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Avec Boniface VIII (1294-1303), s'ouvre la troisième et dernière
période que nous avons distinguée dans le christianisme du Moyen Âge.
Son trait saillant, c'est la décadence de la papauté.
Les causes de ce déclin sont bien
connues. Réaction de quelques grands États contre l'intolérable
suprématie politique revendiquée par le Saint-Siège, protestation des
esprits libres et des consciences évangéliques contre son funeste
pouvoir temporel, et même contre la tyrannie spirituelle qu'il
exerçait
sur l'Eglise et la
démoralisation qu'il lui avait inoculée, circonstances défavorables
pour son autorité, telles que le séjour prolongé en Avignon et le
grand
Schisme d'Occident, opposition des conciles désireux de réaliser sans
lui et même contre lui les réformes indispensables sans cesse
ajournées, toutes ces vagues diverses et convergentes vinrent ébranler
le superbe édifice bâti par les grands papes.
Ce qui accéléra la décadence, ce fut
le pontificat d'un prélat cruel et prétentieux, dont ses contemporains
disaient : « Il est entré comme un renard, il a régné
comme un lion, il est mort comme un chien. » D'après
Grégorovius, « il était vide de toute vertu apostolique,
passionné, violent, sans foi, sans scrupules, implacable, dévoré
d'ambition ».
Finke, historien catholique,
confesse avec tristesse son arrogance, son caractère désagréable qui
lui ôta tout ami personnel, son népostisme et son avarice. Dante
l'appelle « le prince des Pharisiens modernes », et
le place parmi les simoniaques à côté de Clément V. Pourtant, à
l'avènement de Boniface VIII, la papauté était forte encore, bien que
la chute de la dynastie d'Anjou en Sicile (1282) eût par contre-coup,
affaibli son prestige. Elle avait pour elle les royautés nationales de
la péninsule, que ses victoires sur les Césars germaniques avaient
contribué à libérer de leur joug. Boniface VIII brisa l'autorité du
Saint-Siège à la fois par sa sauvagerie et son outrecuidance. Ce que
l'insuffisance de tant de pontifes n'avait pu faire, sa suffisance
l'accomplit. Il se crut un Grégoire VII ou un Innocent III, sans voir
que l'esprit public s'était modifié depuis le temps de ces grands
papes, et que les prétentions extravagantes qu'il formulait après eux
n'avaient de chance de triompher que si la noblesse du caractère
venait
les soutenir. Impudence doublée d'imprudence, qui devait coûter cher
au
pontife et à son siège... Elle valut à l'un l'humiliation d'Anagni et
à
l'autre un déclin prématuré.
Benoît Caetani (ou Cajetan), issu
d'une vieille famille romaine, nommé cardinal en 1281, devint pape à
l'âge de quatre-vingts ans, sous le nom de Boniface VIII, le 24
décembre 1294. Son couronnement fut fastueux. Monté sur un palefroi
blanc, il avait à ses côtés les rois de Naples et de Hongrie, mais la
cérémonie fut troublée par un terrible orage qui éteignit les torches
dans l'église. Le lendemain, il dîna au Latran, tournant le dos aux
deux souverains restés derrière sa chaise.
Avec son orgueil, sa cruauté éclata
dès le début. Il retint en prison son vénérable prédécesseur, Célestin
V, qui finit par y mourir, peut-être tué par un clou qu'on lui aurait
planté dans la nuque. Il excommunia les Colonna qui avaient contesté
la
légalité de son élection, et deux d'entre eux, les cardinaux Jacques
et
Pierre, durent se jeter à ses pieds, la corde au cou. Il confisqua
leurs biens et rasa Palestrino, leur résidence. Sa plus illustre
victime fut Jacopone de Todi (2),
franciscain d'un ascétisme outré (3),
célèbre
par la composition de laudes en langue vulgaire et d'hymnes
latines. Admirateur de Célestin V, il s'était joint aux Colonna dans
leur lutte contre son supplanteur, et lui avait décoché des vers
acérés. Vainqueur, Boniface VIII le jeta en prison. Rivé à la
muraille,
dans une nuit perpétuelle, l'infortuné criait : « Je
suis enchaîné pour toujours, enchaîné comme un
lion ! » Bientôt, accablé par cette obscurité, il
demanda grâce, mais le pape fut inflexible. Il ne devait revoir la
lumière et recouvrer la liberté qu'à la fin de 1303, gracié par le
successeur de son bourreau. Il se retira dans un couvent, où il mourut
trois ans après.
L'orgueil démesuré du pape, se
joignant à son légitime souci
des intérêts de Rome, lui inspira une innovation fort ingénieuse, la
célébration du Jubilé de l'an 1300. Il provoqua l'affluence des
pèlerins par la promesse de la pleine rémission des péchés à tous les
pénitents qui visiteraient Saint-Pierre cette année-là. Au dire de
Jean
Villani (4),
chroniqueur florentin (mort en 1348), il y eut alors à Rome une
population constante de deux cent mille pèlerins, dont trente mille y
entraient ou en sortaient chaque jour. Les offrandes étaient si
nombreuses que deux prêtres se tenaient jour et nuit près de l'autel
de
Saint-Pierre, les ramassant avec des râteaux (5).
Ce qui acheva de perdre Boniface
VIII, ce furent ses démêlés avec le pouvoir civil. Il remporta d'abord
un succès avec Albert, empereur d'Allemagne, qui se soumit et
consentit
à recevoir de lui sa couronne comme un don. Assis sur son trône avec
une épée à la main, le hautain pontife l'accueillit avec ces
paroles : « C'est moi, c'est moi qui suis
l'empereur ! » En Angleterre, il trouva une sérieuse
résistance. Il avait voulu empêcher Edouard 1er d'avoir la couronne
d'Écosse, sous prétexte qu'elle était un fief papal, mais le Parlement
anglais (1301) lui dénia toute suzeraineté sur son roi, et Boniface
VIII n'osa pas insister.
Autrement grave fut son conflit avec
Philippe le Bel (6).
Il trouva devant lui un souverain intelligent, énergique
et
dénué de scrupules, soutenu par une nation unifiée et un corps de
légistes instruits.
La première escarmouche fut causée
par le roi de France, qui avait prélevé un tribut sur les prêtres de
ce
pays. Dans sa bulle Clericis laïcos (1296), le pape lui dénia le droit
de toucher aux biens de l'Eglise. Philippe répliqua en interdisant
toute sortie d'or et d'argent de France et en exilant les étrangers.
Les contributions françaises au trésor du pape étaient ainsi
supprimées
et ses émissaires renvoyés. Boniface VIII transigea et reconnut au roi
le droit de décider si une taxation du clergé était ou non une
nécessité (1297). Le conflit se ralluma en 1301, avec les exactions de
Philippe. Ému par les plaintes qui lui parvenaient, le pape envoya à
Paris Bernard de Saisset, évêque de Pamiers, mais le roi le fit
arrêter
et condamner comme traître. Boniface VIII répondit par la bulle
Ausculta fili (5 décembre). En un langage arrogant, il y convoquait
son
adversaire à un concile romain. Un faux exemplaire de cette bulle,
fabriqué, croit-on, par Pierre Flotte, principal conseiller du roi,
fut
brûlé le 11 février 1302, et un Parlement des trois États (noblesse,
clergé et représentants des cités), convoqué par Philippe, affirma
l'indépendance de la royauté et repoussa la convocation au concile (7).
Le
roi écrivit au pape : « Que ton extrême fatuité
sache que, dans les choses temporelles nous ne sommes soumis à
personne ! »
L'assemblée se tint à Rome à la fin
d'octobre 1302. Il en sortit la bulle Unam sanctam (18 novembre), qui
glorifiait l'Eglise et se terminait par l'apothéose du pape.
« La soumission de toute créature humaine à son autorité,
disait-elle, est absolument nécessaire au
salut. » Six mois après, Boniface VIII excommunia le roi qui
avait empêché des évêques français de venir à Rome ; mais son
légat, Jean le Moine, porteur du message, fut menacé et s'enfuit. Il
essaya, mais en vain, de décider Albert d'Allemagne à prendre le
royaume de Philippe. Le Parlement français, en juin 1303, passant à
l'offensive, l'accusa de simonie, sorcellerie, relations illicites
avec
sa nièce et meurtre de Célestin V, et le somma de comparaître devant
un
concile général. Cinq archevêques, vingt et un évêques, l'Université,
le chapitre de Paris, des moines et des villes prirent le parti du
roi.
On connaît la fin tragique de ce duel : l'humiliation d'Anagni
réplique à celle de Canossa, et la mort lamentable du pontife exaspéré
(11 octobre 1303).
Ce conflit donna naissance à toute une littérature
hostile ou favorable à la papauté (8).
Dante, dans son traité (9)
sur la Monarchie (De Monarchia), s'en prenant à la prétendue donation
de Constantin au pape Silvestre (10),
déclare qu'il n'avait pas le droit
de l'accepter (alienare non polerat imperii dignitatem nec Ecclesia
recipere). Le pouvoir temporel n'appartient qu'à l'État, comme le
prouvent la raison, Aristote et les Écritures. Pour Dante, la
monarchie
universelle ou l'empire - celui du peuple romain - est nécessaire, car
seul il peut être impartial et
assurer la paix. Tout en déclarant que la royauté existe à cause du
peuple (rex propter gentem, III, 14), il préfère l'empire à la
démocratie, dont il redoute les excès, mais il soutient que l'empereur
doit gouverner en accord avec les vérités de la Révélation, et
respecter le pape comme Charlemagne honorait Léon III (II, 12, 13). Ce
traité fut brûlé comme hérétique, en 1329, sur l'ordre de Jean XXII,
et
mis à l'Index par le Concile de Trente.
Signalons encore trois pamphlets
anonymes, écrits par des clercs, contre le pouvoir temporel du
Saint-Siège : la Double Prérogative, qui invoquait la loi
interdisant aux Lévites d'avoir des biens terrestres et le refus du
Christ de jouer le rôle de roi ; le Pouvoir papal, alléguant
l'exemple d'Aaron, simple prêtre à l'inverse de Moïse, chef
temporel ; la Discussion entre un Clerc et un Chevalier, qui
reconnaît au souverain le droit de soumettre l'Eglise à des
contributions puisqu'il la défend contre ses ennemis du dehors.
Plus vigoureuse encore fut la
polémique de Pierre Dubois, « avocat des causes
royales », comme il se désignait lui-même, représentant de
Philippe le Bel au concile national de Paris (avril 1302). Dans
plusieurs traités, il attaque la donation de Constantin comme
illégale,
et ne reconnaît au pape qu'une autorité spirituelle. Il met en lumière
les maux qui ont fondu sur l'Eglise et par elle, depuis qu'on lui a
octroyé des biens matériels. Il reproche à Boniface VIII son avarice
son népotisme et ses hérésies, et aux prêtres leurs gaspillages, leur
inconduite (due à leur célibat), et leur manque de spiritualité. Il
conclut en proposant un remède héroïque : la renonciation de
l'Eglise à tous ses biens.
D'autres polémistes, non contents de
s'en prendre au pouvoir temporel des papes, nièrent leur suprématie
spirituelle. Guillaume Durante, évêque de Mende, dans un traité sur
l'organisation du Concile général et la Réforme des abus de l'Eglise (11),
composé à la demande
de Clément V, oppose au Saint-Siège l'autorité des évêques et celle du
concile général.
Mêmes conclusions dans l'Autorité du
Roi et du Pape, grand ouvrage du dominicain Jean de Paris, prédicateur
et professeur renommé, qui fut privé de sa chaire à l'université de
cette ville à cause de ses vues sur l'eucharistie. Après avoir réfuté
quarante-deux raisons alléguées en faveur du pouvoir temporel Jean de
Paris dénie au pape le titre de seigneur de l'Eglise et le déclare
justiciable du concile général. Repoussant la théorie papale sur
l'origine impure de l'État, il déclare qu'il procède de la famille et
de Dieu, et, en désaccord avec Dante, il préfère à l'empire les
royautés particulières, nécessaires pour des raisons de géographie et
de climat.
Les prétentions papales eurent,
d'autre part, des avocats enthousiastes. Egidius Colonna ou Romanus,
général des Augustins, devenu en 1295 archevêque de Bourges,
philosophe
et théologien apprécié, soutint dans son traité Le Pouvoir
ecclésiastique, c'est-à-dire celui du souverain Pontife, qui semble
dater de 1301, que le pape est au-dessus des lois, tête de l'humanité
comme Dieu est le chef de l'univers, pareil à la mer qui baigne tous
les navires et au soleil qui inonde tout de ses rayons. Nul, dit-il,
ne
peut posséder une acre de terrain sans la permission de l'Eglise et
sans avoir reçu le baptême.
Jacques de Viterbe, augustin et
professeur à Paris, nommé par Boniface VIII en 1302 à l'archevêché de
Bénévent et, peu après, à celui de Naples, réédite lui aussi, dans son
traité Le Gouvernement chrétien (éd. Arquillière, Paris 1926), dédié à
ce pape, « le saint seigneur des rois de la terre »,
les prétentions du Saint-Siège à la domination universelle. Henri de
Crémone (mort en 1312), jurisconsulte distingué, récompensé de son
zèle
par sa nomination à l'évêché de Reggio, s'applique laborieusement à
fonder sa juridiction temporelle sur le droit canon, les Pères, et
Même
l'Écriture (Jean, 5, 22, etc.) et la raison.
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