Dans leur immense bercail étroitement surveillé
par la hiérarchie, les fidèles mangèrent docilement la nourriture
qu'on
leur offrait, tantôt saine et fortifiante, tantôt artificielle et
décevante.
Le meilleur aliment fut la Bible.
Remise en honneur comme nous l'avons vu, par Alcuin qui fit une
réédition savante de la Vulgata de Jérôme, elle n'avait pas cessé
d'être appréciée. « J'aimerais mieux, répétait Robert le
Pieux, être privé de la couronne que de la lecture des livres
sacrés. » Toutefois, l'Eglise s'était opposée (croisade de
Bertram sous Innocent III, décisions du concile de Toulouse de 1229,
etc.), à la diffusion des traductions en langue romane, multipliées en
prose et en vers par les disciples de Pierre Valdo et par les Cathares
(23),
et le seul enseignement biblique officiel qui atteignit les foules fut
celui des prédications. Il était insuffisant, car on abusait encore
des
explications allégoriques, sans se soucier beaucoup du sens littéral
des textes sacrés. Nicolas de Lyra, professeur à Paris, avait eu beau
recommander cette recherche et en donner l'exemple dans ses Postillae
(24),
bref commentaire de la Bible entière (25),
prédicateurs et docteurs
persistaient à se complaire dans des interprétations forcées et même
fantaisistes, telles les applications qu'ils faisaient à Marie des
descriptions risquées contenues dans le Cantique des Cantiques.
Pourtant, en dépit de ce défaut, le message évangélique de repentance
et de vie nouvelle, tombant du haut des chaires catholiques, fut
sûrement bienfaisant. La prédication longtemps négligée par un clergé
peu lettré et éclipsée par les fonctions du prêtre, s'était ranimée,
en effet, au XIIe siècle, a
la flamme d'enthousiasme d'où jaillirent les croisades et quand on
comprit qu'il fallait contrebattre les exhortations des hérétiques qui
prêchaient en plein air (26).
Elle se raviva encore davantage
avec la parole ardente des moines mendiants. Ces harangues passionnées
étaient prononcées en langue vulgaire ou en latin. Des écrivains
connus, Alain des Îles, moine cistercien, Humbert de Romanis, général
des Dominicains (mort en 1277), ne dédaignèrent pas d'écrire des
traités d'art oratoire chrétien pour guider les prédicateurs (27).
Ce
dernier même ne craignit pas d'avancer que le sermon avait plus
d'importance que la messe.
Parmi ces orateurs puissants, il
faut citer saint Bernard, dont les sermons débordants de pensée et de
ferveur, nourris des Écritures, tout étincelants de peintures
saisissantes, l'ont fait appeler par Luther « le prédicateur
d'or » (28) ;
Foulques, curé de Neuilly, dont les appels à la repentance, jetés de
la
chaire de Notre-Dame et dans les rues de Paris, arrachaient des larmes
et convertissaient jusqu'à des usuriers ; Antoine de Padoue
(mort en 1231), moine très instruit, qui haranguait sur les places et
dans les champs des foules immenses (29) ;
le franciscain Berthold
de Regensbourg (mort en 1272), si dur pour les hérétiques, qui
prêchait
dans les campagnes de Bohême, d'Allemagne et de Suisse évoquant en un
style imagé et incandescent des
menaces du Jugement dernier (30).
Nommons encore Innocent III, dont
cinquante-huit sermons ont été conservés, des Scolastiques tels
qu'Albert le Grand, Bonaventure, Thomas d'Aquin surtout (31).
Ajoutons
Honorius d'Autun, cosmographe et théologien du XIIe siècle,
qui rédigea un recueil de sermons pour les prédicateurs (homiliarium)
intitulé Le Miroir de l'Eglise (Speculum Ecclesiae). En Angleterre, il
n'y a pas de nom à citer. Les sermons y étaient de brèves expositions
de l'Écriture, du Credo et de l'Oraison dominicale (32).
On offrit aussi aux âmes des poésies
religieuses vraiment édifiantes. Elles furent composées en général à
l'ombre et dans le silence des cloîtres (33).
Elles consistaient en hymnes,
séquences (mélodies), tropes (versets interpolés dans la liturgie) et
psautiers (psalteria rythmica) adressés à la Trinité, à Jésus et
surtout à Marie. Bien que les services liturgiques fussent chantés par
les prêtres, les cantiques étaient répétés volontiers par le peuple,
même à l'église. Écrits en ton mineur, ils exprimaient d'ordinaire la
pitié et l'amour pour le Sauveur
souffrant, mais ils savaient évoquer aussi la solennité du Jugement
dernier.
Les principaux auteurs d'hymnes
furent saint Anselme, Pierre Damien, dont quelques pièces ont été
admises dans le Bréviaire, Hildebert, archevêque de Tours, Adam de
Saint-Victor, de l'abbaye de ce nom (mort vers 1180), poète des plus
féconds (34),
Pierre Abélard, Bernard de Cluny, disciple de Pierre le Vénérable (35),
et
surtout saint Bernard, auquel on attribue cinq poèmes (36).
À
son Jubilus rythmicus de nomine Jesu, le Bréviaire romain a emprunté,
pour la fête du nom de Christ, trois hymnes d'une harmonie pénétrante,
dont l'une commence ainsi : Jesus, dulcis memoria, dans vera
cordi gaudia. Citons encore le Salve caput cruentatum, morceau le plus
célèbre de son poème sur les membres du Crucifié (Migne T. 184). Une
mention honorable est due à Bonaventure, dont le cantique le plus
connu
commence par la strophe Recordare sanctae crucis, qui perfectam viam
ducis, et à Thomas d'Aquin, dont deux poésies ont passé dans le rituel
du Corpus Christi : le Pange, lungua gloriosi corporis
mysterium (37)
et le Lauda, Zion, Salvatorem.
Les deux hymnes les plus
saisissantes du Moyen-Age sont le Dies irae et le Stabat mater, issus
des fervents milieux franciscains. Le premier (38),
dû à Thomas de Celano, crie la
terreur des méchants à la pensée
du Jugement dernier, en commentant le début de Sophonie (39),
puis
il se termine par un appel émouvant à la miséricorde du Sauveur (40).
Le
Stabat mater, oeuvre du franciscain Jacopone, ennemi et victime de
Boniface VIII, décrit, en vers pénétrants, l'agonie de Marie en face
de
son Fils mourant, et il prie la « mère douloureuse »
de laisser le poète s'unir à sa souffrance et de le défendre au Jour
du
Jugement. Il a été admis dans tous les missels.
Un autre aliment de la piété
populaire fut l'institution de représentations religieuses, appelées
jeux (ludi), mystères (ministeria on offices sacrés), miracles et
moralités (41).
Elles consistèrent en tableaux vivants, introduits dès le XIe siècle
dans les services liturgiques des grandes fêtes. On figura une
mangeoire et des apparitions d'anges conversant avec des fidèles.
Une vaste pièce allemande du XIIIe
siècle faisait défiler les prophètes, la Sibylle, Balaam et son
ânesse,
les épisodes de la Nativité, la fuite en Égypte et enfin l'Antichrist.
Mais le peuple réclama du comique et même de la farce. On le satisfit
en lui montrant Judas et le diable bafoués, l'un payé en fausse
monnaie, l'autre, vrai clown du Moyen-Age, trompé par de plus malins
que lui et prompt aux gambades les plus divertissantes. Il y eut aussi
la fête de l'Ane (Feslum Asinorum), ainsi nommée d'après le rôle qu'y
jouaient Balaam et son ânesse, et celle des Fous (Festum Sluttorum) où
l'on voyait un garçon, élu évêque, se rendant à l'église, juché sur un
âne, en tête d'une procession, pour s'asseoir sur une estrade en
costume épiscopal. À Beauvais, le jour anniversaire de la fuite en
Égypte, un âne, portant une belle fille qui tenait un enfant dans ses
bras, entrait dans l'église et se tenait devant l'autel pendant la
messe.
À la fin du rituel, le prêtre
poussait trois braiements (ter hihannabat), et le peuple répondait
trois fois : Hi ! Han ! Toutes ces facéties
déplurent aux chefs de l'Eglise, en particulier à Innocent III et
Innocent IV. Plusieurs synodes interdirent les spectacles dans les
églises. On les transporta sur les places publiques, en leur
conservant
leur esprit moral et religieux. Des compagnies d'acteurs se formèrent.
La première qui s'organisa à Paris s'appela « la confrérie de
la Passion ».
À côté de ces aliments sains ou
inoffensifs, offerts à La piété des fidèles, l'Eglise en présenta
d'autres plus propres à satisfaire leurs imaginations qu'à nourrir
leurs âmes, des cultes nullement évangéliques l'un plein de poésie
(celui de la Vierge Marie), l'autre (celui des reliques) terre à terre
et déprimant. « La chevalerie et la religion, dit Schaff,
s'unirent pour célébrer la Vierge Marie (42).
Une pieuse galanterie l'investit
de tous les charmes de la femme et de la béatitude céleste. Les
moines,
hostiles par ailleurs à la société féminine, insistèrent sur le lien
conjugal qui les attachait à elle. Certains de leurs ordres furent
consacrés à Marie (les Cisterciens, les Chartreux et les Carmélites),
et on lui dédia d'imposantes églises telles que les cathédrales de
Milan et de Notre-Dame de Paris » (vol. V, 1re partie, p.
831). On lui trouva dans l'Ancien Testament une foule de références.
D'après Bonaventure, elle y était
préfigurée par l'échelle de Jacob, le vase de manne et le serpent
d'airain. Les Scolastiques lui donnèrent d'innombrables appellations,
telles que reine des cieux ou des anges, impératrice du monde. Albert
le Grand la compare, en 240 pages fastidieuses, au « jardin
fermé » dont parle le Cantique des Cantiques. Saint Bernard la
montre au ciel, si resplendissante de beauté que le Roi lui-même est
attiré vers elle par un vif désir (concupiscentia : Migne, T.
183, p. 62). Bonaventure écrit à sa louange un Éloge et deux recueils
d'hymnes avec des paraphrases qui l'exaltent (43).
On lui dédia de nombreuses poésies (44).
On
lui attribuait un rôle égal ou même supérieur à celui du Christ pour
le salut des pécheurs.
Anselme et Bonaventure la proclament
médiatrice entre eux et lui. Saint Bernard affirme à son tour (De
Assumptione, Migne, T. 183) que, si l'on est terrifié par les foudres
du Père, il faut aller à Jésus, et que, si l'on craint d'aller à
Jésus,
on doit courir à Marie. On se figurait aussi que la Vierge intervenait
dans les choses humaines, surtout ecclésiastiques. Au dire de Césaire
die Heistenbach, elle se promenait dans les couvents, regardant les
moines endormis, recevant les âmes des mourants (Dialogues, VII, 13,
19). Pierre Damien rapporte la correction qu'elle aurait infligée à un
évêque qui avait déposé un clerc, coupable de lui rendre un culte
assidu (Miracles divers, Migne, T. 145). D'après J. de Voragine, elle
censura le diable et le renvoya hurlant en enfer (45).
À la doctrine de la conception
surnaturelle de Jésus (46),
légende postérieure à l'apôtre
Paul qui n'y fait aucune allusion, mais acceptée par Matthieu et Luc
qui ont cru y trouver une explication physique de la divinité du
Seigneur (47),
Duns Scot ajouta celle de la naissance miraculeuse de Marie. Cette
hypothèse, où son auteur ne voyait qu'une simple probabilité (Seul.,
Ill, 3), subit les vives critiques de saint Bernard. Il lui manque,
objectait-il, l'appui de la raison et de la tradition, et il faudrait,
si elle était vraie, affirmer ce miracle des parents et des ancêtres
de
la Vierge, et ainsi de suite (ép. 174).
D'autres Scolastiques (Bonaventure,
Thomas d'Aquin dans sa Somme, III, 27, 4) admettaient que Marie,
soumise au péché originel, en fut délivrée dès le sein maternel. Il en
résulta une controverse entre les Thomistes et les Scotistes, qui
devaient triompher plus tard (en 1854), quand Pie IX décréta
l'Immaculée Conception. Celle fête avait déjà été instituée en 1263
par
les Franciscains, qui l'avaient rendue obligatoire pour leurs Églises
(le 8 décembre). Deux siècles auparavant, la fête de l'Assomption de
la
Vierge, soi-disant portée au ciel par des anges était déjà célébrée à
Rome. Elle fut admise par le Synode de Toulouse (1229) et patronnée
par
saint Bernard et Thomas d'Aquin.
Mentionnons encore un culte, privé
de la poésie de celui de Marie et par trop matérialiste et abêtissant,
celui des reliques (48). On
s'arracha les
prétendus débris d'objets sacrés et les soi-disant restes des saints,
découverts en Palestine ou dérobés à Constantinople (49).
Les plus recherchés étaient la
sainte lance, trouvée à Antioche, le Saint Graal (coupe) découvert à
Césarée, la sainte tunique du Christ, revendiquée à la fois par
Argenteuil et Trèves à qui l'impératrice Hélène l'aurait donnée, un
vase contenant un peu de sang du Crucifié que, d'après Matthieu Paris,
le roi Henri III tint sur sa tête dans une procession solennelle à
Londres, et surtout « la vraie croix », que l'on se
disputait,
D'après un récit, elle fut
découverte à Jérusalem par les premiers croisés, et reçue plus tard
par
Richard Coeur de Lion des mains d'un abbé qui l'avait enterrée. De son
côté. l'abbé Martin trouva à Constantinople un morceau de la vraie
croix.
D'autre part, Louis IX l'acheta, et,
en 1241, la porta en grande pompe à Paris, pieds nus et tête
découverte, avec la couronne d'épines (Matthieu Paris). Il y eut
beaucoup d'autres reliques de moindre importance : les
ossements des rois mages, déposés à Cologne, la pierre de Jacob à
Béthel et celle du Saint-Sépulcre, la table du dernier souper du
Seigneur Un impudent trafic s'organisa au point que le IVe concile du
Latran dut interdire la vénération de nouvelles reliques sans le
consentement du pape. Les Scolastiques prétendirent justifier ce culte
en affirmant qu'il était rendu, non à l'image, mais à ce qu'elle
représente (Bonaventure, III, 27, 2), et qu'il était un culte, non de
latrie (grec latréia, adoration de Dieu), mais de dulie (douléia,
hommage) (Thomas d'Aquin, Somme, III, 25, 6), mais il n'en fut pas
moins la vénération puérile et superstitieuse de débris sans valeur
dont Luther devait dire avec raison dans son Grand
Catéchisme : « C'est chose morte, par laquelle
personne ne peut être sanctifié.
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