On peut considérer la famille dans l'acception la plus étendue de ce
mot. C'est alors la parenté tout entière, c'est la solidarité par
laquelle sont unis tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachent
aux mêmes ancêtres.
La famille ainsi conçue est un grand fait dont il faut
bien se garder d'affaiblir la valeur. À certaines époques et chez
certains peuples, ce fait a même revêtu d'une façon plus expresse le
caractère d'une institution. Qui ne se souvient de la famille patriarcale!
Qui ne sait ce qu'ont été les clans et les tribus?
Les clans et les patriarches sont loin de nous; mais sans
nous placer en rien sous un régime social qui ne saurait être le
nôtre, nous sentons bien (quiconque est animé de l'esprit de famille
me comprendra) que la parenté est une chose précieuse, qu'elle impose
je réelles obligations, qu'elle apporte avec elle des bénédictions et
des jouissances, qu'en la supprimant ou en essayant de la restreindre
nous nous appauvririons moralement. Je plains ceux qui, renfermés et
comme barricadés dans l'étroite enceinte de leur ménage, deviennent
étrangers à ce qui s'étend un peu plus loin. Il y a des affections
d'oncles et de tantes, de grands-pères et de grand'mères, de cousins,
d'arrière-cousins peut-être, qui tiennent une large place dans nos
vies et qui attendrissent nos souvenirs, Ici, sans doute, la sympathie
personnelle joue un rôle essentiel et nous choisissons parmi nos
parents; toutefois la parenté a précédé et amené l'attachement plus
intime; ajoutons que là où ce sentiment fait défaut, un autre
sentiment subsiste.
Entre nos parents et nous Il y a toujours, quoi qu'il advienne,
une communauté indestructible; en tous cas, des notions de devoir
restent debout, et malheur à nous si nous portions la main sur ces
notions-là!
Cela posé, j'ai hâte de le déclarer, le sujet de notre
étude est moins vaste et plus sérieux; au sein de 'a parenté nous
irons chercher la famille proprement dite.
Celle-ci se résume dans le couple; le couple, il faut
bien que je prononce le grand mot après beaucoup d'autres, est la
véritable molécule sociale. Chaque fois qu'il se fait un mariage, il
se fonde une famille; elle sera plus ou moins nombreuse, elle
renfermera ou ne renfermera pas des enfants; quoi qu'il en soit, elle
existe depuis le jour où un homme et une femme se sont unis.
La Bible exprime cette vérité avec une force saisissante,
lorsque, racontant la création, elle nous dit que Dieu « fit l'homme
mâle et femelle. » Et qui ne sent qu'il en est ainsi, que l'homme
complet, l'homme générique (laissez-moi être pédant encore une fois)
se compose des deux époux?
C'est le couple qui a été créé; il n'était « pas bon que
l'homme fût seul » et Dieu lui donna « une aide semblable
à lui. » Ainsi s'accomplit la pensée divine; et l'homme fut, l'homme
mâle et femelle; la terre vit apparaître le premier homme et la
première famine.
L'union conjugale a donc été posée, par Dieu lui-même,
comme base et centre de la famille. Mariage et, famille, cela a été
synonyme dès le jour de la création. Et depuis, la famille a partagé
fidèlement, exactement, les destinées du mariage. À mesure que le
mariage se dénaturait, que la femme perdait sa place légitime, tout
s'altérait autour du foyer, l'édifice entier chancelait, ébranlé dans
ses fondements. Pins tard, lorsque Jésus-Christ est venu, comment
a-t-il restauré la famille? En rétablissant le mariage tel qu'il avait
été fondé en Eden. Et aujourd'hui encore, selon que le saint mariage
est conservé ou dénaturé, la famille subsiste ou s'efface au sein des
sociétés humaines.
Ce n'est pas dans ce livre-ci que je compte aborder
l'histoire du mariage et de la famille; mais leurs destinées
identiques et inséparables m'ont si vivement frappé, que je n'ai pu
m'empêcher de dès à présent le résultat d'une longue étude
Voilà pourquoi j'insisterai sur le mariage. La famille
est ce qu'il est. En vain nous entretiendrions-nous plus tard des
devoirs de la famille, si nous ne commencions par veiller sur sa
constitution. Pour toutes choses les débuts importent; ici ils sont
presque toujours décisifs.
Et nous avons en nous un instinct qui nous dit tout cela.
Quel jeune homme, dans ses rêves dorés, n'a entrevu le mariage comme
un idéal? Il est un âge je le sais, où trop souvent, pervertis par les
sottes et plates traditions d'un certain monde, nous noirs faisons de
tout autres idées, où nous devenons sceptiques, ironiques, défiants,
où l'amour conjugal nous semble au-dessous de nous, où noirs
dédaignons les félicités du pot-au-feu; mais j'en appelle à quiconque
a conservé la mémoire de ses plus fraîches aspirations nous avons
commencé par mettre sur cette carte du mariage nos meilleures chances
d'avenir.
Nous ne nous trompions pas; ou plutôt, nous ne
comprenions pas assez alors à quel point nous avions raison de penser
ainsi. Tel mariage, telle famille; telle famille,
telle vie, voilà la vérité, neuf fois sur dix. Du mariage, s'il est
bon, il sortira beaucoup ; du mariage, plus de bien qu'on n'oserait le
croire; s'il est mauvais, il sortira lion moins de mal.
Que c'est solennel : commencer ensemble l'existence
définitive! fonder ensemble une famille! Il y aura des luttes; nous
soutiendrons-nous l'un l'autre?
Il y aura des épreuves et des joies, les mettrons-nous en
commun? Nous encouragerons-nous dans la voie du devoir, dans le combat
contre le mal, dans cette éducation progressive qui est le programme
de toute vie d'homme ici-bas? Deviendrons-nous meilleurs? Les vraies
joies habiteront-elles notre demeure? Dieu y sera-t-il avec nous?
Questions immenses, qu'on doit résoudre, qu'on peut résoudre, pourvu
qu'on les pose dans leurs véritables termes.
Mais comment les pose-t-on? Comment se font les mariages?
C'est effrayant, effrayant de légèreté, de cruauté, de folie.
Ici j'aurais beau jeu pour décrire. À quoi bon? Ce tableau
a été peint cent fois, et personne ne dit qu'il ne soit pas
ressemblant. On se récrie sur les mariages de position, sur les
mariages d'argent, et l'on court en négocier à son tour. C'est un mal,
un scandale, voilà qui est convenu; quant à s'engager dans une autre
route, bien pou de gens semblent y songer.
Et cependant, il est si simple, si évident, l'ordre
suivant lequel se rangent les conditions d'un bon mariage! Il ne
s'agit que de transposer les rangs fixés par l'usage. Quiconque aspire
à un bonheur élevé ne s'y trompera pas.
Le mal est qu'on aspire à un bonheur rabaissé, Cette
ignoble question d'argent que nous rencontrons partout aujourd'hui,
qui fait le noeud de nos romans, le ressort de nos pièces de théâtre,
occupe naturellement la première place dans nos préoccupations.
matrimoniales. Et ceci n'est pas le fait des grandes villes seulement;
c'est le fait des villages, des campagnes ; citadins ou paysans,
riches ou pauvres, nous suivons tous le courant.
Ce qui m'épouvante, c'est que les futurs époux, à
cet égard, ne sont pas plus romanesques que leurs parents. Au
contraire, si la poésie s'est réfugiée, quel que, part, c'est, chez
les vieux; parfois ils trouveraient volontiers, eux, qu'un peu d'amour
ne serait pas de trop et que l'inclination serait chose à considérer à
côté, de la position et de la dot. Quant aux jeunes gens, et j'ose à
peine le dire, quant aux jeunes filles, il arrive habituellement,
dit-on, que leur ambition de coeur ne va pas au delà des gros revenus,
des hautes relations, du nom, en un mot, de la situation sociale.
Je voudrais me tromper. Je sais qu'il y a des exceptions
et j'en connais ; cependant la règle générale
Irai-je prétendre que la fortune n'est rien, que la
situation sociale n'est rien ? Assurément non. Parmi les conditions du
bonheur à venir d'une famille, les ressources matérielles ont leur
place. Il importe aussi et encore plus, que deux époux appartiennent à
la même société, qu'ils aient reçu la même éducation, que leurs
familles occupent un rang à peu près semblable; l'unité harmonieuse de
la nouvelle famille aurait à souffrir de disparates
par trop sensibles. Le beau idéal pour moi, je le déclare (à ma honte
peut-être), ce ne sont pas les rois épousant des bergères; mais c'est
encore bien moins la négociation d'un mariage par les notaires des
deux familles, négociation. suivie de quelques visites sans
conséquence et aboutissant à un affreux contrat où l'on a soin de se
traiter d'avance en ennemis. Vous donnez votre fille, bien ; quant à
votre bourse, c'est une autre affaire : ici, vous amoncelez les
précautions, vous vous efforcez de faire du mariage une
demi-séparation; les époux seront des associés, rien de plus. Ne
faut-il pas que cette précieuse fortune soit sauvegardée, et
qu'importe si l'état de guerre inscrit dès le premier jour au contrat
s'introduit par la brèche que vous avez faite dans la vie entière de
la famille ?
Cette façon de faire les mariages, en bouleversant toute
la hiérarchie des conditions, a des côtés particulièrement hideux.
Comme c'est le monde renversé, comme les considérations essentielles
occupent la dernière place, il devient aisé de donner une jeune fille
à un vieillard, ou du moins à un homme usé, qui n'a
plus d'illusions et qui veut « faire une fin. » Et l'on appelle cela
un mariage! Et c'est une famille que l'on prétend fonder ainsi! La
femme, ici, ne saurait être pour son mari cette aide « semblable à lui
» dont parle l'Écriture; elle sera sa fille, si l'on veut; elle ne
sera pas sa femme dans le sens magnifique de ce mot. Les relations qui
s'établissent de La sorte, avec une différence de dix, de quinze
années petit-être, ne sont, à part des exceptions très-rares, que des
relations d'une nature fausse : le mari est alors un père, sa
tendresse devient protectrice; pour sa gracieuse compagne il sera
faible, même passionné-, mais, le grand amour, le pur amour des époux
qui sont entrés d'un même pas dans la vie commune, qui ont commencé
ensemble, poursuivi ensemble, dont les deux jeunesses se sont
rencontrées et choisies, qui traversent appuyés l'un sur l'autre la
maturité, qui s'avancent vers le soir de la vie en se tenant par la
main, mais cette intimité profonde, mais cette communauté entière,
mais cette harmonie des âmes, mais l'amour dans le mariage, pour tout
dire en une parole, il ne saurait être question de cela.
Si je n'étais décidé à ne pas écrire un traité, je me
laisserais aller à examiner ici avec quelque détail la question d'âge
que je viens de rencontrer sur mon chemin; je dirais qu'en règle
générale on marie les fils beaucoup trop tard et les filles beaucoup
trop tôt ; je demanderais si l'on regarde d'ordinaire comme terminé le
développement intellectuel et moral d'une jeune personne, de dix-huit
ans, si c'est là un caractère formé, une mère de famille, s'il est
permis (je laisse à part les exceptions) de retrancher à l'éducation
ces trois précieuses années, les seules où l'on apprenne réellement et
avec entrain, les années (lui s'écoulent entre dix-huit ans et
vingt-et-un. Et, d'un autre côté, je demanderais si nos fils
traversent sans de graves périls la période qui sépare la fin de leurs
études de leur établissement. Il y a, je le sais, des circonstances où
le mariage d'un jeune homme encore sans carrière et sans ressources
peut sembler difficile; mais ces difficultés n'existent pas toujours,
et il n'est pas indifférent, je pense, que la pureté de nos fils soit
préservée, qu'ils apportent à leurs compagnes toute la fraîcheur d'un
premier amour.
On dirait que nous nous sommes proposés de dénaturer le
mariage. En France surtout, de stupides usages, clin ne font pas
honneur à notre moralité, empêchent que les futurs époux se
connaissent avant de s'épouse. Ils se seront vus au bal peut-être ;
les questions d'argent auront été arrangées par des hommes d'affaires;
puis, la demande, aura été faite et agréée, et alors, tout étant déjà
décidé, quelques entrevues insignifiantes pourront avoir lieu.
En Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis en Suisse,
les choses ne se passent pas ainsi. Une grande liberté de rapports est
autorisée entre jeunes filles et jeunes gens. Ils se sont vus, ils ont
parlé de toutes choses honnêtes; aussi leur consentement au mariage
n'est-il pas une Naine formalité. Assurément tout n'est point parfait
dans ces pays : l'indépendance des enfants va trop loin en Amérique,
les fiançailles allemandes sont trop prolongées; mais du moins La
liberté du choix est maintenue, l'inclination conserve sa place
légitime, des attachements sérieux et libres précèdent le serment de
s'aimer toujours; le mariage ne survient pas comme un fait brutal,
sans acheminement d'aucune sorte; on ne passe pas
en une heure des relations cérémonieuses des étrangers à l'intimité
des époux.
Qu'on me passe une citation, je n'en abuse pas et les
volumes où je pourrais les puiser par douzaines sont là, devant moi,
presque sous ma main, sans que j'aie, on me rendra cette justice, cédé
jusqu'à présent à la tentation. Mais Mme de Rémusat a si bien exprimé
ce que je sens, que je ne résiste pas à lui emprunter une simple
phrase. La voici : « Nos jeunes filles sont inconnues de l'époux qui
les choisit ; je ne sais dans la société aucun autre marché qui se
lasse si sur la parole. »
Le mal est ancien, on le voit. La génération qui nous a
précédés ne s'est pas mieux mariée que nous. Aussi les vraies familles
étaient-elles rares alors, comme aujourd'hui, plus qu'aujourd'hui
peut-être.
Et quel est le remède? Il s'agit de revenir au mariage
tel que Dieu l'a voulu, à l'union sainte où il y a de l'amour, où il y
a de l'idéal, où il y a la conscience d'une
sérieuse et belle carrière à parcourir ensemble ici-bas et à
poursuivre ensemble dans l'éternité.
Les conditions fondamentales du vrai mariage peuvent donc
s'exprimer en deux mots : s'aimer, s'aimer en Dieu. Ces deux mots-là
appellent quelques développements.
Le mariage, considéré dans sa perfection, ne se contente
pas de ces sentiments tempérés qu'on nomme estime, amitié; il lui faut
tout uniment de l'amour.
L'amour n'a pas bonne renommée, et c'est un des plus
tristes signes de notre déchéance morale. Les uns ont donné le nom
d'amour à d'ignobles galanteries, à des passions selon le mode antique
et dans lesquelles la partie élevée de notre âme n'entre pour rien.
D'autres ont raillé l'amour, méprisant les femmes, niant la vertu,
propageant les traditions du scepticisme gaulois qui ont inspiré chez
nous tant de chansonniers et de faiseurs de romans.
Faut-il s'étonner si, en présence de l'amour ainsi profané,
des chrétiens on, conçu de mauvais scrupules et. se sont mis en garde
contre une passion corruptrice? Je remplirais une bibliothèque des
livres pieux qui, pendant nos dix-huit siècles de christianisme, ont
été écrits contre l'amour; on s'est imaginé que l'amour « des
créatures » était peu conciliable avec l'amour de Dieu; ou n'a pas
compris que mieux nous aimons notre Père céleste, mien-£ aussi nous
aimons notre femme, nos enfants, nos parents et nos amis-, on s'est
mis à mutiler la vie humaine au lieu de la sanctifier; on a retranché
au lieu d'épurer et d'agrandir; le mariage a pris une pauvre
réputation, un rang secondaire; admis, puisqu'il le faut, à titre de
pis-aller, ou lui a imposé la condition d'écarter les tendresses trop
vives, de ne pas tomber dans l'amour.
Parmi les plus Maires, l'amour n'est accepté qu'à demi.
Mme Necker de Saussure, on le sait, n'en a pas dit trop de bien. Et
cependant l'amour a une oeuvre immense à faire dans la famille. Il est
sans doute inévitable qu'il y ait des mariages sans amour; mais ce
n'est pas là le mariage idéal, le type, la perfection.
Je ne prétends pas esquiver les difficultés d'un
sujet que notre fausse modestie trouve peut-être scabreux, Je crois
que ce que Dieu a institué est bon, que ce que Dieu a décrit et loué
dans sa parole est pur; je crois que nos spiritualités quintessenciées
sont bien moins conformes à la vraie pudeur que ne l'est le chaste
amour des époux.
Connaissez-vous rien de plus frais, de plus beau, de plus
saint que la tendresse qui unit tel jeune couple ? Ah, ceux qui voient
presque une souillure dans le mariage et un péché dans l'amour,
devraient s'asseoir un moment à leur foyer. Ils y verraient les
ravissements que Dieu a mis dans nos familles comme les fleurs dans
nos champs, et qu'il faut bien se garder d'arracher; ils y verraient
la splendeur d'une félicité qui élève l'âme, bien loin de la faire
descendre; ils y verraient un élan vers tout ce qui est bon, un
bonheur inouï mêlé aux pensées les plus sérieuses une expérience
(unique au monde) de la sanctification par la joie.
Qui donc voudrait ôter de nos vies ces heures divines, où
deux âmes se sont données, où les illusions la jeunesse enchantent
encore la pensée, où les voiles de l'avenir ne sont
pas encore déchirés, où le bien semble facile, où l'obéissance au
devoir n'entrevoit point d'obstacles? Allez, les obstacles viendront,
et les heures sombres, et les découragements; la famille aura ses
luttes et son rude labeur; plus on s'aime, plus on souffre, ces époux
s'en apercevront.
Et pour cela, ils ne regretteront pas de s'aimer, et leur
amour ira se transformant avec leur existence entière, se transformant
et grandissant.
C'est ainsi que, lorsque les choses se passent selon le
plan divin, chaque âge apporte ses bénédictions. L'amour des jeunes a
les siennes, aussi bien que la tendresse plus sérieuse et plus
éprouvée des gens âgées. Étrange perfectionnement de la vie, qui
consisterait à lui enlever son matin! N'avoir plus que des vieillards,
serait-ce un progrès?
Et encore, quels vieillards? Des vieillards qui
n'auraient jamais été jeunes, des vieillards qui n'auraient pas aimé
et qui, par conséquent, n'aimeraient pas. Si l'on proscrit l'amour, ce
n'est pas sans doute pour en réserver le monopole à nos dernières
années. Ceux qui n'en veulent pas, doivent le rejeter au moment
des réalités souvent douloureuses de l'âge mûr, comme à celui des
radieux débuts et des joies sans mélange.
Tant que j'aurai un souffle, je protesterai contre ce qui
diminue la vie et rétrécit l'Évangile. L'oeuvre de la sanctification
est tout autre : elle veut l'homme entier, la vie entière; elle veut
des coeurs qui battent fortement, des intelligences ouvertes et
actives; elle ne tue pas l'homme, elle le relève. Point de mutilation;
mais la lutte virile contre le mal, mais le progrès incessamment
poursuivi. Dieu ne condamne ni nos activités, ni nos études, ni nos
jouissances, ni nos tendresses ; il condamne le péché qui souille
cela. Et qu'elles deviennent belles, nos tendresses, nos joies, nos
activités, lorsque l'amour de Dieu commence à s'y mêler! C'est une
transfiguration. Il ne s'agît pas de moins vivre, mais de mieux vivre,
de moins aimer, mais de mieux aimer.
Ainsi se redresse, à la lumière du pur Évangile, cette
grande chose, cette chose sainte, que les uns ont souillée et que les
autres ont méconnue : l'amour.
Et j'entends l'amour, comme Dieu l'a fait, sans subtilité.
L'attrait des yeux y a son rôle, très-légitime.
Si la femme a été douée de grâce, ce n'est pas sans doute
pour que nous y demeurions insensibles. Il est telle pureté des
traits, tel charme d'un regard virginal, qui n'éveillent que des
impressions élevées. Sans aller aussi loin que Bernardin de
Saint-Pierre, qui érigeait en théorie, dans ses Études de la nature,
les rapports de la beauté et de la vertu, nous pouvons au moins nous
abstenir d'anathématiser la beauté; l'Écriture ne le fait pas.
Conclura-t-on de ce que je viens d'écrire que la beauté
soit le seul fondement ou le fondement principal de l'amour? Ce serait
bien mal comprendre ma pensée. Eh quoi! les personnes qui ne sont pas
belles ne pourraient pas se faire aimer! Eh quoi l'amour s'en irait
avec le charme du visage, et le mariage perdrait en se prolongeant un
de ses éléments les plus essentiels ! Il ne saurait en être ainsi.
L'amour, non pas celui de certains poètes, l'amour vrai,
s'éveille en nous sous d'autres impressions que celles de la grâce
extérieure. Il en tient compte, je l'ai dit et je le maintiens; mais
des mobiles bien plus forts agissent sur lui. Et
d'abord l'âme ne fait-elle pas un peu le visage? Il est telle lumière
intérieure, tel rayonnement du coeur, qui donne un charme puissant aux
traits, quels qu'ils soient. Qui n'en connaît de ces figures
séduisantes, dont la beauté ne peut ni s'analyser ni se décrire? Là
rien n'est beau, et tout est beau. Cette beauté contre les règles
n'est pas la moins propre à inspirer un grand amour.
L'amour, le seul qui soit digne d'un pareil nom, se fonde
sur la sympathie. C'est l'accord des sentiments, c'est l'harmonie des
pensées et des désirs, c'est l'unité du dedans qui nous amènent à
souhaiter passionnément de, confondre nos vies.
« les yeux levés au ciel sont toujours beaux, » disait M.
Joubert. Il est certain, en tous cas, que pour quiconque aspire au
ciel, la première condition de l'amour sera une âme que dominent les
mêmes aspirations. Et cet amour-là ne péril jamais; il ne connaît ni
diminutions ni défaillances. Il défie les années, et, remarquez-le, il
demeure l'amour; il ne se transforme pas, quoi qu'on en dise, en
estime, en respect, en amitié : il continue à
ressentir le charme de la personne aimée et à voir resplendir ce qui
fait son impérissable beauté.
Tel est l'amour dont la Bible, moins que ne le sont
plusieurs de ses interprètes, a parlé si souvent en termes d'une suave
et sainte poésie.
« Réjouis-toi de la femme de ta jeunesse, comme d'une
biche aimable et d'une chevrette gracieuse.... et sois toujours épris
de son amour (1). » Connaissez-vous
des accents plus tendres que ceux-là? Et comme cette passion des époux
est placée haut, lorsque Dieu la prend pour type et qu'il dit à son
peuple :
« Il me souvient de l'amour de tes épousailles, quand tu
venais après moi dans le désert, en un pays qu'on ne sème point (2).
» Rien de plus doux, de plus intime, de plus saint que cet amour;
c'est l'image à laquelle l'Écriture revient sans cesse lorsqu'il
s'agit de Jésus-Christ : « Celui qui a l'épouse est l'époux. » - « Je
vous ai unis à un seul époux, pour vous présenter à Christ
comme une vierge chaste. » - « Les noces de l'agneau sont venues et
son épouse est parée (3). »
Les conditions essentielles du mariage, disais-je tout à
l'heure, peuvent s'exprimer en deux mots : s'aimer, s'aimer en Dieu.
J'ai insisté sur le premier de ces mots, personne ne s'étonnera si
j'insiste sur le second.
Et d'abord, la sympathie est tellement la bise de
l'amour, qu'il m'est impossible de comprendre l'union conjugale entre
époux que sépare un dissentiment sérieux touchant la foi. C'est à
peine si je connais mieux l'incrédule qui épouse une chrétienne, que
la chrétienne qui épouse un incrédule. An fond de tout mariage mixte
il y a une séparation, et ceci est un mariage mixte de la Pire espèce.
C'est avoir une bien pauvre ambition en fait d'amour, c'est aspirer à
bien peu en tout ce qui touche à l'unité morale de la famille et à
l'éducation des enfants, que de se résigner
d'avance ou à une lutte, ou à une abdication, ou à un partage. Quoi
donc! au lieu de s'appuyer en toute chose l'un sur l'autre, au lieu de
vivre à coeur ouvert, au lieu d'instituer dès la première heure la
grande communauté des convictions et des sentiments, il faudra marcher
côte à côte en évitant les sujets les plus sérieux, en usant de
diplomatie pour ne pas blesser? On parlera de la pluie et du beau
temps, de la politique et des intérêts matériels; quart aux intérêts
de l'âme, ils seront toujours laissés à l'arrière-plan. Madame ira à
l'église, pendant que monsieur s'occupera de ses affaires ou de ses
plaisirs. Je sais, hélas, que souvent chez nous l'existence conjugale
est ainsi faite; mais c'est là une existence misérable, dépourvue de
tout ce que devait y mettre la vraie union. Lorsque je jette les yeux
de ce côté-là, il me semble qui, j'entre avec Dante dans le cercle des
étangs gelés.
Entendons-nous bien d'ailleurs, je parle des
dissentiments sérieux, de ceux qui concernent les fondements mêmes de
notre foi. Il y a des nuances diverses parmi les chrétiens, il y a les
forts et les faibles; irons-nous ranger parmi les
«infidèles, » auxquels l'apôtre Paul recommande de ne pas se mêler,
tous ceux qui ne pensent pas exactement comme nous sur tous les
points? À ce compte, non-seulement les mariages deviendraient
difficiles, mais ils seraient fréquemment mauvais. Nous serions
poussés à abonder dans notre sens, nous tomberions dans l'étroitesse
et dans l'erreur. S'il est bon que deux époux aient chacun leur
caractère et s'entr'aident par les diversités de leurs tendances
naturelles, il est peut-être souvent bon aussi que chacun d'eux ait sa
foi, et que leurs convictions, également sincères sans être
identiques, le provoquent à exercer sur eux-mêmes ce contrôle qu'il y
a toujours du péril à supprimer. Ainsi ils veilleront; ainsi ils
examineront leurs croyances en présence de Dieu; ainsi ils se
préserveront de l'esprit de système et de l'orthodoxie toute faite;
ainsi ils s'achemineront avec labeur, avec effort, à la sueur de leur
front, vers l'unité définitive et la complète harmonie de leurs
sentiments. De quel prix est une telle unité lorsqu'elle est conquise
de la sorte, combien elle est réelle alors, et indestructive, et
féconde : ceux-là le diront qui ont connu la saine
et forte vie du mariage chrétien. Je déteste la casuistique; aussi ne
me hasarderai-je pas à en faire ici, à fixer la limite précise où
cessent les diversités secondaires et où commence le dissentiment
fondamental. Il est des âmes qui ne proclament pas leur conversion, et
qui sont sérieuses, qui cherchent, qui prient, des âmes en vie,
passez-moi cette expression; sera-ce un devoir de les repousser? Je
connais même des unions imprudemment conclues et qui ont bien tourné.
Ne mettons pas notre lourde main dans ces questions si délicates;
bornons-nous à maintenir le principe général que les apôtres ont posé
et que le simple bon sens, j'ose le dire, n'hésite pas à proclamer
vrai : Il faut avoir la même foi pour se marier.
Figurez-vous ce supplice : J'appartiens à Jésus-Christ,
et mon compagnon de vie le repousse ; mes espérances ne sont pas les
siennes; nous ne saurions prier ensemble ; notre union est menacée
d'avance de se briser au seuil de l'éternité ; la pire des angoisses
me ronge jour et nuit, et ce qui la complète, c'est que je dois la
taire ; l'éducation des enfants est, ou compromise
par des paroles et des exemples ouvertement hostiles à l'Évangile, ou
abandonnée en mes mains par une indifférence non moins funeste
peut-être; en tous cas, nous ne saurions traiter ensemble ce sujet qui
doit émouvoir si profondément nos deux coeurs.
Encore s'il n'y avait que le supplice ! Il y a de plus
l'abaissement moral ; au mal dont je souffre s'ajoute le mal que je
commets. Le jour où j'ai accepté par légèreté, par faiblesse, par
crainte des jugements du monde, par entraînement, que sais-je ? la
situation qui m'écrase de son poids, je n'ai pas seulement renoncé aux
joies ineffables des jours heureux et aux consolations ineffables des
jours mauvais, j'ai renoncé à aborder avec mon autre moi-même la
carrière des devoirs, j'ai renoncé à gravir avec lui le rude sentier
qui conduit sur les hauteurs ; j'ai renoncé à ce qui fait la grandeur
du mariage et la sainteté de la famille. Hélas, que je l'aie compris
ou non, j'ai presque renoncé à appeler Dieu dans notre maison.
La vérité que je viens de signaler a, selon moi, le
caractère de l'évidence. Comment accepter l'union extérieure si
l'union intérieure n'existe pas? Comment se passer de la communauté
des convictions fondamentales, lorsqu'il s'agit de tout l'avenir,
temporel et éternel?
Et cependant cette vérité évidente est une de celles qui
excitent le plus de colères. Je ne m'en étonne pas. On nous passe nos
croyances, tant qu'elles sont d'une nature innocemment mystique, tant
qu'elles ne gênent rien et n'empêchent rien. Pourquoi nous contrarier
pour si peu de chose? C'est une faiblesse qui ne fait tort à personnel
Mais dès que nos convictions entrent dans la sphère des faits et
entravent les combinaisons de famille, le monde s'irrite contre cette
religion qui ne sait pas se contenter d'émotions douces, qui cesse
d'être accommodante et exige des sacrifices. Qu'y faire ? Le
christianisme facile n'est pas le christianisme. Il y aura toujours
une sainte étroitesse à maintenir coûte que coûte, sous peine de
tomber dans ce qu'il y a de moins respectable au monde, la dévotion
impuissante et sentimentale.
Mais plus nous tenons à la sainte étroitesse de
l'Évangile, plus nous repoussons l'étroitesse du pharisaïsme; je tiens
à le dire, afin qu'on ne puisse s'y tromper. Non, je ne songe pas,
Dieu m'en garde, à envelopper le nouveau couple qui va se former dans
les tristes filets des formes reçues, du sérieux de convention, des
pratiques passées à l'état de loi. Il n'est pas question de se juger
l'un l'autre d'après la conformité plus ou moins grande à un type de
sainteté prétendue, que les apôtres ne connaissaient pas. Les allures
sont-elles franches, indépendantes, originales et vraiment
individuelles? La manifestation de la foi est-elle autre chose que la
récitation des formules consacrées ? N'y a-t-il ni jargon, ni
uniforme? tant mieux! Loin de vous effrayer de ces révoltes contre
certains usages, réjouissez-vous d'avoir rencontré un caractère, et
soyez sûr que des croyances aussi personnelles rie sauraient manquer
de réalité et de saveur.
Prenons garde au formalisme ; les meilleurs s'y laissent
prendre parfois. Nous avons la manie de l'alignement; il faut marcher
comme à la parade, partir du pied gauche et ne pas dépasser son chef
de file. Survient-il quelque chrétien simple, vrai,
qui trouble l'ordre du régiment, nous nous inquiétons volontiers,
C'est un homme à discipliner; et nous le disciplinerons peut-être si
bien, que dans quelque temps il ne sera plus lui ; ses saillies vives,
ses gaîtés auront disparu; bon gré mal gré, il aura revêtu la casaque
d'ordonnance.
Au point de vue du mariage, ceci est plus important qu'on
ne saurait croire. Il faut avertir ceux qui confondraient la forme et
le fond, il faut signaler le naturel, comme un signe, précieux entre
tous, de cette droiture de coeur que réclame l'Évangile.
Qu'est-ce, en effet, que le naturel, sinon l'une des
formes de la sincérité? L'affectation, quelle qu'elle soit, est
toujours plus ou moins un mensonge. Lorsque notre langage, pour se
mettre au ton convenu, dépasse la mesure de nos sentiments, lorsque
notre visage revêt une expression qui n'est pas celle de nos
impressions actuelles mais celle que commande le milieu où nous nous
trouvons, nous manquons de vérité.
La famille chrétienne, et ce n'est pas son moindre mérite,
est appelée à devenir parmi nous la gardienne du naturel. Là, tout
ramène au vrai; là, il est impossible de poser ; là, nous ne faisons
illusion à personne, et, grâce à la tendresse fidèle qui nous aime
assez pour ne pas aimer nos défauts, nous cessons de nous faire
illusion à nous-mêmes.
Aussi n'a-t-on jamais manqué de ruiner ou d'affaiblir la
famille, lorsqu'on s'est mis à fabriquer des uniformes religieux. La
vie de famille est et sera jusqu'au bout une bonne et simple vie,
selon le modèle que Dieu a créé. Cela n'est ni alambiqué, ni compassé,
ni exceptionnel, ni admirable à première vue; cela semble à la fois un
peu mondain et un peu vulgaire.
Mais allez au-delà de l'apparence, suivez le couple
chrétien dans l'accomplissement de cette tâche journalière qui
l'empêche peut-être de fraterniser au dehors autant que le voudraient
certaines routines pieuses, et vous verrez ce qu'il y a de sérieux
dans le service de, Christ tel qu'il se produit auprès du foyer. C'est
précisément l'étude que nous avons entreprise. Elle Vous fera toucher
de nos mains les rapports, si profonds, si
constants, si nécessaires, de la famille et de l'Évangile.
Nous comprendrons alors, mieux que je ne pourrais certes
le démontrer en cc; moment, que la famille a besoin de reposer sur
l'accord religieux des deux époux, que le christianisme qu'elle
réclame n'est pas un christianisme au rabais, un christianisme
mondanisé, dispensé des efforts et des sacrifices, indulgent à nos
vices ou à nos faiblesses.
Et nous comprendrons mieux aussi que le christianisme
exigeant n'est autre que le christianisme sans apparat, celui de la
vie de tout le monde. Être chrétien dans la famille, voilà ce qui est
difficile et ce qui est grand. L'extraordinaire de l'Évangile, c'est
surtout dans la sanctification des choses ordinaires qu'il me frappe.
Il y a là une séparation d'avec le monde qui exige plus mille fois,
qui a plus de réalité, qui brise plus de résistances, qui enfante plus
de progrès que la conformité à tel usage, la soumission à telle règle,
l'accomplissement de telle pratique.
Je ne déclare pas la guerre aux pratiques ; il est des
règles de la conduite extérieure que je trouve excellentes,
et notre rupture avec le monde nous interdit certaines choses, rien de
moins contestable ; mais l'oeuvre essentielle est celle du dedans, et
j'ai tenu à lui donner son rang suprême au moment où nous nous
occupons de la formation des nouveaux couples. Il n'est pas rare de
rencontrer des chrétiens qui se croiraient perdus s'ils s'écartaient
en rien de l'attitude convenue, et qui se font peu de scrupule de
négliger les devoirs vulgaires de la famille. Ce qui est rare, à mon
avis, ce sont les bons époux, les bons pères, les hommes qui rendent
heureux leurs alentours, qui sont tendres, qui font des sacrifices,
qui se donnent la peine d'être aimables, qui ne reculent pas devant
les difficultés de l'existence journalières qui prennent leur part du
faix, des inquiétudes et des douleurs, qui travaillent à vaincre leurs
défauts, qui s'efforcent de faire aimer Dieu dans leur maison, qui
cherchent à remplir, au dedans comme au dehors, la magnifique mission
de la famille chrétienne.
Maintenant le couple existe, et nous allons suivre des
yeux son histoire. Histoire dont les éléments ne varient guère, quoi
qu'on en dise, car le coeur est le même partout ; or, les événements
ont bien moins de place que le coeur dans notre vie. Je ne nie pas, à
Dieu ne plaise, la partie accidentelle de nos destinées, je ne nie pas
des inégalités devant lesquelles notre âme demeure éperdue et ne se
rassure qu'en remontant jusqu'au juste Juge qui saura tenir compte de
tout ; je vois ici des grâces qui ne sont point là; je vois chez les
tins des périls, des sollicitations au mal, des tentations en quelque
sorte héréditaires qui semblent s'attacher à eux dès l'enfance, et
chez les autres des exemples, des tendresses, des vigilances qui les
environnent comme d'un rempart protecteur. Cependant la contrainte
absolue n'est nulle part: on peut échapper au mal, et l'on y échappe ;
ou peut échapper au bien, et l'on y échappe aussi. Pour l'observateur
attentif un drame intime et bien tragique se joue au fond de chaque
coeur, et elle demeure vraie, toujours vraie, cette parole de
l'Écriture : « Du coeur jaillissent les sources de la vie. »
C'est dans ce sens et dans cette mesure que je puis,
écartant ce qui est accidentel, esquisser un tableau conforme à la
plus exacte réalité. On a son,vent ri du mot si connu : Tutto il mondo
è fatto come la nostra famiglia. Or, Arlequin n'avait pas tout à fait
tort ; en regardant chez nous, nous sommes sûrs de découvrir ce qui se
passe chez autrui : les âmes se ressemblent, les besoins, les devoirs,
les propensions mauvaises se ressemblent, et Dieu, qui pourrait en
douter? ne laisse personne sans occasions et sans,
Entrons donc sous ce toit. Le nouveau couple s'y est
installé ; c'est son nid ; il est à lui, rien qu'à lui. Le mari et la
femme ont quitté l'un et l'autre la maison paternelle.
Il importe qu'il en soit ainsi. Quand on marie sa fille,
ou la donne; quand on marie son fils, on le donne. Le sacrifice, sans
doute, est immense dans les deux cas. c'est la jeunesse qui nous
quitte, c'est un vide qui se "ait à notre foyer ; rien ne remplacera
cet être chéri que nous avions couvé depuis sa naissance ; il faudra recommencer
la vie sans lui, même s'il ne s'éloigne pas beaucoup; le silence de
nos demeures au lendemain de la noce laisse une impression qui ne
s'efface point. Mais que faire? Tel est notre métier de parents. Ce
n'est pas notre premier sacrifice, et Il n'en est pas qui soit plus
nécessaire.
Dieu l'a voulu dans sa sagesse : « l'homme quittera son
père et sa mère. » N'allons pas perfectionner l'oeuvre de Dieu. Le
mariage à deux, voilà ce qu'il ordonne et ce qu'il bénit; le mariage à
trois, à quatre, à cinq, ne serait plus du tout la même chose.
Il faut bien commencer, quand on veut bien continuer et
bien finir ; or une famille nouvelle ne se commence bien qu'à deux.
Alors chacun prend son rôle et sa place, alors les responsabilités
naturelles se présentent, alors les devoirs sont simples. N'allons pas
les compliquer; ne surchargeons pas les époux d'un poids où s'userait
bientôt l'élasticité de leur jeunesse. Dans l'accomplissement des
devoirs légitimes nous sommes toujours soutenus ; si difficiles
soient-ils, l'effort qu'ils réclament nous est bon et contribue à
notre santé morale. Mais quand il s'agit de devoirs artificiels,
ajoutés par la main des hommes, ne comptons plus sur les bénédictions
d'en haut et ne nous étonnons pas si nous succombons aux lassitudes
mauvaises, aux impatiences, aux découragements.
Il est des circonstances exceptionnelles où les époux,
cela va sans dire, n'auront garde de s'établir seuls. Ce père veuf,
cette mère veuve, s'ils ne sont pas environnés d'autres enfants,
auront leur place marquée au jeune foyer; ils y seront aimés, choyés,
vénérés, et comme il y a, je le répète, une bénédiction dans
l'accomplissement de tout vrai devoir, la nouvelle famille s'enrichira
de ce qui l'accroît ainsi, elle en sera plus heureuse et meilleure.
D'ailleurs sa nature essentielle n'en sera Pas modifiée,
elle ne cessera pas d'être an couple et ne deviendra pas une tribu
patriarcale. Le père, la mère, ainsi recueillis avec amour,
respecteront l'indépendance du mariage et ce que je ne crains pas
d'appeler le tête-à-tête nécessaire de leurs enfants. Les vrais époux
n'ont pas de confidents : ils n'ont rien à raconter à personne de ce
qui touche à leur intimité ; personne n'est appelé à connaître ou à
juger leurs différends s'il y en a. Leurs relations
seraient métamorphosées et profanées, le jour où ils auraient
introduit un tiers, quel qu'il fût, dans le sanctuaire de leur vie à
deux. Souvenons-nous des paroles ravissantes du Cantique : « Ma soeur,
mon épouse, tu es un jardin clos, une source close, une fontaine
cachetée. »
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