Depuis plusieurs années je réfléchis au sujet de cette étude, et plus
j'y réfléchis, plus la famille me semble occuper en toutes choses la
position dominante. Qu'il s'agisse de politique, d'organisation
sociale, de bonheur, de morale ou de religion, toujours la famille
reparaît au premier rang; c'est elle, toujours elle, qui tient dans
ses mains les solutions.
J'espère le prouver jusqu'à l'évidence, si Dieu me donne
la force d'achever les trois ouvrages dont j'ai réuni les matériaux et
qui doivent porter les titres suivants :
HISTOIRE DE LA FAMILLE;
ÉTUDES LITTÉRAIRES SUR LA FAMILLE;
LA FAMILLE ET LA QUESTION SOCIALE (1)
Mais avant d'écrire ces livres, qui seront un peu faits avec d'autres
livres, J'ai voulu me donner la joie d'en écrire un sous la seule
dictée de mon expérience la plus intime, de ma foi et de mon coeur.
Quelle jouissance d'écarter les notes, de laisser la bibliothèque en
repos, de prendre une belle rame de beau papier blanc et de se laisser
aller au courant de ses pensées ! Ici ma jouissance a été double, car
avant d'écrire j'ai parlé, et quelques-uns des auditeurs bienveillants
de mes conférences de Genève reconnaîtront sans doute, dans les pages
que je viens leur offrir, la trace de nos libres entretiens. J'ai
lâché de m'en souvenir et de retrouver çà et là, dans le second volume
surtout, une partie de mes émotions d'il y a deux ans.
Je vais donc affirmer avant d'argumenter, montrer avant
de démontrer. Est-ce permis? Je n'en sais rien et je m'en inquiète
peu. Essayons une fois de substituer la synthèse à l'analyse et
d'aller tout droit à la contemplation de ce qui est bon, sans passer
par l'élimination laborieuse de ce qui est mauvais. Un coup d'oeil
jeté sur l'idéal nous révélera peut-être des choses qu'aucun
raisonnement, qu'aucune recherche historique ne nous aurait apprises.
Je voudrais aujourd'hui présenter au lecteur la famille
telle qu'elle doit être, telle qu'elle peut être ; ajoutons, telle
qu'elle est, car ces affections profondes, ces nobles félicités, ces
saintes douleurs ne sont pas des tableaux d'imagination: je ne décris
que ce que j'ai vu et ce que chacun a vu comme moi. Il ne sera pas
inutile de nous être arrêtés devant un pareil spectacle, pour
interroger ensuite les annales humaines, pour y chercher cette
famille-là, et poser ainsi, en face des faits et des idées, des
littératures et des lois, des crimes et des misères de tous les temps,
les vastes questions que nous sommes appelés à résoudre.
Au Rivage, le 11 février 1865.
.PREMIÈRE PARTIE
CE QU'EST LA FAMILLE
Commencerai-je un livre comme celui-ci par une définition? Je n'ai
garde. Pour cette fois, pour cette fois seulement, entendons-nous
bien, je prends l'engagement d'écarter toute pédanterie scientifique.
Au lieu de définir la famille, regardons-la.
Deux époux qu'unit un indissoluble lien et qui s'aiment
de cet amour unique au monde où tout est passion, respect, pureté ;
des enfants élevés à l'école de la tendresse, de l'obéissance et du
devoir; parfois un grand-père, une grand'mère, débris vénéré de
l'ancienne famille qui a cherché un refuge dans la nouvelle; peut-être
quelques serviteurs qui sont de la maison et qui le savent, voilà la
vraie, la bonne famille, celle qui est rare mais qui existe, et dont
nous avons à coeur de parler.
Cette famille se sent une et solidaire; c'est un être,
c'est une personne; elle souffre et elle jouit, elle avance et elle
recule, elle a une responsabilité collective, elle vit d'une vie
commune.
institution que celle-là! que c'est simple et que c'est
puissant ! Les vraies familles font du bien, au jour le jour, sans
bruit, par une influence insensible et d'autant plus profonde. Elles
nous sanctifie par la joie et par l'affliction ; elles pulvérisent peu
à peu notre égoïsme; elles mettent du devoir dans tous nos sentiments
et de la douceur dans tous nos devoirs. À qui n'a pas eu de vraie
famille, il manquera toujours quelque chose. Ceux qui ont respiré
cette atmosphère chaude et saine s'en ressentent jusqu'à la fin de
leur vie ; même à l'heure funeste où ils ont renié les traditions du
foyer, ils portent en eux un je ne sais quoi, tristesse, regret,
remords, ressouvenir, qui les sollicite en secret et leur parle de
retour.
Supprimez par la pensée la vraie famille, vous reculerez
épouvanté. Il faut que le type subsiste et se maintienne au travers
des imperfections qui l'altèrent. Le jour où ce type s'abaisserait,
nous tomberions au-dessous du niveau de la civilisation chrétienne.
Alors nous chercherions en vain cet asile où l'amour se
purifie, où la pensée de l'éternité se mêle à tout, où la femme prend
sa place et son rôle, où la soumission revêt aux yeux de l'enfant
l'aspect d'un devoir indiscutable, où le travail trouve son but et son
attrait, où chacun enfin se sent dans le droit chemin, dans la règle,
et apprend à ne pas séparer la conscience et le bonheur.
Je viens de nommer le christianisme, et le lecteur a
compris qu'à mes yeux la vraie famille c'est la famille chrétienne.
Est-ce à dire cependant que je refuse de voir partout ailleurs le bien
qui s'y trouve réellement?
À Dieu ne plaise ! Mais ceci demande une explication.
Ces familles qu'on nous cite et que nous admirons, ces
bonnes, tendres et pures familles qui ne sont pas chrétiennes, le sont
plus qu'elles n'imaginent.
Il y a du christianisme chez M. Cobbett; il y a du
christianisme chez M. Jules Simon ; le christianisme inavoué qui
réside au fond de notre société moderne et qui la fait vivre n'est pas
la moins glorieuse part de l'oeuvre évangélique. Les vertus des libres
penseurs sont une des gloires de notre foi.
D'où ou vient que nous savons tous aujourd'hui sur la
famille ce que ne savaient ni Socrate ni Aristote?
D'où vient que l'idée de supprimer la famille, cette idée
que la Grèce ne trouva pas trop étrange sous la plume de Platon,
provoquerait aujourd'hui une protestation universelle? D'où vient
qu'en laissant à part les nations soumises a l'influence de
l'Évangile, l'histoire ne nous montre que peuples polygames ou peuples
livrée, sans remords d'aucun genre, à une dépravation inouïe? D'où
vient que la femme a chez nous une place que
l'antiquité entière lui refusait, dans la Chine et dans l'Inde comme à
Athènes et à Rome: D'où vient que, maintenant encore, partout où
règnent le paganisme ou l'islamisme, les plus simples éléments de la
famille sont inconnus ? C'est que Jésus-Christ a révélé des vérités
dont tout le monde profite, même ceux qui font la guerre à
Jésus-Christ.
Dans ce sens (dans ce sens seulement) j'aurais pu ne pas
distinguer entre la famille chrétienne et celle qui ne l'est point,
car toute famille est un fruit du christianisme ; en écrivant :
famille chrétienne, je fais presque un pléonasme. La famille païenne
était corrompue en Grèce, dure à Rome; la famille païenne ignorait
l'amour; elle n'avait ni la mère que nous connaissons ; elle n'avait
rien de ce qui constitue la grandeur et la beauté de la vraie famille.
Le lecteur comprend maintenant comment il arrive qu'en
dehors de la foi vivante au Sauveur il existe de bonnes familles,
d'admirables familles. On y rejette l'Évangile, mais on en vit.
L'Évangile latent a une telle action ici-bas, que parfois
il est mieux compris, sous plusieurs rapports, par quelques-uns de
ceux qui lui obéissent sans le savoir que par quelques-uns de ceux qui
font profession de l'accepter. Je connais des familles étrangères à la
piété qui sont touchantes par le dévouement réciproque de leurs
membres, par le respect, par l'affection, par l'accomplissement simple
du devoir. Et je connais aussi, pourquoi ne pas le dire? des maisons
pieuses où tout sonne sec. Chacun semble y vivre pour soi; on y a
appris ni à supporter, ni à se sacrifier aimablement pour les autres,
ni à chérir avec expansion; il y fait froid ; on n'y a ni gaîté, ni
entrain ; on vient y soupirer ou y bâiller; on y remplit des devoirs
de dévotion qui semblent n'établir aucun lien véritable entre les
parents et les enfants, entre les maîtres et les serviteurs ; chacun
s'y trouve mal à l'aise ; aussi chacun s'en éloigne-t-il le plus
possible, ardent à chercher au dehors, dans des réunions religieuses.
dans des assemblées fraternelles ou ailleurs, ce qu'il n'a jamais
trouvé chez soi.
Ah, nous sommes tous gens en route; nul n'est arrivé.
Parmi les hommes qui rejettent l'Évangile il en est qui ont déjà fait
quelques pas; parmi les chrétiens il en est qui sont bien peu avancés.
Cela ne signifie pas, certes, qu'entre le rejet et l'acceptation de
l'Évangile il n'y ait pas un abîme : être ou n'être pas, appartenir à
Dieu ou au monde, avoir son trésor eu haut ou en bas, voilà la
différence. La nouvelle naissance est là tout entière, c'est-à-dire
l'humiliation suprême et le suprême relèvement, c'est-à-dire la
transformation la plus radicale qui puisse s'accomplir dans un coeur.
Toutefois il demeure vrai que tel chrétien est à certains égards
au-dessous de tel mondain.
Et il demeure pareillement vrai que l'oeuvre préparatoire
de Dieu se fait parfois sans qu'on s'en doute, que nous avons déjà du
christianisme dans nos âmes et dans nos vies à l'heure où nous nous
glorifions de ne pas en avoir dans nos systèmes.
Ceci est un encouragement pour tous. Un jour après
l'autre, un progrès après l'autre. « Si quelqu'un, disait
Jésus-Christ, veut faire la volonté de mon père qui est au ciel, il
connaîtra, au sujet de ma doctrine, si elle vient de Dieu ou si je
parle de mon chef. »
Essayer de faire, c'est une des voies qui nous amènent à
connaître Au bout des efforts généreux, Dieu peut mettre des
découvertes que nous n'avons ni poursuivies ni désirées. On cherche
les Indes, on aborde en Amérique.
Que chacun donc agisse selon sa foi. Parmi mes lecteurs,
il en est sans doute qui repoussent la Révélation comme une fable. Que
leur dirai-je? Deux choses: - D'abord, la Révélation n'est pas une
fable, mais la vérité par excellence et rien ne vous le montre mieux
que l'histoire de la famille. Ensuite, commencez par le commencement ;
tout en écartant le christianisme, tâchez de vivre chrétiennement en
famille. Je ne vous prends pas en traître, je vous avertis qu'à
pratiquer l'Évangile on court le risque d'y prendre goût. L'Évangile
finit par se faire aimer des âmes sérieuses; il vous conduira, je
l'espère bien, plus loin et ailleurs que vous ne comptiez aller.
Après ce que je viens de dire, personne ne se méprendra
sur ma pensée lorsque j'insisterai sur le caractère chrétien
de la vraie famille. S'il y a de mauvaises familles chez les
chrétiens, s'il y a de bonnes familles chez les mondains, ce sont là
des exceptions qui résultent d'une double inconséquence. La règle est
que la famille et la foi chrétienne marche ensemble, la main dans la
main.
Le nom ne suffit pas, il nous faut la chose. Or, comme
l'Évangile seul a voulu la famille, et non plus ces associations
provisoires et rabaissées dont on se contentait partout avant lui,
comme seul il a voulu des affections éternelles, une autorité qui ne
fût pas un despotisme, des bonheurs sanctifiés, il peut seul nous
fournir le type idéal vers lequel doivent tendre nos efforts.
Sous les toits où règne l'esprit de famille sans que Dieu
y ait sa place, j'ai beau faire, mon coeur est serré; il me manque
quelque chose. Si forts que soient les liens, le plus fort de tous
fait défaut. La famille sans Dieu, est-ce encore la famille? Est-ce
bien une famille, quand on n'a pas prié ensemble, espéré ensemble,
contemplé ensemble la maison paternelle et éternelle ?
Nulle part et en rien le fait naturel ne suffit ; il nous
faut la bénédiction de Dieu dans nos tendresses. - «toc seule chose
est nécessaire; » ah, ce mot de Jésus-Christ, qui revient à la pensée
à propos de tout et dont on admire toujours la profondeur, est
particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de la famille. La famille peut
se passer de prospérité matérielle, elle petit se passer des dons de
l'esprit et de divers avantages qui contribuent assurément au bonheur;
elle ne se passe pas de la chose nécessaire : il faut que son foyer
soit un autel, il lui faut la présence de Dieu. Il y a la distance du
ciel à la terre entre la famille la plus pauvre, la plus disgraciée,
la plus éprouvée, mais qu'unit une vraie foi, et la famille la plus
opulente, la mieux douée, la préservée des afflictions et des
angoisses, mais qui ne voit rien par-delà les horizons terrestres.
L'Union en Dieu ne se remplace pas ; ce que renferme de meilleur la
vie actuelle, c'est d'être le commencement de la vie à venir.
Mon affirmation n'est pas une preuve, je le sais.
Certaines vérités se prouvent-elles? Peut-on jamais faire autre chose
que dire : voilà ce que j'ai senti, voilà ce qui a
répondu aux besoins les plus profonds de mon âme, voilà ce dont je
vis, ce qui me rend heureux, ce qui me relève dans mes faiblesses, ce
qui console mes douleurs sans les effacer, ce qui grandit et multiplie
mes joies, voilà ce qui donne du prix à l'existence, du charme au
devoir; voilà ce qui fait qu'on aime mieux ; voilà ce qui transforme
nos maisons en sanctuaires, ce qui ennoblit les plus minces détails du
ménage, ce qui nous apprend (grande et douce science) à nous trouver
bien chez nous.
Qui n'en connaît de ces maisons bénies d'où s'échappe
comme un rayonnement de paix, d'activité bienfaisante et de bonheur
élevé? On sent qu'il fait bon y vivre, car il fait bon en approcher.
Ces maisons-là sont ma preuve. Qu'on y regarde de près, on verra que
l'Évangile y est à l'oeuvre. Et c'est là, non ailleurs, qu'apparaîtra
pour l'observateur impartial le beau idéal de la famille.
Vous le niez? Hé bien, avançons. Je ne suis pas d'humeur
à discuter aujourd'hui; je préfère examiner avec vous; nous ferons
ensemble notre enquête; nous irons nous asseoir
ensemble auprès du foyer; nous interrogeons le père, la mère, les
enfants; nous les suivrons dans le détail de leur existence aux heures
lumineuses et aux heures sombres, nous observerons ce qui se passe;
et, sans avoir rien débattu, sans avoir posé de thèses, nous
arriverons, sûr, à la même conclusion. Partout où la famille, se
présente dans sa beauté, partout où la santé morale s'affermit, où
l'existence s'offre à la fois sous son aspect austère et sous son
aspect charmant, partout où se trouvent réunis le progrès, les lattes
viriles, la tendresse, la vigueur, les bonnes gaîtés, les tristesses
profondes accompagnées des vraies consolations, le bonheur élevé enfin
et le grand apprentissage de la vie, vous verrez que ces gens qui
s'entraident et qui s'aiment ploient ensemble les genoux.
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