Ce premier chapitre ne sera pas long, mais je tiens à l'écrire. Il y
a entre la famille et le devoir un rapport si intime, qu'il vaut la
peine de le signaler. fermement.
Affaiblissez la notion du devoir, et vous verrez ce qui
vous restera de la famille ! Vous n'aurez plus qu'une association
rabaissée, où des deux parts on a apporté sa personne de son argent,
pour essayer de tirer bon parti de la vie. Peut-être y aura-t-il en
outre (c'est le cas le plus favorable) une inclination
réciproque, qui durera ce qu'elle pourra durer, autant l'amour est
indestructible lorsqu'il s'unit sous le regard de Dieu à la pensée du
devoir, autant est éphémère celui qui ne repose pas sur cette base.
Dans ces familles (il n'en manque pas qui ne donnent au
devoir qu'une place secondaire), on fera ses affaires, on aura ses
plaisirs, on verra du monde, on suivra une carrière, on préparera
celle des enfants. Admettons qu'il y ait là une certaine moralité,
qu'aucun désordre rave ne vienne tout bouleverser, on mènera une de
ces existences à la glace dont nous avons le tort immense de nous
contenter trop souvent. Dieu, qui nous a préparé les joies du foyer,
nous appelle à autre chose qu'à végéter les uns à côté des autres,
sans vives tendresses, sans nobles ambitions et sans progrès. Le
convenable est un pauvre régime, et l'on ne va pas loin en fait de
bonheur, lorsqu'on se contente de l'estime et des égards. De quoi
s'agit-il alors? D'éviter la maison, et ce problème-là, posé depuis
longtemps par nos sociétés corrompues, a été depuis longtemps résolu.
On réussit à ne pas se voir, à être époux le moins
possible, père ou mère le moins possible, enfant aussi le moins
possible. Il existe pour tout cela des machines préparées et fort
ingénieuses : des collèges, des bureaux, des visites innombrables, de
prétendus plaisirs qui ont le mérite de tuer le temps, des dîners, des
réunions et des théâtres. Ainsi on arrive, tant bien que mal, au bout
de la journée, au bout de l'an, au bout de la vie, et j'ai bien le
droit d'ajouter au bout de la famille, car ces familles qui ont à
peine vécu ne sauraient se survivre, l'éternité n'entre pas dans de
telles relations.
Ainsi, le grand côté de la famille ne se révèle jamais,
elle est et demeure quelque chose de banal, de prosaïque. Il faut
passer par là et on y passe. La famille est une institution! une
magnifique institution! la base des sociétés! on soutiendra des thèses
en l'honneur de la famille ; ou courra à la défense de la famille ;
mais les défenseurs de la famille en useront peu pour leur propre
compte et n'auront pas entrevu un seul moment peut-être les biens
infinis qu'elle sait donner.
Ah, la famille est autre chose qu'une institution, qu'une
garantie de l'ordre politique, ou, si l'on veut, de l'ordre moral.
Elle est autre chose qu'un moyen régulier de transmettre son nom et sa
fortune; elle est autre chose qu'une maison convenablement tenue,
sorte de club privé où nous sommes sûrs de trouver notre couvert mis,
le feu allumé, une conversation de notre goût et le moyen de dépenser
le temps que nous laissent nos affaires.
Ceux qui n'y voient que cela ont oublié d'y mettre le
devoir.
En entrant dans cet intérieur, le devoir le transfigure.
Voici les grandes affections, et les grands bonheurs, et les grandes
aspirations, et les grands développements, et la grande poésie qui y
pénètrent avec lui.
Au contact du devoir, la famille s'échauffe et s'éclaire.
Et comme le devoir s'éclaire aussi au contact de la famille! Nous
avons ici des découvertes à faire sur un sujet très-rebattu et
très-mal connu. N'est-il pas vrai que l'idée du devoir nous attire
peu? Nous savons que cela est vénérable et bon, mais que cela puisse
être agréable, nous ne l'imaginons guère ; nous ignorons d'ordinaire
les séductions du devoir.
Rien ne les révèle comme la famille. Est-ce bien encore
le devoir du catéchisme, celui qui se lie à toutes les joies? Oui,
c'est lui ; seulement la vie telle (pie Dieu l'a faite nous l'enseigne
mieux que le catéchisme, elle le, revêt de sa vraie beauté.
M. Cousin a fait un livre sur le vrai, le beau et le
bien. Ce livre est écrit depuis longtemps dans l'expérience des
familles. Là on croit même que les trois mots employés par M. Cousin
ne suffisent pas ; le bien n'est pas seulement beau, il est doux, il
enfante la joie, il mène au bonheur.
Cette question du bonheur, qui se pose partout quoi qu'on
fasse et que j'ai cherché moi-même à aborder directement une fois, la
voici donc qui se présente de nouveau à moi sous une forme nouvelle,
sous la forme du devoir. Connaissez-vous un plus noble rapprochement?
Oui, suivons-la dans son existence journalière, la famille chez
laquelle nous sommes entrés: il y a là des devoirs pour tous, de rudes
tâches à remplir, un labeur incessant à poursuivre afin de se rendre
utile et aimable ; eh bien, nous ne découvrirons pas un effort qui
n'enfante une joie ; plus nous avancerons dans l'austère apprentissage
de la vie, plus notre chemin se fera lumineux, et nous verrons alors
abonder et surabonder les félicités intenses, profondes,
sanctifiantes, que la famille banale ne soupçonne même pas.
Le devoir et l'amour se sont rencontrés ; ou, si vous
l'aimez mieux, l'autorité et la liberté ont trouvé leur conciliation
providentielle. Le problème de la société politique coïncide par sa
base avec le problème de la famille.
Je m'arrête; il suffit de ces quelques mots pour montrer
que l'étude des devoirs était notre début obligé. Nous entrons ainsi
par la grande porte dans notre sujet. Le devoir va marcher devant nous
et nous éclairer; à sa lumière, nous apercevrons les vrais rapports
que Dieu a fondés entre les divers membres de la famille, nous
contemplerons leurs tendresses, leurs joies, leurs douleurs, la
communauté de leurs efforts, leur solidarité puissante et bénie, leur
marche vers les sommets de l'existence> vers le but suprême, vers
l'éternité.
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