle
seule de ce que deviendront nos enfants; la
meilleure ne leur ôtera pas la faculté
de se dépraver, la moins bonne ne leur
ôtera pas la faculté d'accueillir ces
appels de la grâce divine qui se font
entendre à toute créature. Je
reconnais cela, bien plus, je le proclame; mais je
constate en même temps que, de tous les moyens
humains
d'influence, celui-ci est le plus puissant.
Je posais il y a un instant quelques
questions nu sujet des éducations
qualifiées d'excellentes et dont les
résultats ont été mauvais ;
J'aurais d'autres questions à poser au sujet
des éducations mauvaises dont les
résultats ont été bons. Ces
hommes qui ont fait leur chemin ici-bas en
dépit du triste milieu où leur
enfance a été plongée,
êtes-vous sûr qu'il ne leur manque rien
d'essentiel ? - Parmi ceux qu'on nous cite, il en
est qui n'ont que le mérite d'avoir
réussi ; c'est bien peu. Ne souhaitons-nous
rien de mieux pour nos qu'une position confortable
ou même une brillante carrière?
D'autres sont de, hommes distingués, c'est
mieux sans doute. Est-ce assez cependant? D'autres
enfin ont réellement dirigé leur
coeur vers les choses bonnes et
élevées. Chez ceux-là
mêmes ne découvre-t-on pas de graves
lacunes? Ne voit-on pas, d'ordinaire, que la
première éducation leur a fait
défaut? Et y a-t-il rien au monde qui
remplace cette action secrète, profonde,
indélébile de la famille? N'est-il
pas un je ne sais quoi auquel ou
reconnaît les hommes qui n'ont point
passé par l'école maternelle, qui
n'ont point appris là ce qu'on n'apprend
jamais bien ailleurs?
Je me reprocherais de répondre
plus longuement à un scepticisme qui, au
fond, n'est pas très-sûr de douter.
L'éducation répond, elle, par des
faits, à ceux qui essayent de contester sa
puissance, elle force tout observateur
sérieux à répéter le
mot de Leibnitz : « Celui qui est maître
de l'éducation peut changer la face du
monde. » Quelle mission confiée aux
parents! Dans le plus humble, le plus pauvre
ménage, une oeuvre est poursuivie dont
l'influence s'étendra jusque dans
l'éternité. Voyez ce père,
cette mère. Sous le regard et avec le
secours de Dieu, ils sont parvenus à bien
élever leurs enfants; n'eussent-ils fait que
cela, ils n'auraient pas perdu leur vie.
Peuvent-ils déléguer
à d'autres ce pouvoir immense? Peuvent-ils
se décharger sur d'autres de la tâche
qui leur est providentiellement confiée
La question est étrange et
d'emblée il semblerait peut-être que nous ne
devrions pas même la poser. Prenons-y garde
cependant, tout le problème de
l'éducation publique est là devant
nous, problème compliqué,
délicat, où les exclamations
indignées servent peu et qui veut être
examiné de très-près.
Commençons par mettre en
sûreté la part inaliénable,
intransmissible de la famille. Elle n'a pas le
droit d'abdiquer. Partout où il y a une
famille (une vraie famille, s'entend) l'enfant ne
doit pas être privé des
bénédictions qu'il trouvera dans son
sein et qu'il ne trouvera pas ailleurs. Se
débarrasser de son fils, le remettre
purement et simplement à un pensionnat, ne
plus s'en occuper, c'est commode, mais c'est
coupable. On ne renonce pas à un devoir;
ceci est évident en soi et ne réclame
pas de démonstration.
Il est certes moins aisé de
veiller sur cette âme, que de payer des
trimestres en vaquant à ses affaires et en
se sentant aussi libre que si l'on n'avait pas
d'enfant ; par malheur, ce qui est aisé
n'est pas toujours ce qui est bon. Vous aurez un
compte à rendre; et lorsque un jour votre
fils, sans attachement pour la maison paternelle,
sans esprit de famille, dépourvu des impressions
profondes
qui ne
se reçoivent qu'au. près du foyer,
sera devenu un être vulgaire, étranger
aux émotions élevées, lorsque
son âme aura pris les plis de la grosse
moralité mondaine, lorsque vous demanderez
en vain à son coeur ces tendresses profondes
qu'il n'a pas connues, vous saurez à qui
vous en prendre.
Nous sommes plus socialistes qu'on ne le
dit. Ce que les rêveurs utopistes d'autrefois
ont mis dans leurs livres, nous le laissons mettre
dans notre vie de tous les jours. L'idéal
pour eux c'était, bien entendu, la
suppression de la famille, l'État se
substituant, à l'individu sur ce terrain
réservé ; Platon aurait voulu qu'il
n'y eût plus ni pères ni mères
et que tous les enfants appartinssent à tout
le monde; les philosophes socialistes venus depuis,
ont, du plus au moins, copié sa
République ; ils ont travaillé d'un
commun accord à chasser la famille du
sanctuaire et à y mettre le gouvernement. Eh
bien, leur théorie s'applique aujourd'hui
sur une très-vaste échelle. Nous
avons des pères et des mères, mais
aussi peu que possible ; avant que l'enfant soit
sevré, la crèche est déjà là
pour le recevoir au besoin ; quand il sort de la
crèche, il entre à la salle d'asile,
il ne quitte celle-ci que pour l'école ;
après l'école vient , après le
collège l'établissement d'instruction
spéciale; alors le jeune homme a une
carrière, il s'établit et une
nouvelle famille est fondée, famille dont
les enfants seront à leur tour
engagés dans la filière où
nous mettons nos fils et d'où sortent des
ingénieurs, des avocats, des
médecins, des fonctionnaires, et
passablement d'individus qui ne sont bons à
quoi que ce soit.
Le socialisme, ennemi des
individualités, n'a rien inventé de
plus ingénieux que cette fabrication en
grand. Tout y est prévu; les classes
ouvrières, qui ne sauraient prétendre
aux études libérales, trouvent au
sortir de l'école une sorte de bifurcation
préparée à leur usage. Au lieu
d'aller au collège, l'enfant pauvre va en
apprentissage chez un maître. Au reste la
conséquence est la même : l'apprenti
prend un état, s'établit pour son
propre compte et ne revient guère vers sa
famille. Trop souvent, dans les grandes villes, ils
font comme les oiseaux; une fois sortis du nid, ils
ne tardent pas à l'oublier
entièrement. À Paris, il arrive parfois qu'on ne
se
connaît plus, à la lettre; on cesse de
se voir : les parents à qui vous demandez
des nouvelles de leurs enfants s'étonnent
presque de la question ; les enfants,
interrogés à leur tour, lèvent
les épaules.
Et Dieu nous avait donné la
famille!
Il est bien clair que les écoles
et les collèges sont utiles, qu'il faut des
apprentissages, et que nos fils, lorsqu'ils
adoptent une carrière, ne méritent
aucun blâme. Je vais plus loin, dans certains
cas, les circonstances imposent à une
famille des sacrifices exceptionnels : il peut
devenir nécessaire de se séparer d'un
enfant dès son plus jeune âge. Si la
casuistique sous toutes ses formes m'inspirait une
moindre horreur, j'essaierais peut-être
d'indiquer ces exceptions. Il suffit qu'elles
existent et que personne ne songe à les
contester ; mais ce que nous contestons, c'est que
des parents aient jamais le droit de pousser la
séparation jusqu'à l'isolement moral.
Leur devoir subsiste en dépit de tout; la
famille doit demeurer pour l'enfant le centre des
affections et des espérances, la source des
directions, il doit sentir, sentir toujours, que
là il est aimé,
que là on prie pour lui, que là il
reviendra un jour, que là est son
nid.
Il dépend des familles qu'il en
soit ainsi. Je ne connais pas de circonstances qui
leur imposent les séparations
indéfinies, commençant au berceau et
se terminant à la tombe. J'en connais encore
moins qui leur défendent de supprimer pour
ainsi dire la séparation, en multipliant les
témoignages de vigilante tendresse. La
maison paternelle sera bien forte à
côté de l'école, à
côté de l'apprentissage, à
côté du collège, si elle le
veut.
Il est temps qu'elle le veuille, car le
relâchement des liens de famille est un des
signes redoutables de notre époque.
Non-seulement on a rendu infiniment facile la
désertion de la tâche
réservée aux parents (jusqu'à
recueillir les enfants à la mamelle!), nous
sommes allés plus loin : niveleurs sans le
savoir, nous avons négligé l'emploi
des moyens d'action que l'enseignement public nous
laissait; les heures qui suivent l'école
n'ont pas été mises à profit;
parents, et enfants, nous avons pris l'habitude de
nous passer les uns des autres; la mauvaise
indépendance a
prévalu ; l'école a fini par nous
tranquilliser : n'est-elle pas là? ne
donne-t-elle pas les leçons ?
N'exerce-t-elle pas aussi une surveillance morale ?
Ne doit-elle pas pourvoir à tout?
L'école pourvoyant à tout,
les familles ne s'occupant plus de rien,
voilà en deux mots le crime et le
péril d'aujourd'hui. Cela mène loin,
vous pouvez m'en croire. Ce qu'il s'éteint
ainsi de saintes affections, de délicatesses
intimes, de forces et de joies, aucune parole ne
saurait l'exprimer. Privé de la famille, sa
forteresse, l'individu recule devant la marche
envahissante de l'État ; nous perdons peu
à peu ce quelque chose de distinctif et de
personnel que préserve seule la vie du
foyer; sortis de la même fabrique, nous nous
ressemblons naturellement; c'est partout une
honnête moyenne, les sentiments reçus,
les opinions admises; les hommes se font de plus en
plus rares; si nous continuons, nous deviendrons
des numéros.
J'admire ceux qui approuvent tout cela,
et qui croient être de fougueux ennemis du
communisme !
Il ne s'agir certes pas de fermer les
écoles. Moi qui me réjouis chaque
fois qu'il s'en ouvre une, je n'irai pas sans
doute faire
cause commune avec les partis qui redoutent la
propagation des lumières. La lumière
est bonne; l'école est mie des routes
ouvertes à la vraie égalité.
Ayons des écoles, mais ayons aussi des
familles, voilà ce que je demande. C'est une
énorme erreur de croire que l'école
supplée la famille; elle fait ce que la
famille ne peut souvent pas faire; elle ne fait pas
ce que la famille est seule en état de
faire. Auprès de l'éducation publique
l'éducation domestique conserve sa place ;
on, pour mieux dire, il n'y a pas
d'éducation publique ; on
n'élève qu'au logis. Cette oeuvre ne
se transmet à personne;
négligée par la famille, elle cesse
d'être.
Dieu n'a pas créé la
famille pour qu'on s'en passe. Nous pouvons nous
délivrer à nous-mêmes de belles
dispenses, le devoir n'en subsiste pas moins. Nous
n'inventerons jamais aucun mécanisme qui
parvienne à imiter tant soit peu l'action
d'un père et d'une mère. Ce n'est
donc pas tout d'envoyer nos enfants à
l'école, il faut les élever à
la maison.
Oeuvre immense autant que belle, et dont
ceux qui cherchent à s'y soustraire n'ont
pas deviné la douceur !
Les enfants des vraies familles peuvent aller
à l'école ou au collège comme
les autres; ils s'y sentiront suivis et
enveloppés par une affection qui ne les perd
pas de vue; ils se sauront sous le regard de Dieu,
et ils se sauront aussi sous le regard de leur
mère.
Je me rappelle ce qu'étaient les
lettres de la mienne, lorsque nous étions
moi. frère et moi au collège de
Louis-le-Grand. Sa sollicitude nous accompagnait
partout, dans nos études, dans nos plaisirs,
dans nos amitiés, dans nos
préoccupations, dans les émotions
diverses de nos coeurs. Nous n'étions pas
seuls au collège ; la famille était
là, près de nous; elle souffrait de
notre absence ; elle nous continuait ses soins
journaliers ; elle veillait sur nous, elle priait
pour nous, elle nous attendait ; l'idée
d'aller en vacances ailleurs que chez nous nous
eût causé autant de surprise que de
douleur.
Il y avait parmi nos camarades de
pauvres enfants qui semblaient privés de
famille : ils ne sortaient jamais les jours de
congé, ou sortaient aux mains de
correspondants qui se contentaient de leur faire
faire une promenade et de les
mener au restaurant ; leurs vacances se passaient
au collège. Ces camarades nous inspiraient
une indicible pitié.
Oh, la famille, que c'est bon, et qu'ils
sont coupables ceux qui la dispensent de son
rôle ! Je parlais des vacances tout à
l'heure ; là se trouve la grande
compensation et en quelque sorte la revanche que
l'éducation publique offre à la
famille. Il faut bien le dire, car c'est trop vrai,
la famille n'est pas toujours disposée
à en user. Elle a donné sa
démission, elle a contracté la
commode habitude de s'abstenir; dix mois de
l'aimée, elle s'est plu à croire que
d'autres se chargeaient d'élever ses enfants
; il lui semble dur de reprendre ses fonctions
pendant deux mois. Ces choses-là d'ailleurs
ne se reprennent guère lorsqu'on les a
interrompues ; les deux mois de vacances ne
profitent qu'aux parents qui n'ont pas
laissé perdre les dix mois de
collège. Les autres pensent qu'élever
leurs enfants ce serait les fatiguer et leur
être à charge; ils se feraient
conscience de troubler leurs loisirs. N'est-il pas
plus simple de les laisser en repos? «Voici un
fusil, un chien et un permis de chasse; amuse-toi,
nous
dînons à six heures; » tel est le
discours qu'on leur adresse à leur
arrivée, après les avoir
embrassés. Et le fils chasse, les semaines
s'écoulent; on s'embrasse encore, il
retourne au collège sans qu'un lien se soit
resserré, sans qu'une communauté
morale se soit établie, sans qu'il ait
retrouvé son père et sa
mère.
Quand la famille a conservé sa
place, les choses passent différemment. Ce
n'est pas qu'on s'amuse moins, la famille se
concilie à merveille avec les vacances; mais
comme le fils est heureux d'un bonheur plus intime
et plus profond! Comme le sentiment du chez soi
pénètre cette jeune âme!
À vrai dire, il n'a pas perdu de vue un seul
jour le toit paternel, un courant continu de
tendresse est venu le réchauffer dans son
exil, il a conservé l'habitude de parler
à son père et à sa
mère, il n'a pas cessé d'être
leur enfant. Que de choses à leur dire
aujourd'hui! que de conseils à leur
demander! Les situations vraies ont
été maintenues, ces gens-là se
retrouvent à l'aise les lins
vis-à-vis des autres. Et qu'on ne s'imagine
pas que tout cela soit bien grave, bien lugubre, la
maison est pleine de
soleil.
rien n'est lumineux, rien n'est gai comme ces
familles.
Les départs, j'en conviens, sont
un déchirement.
Je ne me reporte pas, après tant
d'années, à l'un de ces retours au
collège, sans que mon coeur se
serre.
Les quinze premiers jours qui suivaient
la rentrée étaient quinze jours de
désespoir; nous souhaitions, mon
frère et moi (nous étions deux
cependant) qu'une catastrophe quelconque vînt
mettre un terme à notre supplice, un
incendie, une révolte, un licenciement
général, que sais-je?
Ah , ceux-là, se trompent bien
qui supposent que le collège est dur parce
qu'on y est médiocrement nourri, parce qu'on
déjeune avec du pain sec ou parce qu'on se
lève à cinq heures. Qu'importe cela!
On se porte à merveille au collège.
Je proclame même que de mon temps la
nourriture était excellente, même le
jour où l'on nous donnait un certain veau et
une salade peu ragoûtante auxquels personne
ne touchait; mais le pain n'était-il pas
à discrétion?
Et puis n'y avait-il pas le fameux
souper du vendredi, avec ses haricots et son
fromage de Gruyères?
Non, on n'est point mal au
collège, la vie matérielle y est
simple, sobre, ce qu'il faut à des jeunes
gens. La douleur, c'est l'exil. Les plaisirs n'y
maquent pas (qui ne se souvient de cet admirable
jeu de balle?), il y manque une famille. Ceci est
contre nature. Le collège sent la caserne,
le couvent; un invincible instinct proteste au fond
du coeur de l'enfant contre l'absence du
père et de la mère.
Nous éprouvions, je ne l'ai pas
oublié, une vraie compassion pour nos plus
jeunes camarades. Quoi! à cet âge,
à dix ans, à huit ans,
déjà privés du doux abri dont
leur faiblesse avait un si grand besoin!
déjà livrés à cette
existence phalanstérienne!
déjà lancés dans le vaste
monde! cela faisait mal.
Je ne juge personne. Il est sans doute
des circonstances qui peuvent imposer à une
famille de pareilles séparations. Disons
seulement et disons très-haut que ces
circonstances sont rares. Mettre un tout petit
enfant au collège, c'est presque renoncer
à l'élever, c'est rendre en quelque
sorte impossibles les relations sérieuses et
suivies qui devraient subsister
entre ses parents et lui; pour subsister, il
faudrait qu'elles eussent commencé. on
l'oublie beaucoup trop, nous n'avons pas le droit,
oui, le droit, de ne pas élever nos enfants.
L'instruction se délègue,
l'éducation ne se délègue pas.
Aucun principe, que je sache, n'exige qu'un
père, qu'une mère donnent toujours
des leçons à leurs fils; il est bien
des cas où la chose est impraticable et bien
des cas aussi, je le reconnais, où la chose
est peu désirable. Mais l'éducation,
mais le soin de l'âne, mais la direction
morale, Dieu lui-même les en a
chargés.
On ne viole pas impunément les
lois divines. Même dans les familles qui ne
mettent pas leurs enfants en pension, un mal
incalculable s'accomplit, quand les parents se
déchargent de leur fardeau sur d'autres
épaules. Ont-ils appelé à leur
aide un précepteur, une institutrice, ils ne
sauraient leur témoigner trop d'estime et
trop apprendre à leurs enfants à les
respecter. Jusque-là tout est bien; tout se
gâte au moment où l'institutrice et le
précepteur deviennent les maîtres
suprêmes de l'éducation. Et cela arrive; il est
des
parents
qui ont hâte de se retirer, de se reposer en
quelque sorte, qui cessent de diriger activement,
qui ont abdiqué. Nul n'y gagne, ni parents,
ni précepteurs, ni enfants. Quant à
ceux-ci, on leur a ôté ce que rien ne
remplacera jamais.
Maintenant que la règle
fondamentale est posée et que nos
réserves sont faites à l'endroit de
l'éducation publique, je suis bien aise de
reconnaître ce qu'elle a de bon. J'ai
attaqué l'abus, non l'usage. Quoique Je
manque d'enthousiasme pour les pensionnats, quoique
je pense que la vie d'externe suffit en
général à rompre ce que
l'éducation exclusivement domestique aurait
peut-être d'affaiblissant, quoique ma
conviction, même sous ce rapport, ne soit pas
absolue, quoique je me dise à part moi que
la famille était inventée avant les
collèges et a qu'on résolvait alors
le problème d'élever les enfants,
quoique je pense que ces éducations du foyer
n'étaient pas nécessairement
détestables, cependant je confesse
qu'aujourd'hui, étant donnée notre
civilisation amollie, il est naturel de recourir
aux établissements publics d'instruction.
Sans aller certes aussi loin que
Lacordaire qui, dans ses lettres aux jeunes gens,
fixe à sept ans l'âge auquel l'enfant
doit être sevré des douceurs de la vie
de famille, je crois avec lui qu'il est un moment
où il doit s'exercer sous des maîtres
aux études et aux épreuves de la vie.
Si les princes Passaient à sept ans des
mains des femmes à celles des gouverneurs,
ce n'est pas une raison sans doute pour que nos
fils passent alors des mains de leurs parents
à celles des étrangers; toutefois ce
changement, pour en être plus tardif, n'en
demeure, pas moins utile en beaucoup de cas.
L'ombre du toit paternel, quand on n'en sort
jamais, peut devenir énervante. Il est bon
que les jeunes gens rencontrent des égaux,
des rivaux, des luttes réelles, j'ajouterai
même des coups de poing, toutes choses qui ne
se trouvent pas auprès de leur mère.
Il leur faut ce sévère apprentissage
qui ne ménage personne. Laissons-les
respirer le grand air; que l'existence telle
qu'elle est, avec ses libres contradictions, ses
duretés, ses déceptions, ses
douleurs, commence pour eux, j'en suis d'accord.
Pourvu que la famille soit là et que l'isolement
moral ne se
fasse
pas autour d'eux à l'heure même
où ils ont le plus besoin
d'énergiques sympathies et de secours,
l'expérience tournera bien, je
l'espère. Ils perdront un peu de cette
délicatesse que donne à l'enfant le
contact habituel de sa mère; ils gagneront
de la vigueur. Et sans vigueur comment vivre? Ne
nous heurtons-nous pas sans cesse aux hommes et aux
choses? Les meilleures causes ne sont-elles pas les
plus maltraitées? La grande tentation
d'ici-bas, le découragement, ne se
tient-elle pas partout sur le chemin des
généreux?
Et les généreux qui ne
seraient pas forts, ne risqueraient-ils pas de
devenir lâches? Ah, vous avez raison, armons
nos enfants avant qu'ils s'élancent dans la
mêlée, habituons-les aux
meurtrissures. La vie réelle les attend au
collège? C'est bien, qu'ils aillent à
elle, qu'ils entrent, jeunes encore, dans le monde,
qu'ils connaissent ses indifférences, ses
caprices, ses injustices et ses justices aussi;
qu'ils aillent, nous serons à leurs
côtés, par notre tendresse et par nos
conseils; notre éducation domestique ne sera
pas interrompue, et un jour, quand on nous les
rendra, ils ne seront
pas
devenus des étrangers.
Des frottements précoces auront
altéré, durci les surfaces', le fond
sera resté le même et leur coeur sera
encore un coeur d'enfant. Ils seront semblables
à ces fruits qui ont passé par
beaucoup de mains; ils sont sains, aucun ver ne les
a piqués, mais ils ont perdu leur
duvet.
Les brutalités de
l'éducation publique ne m'ont pas
empêché de proclamer ce qu'elle a de
salutaire en bien des cas. Un de ses grands
mérites, je l'ai dit, c'est que chez elle
nos fils rencontrent des égaux.
Ils ne peuvent plus se persuader qu'ils
sont des êtres incomparables, appartenant
à une race supérieure; les illusions
que de sottes gâteries entretiennent trop
souvent sous le toit paternel s'évanouissent
en un instant au collège. Voici d'autres
enfants; ils nous valent bien, et ils nous le font
sentir; ils nous disent nos vérités;
ils ne se gênent pas pour nous railler, pour
nous rosser, au besoin, ils parlent aussi haut que
nous; ils font mieux leurs thèmes et nous laissent
en arrière;
nous sommes classés selon la mesure exacte
de notre mérite. Us phénix abondent
moins dans les écoles qu'auprès des
parents; ils sont très-surpris,
scandalisés peut-être de voir qu'on ne
les admire plus. Tout cela est excellent, car tout
cela nous ramène au vrai. S'il est des
familles qui sachent voir leurs enfants tels qu'ils
sont et qui les empêchent de s'en faire
accroire, elles sont peu nombreuses, par malheur;
d'ordinaire les avertissements peu polis de nos
camarades nous sont absolument
indispensables.
Il ne nous est pas mauvais non plus de
rencontrer des professeurs qui ne sont pas le moins
du monde en adoration devant notre personne. Ils ne
nous aiment guère, cela est certain ; leur
intérêt, qui doit se répartir
sur beaucoup d'enfants, se divise en tant de
traction, que notre part aliquote se réduit
à peu de chose. Si nous étions
délaissés par nos parents, nous
serions à plaindre, nous aurions froid,
notre pauvre coeur se serrerait ; mais si nos
parents ont compris que leur oeuvre
d'éducateurs continue et ne cessera jamais,
alors la sécheresse des maîtres
présente moins d'inconvénients que
d'avantages. De fortes leçons
d'humilité nous sont données, en
même temps que des leçons de
vigilance. Il s'agit de travailler, de faire acte
de virilité; nous ne saurions compter
désormais sur les approbations
complaisantes, nul n'est prévenu en notre
faveur; l'estime, l'amitié ne s'offriront
pas d'emblée nous aurons à les
conquérir, comme le reste.
Je voudrais montrer à quel point
ces rudes services (les écoles se concilient
avec l'action des parents. Sans tracer de
programme, sans me risquer à dire où
passerait selon moi la ligne idéale qui,
dans une éducation parfaite,
séparerait la part laissée à
l'enseignement public et celle
réservée à la famille, je
tiens à maintenir que ces deux parts
existent. Loin qu'il y ait opposition, il peut, il
doit y avoir accord entre les deux influences. Les
tirs se borneront à un externat ; d'autres
livreront plus complètement leurs fils au
collège et redoubleront d'efforts pour
conserver en eux le, sentiment de famille; d'autres
peut-être feront alterner les deux
régimes, retirant à eux leurs enfants
entre la fin bâtée du collège
et le commencement de l'instruction
spéciale, les retrempant alors dans la vie du
foyer, les
ressaisissant
en quelque sorte et se chargeant de les initier
eux-mêmes aux hautes études. Quel que
soit le système adopté,
l'éducation domestique sera le
complément harmonieux, et le correctif
aussi, de l'éducation publique.
Elle le sera pour l'enseignement comme
pour la direction morale. L'enseignement de nos
collèges ne mène pas loin. Que
savions-nous, nous les forts, qui avions eu des
prix et qui avions été au concours
général? Du latin, presque pas de
grec. Nous possédions fort mal quelques
éléments d'histoire et nous ignorions
la géographie. Quant aux langues vivantes,
elles nous étaient parfaitement
étrangères. On consolait nos familles
en leur disant que nous avions « appris
à apprendre. » Cela ne concernait pas,
en tous cas, les quatre-cinquièmes de nos
camarades qui traînaient à la suite,
qui en avaient pris leur parti et dont les
professeurs s'inquiétaient peu. Je ne crois
pas qu'il y eût alors lieu au monde où
l'on perdit plus de temps. Apprenait-on à le
bien employer dans la suite? Je craindrais qu'il
n'y eût trop d'audace à l'affirmer.
Avec de vraies familles, tout cela peut
aller, je le répète. Elles
soutiennent le courage de leurs enfants, elles ne
leur permettent pas de se laisser tomber dans ces
derniers rangs où personne ne marche plus ;
elles mettent à leur portée des
livres et des leçons, pour eux elles
comblent peu à peu les lacunes; elles
exigent du moins qu'ils fassent des efforts
personnels et qu'ils « apprennent à
apprendre. » Lorsqu'on obtient ceci, on
obtient beaucoup, je le reconnais. Mes anciens
camarades de Louis-le-Grand ne me
démentiront pas, nous ne savons guère
aujourd'hui que ce que nous avons appris
nous-mêmes depuis le collège, et
cependant l'impulsion du collège a
été pour beaucoup dans cet
élan qui s'est prolongé plus
tard.
Ma conclusion est donc : le
collège corrigé par la famille. Sans
la famille, les avantages même les plus
évidents du collège perdent une bonne
partie de leur valeur. Prenez le moins
contesté de tous, ce fiait que le
collège nous fait rencontrer des
égaux, qu'il nous place en présence
de l'égalité.
L'égalité du
collège portera des fruits bien imparfaits, si
l'on ne
place
à côté d'elle
l'égalité de la famille.
Je m'explique.
Il est une égalité que le
collège ne connaît pas. Si les grands
y malmènent parfois les petits, si les
anciens y font enrager les nouveaux (ce qui n'est
pas encore un grand mal), les forts y
écrasent les faibles, les capables y passent
sur le corps aux médiocres, lesbien portants
y laissent en arrière les infirmes. Les
choses s'y pratiquent comme dans le monde; tout ce
qui n'est pas vigoureusement constitué, tout
ce qui n'est pas en état de résister,
est broyé par le courant; malheur aux
vaincus !
Pauvres vaincus, ils avaient souvent des
qualités qui manquaient à leurs
vainqueurs; mais qui donc, dans le monde ou dans
l'éducation publique, a le loisir d'y
regarder de si près? Qui s'inquiète
des chétifs ? Ne faut-il pas toujours que ce
qui est impuissant à lutter disparaisse
devant la force? La vie ne procède-t-elle
pas toujours par voie de destruction,
d'élimination, si l'on veut? Les plantes
vigoureuses et vivaces ne gagnent-elles pas
bientôt tout le terrain
et les délicates ne sont-elles pas
condamnées à céder la
place?
Eh bien, j'appelle cela une
inégalité. Elle est
inévitable, d'accord; elle serait inique et
cruelle, si la famille n'était là
pour en modérer les excès. La
famille, elle, sait aimer les faibles ; il y a
mieux, elle sait les comprendre; elle étend
sa protection sur ceux qui en ont besoin. Et c'est
ainsi qu'apparaît cette forme merveilleuse de
l'égalité : l'égalité
des faibles et des forts.
Cela est nécessaire aux faibles,
et cela n'est pas moins nécessaire aux
forts. Si le foyer a ses flatteries, la vie
publique a les siennes, et elles commencent
dès le collège. Là le
succès est adulé, et quiconque a eu
le faible mérite de gagner les premiers
rangs, quiconque a conquis une ou deux couronnes,
est tenté de se croire un
personnage.
Tristes illusions, qui détruisent
souvent les meilleures délicatesses de
l'âme ! Vainqueurs dans les luttes du
collège et du monde, nous risquons de
devenir rudes, hautains, personnels, ambitieux. Et,
du reste, valons-nous mieux au fond? Les vraies supériorités
sont-elles
toujours celles qui se produisent ainsi
? N'avez-vous jamais entendu parler de tout ce
qu'ont fait les fruits secs, ces
éclopés de la bataille? N'avez-vous
jamais découvert chez quelques-uns des
faibles, chez ceux à qui il n'arrivera pas
d'avoir un succès, qui ne seront ni
orateurs, ni ministres, les signes de l'excellence
morale? Ne vous êtes-vous jamais dit qu'il
fait bon vivre près de ceux-là, que
leur pensée recueillie et comme
effrayée du bruit a un charme
d'intimité et de profondeur. D'autres, les
gens qui réussissent et qu'on acclame, se
sont parfois débarrassés en
avançant de ce qui gênait leur marche,
des délicatesses, des scrupules, des
sensibilités; et ils avancent, en effet,
droit devant eux, renversant ce qui fait obstacle,
à la manière des boulets de
canon.
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