HUDSON TAYLOR
DEUXIÈME PARTIE
LES ANNÉES DE
PRÉPARATION BARNSLEY ET HULL
1850-1852
(de dix-sept
à vingt ans)
CHAPITRE 9
Afin que je gagne Christ...
mai-décembre 1851
(dix-neuf ans)
Le Dr Robert Hardey jouissait d'une grande
considération dans la ville de Hull,
à la fois pour sa valeur professionnelle et
pour le sérieux de ses convictions
chrétiennes. C'était un des
médecins les plus occupés de la
ville, professeur à l'École de
médecine. Il savait se faire aimer des
enfants et des pauvres qui remplissaient son
dispensaire, aussi bien que de ses malades les plus
riches. Il excellait à égayer ses
patients et à leur montrer toujours le bon
côté des choses. Et mieux encore, dans
les souffrances où la médecine est
impuissante, il savait comment apporter aide et
guérison à l'âme.
Sa maison de la rue Charlotte, l'un des
quartiers les plus aristocratiques, était
très luxueuse. Hudson Taylor travaillait
dans la clinique, située de l'autre
côté du jardin. Vite, ses
qualités d'ordre, son désir de
s'instruire, sa bonne volonté et la douceur
de son caractère firent naître entre
le docteur et lui de très cordiales
relations, qui s'approfondirent par la suite et les
amenèrent souvent à prier
ensemble.
Mais la vie qu'il menait dans cette
maison n'était pas sans inconvénients
pour sa préparation missionnaire. Elle
était trop confortable et trop facile pour
lui. Dans une tout autre partie de la ville, dans
un milieu totalement différent, il y avait
une petite « chambre de prophète
», sans confort aucun, où Hudson Taylor
ne trouverait ni luxe, ni compagnie, mais
où, seul avec Dieu, il pourrait vivre une
vie austère, plus virile. Moïse dans le
désert, Joseph dans la prison du Pharaon,
Paul dans la solitude en Arabie, connurent cette
mise à l'écart et en sortirent pour
faire de grandes choses, parce qu'ils
étaient revêtus de la puissance de
Dieu. C'était l'existence qu'il lui fallait
et vers laquelle la main de Dieu
le dirigeait. Il ne l'aurait pas choisie
lui-même, mais le Seigneur l'avait en
réserve pour lui et fit en sorte que les
circonstances l'y conduisissent. Il y trouva dans
le renoncement à soi-même et la croix
de chaque jour, une communion avec le Maître
que rien d'autre n'eût pu lui
procurer.
Le Dr Hardey ne pouvant continuer de le
loger, Hudson Taylor alla d'abord s'installer dans
la jolie demeure de sa tante, Mme Richard Hardey,
qui n'avait pas d'enfants et était heureuse
de prendre son neveu en pension. C'était un
premier pas vers le logis beaucoup plus
simple.
Malgré tout, il n'était
pas délivré de son
anxiété et de ses incertitudes. La
vie s'ouvrait devant lui ; et, loin du cadre
familier de son enfance, obligé pour la
première fois de suffire à ses
besoins, il sentait plus que jamais combien sa
situation était sérieuse. Il lui
semblait qu'il était bien loin de pouvoir
réaliser son espoir d'aller en Chine.
Malgré son désir de se mettre au
courant des choses médicales, ses
occupations auprès du Dr Hardey lui
laissaient bien peu de temps pour étudier,
et lui montraient aussi combien il était
loin du but qu'il se proposait. L'appel de Dieu
brûlait en lui, comme un feu. Il pensait sans
cesse aux âmes qui se perdaient en Chine.
jour et nuit, il retournait le même
problème : comment se préparer pour
l'oeuvre de sa vie ? Dans sa jeunesse et son
inexpérience, il ne voyait venir aucune
réponse. Combien il était dur
d'attendre, patiemment, et de compter sur Dieu
seul. Au fond, il se reposait dans le Seigneur,
comme avant de quitter Barnsley, certain qu'Il
agirait. Toutefois, le paisible dispensaire fut
témoin de plus d'une heure
d'anxiété, mais aussi de combien
d'heures de prière!
Son trouble intérieur avait
peut-être encore une autre cause
n'était pas en harmonie avec Dieu au sujet
de ses affections les plus intimes. Il ne
reconnaissait pas que toute pensée, dans ce
domaine-là aussi, doit être soumise
à Jésus-Christ. Il donnait beaucoup
trop de lui-même à celle qui, un an et
demi auparavant, était entrée dans
son existence comme une vision de lumière et
de beauté. Maintenant qu'il la rencontrait
plus souvent, son amour avait grandi et
était devenu trop fort pour lui, surtout
depuis qu'il avait la certitude d'être
aimé en retour.
Et cependant il sentait, peu à
peu, que la vie de la jeune fille n'était
pas entièrement livrée à Dieu.
Il était conscient du fait
que son influence s'opposait à un avenir
qu'elle ne voulait pas envisager. « Devez-vous
aller en Chine ? », lui demandait-elle
parfois, d'un ton qui voulait dire : « Comme
il serait plus agréable de rester ici et de
servir Dieu dans notre pays! » Il demandait
à Dieu avec ferveur qu'elle pût
arriver à partager sa vocation ; car rien,
pas même la perte de son amour, ne pourrait
l'empêcher de répondre à
l'appel divin. Mais comme il était
douloureux de la perdre juste au moment où
il semblait qu'elle pourrait être
gagnée! Comment admettre que leurs vies
dussent rester séparées? Cela
représenta bien des heures de luttes
douloureuses, dans lesquelles ne lui manqua pas le
secours de l'Ami qui sait prendre part à
tous nos chagrins.
Il fit heureusement à la
même époque d'utiles
expériences. C'est ainsi qu'il rencontra des
frères dans la foi qui purent l'amener
à une connaissance plus profonde de Dieu. Il
fut poussé à travailler pour les
autres, en aidant les pauvres et les malades et en
s'efforçant de gagner les plus bas
tombés. Enfin, il eut l'occasion de faire,
au moment de l'Exposition Universelle, un voyage
à Londres qui devait confirmer sa vocation
missionnaire. Ce furent là des
encouragements providentiels, destinés
à le soutenir dans les épreuves qu'il
traversait.
Il eut tout d'abord le bonheur de
pénétrer dans une communauté
chrétienne qui répondait parfaitement
à ses besoins. Peu avant son départ
de Barnsley, il avait quitté, par motif de
conscience, l'église dans laquelle il avait
été élevé. À la
suite d'un mouvement de réforme, ses parents
et lui se trouvèrent dans la
minorité. Ces luttes avaient amené
Hudson Taylor à étudier l'histoire de
l'Église et lui avaient montré les
limitations de tous les systèmes humains,
même des meilleurs. Il s'était
rattaché comme ses parents aux «
Réformateurs » qui prirent plus tard le
nom d'Église Méthodiste Libre
(1), mais il
commençait à se sentir uni par des
liens plus forts à tous ceux qui aimaient
sincèrement le Seigneur. À la
même époque, il avait suivi avec
profit les réunions de ceux qu'on appelait
alors les « Frères de Plymouth ».
Et maintenant, à Hull, il était
heureux de renouer des relations qui
s'étaient avérées si
profitables. La prédication, qui consistait
en explications approfondies de la Parole de Dieu,
répondait à ses
besoins. Il aspirait à une vision toute
nouvelle des choses éternelles, et la
présence de Christ était souvent si
réelle dans ces rencontres fraternelles que
c'était déjà le ciel sur la
terre. Il avait devant lui un avenir difficile, et
ces frères pouvaient lui proposer un
remarquable exemple de foi aussi bien pour les
choses temporelles que pour les choses
spirituelles. Ils étaient, en effet, en,
rapports étroits avec Georges Müller,
de Bristol, dont l'oeuvre, à cette
époque, prenait un développement
considérable. Il avait déjà la
charge de centaines d'orphelins, et demandait au
Seigneur l'argent nécessaire pour en
entretenir mille. En outre, convaincu que les temps
étaient venus où l'Évangile
devait être prêché à
toute nation, il soutenait de ses dons un grand
nombre de missionnaires et contribuait à
répandre la Bible dans les pays catholiques
ou païens. Cette oeuvre magnifique,
édifiée par un homme sans ressources
personnelles, par la foi en Dieu seul, sans aucun
appel, sans aucune garantie, était un
témoignage de ce que peut la prière
fervente. Elle fit à ce titre une grande
impression sur Hudson Taylor et l'encouragea plus
que toute autre chose dans la voie où il
allait s'engager.
Il y était poussé aussi
par la tâche qu'il avait entreprise dans un
quartier pauvre de la ville, derrière
l'Infirmerie Royale. Il y avait là des
cabarets et des garnis où la police n'osait
guère s'aventurer qu'en nombre. Les rixes
étaient fréquentes dans ces repaires
de la misère et du vice. Il fallait du
courage pour aller y prêcher
l'Évangile, mais ses connaissances
médicales et beaucoup d'amour et de
prières lui ouvrirent l'accès de plus
d'un coeur.
Les gens semblaient heureux de nous
voir, écrivait-il, et acceptaient de bonne
grâce nos traités. Nous allâmes
dans différents garnis. Dans l'un, Kester
lut la parabole de l'enfant prodigue et l'expliqua
quelque peu; dans un autre, je lus le 55e chapitre
d'Esaïe. Du monde entrait sans cesse et nous
finîmes par avoir quarante à cinquante
auditeurs. Kester prit aussi la parole. Dimanche
dernier, j'y suis retourné et j'ai eu un
grand sentiment de joie...
Je trouve qu'il est très
difficile de placer nos affections
complètement dans les choses
célestes. J'essaie d'être une
épître vivante du Seigneur; mais
lorsque je regarde au-dedans de moi, je suis
surpris parfois que Dieu ne me rejette pas.
J'essaie de soumettre ma volonté à la
Sienne, de dire et de sentir en toutes choses : Ta
volonté soit faite. Mais, au
milieu de mes efforts, j'ai
peine à retenir mes larmes. Car j'ai comme
un pressentiment que je vais perdre celle que
j'aime, et Dieu seul sait quelles luttes il faut
livrer pour pouvoir dire : Malgré tout, que
Ta volonté soit faite et non la
mienne.
Pensez-vous que j'aie raison
d'aller à Londres prochainement ? S'il ne
s'agissait que d'un plaisir, ma décision
serait vite prise, car je ne dois pas
hésiter entre mes plaisirs et mon devoir.
Mais il me semble qu'il vaut la peine de m'y rendre
pour les renseignements que pourra me donner
Lobscheid.
Ce désir d'aller à
Londres venait certainement à son heure. Le
missionnaire Lobscheid, auquel il faisait allusion,
était récemment rentré de
Chine. Il était une des rares personnes qui
pût parler par expérience des
possibilités de travail missionnaire en
dehors des ports ouverts par les Traités.
Ayant certaines connaissances médicales, il
avait pu voyager à plusieurs reprises dans
ce que l'on considérait alors comme
l'intérieur, à savoir un district
populeux au nord de Hongkong. Or, il était
justement pour quelque temps en Angleterre et
Hudson Taylor était très
désireux de profiter de ses
conseils.
Ses parents ayant approuvé ce
projet, et le Dr Hardey lui ayant donné une
semaine de congé, il partit avec sa soeur,
profitant d'un train spécial à
l'occasion de l'Exposition de Londres.
M. Pearse, secrétaire de la
Société pour
l'évangélisation de la Chine, fut
heureux de rencontrer son correspondant de
Barnsley. Tout en parlant avec le jeune homme, dont
le visage rayonnait de l'esprit qui l'animait, et
avec sa petite soeur, aussi modeste et aimable en
apparence qu'elle l'était dans son coeur,
son intérêt grandit pour devenir
bientôt un sentiment plus profond. Il les
invita à Tottenham pour le dimanche suivant
et ce fut là qu'Hudson Taylor fit la plus
douce des expériences, au milieu de
frères consacrés et de familles
chrétiennes idéales. Les mots ne
peuvent exprimer tout ce que représenta pour
lui cet accueil. C'était un monde nouveau,
plein d'encouragement et d'inspiration, un monde
dont il devait devenir une partie. L'affection qui
prit naissance ce jour-là dura toute sa vie
et fut pour lui une source de force jusqu'à
la fin de sa carrière terrestre.
Et que pensèrent d'Hudson
Taylor ses amis de Tottenham?
Présenté à eux par M. Pearse
comme candidat missionnaire, il fut observé
plus qu'il ne l'eût été
autrement. Il ne correspondait pas exactement
à l'idée qu'ils se faisaient d'un
missionnaire parce qu'il
paraissait jeune et délicat et était
en outre plein de gaieté. Mais ils ne
l'aimèrent pas moins pour cela et
remarquèrent son sérieux et son
intérêt si vif pour la Chine. En un
mot, il gagna leur confiance comme sa petite soeur
gagna leur coeur.
L'entretien qui eut lieu avec le
missionnaire paraît avoir été
moins encourageant. M. Lobscheid était un
homme plein d'entrain et d'énergie, mais il
semble avoir été superficiel dans sa
manière de juger. En tout cas, il n'eut pas
une impression favorable du jeune provincial qui
lui posait tant de questions.
- Vous ne ferez pas l'affaire pour
la Chine, s'écria-t-il à la fin, en
regardant attentivement les beaux cheveux et les
yeux bleus d'Hudson. Moi, on m'appelle le Diable
aux cheveux rouges, et on s'éloignerait de
vous avec terreur. jamais ils ne vous
écouteront.
- Et pourtant, répondit
calmement Hudson Taylor, c'est Dieu qui m'a
appelé et Il sait la couleur de mes cheveux
et de mes yeux.
Encouragé par les
expériences qu'il avait faites à
Londres, il reprit son service chez le Dr Hardey
à la fin de septembre. Il continuait
à demeurer chez sa tante à Kingston
Square ; elle allait au-devant de tous ses
désirs, et, après ses heures de
travail, il trouvait là une
société agréable.
C'était un des plus jolis quartiers de Hull,
et il eût été difficile de
désirer mieux. Pourtant, ce n'était
pas encore ce que l'amour de Dieu avait en vue pour
le préparer pour la Chine. Au travers de ses
luttes intérieures, Hudson Taylor apprenait
sans doute la patience et la soumission à la
volonté de Dieu ; mais il fallait quelque
chose de plus, une épreuve extérieure
capable de le former pour l'oeuvre de sa vie.
Perdue dans un faubourg, une petite maison
l'attendait ; une simple chambre lui était
réservée dans laquelle il allait
être seul comme il ne l'avait encore jamais
été, seul avec Dieu. Il a
raconté lui-même par quel scrupule de
conscience il y fut conduit.
Avant mon départ de
Barnsley, mon attention, s'était
portée sur l'ordre biblique de mettre
à part pour Dieu les prémices de tout
revenu et une certaine partie de ce que l'on
possède. Il me semblait que l'on devait
étudier cette question, Bible en main, avant
de quitter la maison paternelle et de se trouver
placé dans des circonstances où des
besoins et des soucis pressants risqueraient de
fausser les résultats de cette
enquête. C'est ainsi que j'avais
décidé de réserver pour le
Seigneur non moins du
dixième de l'argent que je pourrais gagner
ou posséder. Ce que je gagnais à Hull
m'aurait permis de le faire sans difficulté;
mais, par suite, de changements dans la famille de
mon patron, je ne pus plus habiter chez lui. Je
trouvai une demeure confortable chez des parents,
et, à mon traitement antérieur, vint
s'ajouter exactement ce que j'aurais eu à
dépenser pour mon logement et ma
pension.
Je me demandai alors : ne
devrais-je pas aussi en donner la dîme ?
C'était, à n'en pas douter, une
partie de mon traitement, et s'il s'était
agi d'un impôt public, cette somme aurait
été taxée comme le reste. Mais
en donnant la dîme de tout, mes ressources
devenaient insuffisantes, et, pendant quelque temps
je fus dans l'incertitude sur la conduite à
tenir.
Après beaucoup de
réflexion et de prières, je me
décidai à quitter le confort dans
lequel je vivais, à prendre une chambre
garnie dans un faubourg et à faire
moi-même ma cuisine. Je pus ainsi donner la
dîme de tout ce que je gagnais et retirai de
grandes bénédictions de ce changement
qui, pourtant, me fut très pénible.
Grâce à ma solitude, j'eus plus de
temps pour étudier la Parole de Dieu, pour
visiter les pauvres et pour faire de
l'évangélisation le dimanche soir.
Mis en contact avec beaucoup de souffrances, je
compris vite qu'il fallait continuer
d'économiser et il me fut possible de donner
plus que je n'en avais d'abord eu
l'intention.
Tout cela est dit d'une façon
si naturelle, que l'on se doute à peine de
l'importance du sacrifice. C'était pourtant
un changement de vie complet auquel il était
très sensible. Le faubourg de Drainside
n'avait en effet rien d'engageant : c'était
une double rangée de maisons d'ouvriers
séparées par un étroit canal
et se succédant, toutes pareilles, sur une
longueur d'un kilomètre. Celle où il
alla s'installer était occupée par
Mme Finch, dont le mari était marin. Cette
brave femme occupait avec ses enfants le premier
étage et louait la chambre du
rez-de-chaussée pour trois shillings par
semaine. C'était une chrétienne, qui
fut tout heureuse d'avoir le « jeune docteur
» sous son toit. La chambre d'Hudson Taylor
était propre, mais pauvrement
meublée, ouvrant sur la cuisine et ayant vue
sur le canal où les enfants du quartier
jouaient dans la boue ; elle devait paraître
bien triste par ces jours gris de fin novembre.
Ajoutons qu'il faisait lui-même ses repas,
c'est-à-dire qu'il ne devait guère
manger, achetant quelques maigres provisions
lorsqu'il revenait de la clinique et n'ayant pas
souvent l'occasion de prendre un repas
convenable.
C'était la solitude, et la
solitude dans un quartier de pauvreté et de
souffrance. Jusque là, il avait vu la
misère lorsqu'il visitait
les malheureux. Maintenant,
c'était tout autre chose ; il partageait la
vie des pauvres, en quelque sorte, et cela lui
ouvrit de nouveaux horizons et lui enseigna des
leçons très
précieuses.
J'ai maintenant un double but,
écrivait-il : m'accoutumer à
supporter les privations et économiser pour
pouvoir secourir plus largement ceux à qui
j'annonce l'Évangile. Aussi me suis-je rendu
compte que je pouvais vivre de bien moins que je ne
le croyais possible autrefois. J'ai renoncé
au beurre, au lait et à tout autre luxe; et
en vivant simplement de farine d'avoine et de riz,
j'arrive à dépenser très peu.
Je puis ainsi disposer des deux tiers de ce que je
gagne et j'ai fait l'expérience que, moins
je dépense pour moi et plus je donne aux
autres, plus mon âme est heureuse et
bénie.
Car le Seigneur n'est pas
débiteur de l'homme ; et ici, dans la
solitude, Hudson Taylor apprenait quelque chose de
ce qu'Il peut être pour l'âme de celui
qui abandonne tout pour Lui. Dans les jours de
christianisme facile où nous sommes,
n'est-il pas bon de se souvenir que cela
coûte réellement d'être un homme
ou une femme que Dieu peut employer? L'on n'obtient
pas sans efforts un caractère semblable
à celui de Christ. L'on ne peut accomplir
une oeuvre selon le Seigneur si ce n'est à
un grand prix. Il est vrai de dire, en un certain
sens, que Christ lui-même doit être
gagné. Il est facile de prier un peu, de
Servir un peu, d'aimer un peu. Mais l'apôtre
pensait à quelque chose de plus lorsqu'il
disait :
Ce qui m'était un gain, je
suis arrivé à le considérer
comme une perte, à cause de Christ. Et
même je regarde toutes les autres choses
comme une perte, en comparaison de l'excellence de
la connaissance de Jésus-Christ, mon
Seigneur. À cause de Lui, j'ai tout perdu;
pour gagner Christ et être trouvé en
Lui... Mon but est de Le
connaître,
Lui et toute la puissance de Sa
résurrection; mon but est de participer
à Ses souffrances, devenant conforme
à Lui dans Sa mort, espérant
atteindre, moi aussi, à la
résurrection d'entre les morts (Philippiens
3: 7-11).
Beaucoup de prières, comme
nous l'avons vu, montaient à Dieu pour la
Chine. D'innombrables coeurs étaient
remués plus ou moins profondément par
le problème de son
évangélisation. Mais quand le
désappointement et les échecs
inattendus survinrent, la majorité se
désintéressa et cessa d'aider. Les
réunions de prières
cessèrent. Les soi-disant candidats
missionnaires se tournèrent vers d'autres
vocations et les dons baissèrent à un
point tel que plus d'une société qui
soutenait l'oeuvre disparut. Mais, ici et
là, le Seigneur avait dans Ses propres
écoles ceux sur lesquels Il pouvait compter
; petits et faibles, inconnus et obscurs, mais
toujours disposés à exécuter
Ses desseins, toujours prêts par Sa
grâce à accepter Ses conditions et
à payer le prix qu'Il demande. Dans sa
tranquille chambrette de Drainside, Hudson Taylor
était un homme de cette trempe.
Malgré sa jeunesse et ses imperfections, il
désirait par-dessus tout avoir le
caractère de Christ et une vie semblable
à la Sienne. À mesure que survenaient
les épreuves qui pouvaient le
décourager, il choisissait le chemin du
renoncement à soi-même, sans aucune
idée de mérite personnel, mais
simplement parce que l'Esprit de Dieu l'y poussait.
Ainsi, son attitude n'était pas un obstacle
aux bénédictions de Dieu.
« Voici, j'ai ouvert devant
toi une porte que personne ne peut fermer, parce
que, malgré ta faiblesse, tu as gardé
ma parole et n'as pas renié mon
nom.
Une porte, d'activité
s'est ouverte... et les adversaires sont nombreux.
»
Les adversaires ne manquaient pas,
en effet, pour s'opposer aux progrès
d'Hudson Taylor. Il entrait dans une des
périodes de sa vie les plus fécondes,
les plus bénies pour lui et pour les autres.
Quoi d'étonnant que le, Tentateur fût
à l'oeuvre ? Il était seul, avant
besoin d'amour et de sympathie, menant une vie de
renoncement très difficile pour un jeune
homme. L'occasion était propice.
En effet, ce fut juste à ce
moment, après quelques semaines de
séjour à Drainside, alors qu'il
souffrait de sa nouvelle existence, que le coup
mortel lui fut porté et qu'il sembla perdre
pour jamais celle qu'il aimait. Pendant deux
longues années, il avait
espéré et attendu. Ses incertitudes
quant à l'avenir lui avaient fait
désirer d'autant plus la présence de
Mlle V. et souhaiter de l'avoir pour compagne, quoi
qu'il arrivât. Mais, maintenant, le
rêve était évanoui, et le
réveil bien amer. Voyant que rien ne pouvait
le détourner de son projet, Mlle V. avait
fini par lui dire clairement qu'elle n'était
pas disposée à partir pour la Chine.
Son père ne voulait pas en
entendre parler, et elle-même ne se sentait
pas faite pour cette vie-là.
Ce fut pour Hudson Taylor, non
seulement un immense chagrin, mais une terrible
épreuve de foi. Le dimanche matin, 14
décembre, tout était froid et triste
dans la petite chambre de Drainside. Le jeune.
homme était écrasé par sa
douleur ; ne sachant plus chercher du secours
auprès du Seigneur, il gardait son chagrin
en lui-même et s'y complaisait. Il ne sentait
pas le besoin de prier. Il y avait un malaise entre
son âme et Dieu. Il lui semblait impossible
d'aller au culte du matin ; son coeur était
trop plein de questions amères et de
tristesse. Alors se présenta la suggestion
cruelle, perfide: « Est-ce bien la peine?
À quoi bon aller en Chine ? Pourquoi peiner
et souffrir toute ta vie pour un idéal de
devoir? Renonces-y maintenant, alors qu'il est
encore temps de la reconquérir. Fais-toi une
situation, comme tout le monde, et sers le Seigneur
dans ton pays. Car il est encore temps... »
Son amour luttait
désespérément. Il eut un
moment d'hésitation et de péril.
L'ennemi menaçait de le submerger. Mais
l'Esprit du Seigneur le protégea et lui
donna la victoire. Nous connaissons cette crise par
des lettres à sa mère et à sa
soeur. Sa lettre du 16 décembre 1851
à cette dernière est la plus
émouvante.
J'ai été pendant
quelques jours aussi abattu que possible.
J'étais comme incapable de prier, je ne
désirais plus même le faire; au lieu
de déposer mon fardeau devant Dieu, je
gardai tout pour moi, jusqu'au jour où cela
ne me fut plus possible.
Donc, dimanche, je ne sentais
aucun désir d'aller au culte et
j'étais en proie à de grandes
tentations. Satan montait comme un flot et je dus
m'écrier « Seigneur, sauve-moi, je
péris ! » Satan ne cessait de me
suggérer « Jamais tu n'as
été éprouvé comme
maintenant. Tu ne dois pas être dans la bonne
voie, sans quoi Dieu t'aiderait et te
bénirait », et ainsi de suite, jusqu'au
moment où je fus sur le point de
céder.
Mais, grâces à Dieu,
la route du devoir était celle du salut.
J'allai au culte quand même, aussi malheureux
que possible; mais je n'en sortis pas dans le
même état. Un cantique me frappa en
plein coeur. Je fus heureux qu'il y eût une
prière, car je ne pouvais pas retenir mes
larmes. Mon fardeau était plus
léger.
L'après-midi, étant
seul à la clinique, je me mis à
réfléchir sur l'amour de Dieu, sur Sa
bonté et la façon dont j'y
répondais; je repassai toutes les
bénédictions qu'Il m'avait
accordées, et je vis combien mes
épreuves étaient petites
comparées à celles que d'autres
doivent endurer. Il m'apaisa et m'humilia. Son
amour fondit la glace de mon
âme et je Lui demandai
sincèrement pardon pour l'ingratitude de ma
conduite.
Oui, Il m'a humilié et m'a
montré ce que j'étais, se
révélant Lui-même à moi
comme un secours efficace au moment de la lutte.
Quoiqu'Il ne m'empêche pas de sentir ma
douleur, Il me donne la force de chanter : «Je
veux me réjouir dans le Seigneur, dans le
Dieu de mon salut. » Maintenant je suis
heureux dans l'amour de mon Seigneur. Je peux le
remercier de tout même des plus
pénibles expériences du passé,
et me confier en Lui sans aucune crainte pour
l'avenir.
|