Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE DEUXIÈME

LES DEVOIRS DES ÉPOUX

suite

-------

Je supplie en particulier les mères d'éviter une tentation qui se présente à elles presque toujours donner à leur enfant la place de leur mari. Cela semble si simple ! Le mari lui-même en est si peu surpris! Lit passion exclusive de la mère pour son enfant rencontre tant de sympathies ! Et précisément, voilà le danger. On ne pense plus qu'à son enfant, et le mari, qui n'est ni étonné, ni blessé, prend peu à peu les habitudes du second rang. Or, il n'y a pas de second rang pour les époux; c'est tout ou rien; le vrai mariage est ou n'est pas, voilà la seule question.
Je parle du mariage tel que l'Évangile l'a voulu, et non de celui que le moyen-âge avait conçu. Celui-là, honteux de lui-même, rabaissé, sorte de pis-aller des âmes imparfaites et de compromis avec la faiblesse humaine, n'avait d'autre but, ou mieux d'autre prétexte, que les enfants. Maintenant nous avons recommencé, je l'espère, à regarder vers un meilleur idéal.
Si les enfants sont une grâce précieuse, s'ils apportent avec eux de nouveaux devoirs bien chers, s'ils ajoutent aux joies de la famille et aux liens établis entre les époux, il n'en demeure pas moins vrai que le mariage est complet en soi, qu'il possède par lui-même ce qui constitue son essence, que Dieu met son cachet sur l'union dès la première heure, qu'elle est dès lors grande, belle, abondante en bénédictions.
Oublier cela, c'est s'exposer à descendre beaucoup. Toute mère qui chérit son mari me comprendra. Elle se sentira pressée de veiller sur elle, d'écarter jusqu'à l'apparence d'une rivalité intérieure, de redoubler de tendresse envers celui qui est son bien-aimé, son unique, d'empêcher enfin que ce qui doit redoubler leur affection ne contribue à l'affaiblir. L'enfant n'en sera que mieux aimé pour être resté à sa place, et la famille entière s'affermira en s'agrandissant.
Nous avons encore un pas à faire : la soumission de la femme et l'amour des époux amènent à leur suite l'intimité.

L'intimité, le beau mot! et la belle chose ! Est-il rien de plus délicieux ? Voici un coeur qui compte absolument sur un autre coeur; on a foi l'un dans l'autre. Oui, foi; en dépit des témoignages, des apparences, jamais un doute ne naîtra, jamais une question ne sera posée. Nous nous connaissons, nous avons traversé ensemble les épreuves (si réelles) de la tendresse ; maintenant tout est certain, tout est de bon aloi, tout a passé par le creuset; nous nous aimions, maintenant nous sommes un.
Oh, ravissement de croire en celui qu'on aime! Longtemps, l'affection n'a pas préservé ne certaines craintes, la vivacité des sentiments n'était pas encore devenue de l'unité. Mais le jour arrive où, à force de s'aimer et de marcher côte à côte, on n'a plus l'un pour l'autre rien qui soit obscur ou secret. On a achevé de se révéler et de se donner. Et alors, en dépit des défauts que nous savons bien, car l'amour chrétien, qui n'est pas celui de la fable, n'a jamais eu de bandeau sur les yeux, en dépit des défauts et des misères, nous sommes sûrs.
On n'arrive point là sans efforts. C'est un noble et laborieux métier que celui des gens qui gardent et accroissent leur trésor de bonheur. Il y a là toute une création à accomplir lentement, jour après jour, au sein de la famille. Oui, les époux se créent réciproquement ; ils deviennent autres qu'ils n'étaient, ils apprennent, ils découvrent des horizons nouveaux; à mesure qu'ils avancent ils s'aperçoivent que le lot qui leur échut est bien meilleur qu'ils ne l'avaient d'abord supposé, que leur voyage de la vie traverse des contrées bien plus ravissantes qu'on ne le leur avait dit ; ils marchent, ils marchent, leur point d'arrivée sera Loin de leur point de départ.

Mais aussi que d'obstacles sur la route! Il a fallu les franchir courageusement. Ils ont rencontré ces froissements, ces orages que connaissent les plus tendres unions. Des torts réels se sont produits ; des malentendus sont venus çà et là jeter un trouble passager dans leurs coeurs. Ils ont eu besoin de supporter, de pardonner et de se faire pardonner aussi ils ont eu besoin de croire. Le véritable amour croit et ne se repent pas d'avoir cru. La patience est une de ses vertus; il saura attendre, il n'attendra pas en vain.
C'est ainsi qu'on parvient jusqu'à l'intimité. Au reste, pour arriver là, la première condition est de ne pas prendre les chemins qui s'en éloignent.
L'intimité est impossible, lorsqu'un tiers , quel qu'il soit, intervient entre les époux. Ce que la femme ne dit pas à son mari, elle le raconte alors, et en grand détail, à ce tiers. Ce sera une mère, ce sera une amie préférée, ce sera un conseiller, un directeur. Et qu'on ne s'y trompe pas, les protestants peuvent aussi avoir des directeurs, le mari peut en, prendre un comme la femme. Lorsque nos confidences ne se renferment pas dans le tête-à-tête conjugal, lorsque les questions délicates du foyer se posent ailleurs, l'union se dénature, elle descend et il n'est plus question d'atteindre à la communauté absolue des pensées et des sentiments : un sacrifice immense de bonheur et de sanctification s'est accompli.

Le monde aime les directeurs et il n'y renoncera jamais. Le monde, au reste, s'empresse à nous fournir les autres moyens d'éviter l'intimité ; il nous enseigne à dire : Chacun sa famille, chacun ses intérêts, chacun ses travaux. Autant de maximes qui coupent comme le tranchant du glaive ; l'union n'y résiste pas.

Chacun sa famille. - Je ne veux rien il y aura toujours une différence pour nous entre notre famille et celle où nous sommes entrés en nous mariant. Pourquoi exiger l'impossible ? L'unité des sentiments ne réclame pas la suppression de certaines naturelles; elle vit de vérité, et par conséquent elle n'impose à personne des sentiments exagères ou artificiels.
Mais autant il est simple que chaque époux conserve aux siens un attachement spécial et ne s'étonne pas si à ses côtés on ne l'éprouve pas au même degré, autant il serait dangereux que ces différences dégénérassent en antagonisme. Aisément on se laisserait entraîner à ouvrir entre les deux parentés une sorte de compte par doit et avoir, portant au crédit de sa famille les soins, les visites, les marques d'amitié qui lui sont dus, et au débit de l'autre famille tout ce qu'elle a reçu déjà. Il naît de là une disposition à la susceptibilité. Au fond des mots trop souvent répétés : « ma famille, sa famille, » il y a déjà de la désunion. C'est le tien et le mien qui font leur triste apparition dans le ménage. On s'en défie d'autant moins qu'ils ont pris cette fois un air qui n'a rien de l'égoïsme, qui ressemble même au devoir et au dévouement. Les vices déguisés en vertus, quelle amorce ! et nous allons, nous allons ainsi, cessant de nous comprendre sur certains points, presque en garde l'un contre l'autre. Ce n'est pas le moyen d'arriver à l'intimité.

On ne surmonte le mal que par le bien, on ne surmonte les dissensions naissantes que par un redoublement et on quelque sorte un déploiement d'amour; il s'agit de faire un retour offensif et de décourager l'ennemi. Cet ennemi, je viens de le dire, à plusieurs manières d'attaquer: hier il s'embusquait derrière notre famille, demain il s'embusquera derrière notre fortune ; toujours le tien et le mien.
Il n'entre pas dans mon plan d'aborder les discussions techniques, d'examiner le régime dotal et celui de la communauté. Partisan de la complète union, je veux, bien entendu, ce qui l'affirme plutôt que ce qui. la nie; mais les questions de régime ne sont pas ici les grandes questions; ce qui importe, c'est l'esprit qu'apportent les époux dans le maniement de leurs intérêts. Il dépendra toujours d'eux, en définitive, de rapprocher au lieu de distinguer; leur contrat ne sera pas plus fort que leur volonté, et une communauté bien réelle finira par s'établir, en dépit des pièges, des traquenards, des palissades, dont la main des notaires aura semé le terrain sur lequel ils doivent se rencontrer.

Leurs fortunes demeureront distinctes ; et que leur importe? Ils n'en feront pas moins bourse commune.
En vertu d'un partage tout naturel et conforme à leur situation respective, le mari administrera en grand et la femme. en détail; l'un aura le maniement des biens, l'autre aura celui du ménage. Ce sont deux royaumes, mais dont les frontières se touchent et dont les souverains voisinent volontiers. Ne me parlez pas de ces maris qui gardent pour eux le secret de leurs affaires, comme on garderait un secret d'État; et ne me parlez pas non plus des femmes qui ne savent pas mettre quelquefois leur mari dans la confidence des difficultés de leur administration. Il y a une bonne grâce infinie dans t'habitude de vivre à coeur ouvert.
Quelque chose fait obstacle à l'intimité, lorsqu'une femme ne sait rien des recettes, elle qui doit pourvoir à la dépense, lorsqu'elle n'est consultée sur rien, lorsque les placements, les déplacements s'opèrent sans qu'elle en soit avertie, lorsque les grandes choses sont tenues à distance, comme inabordables pour sa faible capacité. Bien que son mari soit évidemment appelé à décider et que son rôle de chef de famille trouve là une de ses applications incontestables, cependant l'avis de la femme n'est point à mépriser. D'ailleurs, indépendamment des lumières qu'elle apporte par cela même que son point de vue n'est pas le nôtre, qu'elle est plus circonspecte et plus effrayée des grands partis, plus préoccupée de la régularité des ressources journalières, plus frappée parfois des considérations de délicatesse et d'extrême loyauté, il est bon de lui parler parce qu'il est bon de tout dire, de s'entendre en tout, de s'unir en tout.

Peut-être y aura-t-il des heures difficiles à traverser, peut-être y aura-t-il des menaces de ruine, des décisions à prendre, des retranchements à opérer ; est-ce trop alors de se mettre à deux pour vaincre la tempête et gouverner vers le port? De quel poids nous pèsera alors notre coupable isolement ! Et qui nous rendra ce qu'il y aurait eu de douceurs dans nos confidences conjugales? Nous y aurions appris à nous mieux connaître, à nous mieux aimer, à nous mieux soutenir. « L'aide semblable à nous » (j'y reviens toujours) aurait montré ce qu'elle est capable de faire. Nous ne l'avons pas voulu.
Et qu'arrive-t-il ? Non-seulement le secours, la joie, le progrès des affections nous font défaut, non-seulement cette main n'a pas serré la nôtre à l'heure où nous aurions tout donné pour une telle étreinte, mais un état de tension douloureuse s'est établi entre nous. Les femmes sont perspicaces; on leur cache bien moins qu'on ne le croit les embarras par lesquels on passe. Elles ont deviné, deviné comme on devine, à moitié. Et quand on devine à moitié, ou s'exagère les choses; ce qu'une explication bien cordiale aurait aplani, se transforme en difficulté sérieuse qui trouble le bonheur domestique et compromet l'union.

Les hommes qui ont la vénération des affaires et qui tiennent à habiter seuils ces hautes régions ne savent pas tout ce qu'ils retranchent ainsi au charme de leur vie de famille. Je viens de parler des jours difficiles ; pourquoi ne parlerais-je pas aussi des moments de prospérité? Quelle joie de rendre grâce à deux, de comploter à deux quelque emploi charitable d'un surcroît de ressources ! Il est mille choses à se dire en pareil cas, des choses qui unissent toujours plus, des choses qui rendent heureux et qui font du bien, L'intimité ne vit pas d'abstractions et ne résidu pas dans les nuages; elle séjourne sur la terre, au milieu des réalités d'ici-bas. Si nous ne lui donnons que des phrases, de beaux principes, des intentions admirables, si nous lui enlevons les faits, elle périra d'inanition.
C'est bien autre chose encore, si nous la repoussons brutalement. On ne se borne pas toujours à séparer les administrations, on sépare les intérêts; non content d'envelopper sa gestion de mystère, ou souligne) on aggrave les distinctions de fortune que les vrais époux oublient le plus possible tout en les respectant. Voici les biens de monsieur et voici ceux de madame; madame aura une pension pour sa toilette et pour ses pauvres; que sais-je? Il me répugne d'entrer dans ces détails. Que nous sommes loin de la famille! Qu'il sera difficile de s'aimer avec abandon après s'être si bien barricadé chacun chez soi ! Comment, comment, au travers de tant de fossés et de remparts armés en guerre, parvenir à l'intimité?
Je ne saurais assez le répéter ici, qui dit intimité dit communauté. Si elle recule devant ces mots : « Ma famille, ma fortune, » elle ne recule pas moins devant ceux-ci : « Mes études, mes idées, mes travaux. »

Encore une forme sous laquelle le tien et le mien se glissent au foyer. Rien ne semble, au premier abord, plus innocent. La vocation du mari est-elle celle de la femme? De quel droit lui imposerait-il l'ennui d'une association contre nature? Faudra-t-il qu'elle fasse de la politique s'il est à la Chambre, du droit s'il plaide au Palais, de la médecine s'il est docteur, des spéculations s'il est commerçant, de l'agriculture s'il est fermier?
Eh bien, oui, il faut qu'elle en fasse. Il y a bien des manières de s'occuper de chaque chose. Je n'exige pas (cela la regarde) qu'elle recommence son éducation et se mette à l'étude pour mieux s'associer à ce qui préoccupe son mari; je prétends seulement qu'elle n'y saurait demeurer étrangère, si elle aspire à l'intimité. Les bons maris et les bonnes femmes, laissez-moi les nommer ainsi, ne me démentiront certes pas. Ils savent à quel point est aisée au fond, et douce, et nécessaire, cette mise en commun des idées.

Est-il bien possible, quand on s'aime, de s'isoler les trois quarts du jour, pour se retrouver un moment, et recommencer ensuite deux existences réellement séparées? Nos idées, c'est une grande part de nous-mêmes et cette part, nous ne la donnerions pas ! Sous quel prétexte? Je le cherche en vain.
Quelqu'un aurait-il le courage de soutenir que les femmes ne sont pas capables de nous suivre dans nos sublimes méditations? J'en doute. Si elles semblent parfois absorbées par les chiffons, si tout ce qui n'est pas leur ménage paraît les ennuyer, la faute en est à nous. De quel droit avons-nous méconnu le rôle sérieux que Dieu leur destinait. De quel droit avons-nous mutité leur vie? Nous seuls les avons condamnées à l'oisiveté intellectuelle; si elles avaient été nos compagnes, dans le sens élevé et complet du mot, elles ne seraient pas ces créatures frivoles ou bornées dont nous affectons de parler, tantôt avec le dédain qu'éprouvent les êtres supérieurs, tantôt avec une adoration où l'âme entre pour peu de chose et qui n'est pas moins dépourvue de respect.

Il ne s'agit pas de leur faire faire à leur tour nos études professionnelles; mais chaque vocation a son côté profane, si j'ose parler ainsi, par lequel elle est accessible à quiconque pense et réfléchit. Ce côté, qui n'est pas le moins important, est celui que les femmes, douées d'une intuition si prompte, aborderont toujours aisément. Il n'y a pas ici de règle absolue à poser: les unes, plus intelligentes, plus éclairées, peut-être plus passionnées, iront assez loin; les autres s'arrêteront vite en chemin. Qu'importe, pour toutes le mur de séparation sera tombé, la communauté des occupations et des préoccupations sera fondée.
Vous craignez de les fatiguer! Rassurez-vous. Ce qui les fatigue, c'est de végéter dans le vide, de passer à côté de l'existence si pleine de leurs époux sans être admises même à s'y intéresser. Lorsqu'on ne peut parler de rien de sérieux, il faut bien recourir aux banalités, et voilà la famille réduite à ce maigre régime. Croyez-vous que cela fasse des destinées bien agréables? Non certes. Aussi chacun s'échappe-t-il dès qu'il peut. Le mari a hâte de retourner à ses livres, au travail de la pensée, du moins aux amis qui sont en état de le comprendre. La femme a, elle aussi, son cercle de pensées et son cercle d'amis.
Après avoir dans la mesure convenable, l'ennui de se rencontrer sans se rien dire de ce qui remplit l'intelligence, on s'en va à ses vraies affaires, à son vrai centre, à sa vraie vie.
Entendons-nous bien, car ce sujet-ci est semé d'embûches et il convient de prendre ses précautions quand ou se risque à le traiter. Personne ne songe à transformer nos demeures cri académies, nos repas et nos entretiens intimes en passes-d'armes scientifiques ou littéraires. Lorsqu'un homme rentre chez lui, il ne faut pas que sa profession s'y poursuive; son désir, très-naturel, est de s'en distraire, de respirer un autre air, de parler un peu de tout, de se retremper dans la tendresse des siens, dans les douces distractions du foyer, le babil des enfants, la musique, les causeries à bâtons rompus. Il a envie de perdre un peu son temps. Il maudirait, le malheureux, le pédantisme domestique qui, embusqué derrière le seuil, lui mettrait le pistolet sur la gorge et le forcerait à discuter des thèses.
Personne, on peut le croire, n'en est plus convaincu que moi. Les thèses m'attirent peu en général, et les belles conversations tendues ne sont pas mon fait; si je les voyais entrer par ma porte, je serais capable de m'enfuir par la fenêtre. Mais rassurons-nous, les femmes les aiment encore moins que nous, et ce ne sera jamais par elles que l'ennemi sera introduit dans la place; elles tiennent trop à cet abandon plein de charme que réclament les rapports de famille et dont elles ont le secret.
Il ne s'agit donc pas de professer; il s'agit de comprendre son mari, d'établir entre soi et lui le va-et-vient des impressions et des sentiments. S'intéresser aux grandes affaires qui le préoccupent, accueillir ses confidences, lui faire trouver chez lui ce que tant d'hommes cherchent ailleurs, une intelligence à sa portée, tenir quelquefois conseil ensemble sur les partis à adopter, parler sérieusement quand il le faut, mettre réellement en commun de part et d'autre toutes les pensées, il me semble que c'est quelque chose. Cela n'exige ni grande étude, ni grands efforts, ni capacité hors ligne de la part de la femme; cela exige, de la part du mari, quelques encouragements, mi peu d'ouverture de coeur, et d'abord un certain besoin d'intimité.

La crainte de fatiguer ou d'ennuyer notre femme en agissant ainsi est, j'ose le dire, une crainte légèrement hypocrite. Les femmes éprouvent plus que nous le besoin de l'intimité. Abandonnées dans leur ménage, isolées de la vie intellectuelle de leur mari, elles se sentent en dehors de leur position normale et privées d'un droit qui leur appartient. C'est bien alors que l'ennui les saisit, que les terribles tentations du vide assaillent leur âme, qu'elles vont cherchant de droite et de gauche l'aliment qu'on leur refuse et dont elles ne sauraient se passer. Il y a un pain quotidien de la pensée; tâchons qu'il abonde sous notre toit; ne nous imaginons pas qu'on améliore ceux qu'on appauvrit, et qu'en s'enfermant avec roideur dans le domaine réservé des occupations viriles on rende la vie de famille plus saine ou plus douce autour de soi.
En tous cas, nous serons les premiers à souffrir de la séparation que nous aurons créée. Nous aurions pu trouver tant de joies, tant de secours cachés, auprès d'une femme devenue notre vraie compagne! Je me représente en particulier l'homme qui se livre au rude labeur de la pensée. Sa plume lui suffira-t-elle? Est-ce assez pour lui de ses livres, de ses méditations solitaires, de ses relations avec d'autres hommes ? Ne manquera-t-il pas quelque chose d'essentiel, je ne dis pas seulement à son bonheur, mais à sa valeur intellectuelle et morale, s'il fait de son cabinet une cellule et si, marié, il mène la vie d'un cénobite?

Nos femmes nous complètent, bien plus que nous ne l'imaginons. Il est tout un côté des affaires humaines qui nous échappe et qu'elles savent voir; il est des nuances délicates que notre nature un peu gauche saisit mal; il est aussi des devoirs qui les trouvent plus résolues que nous. Et puis, qui s'est dévoué à une grande cause sans avoir rencontré l'une de ces heures de découragement et de défaillance où nous sommes tentés de croire que rien de bon ne peut réussir ici-bas, où les nobles causes sont désertées par les hommes et semblent en vérité être abandonnées par Dieu lui-même ? Quel bien alors ne nous ferait pas la rencontre d'une véritable sympathie! Ce n'est pas au premier venu que nous avons besoin. d'aller, les condoléances vulgaires et les sèches leçons nous causeraient une égale horreur. Où est-elle notre amie, notre confidente-née, celle qui aurait souffert avec nous et plus que nous, qui nous aurait relevé, qui nous aurait parlé le langage de la foi persévérante et sûre de vaincre? Hélas, elle n'est pas loin et elle est bien loin. Entre elle et nous nous avons mis la distance de notre sécheresse, de notre sot orgueil, de notre isolement intellectuel, et qui pis est, de nos habitudes. Toute habitude est un tyran; on craint de lui déplaire. L'habitude est prise, nous n'osons changer. Il faudrait un effort, nous ne le ferons pas. Ce serait un événement, nous serions forcés d'expliquer cela; nous ne saurions comment nous y prendre. Et le silence continue, et l'isolement devient sans remède, et tandis que le mari tourne le dos à l'intimité, le champion des bonnes causes se dégoûte ou s'affaiblit.
Encore si nous ne nuisions qu'à nous-mêmes 1 Par malheur, il n'en est pas ainsi. Elle est là, celle qui ne nous demandait qu'un peu de confiance, celle qui, doucement, tendrement, serait venue à nous aux heures difficiles, celle qui nous aurait compris, qui, nous aurait suivis, fût-ce de loin. Elle est là, celle que nous pouvions rendre heureuse, qui se serait donnée si nous nous étions donné, celle dont la main, déjà tendue, aurait saisi la nôtre. Nous aurions pu marcher ensemble; c'était son droit d'être guidée par nous dans les chemins où une femme n'avance pas seule. Nous possédions le privilège de féconder cette intelligence, de donner un intérêt puissant à cette vie ; nous ne l'avons pas voulu. Nous n'avons pas voulu qu'elle fût notre aide, et nous avons refusé d'être le sien. Nous l'avons repoussée vers les vanités desséchantes du monde. Maintenant, sa vocation de femme est manquée, et notre maison retombe au rang des choses banales : nous ne nous disputerons pas, nous ne nous séparerons pas, nous mènerons régulièrement nos affaires, nous élèverons honnêtement nos enfants, nous arriverons sans encombre au bout de la vie, nous passerons pour des gens heureux; mais le vrai bonheur, le grand, qui nous avait un jour frôlés de son aile, se sera envolé loin de nous, nous n'aurons pas porté un sent instant à nos lèvres la coupe enchantée de l'intimité.

À fuir l'intimité on risque plus encore, et je n'ai garde de garantir à qui que ce soit même celle félicité négative dont je viens de parler.
Quelques-uns, les mieux partagés, ne dépasseront pas les limites d'un isolement convenable. Le mari et la femme auront chacun leur dicastère, où ils se tiendront enfermés. L'un aura le département des affaires l'autre celui de la frivolité. Du reste, liberté de part et d'autre, il est entendu qu'on ne veut pas se gêner réciproquement.
La solitude dans l'union, c'est un lourd fardeau; toutefois on aurait mauvaise grâce à s'en plaindre :
N'est-ce pas le sort commun? N'est-ce pas même, au dire, de bien des gens, le beau idéal en fait de mariage? Au régime dotal et à celui de la communauté n'a t-on pas eu le talent d'ajouter ce que j'appellerai le régime de la séparation morale?
Et, en effet, tant qu'il n'y a rien de plus, on ne se plaint pas , on se contente de souffrir en dedans lorsqu'on a encore un coeur, et d'être content (ceci fait frissonner) lorsque les grandes aspirations de l'âme ont achevé de se dessécher et de périr. Mais les informations que le monde déplore se tiennent bien près du faux bonheur qu'il a inventé. Les unions sans intimité sont pareilles à des arbres plantés dans une terre peu profonde, qui restent verts les premières années et qui jaunissent ensuite, dès que leurs racines ont atteint le sous-sol; loin de se fortifier avec le temps, elles dépérissent; les pauvres illusions superficielles du début s'en vont une à une; il ne reste plus que le fait brut, un ménage, des intérêts matériels, des enfants, et ce qui tient parfois lieu de tout le reste, des habitudes.
Qu'il survienne alors un incident, un entraînement, ou simplement un malentendu, le drame domestique, qui n'était qu'ennuyeux, se fait déchirant. Je ne veux pas raconter ce que chacun ne sait que trop; il me suffira de rappeler ce que nous apprend à lui seul le redoutable chapitre des malentendus. Si l'intimité dit tout et sait tout, si elle vit tranquille au plein jour de la confiance mutuelle, l'union prosaïque, elle, ne dit rien et ne sait rien, elle avance à tâtons au travers (les ténèbres. De là les soupçons, et les faux rapports, et les apparences trompeuses, et enfin les sanglantes tragédies du foyer. Oui, les unions sans intimité ont leurs catastrophes; ceux qui s'accommodent volontiers peut-être du triste bonheur qu'elles donnent devraient penser aux cruelles douleurs qu'elles enfantent aussi.

Que ne puis-je leur dépeindre surtout le charme de l'union intime ! Le charme, c'est bien cela. Là apparaît et se déploie de jour en jour cette tendresse particulière, unique, dont notre premier amour lui-même n'avait pas possédé le secret, cette tendresse qui subsiste en se transformant et grandit au travers des différents âges de la vie. L'intimité a le don de l'éternelle jeunesse; on dirait une adolescence aimable et grave qui ne se flétrit jamais. Associée aux, pensées, aux travaux, à l'existence entière de son mari, la femme devient cette vraie compagne, cette « aide » des bons et des mauvais jours, qui nous soutient du coeur, de la voix, du regard, qui n'est jamais. lasse de nous faire du bien. Elle est cela, et demeure cependant, la douce ménagère, humblement, vouée au, gouvernement de sa maison.

C'est un de ces cas (il en est de tels, grâce à Dieu) où la réalité dépasse de bien loin la poésie. Qu'elles sont gracieuses, ces ménagères-là ! Et comme elles excellent cependant à mettre en lumière tout le sérieux de l'union ! L'intimité des époux chrétiens tend sans cesse, à les rendre meilleurs. On ne vit pas impunément en pleine lumière; nos vices ont besoin de se cacher pour durer; amenés en plein jour, ils sont à moitié vaincus. Et puis ne se met-on pas deux à les attaquer par la vigilance, par l'humiliation, par la prière? Les avis fidèles qui se donnent ainsi ne nous touchent-ils pas jusqu'au fond de l'âme, par cela même qu'ils ne ressemblent jamais à une leçon et parce que nous sentons que les fautes ont été mises dans la communauté, comme le reste?
L'intimité nous enseigne la loyauté. Il est une grande loyauté, imprudente, chevaleresque, qui aime à naître de la sorte, au sein des existences à ciel ouvert. Accoutumés à n'avoir pas de secrets l'un pour l'autre, nous en venons à ne plus comprendre les cachotteries et les détours de l'habileté vulgaire. La vérité est entrée chez nous ; elle y est devenue souveraine. Ah, ce n'est pas peu de chose d'échapper aux étroites combinaisons, aux demi-mensonges, aux intrigues qui habitent trop souvent sous le toit des gens médiocrement unis. Là, ce que la tendresse et la confiance ne sauraient faire, on le demandera peut-être à la ruse; on aura des flatteries, des paroles mielleuses pour parvenir à son but; on dira ce qu'il faut dire, on pensera ce qu'il faut penser, on tombera dans ce misérable train de diplomatie domestique où viennent s'user et se rapetisser tant d'âmes qui eussent été capables de mieux que cela.

L'intimité crée des caractères, car elle crée des indépendances. On se sent si fort à deux ! Derrière ce rempart on redoute si peu l'ennemi ! Vous pouvez m'attaquer, me refuser votre appui et vos sympathies; j'en souffrirai, sans doute, mais j'ai un asile. Réfugié là, je cesse d'entendre les bruits du dehors.
Je suis rentré avec une blessure ; une main amie s'est posée sur elle et m'a guéri. Nous avons parlé de cela, de mâles conseils m'ont relevé, j'ai senti qu'il y a quelque chose qui passe avant l'approbation, le devoir.
Et c'est ainsi que l'intimité poursuit l'oeuvre admirable que Dieu l'a chargée d'accomplir : elle nous dépouille de nous-mêmes. Il ne suffit pas d'abdiquer l'égoïsme en gros, il faut encore y renoncer en détail.
Ce que l'Évangile nous a enseigné, l'intimité chrétienne nous le fera mieux saisir. Je ne connais pas de milieu où les préoccupations personnelles se sentent plus mal à l'aise; nous nous trouvons odieux, nous ne nous pardonnons pas de penser à nous, nous comprenons, que dis-je, nous possédons un bien supérieur mille fois aux pauvres jouissances d'amour-propre qui nous tenaient asservis.
Il est brillant et ferme, l'alliage qui naît de la fusion de deux vies. Pour qu'il y ait alliage, il faut plusieurs métaux, et ce qui sort d'eux vaut mieux qu'eux. Voici deux âmes : l'une est plus simple peut-être, l'autre est plus délicate, chacune a ses qualités et ses défauts; que l'intimité allume son feu puissant et doux: bientôt un métal nouveau, un noble métal et qui défie les siècles, jaillira de cette ardente fournaise.

J'ai appuyé sur les devoirs des époux et, en général, sur ce qui se rapporte au mariage parce que là se trouve, nous l'avons vu, la base même de la famille. Mon insistance n'aura pas plu à tout le monde ; les partisans, et ils sont nombreux, d'un lien beaucoup moins étroit, réclameront à qui mieux mieux. Je les entends d'ici :
« Nous n'avons pas de prétentions si hautes. Vous nous découragez en exigeant trop, et presque en promettant trop. Ce bonheur que vous peignez de couleurs si vives, il nous ferait peur, nous ne saurions qu'en faire. Parlez-nous des unions telles que nous les voyons autour de nous sans monter ainsi jusqu'au ciel, des unions toutes simples, toutes bonnes, toutes bourgeoises, où l'on ne recherche ni les grandes passions, ni les intimités envahissantes, ni les sentiments alambiqués quels qu'ils soient. »
S'il ne s'agit que d'exclure les sentiments alambiqués, nous sommes d'accord. J'ajoute que la simplicité est un des caractères de la tendresse. Comme celle-ci est la vérité même, elle ne supporte rien qui ne soit vrai. Les affectations, les mièvreries de langage, les mignardises, les recherches feraient au sein de l'intimité le même effet que des sens faux au milieu d'un concert. Forcer ses sentiments ou ses paroles quand on s'aime, quand ou se connaît, quand on vit à coeur ouvert, ce ne serai, pas seulement absurde, j'ose affirmer que ce serait impossible.
L'intimité ne parviendrait pas, le voulût-elle, à tomber dans l'afféterie. Le simple, ce n'est pas en bas, c'est en haut qu'il faut le chercher.
Mais voilà justement ce qu'on ne veut point. Pourquoi s'élever ? Pourquoi faire effort? Le bonheur terre à terre n'est-il pas le plus souhaitable de tous ! Est-il donc nécessaire de se donner tant de peine pour être heureux !
Oui, certes ; Dieu a voulu que le bonheur, comme tout ce qui est bon, nous coûtât quelque chose ; il a voulu qu'il fût un fait moral, et non pas un accident. Voilà pourquoi il l'a si étroitement uni au devoir, en sorte qu'en étudiant la famille, cet instrument de bonheur auquel rien ne peut se comparer ici-bas, nous avons été forcés de commencer par le devoir et le bonheur, le devoir et l'amour, le devoir et le mariage, le devoir et la famille, il y a là une connexité, puissante qu'on ne parvient pas à mettre en doute.
Aussi notre modestie en fait de bonheur est-elle percée à jour; elle s'appelle égoïsme. Nous n'avons de petites ambitions en matière de tendresse que parce que nous redoutons les grands dévouements. Il nous déplaît de sortir de nous-mêmes, de nous donner, et alors nous nous hâtons de renoncer aux intimités hors ligne, aux unions « exceptionnelles. »

Qui a parlé d'unions exceptionnelles ? C'est du mariage ordinaire qu'il a été question. Le mariage doit être cela, sous peine de cesser d'être ce que Dieu a voulu qu'il fût. Que notre imagination ne se mette pas en quête de situations brillantes, de caractères ravissants, d'intelligences supérieures; prenons les conditions habituelles de la vie, les difficultés, les défauts; dans ce milieu, aussi obscur et aussi vulgaire que nous voudrons le supposer, mettons l'amour et la foi, aussitôt tout sera transfiguré. Des époux qui s'aiment et. qui prient, je ne vous en demande pas davantage ; ignorants peut-être, médiocres peut-être, ne dépassant en rien le niveau commun, ils n'en monteront pas moins dans les hautes régions que j'ai essayé de décrire. Le coeur est toujours le coeur ; toujours en voyant ce qui en sort, les égoïstes épouvantés crient au miracle et courent chercher un refuge dans la théorie des bonheurs exceptionnels.

Nous avons en nous de tristes instincts qui nous ramènent tout près de terre. Prenons-y garde, le sentiment qui nous porte à diminuer notre vie et à modérer nos ambitions de félicité n'est autre que celui qui nous porte à éloigner de nous les tâches viriles, à redouter les efforts, à tourner le dos aux progrès.
S'asseoir dans la fange des lieux bas, ce n'est pas être humble ou modéré, c'est être lâche. La crainte de gravir les pentes, voilà ce qu'il y a au fond de cette indifférence que nous professons pour l'air vivifiant des sommets. Je ne vois rien de glorieux à mettre notre repos avant tout, avant le devoir, avant le perfectionnement moral, avant le bonheur des autres, avant notre propre bonheur.
Depuis que le monde existe, l'école des bonheurs modérés est ouverte, et elle ne manque pas de disciples. N'être pas trop sensible, pas trop ardent, pas trop ami, pas trop parent, pas trop mari, pas trop citoyen, engourdir son coeur, rétrécir sa vie, se faire une petite retraite où ne pénètrent que quelques compagnons, où les plaisirs soient tranquilles et où nous soyons à l'abri des émotions, voilà quelle est la théorie de cette école. « Rien de trop, » le mot est resté. Quand on est de cet avis, on lit Horace, on le traduit au besoin, on ne se marie pas ou on se marie aussi peu que possible. Il va sans dire qu'on n'a que faire de l'intimité.
Il est certain que l'intimité est gênante. Le bonheur est gênant, la vie est gênante. En la réduisant au minimum, en atténuant les battements de nos coeurs, nous nous épargnerons bien des embarras. Peu vivre pour peu souffrir, c'est un calcul que je connais. À côté de ce bien-être des existences mutilées, qu'elles me semblent désirables et belles, je ne dis pas les joies, mais les douleurs des existences complètes! Là du moins il y a du travail, du progrès; là du moins la vie a un sens ; voilà des âmes qui avancent dans la lumière et vers la lumière.

Avancer, tel est le grand point. Aucun de nous n'est arrivé; ce que je disais en commençant je le répète ici : nous sommes gens en route. Nous avons tous bien des pas à faire sur le chemin de l'intimité, du devoir et du bonheur. Mais nos regards sont fixés sur le but. C'est là-haut, là-haut qu'il faut parvenir. Nous parviendrons ; nous mesurons des yeux, sans découragement d'aucune sorte, la distance qui s'étend encore devant nous ; il est si doux de monter en contemplant ensemble les grandes cimes et en se tenant par la main !

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant