HUDSON TAYLOR
QUATRIÈME PARTIE
SHANGHAI ET LES
PREMIERS VOYAGES
1854-1855
(de vingt-deux
à vingt-trois ans)
CHAPITRE 23
Une vision de l'oeuvre de sa vie
mai 1855
La joie de prêcher Christ là
où Il ne l'avait pas encore
été s'était maintenant
emparée d'Hudson Taylor. Les deux derniers
voyages en particulier l'avaient amené sur
un sol complètement neuf. Il avait
trouvé des auditeurs attentifs dans des
endroits où l'Évangile n'avait encore
jamais été proclamé.
C'était une nouvelle expérience, une
grande expérience pour le jeune
missionnaire, et elle détournait son coeur
d'autres préoccupations moins importantes.
Les projets et les espérances relatifs
à l'installation de la Mission à
Shanghaï passaient au second plan. Il avait
éprouvé combien il est doux
d'annoncer l'amour du Sauveur à ceux qui
n'en ont encore jamais entendu parler, et cette
oeuvre le réclamait de plus en plus.
Il n'en désirait pas moins une
installation fixe, qui lui servirait de quartier
général et de lieu de repos, mais il
commençait à souhaiter que ce ne
fût pas dans un des ports ouverts aux
Européens. Comme il n'avait toujours aucune
réponse du Comité, les
tournées d'évangélisation
étaient pour lui une porte
providentiellement ouverte. On savait maintenant
combien il était qualifié pour cette
oeuvre. La Société Biblique
Britannique et Étrangère lui avait
offert, non seulement de lui fournir autant de
livres qu'il pourrait en distribuer, mais encore de
se charger de la plus grande partie de ses frais de
voyage.
Annonçant à M. Pearse son
départ pour une sixième
tournée, Hudson Taylor lui disait :
La révolte a rendu chose ardue
l'accès de l'intérieur. Mais la
Parole de Dieu doit y pénétrer. Et
pour la répandre, nous ne devons pas
être arrêtés par de petits
obstacles.
J'ai confiance que vous prierez
beaucoup pour nous. Nous avons bien des
épreuves, et Satan ne lâche pas
facilement ceux qui attaquent ses forteresses.
Demandez à Dieu que nous soyons
gardés du mal,
spirituellement aussi bien que
physiquement, et que le seul désir intense
de nos coeurs nous soit accordé: que nous
soyons utiles.
Sixième Voyage (mai 1855)
Il partit pour ce sixième voyage, tout
seul, le 8 mai, et n'en revint que le 1er juin. Son
but était de pénétrer dans
l'intérieur jusqu'à Nanking, le
quartier général de la révolte
des Taï-ping. En fait, il remonta le Yangtze
et explora la côte sud et ses principaux
affluents sur près de trois cent vingt
kilomètres. Il prêcha dans
cinquante-huit villes ou grands villages, dont
cinquante et un n'avaient jamais été
visités par un missionnaire protestant. Il
s'avança jusqu'à quatre-vingt-dix
kilomètres de Chinkiang, où les
rebelles étaient établis, et
parcourut en tout sept à huit cents
kilomètres.
Voyage solitaire et vraiment courageux
après les expériences faites
récemment à Tungchow. À tout
instant, il eût pu être pris,
torturé, ou même mis à mort
comme espion étranger, d'autant plus qu'il
outrepassait les droits accordés par le
Traité et n'eût pu se réclamer
de son Consul, ni des autorités locales. Il
courait un véritable danger dans les
endroits où l'on n'avait jamais vu le
costume européen. Mais il s'en remettait
à Dieu et Dieu était avec lui et le
protégeait. Il se révélait
à lui, Il lui dévoilait Ses
plans.
De longues années plus tard, dans
un autre voyage - son dernier sur le grand fleuve
-, Hudson Taylor arpentait le pont du navire avec
les auteurs de ce livre ; il s'arrêtait
parfois et fixait ses regards sur les collines qui,
ici et là, bordent la côte sud.
Soudain, il s'écria : « Je voudrais
pouvoir vous raconter cela. C'était par ici.
Je ne puis me rappeler exactement l'endroit ».
Le voyant troublé par quelque souvenir, nous
attendîmes en silence. Mais cinquante ans
avaient passé sur ces
événements dont la pensée le
remplissait encore de tant de joie et
d'émotion. Il ne put trouver de mots pour
exprimer ce qu'il ressentait. Il essaya, sans y
réussir complètement, de nous dire ce
qui s'était passé entre son âme
et Dieu. C'était là, sur l'une ou
l'autre de ces hauteurs, que la chose avait eu
lieu. C'était peut-être une
révélation de son oeuvre à
venir ; un appel au don suprême de soi pour
la vie à laquelle le
Seigneur le destinait. Et l'influence de cette
heure persistait.
Le temps manque pour commenter ce
sixième voyage, mais il faut
néanmoins donner une idée de son
caractère général. Sur les
bords des rivières qui se déversent
dans le vaste estuaire du Yangtzekiang, le
missionnaire se trouva à portée de
nombreuses villes et bourgades. Les plus
importantes furent visitées en remontant le
fleuve. Ici et là, il pénétra
dans des localités et des centres de
commerce très actifs, où beaucoup de
portions des Écritures purent être
distribuées. Mais dans les innombrables
villages environnants, bien peu de gens savaient
lire et Hudson Taylor comprit combien, dans
l'évangélisation de la Chine, une
large part revient à la simple
prédication et à l'enseignement
individuel de la vérité.
Son journal donne une image de son
labeur incessant et révèle aussi ce
que représente la solitude au milieu de
besoins si écrasants. En voici quelques
extraits :
Vendredi 11 mai 1855. Debout à
6 heures du matin. Grâce à la
marée, nous sommes remontés le
Yangtze jusqu'à la crique des Huit Temples,
où nous sommes entrés. Là,
après avoir cherché la
bénédiction du Seigneur, je descendis
à terre et fut rapidement entouré par
soixante ou quatre-vingts personnes qui n'avaient
encore jamais vu d'étranger. Je leur
prêchai la bonne nouvelle du salut avant de
me rendre à une ville appelée
Liuhochen. Le chemin était affreusement
sale, et bien que la distance ne fût que de
trois kilomètres et demi, elle me sembla au
moins deux fois plus longue.
En arrivant, je trouvai des
magasins bien installés et de nombreuses
personnes intelligentes. Comme d'habitude, les
livres furent très demandés. La
population de cette ville est d'au moins vingt
mille âmes. Elle n'avait jamais entendu la
Parole du Dieu vivant. Je distribuai beaucoup de
portions des Écritures, ainsi que des
traités, et serais volontiers resté
plus longtemps si le temps me l'avait
permis.
Tout en me dirigeant vers la
ville suivante, Huangking, je ne pouvais
m'empêcher de me sentir triste et abattu.
Où qu'on aille, villes, villages, avec leur
population dense, n'ont, pour ainsi dire, jamais
entendu parler du « seul Nom qui ait
été donné aux hommes par
lequel, nous puissions être sauvés
». Une visite rapide, une distribution de
traités, quelques messages, après
quoi l'on part pour la localité prochaine.
C'est presque comme si l'on ne faisait rien pour ce
peuple. Et cependant, si cette manière
d'agir n'est pas adoptée, comment ceux qui
sont plus éloignés entendront-ils une
fois le message ? C'est la Parole de Dieu que nous
laissons derrière nous, semence vivante qui
ne peut être sans fruit, car Celui dont elle
découle a dit : « Ma parole...
ne retournera pas à moi
sans effet, mais accomplira mon bon plaisir et
prospérera dans les choses pour lesquelles
je l'ai envoyée. »
Nous ne voyons pas de fruits
immédiats et il faut une foi solide pour que
le coeur ne chancelle pas. À
côté de cela, j'éprouve quelque
nervosité depuis que nous avons
été si brutalement traités
à Tungchow, ce qui était une
expérience nouvelle. Le fait d'être
seul n'atténue pas ce sentiment... Je me
rappelle toutefois Sa fidèle promesse :
« Ceux qui sèment avec larmes
moissonneront avec chants de joie » et «
Celui qui avance et pleure en portant la
précieuse semence reviendra avec joie,
portant ses gerbes avec lui...
»
J'arrivai à Huangking
à 4 heures de l'après-midi, affaibli
et lassé parce que je n'avais rien
mangé depuis le matin. je priai Dieu de
m'aider dans la distribution de mes livres et de me
donner un message pour le peuple.
Ma prière fut
exaucée en vérité; j'eus de
telles demandes que si ma provision de livres avait
été quatre fois plus grande, j'aurais
pu la distribuer facilement à tous ceux qui
savaient lire. Quand j'eus achevé, je
pénétrai dans le temple où se
trouve la pagode et y trouvai une quantité
de boîtes à encens en train de
sécher. À côté du temple
il y avait un couvent, d'où sortit une
nonne, à l'air très distingué,
qui parut s'amuser beaucoup en voyant mon costume
européen. Les gens me suivirent dans la cour
et, quand quelques centaines d'indigènes
furent rassemblés, je leur demandai s'ils
désiraient que je leur adresse un message.
On m'apporta une chaise sur laquelle je montai et
prêchai « Jésus, et Jésus
crucifié ». Ils écoutaient avec
une attention soutenue et quand j'eus fini beaucoup
demandèrent des livres et
s'informèrent si je reviendrais leur en
apporter d'autres encore. Je ne pus que leur
conseiller de se passer les uns aux autres ceux que
j'avais donnés et demander que Dieu leur
donnât de comprendre et d'accepter ce qu'ils
avaient déjà entendu.
Quand je quittai les lieux, bien
des gens me suivirent en me donnant toutes sortes
de preuves d'amitié. Je ne pus qu'être
frappé du contraste entre mon arrivée
et mon départ car, lorsque j'entrai dans la
ville, les habitants se sauvaient comme devant une
bête féroce. Il me fut très
encourageant de voir cet intérêt et de
savoir que cette ville possédait maintenant
l'Évangile de la grâce de Dieu que,
jusqu'à ce jour, elle ne connaissait
pas.
Le dimanche 21 mai, jour
anniversaire de sa naissance, le jeune missionnaire
atteignit l'île de l'Herbe Verte. Il y
prêcha l'Évangile dans deux villes et
un grand village à des auditoires bien
disposés. Vers le soir, on le conduisit
auprès d'un malade auquel il donna quelques
remèdes simples. La nouvelle se
répandit rapidement et, avant qu'il
eût regagné son bateau, une centaine
de personnes s'étaient de nouveau
rassemblées, dont la moitié au moins
souffraient de maux qu'il pouvait soulager. Bien
qu'il fût fatigué
et eût faim, il fut heureux de se mettre
à l'ouvrage et de distribuer des
médicaments, et il put ainsi soigner
quarante à cinquante patients. Cela lui
ouvrit naturellement bien des portes et des coeurs,
et le reste de la semaine se passa dans l'île
ou sur la côte qui était en
face.
Il monta l'un des jours suivants sur
la montagne la plus élevée qu'il
eût jamais vue encore en Chine, et put
contempler un panorama immense. Son journal ne dit
pas combien de temps il resta là, en
silence, et quelles furent les pensées qui
remplissaient son esprit. Le coup d'oeil
était splendide et ne pouvait qu'exciter sa
sympathie pour ce vaste pays qui s'étendait
à ses yeux. Nous ne savons si c'est dans ce
lieu, à cette heure, que la vision de
l'oeuvre de sa vie lui fut accordée. Il
était absolument seul, il avait vingt-trois
ans et s'était lancé dans une oeuvre
de pionnier dont il désirait connaître
le développement. De toute façon,
c'était une occasion nouvelle de se
consacrer à l'oeuvre et au Seigneur qu'il
aimait. Et l'on peut être certain que, devant
des besoins aussi accablants, des aspirations plus
profondes et une prière plus intense se
formèrent en lui.
Certainement, bien des principes
appliqués plus tard dans la Mission peuvent
être observés à l'état
embryonnaire dans ce voyage. L'esprit qui anime
Hudson Taylor est tout particulièrement
digne d'être noté quand on lit entre
les lignes de son journal. Ainsi :
Vu quelques malades, puis partis
pour la côte, où nous avons
abordé avec des livres à distribuer.
Après en avoir donné dans la petite
ville de K'iant'u, nous avons visité un
grand nombre de villages et mis la Parole de Dieu
entre les mains de tous les maîtres
d'école que nous avons pu voir. De retour au
bateau à six heures du soir, j'ai vu
différents malades, puis nous sommes partis
avec la marée. Toute la journée, en
me rendant de lieu en lieu, fatigué et
mouillé de sueur, j'étais
rafraîchi par la pensée que le
Seigneur Jésus s'était certainement
trouvé souvent dans le même cas; car
Il parcourait aussi un pays chaud...
Oui, Il a vécu, Lui aussi,
parmi des foules de gens malades et souffrants et
n'a pu échapper à la fatigue et aux
privations, pas plus qu'à la monotonie et
aux découragements de la vie missionnaire.
Il a connu l'isolement, la solitude d'une vie qui
fut privée de toute compréhension
à l'égard de ses besoins les plus
profonds, de ses aspirations les plus
élevées. Pas une de vos larmes, pas
une de vos angoisses ne Lui est
inconnue. Elles sont la « communion de Ses
souffrances ». Est-ce que cela ne transfigure
pas les heures les plus sombres, et n'ôte pas
leur aiguillon aux humiliations les plus
amères? Il a souffert de la même
manière, et dans toute
l'éternité cette sympathie profonde
subsistera entre votre coeur et le Sien. Il partage
avec vous quelque chose de plus intime et de plus
merveilleux que Sa gloire et que Sa
joie...
Connaissant le coeur de Son
serviteur, Il lui accordait des moments de
réconfort : un jour de pluie tropicale qui
l'empêchait de sortir ; une maladie lui
donnant l'occasion de se reposer et de prier ; une
rivière grossie ou un dimanche interrompant
son voyage dans quelque endroit tranquille ; et,
dans ces heures de répit, son âme
était rafraîchie par la communion avec
Lui.
C'est ce qui arriva, le dernier
dimanche de son voyage, le 27 mai, après une
terrible tempête, comme en font foi ces
lignes de son journal :
J'ai eu beaucoup de joie à
lire et à prier dans ma cabine et j'ai senti
une confiance renouvelée en Celui qui nous a
amenés jusqu'ici.
Lorsqu'il revint à
Shanghaï, le 1er juin, après avoir
essuyé encore plusieurs ouragans, il avait
distribué sans dommage plus de deux mille
sept cents portions de l'Écriture et
traités.
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