Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX

Dogmes et Rites au Moyen Âge

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 (1) Voyons à présent les principaux résultats des méditations scolastiques, les dogmes et les rites qu'elles ont élaborés ou encouragés.
Comme un pont de cordes d'acier tendues entre deux paires de piliers, la vie ecclésiastique au coeur du Moyen Âge apparaît suspendue à deux colonnes maîtresses, le Sacrement et la Hiérarchie.

Les Scolastiques définissaient le sacrement, avec Augustin, « un signe visible d'une grâce invisible », mais, avec un réalisme outré, ils lui attribuaient le pouvoir de « contenir et conférer (conferre) la grâce », d'agir ex opere operato, selon l'expression de Thomas d'Aquin, c'est-à-dire par une vertu qui lui serait inhérente, dépendant d'ailleurs de Dieu et en étroite union avec « l'action (virtus) de la Passion de Christ ». Son efficacité, disaient-ils, ne dépend pas du caractère du prêtre, pourvu qu'il suive bien le rite, « même s'il est mauvais (malus) » (Somme, éd. Migne, T. IV, P. 568, 586, etc.), même s'il ne songe pas à conférer une grâce. C'est comme une eau pure qui peut être acheminée par un tuyau de plomb comme par un tuyau d'argent. L'essentiel est d'agir au nom de l'Eglise et d'exprimer ses intentions. C'est d'ailleurs le Christ qui « agit lui-même Par sa propre puissance au moyen du prêtre » (Somme, III, 64, 5). Sur ce point, Duns Scot était d'un avis différent. Il disait qu' « une intention virtuelle » de l'officiant est essentielle à l'efficacité du sacrement (Seeberg, ouvrage cité, p. 350). Sous l'influence de Pierre Lombard et de Thomas d'Aquin, le nombre des sacrements fut fixé à sept (2). On admit hardiment qu'ils avaient été institués par le Christ, et que, selon les termes de Hugues de Saint-Victor, « l'homme ne peut être sauvé s'il les méprise » (Des Sacrements, II, 9, 5).

Le Baptême fut regardé comme le plus nécessaire de tous. « Il régénère », disait Thomas. Il ôte le péché et sa punition, et il confère une grâce positive. Il est indélébile (Thomas). Il n'est valide que s'il invoque la Trinité. Bonaventure et Thomas reconnaissent que l'Église primitive se contentait d'un baptême au nom du Christ, mais ils affirment que la Trinité était sous-entendue. On employait, pour ce rite, l'exorcisme et l'onction avec huile pour chasser les démons, le sel mis dans les oreilles, le nez et la bouche pour figurer la réception de la grâce. En cas de nécessité, de simples laïques, même non baptisés (Thomas), étaient autorisés à conférer le baptême. On le déclarait indispensable aux enfants (3), et l'on osait exclure du paradis ceux qui mouraient sans l'avoir reçu. Quant à celui qu'on administrait aux enfants juifs et païens sans le consentement de leurs parents, Thomas et d'autres avaient la sagesse de le proclamer illégal.

Le second sacrement - la Confirmation - est « comme l'ultime consommation du baptême », avec l'adhésion de l'adulte aux grâces qu'il confère. L'évêque accomplissait le rite en disant : « Je te marque du signe de la croix, je te confirme avec le « chrème » (huile consacrée) du salut, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Il appliquait l'huile et il faisait le signe de la croix sur le front.




La Pénitence, disaient les Scolastiques, complète l'action du baptême. Elle détruit les péchés mortels commis depuis qu'il a été administré, elle est la seconde planche de salut jetée au pécheur. Elle est aussi le pilier de l'autorité des prêtres, grande médiatrice, en vertu du pouvoir des clefs, entre le Sauveur et les fidèles. « L'homme, disait Bonaventure, est absous du péché, réuni à l'Eglise et réconcilié avec Christ par l'entremise de la clef sacerdotale. »
Aux exercices de pénitence - la prière et les aumônes - admis par Tertullien et d'autres Pères de l'Eglise, on ajouta la confession au prêtre et l'absolution, conditions nécessaires du pardon.

La doctrine catholique sur ce point, esquissée par Alexandre de Hales et développée par Thomas d'Aquin, discerne dans la pénitence quatre éléments.

C'est d'abord la contrition, ou douleur du péché commis. Les Scolastiques (Alexandre de Hale et Bonaventure) distinguèrent à côté d'elle l'attrition, sorte de demi-repentance, crainte égoïste de la punition sans douleur filiale, « repentance par crainte de la potence », comme disent les Allemands, suffisante d'ailleurs, à leurs yeux, pour obtenir le pardon si le pécheur y ajoute les autres éléments de la pénitence.

Voici le second : confession au prêtre, nécessaire, sauf pour les péchés véniels, que les prières de l'Eglise peuvent effacer. Il ne suffit pas de confesser à Dieu les péchés mortels, dit Bonaventure, s'appuyant sur la décision du IVe concile de Latran (1215) ; il faut les confesser à un prêtre, vicaire du Christ, et, si l'on n'en trouve pas, à un laïque, quitte à recommencer avec un prêtre (Sentences, XVII, 3, 1).

Troisième élément : la satisfaction. Elle consiste en prières, jeûnes, redevances, pèlerinages et autres bonnes oeuvres, - compensation offerte à Dieu, avec cette particularité qu'elle peut être fournie par un autre que le coupable.

La pénitence comprend enfin l'absolution, réservée au prêtre. Sur le sens de ce dernier élément, on constate une évolution favorable au sacerdoce.

Pierre Lombard déclarait que Dieu seul remet les péchés et que le rôle du clergé ressemble à celui des prêtres juifs qui constataient si un lépreux était guéri ou non (Sentences, IV, 18, 6). Mais la formule habituelle. « Que le Dieu tout-puissant t'absolve ! » ou « Que Dieu t'accorde l'absolution ! » ;fut remplacée par celle-ci, que Thomas d'Aquin recommanda (Somme, III, 84, 3) : « Je t'absous au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! »

Le pardon de certains péchés fut reconnu aux évêques, mais celui de divers délits, tels qu'incendie d'églises ou mauvais traitements infligés à un prêtre ou à un moine, fut réservé au pape. Contre Pierre Lombard, les Scolastiques étendirent aux châtiments du Purgatoire l'efficacité de l'absolution, le pouvoir de Pierre et de ses successeurs étant universel.

L'absolution prit une forme particulière, connue sous le nom (relaxatio, remissio, indulgentia de injunctà poenitentià). Ce terme signifie la rémission d'un châtiment et même du péché qui l'a provoqué ( on disait à la fin du XIIIe siècle : a culpà et poena), par un allégement ou même la suppression des oeuvres de satisfaction qui sont requises (4). L'indulgence se fondait sur le droit revendiqué par l'Eglise, en vertu de son union nuptiale avec Christ, de puiser, comme dans un compte en banque, dans le « trésor des mérites » du Crucifié, mérites infinis auxquels on ajouta ceux de Marie et des saints. « Il y en a une telle abondance, déclarait Thomas d'Aquin, qu'ils surpassent toute peine à exiger des vivants actuels » (Somme, III, 83, 1). Il ajoutait que leur efficacité s'exerce aussi sur les trépassés. L'Eglise saisit d'emblée toute la portée financière de cette funeste doctrine. Elle offrit des indulgences en échange de services déterminés, construction d'églises, même de ponts et de routes, départ en croisade, lutte contre les ennemis de la papauté, Albigeois ou empereurs. Il y eut vite de tels abus que le IVe concile de Latran fit un décret sévère pour les enrayer, mais cette mesure n'empêcha pas Nicolas IV, en deux ans de pontificat (1288-1290), de dispenser quatre cents indulgences. On comprend l'exclamation attristée de Harnack : « Attritio, sacramentum poenitentiae et indulgentia, voilà la tradition catholique ! »

Le quatrième sacrement, l'Eucharistie, tenu pour capital à cause de l'importance qu'il donnait au prêtre, impliquait la transsubstantiation et un sacrifice répétant l'oblation du Christ sur la croix. Thomas l'appelait hostia (victime), parce qu'elle était censée renfermer la sainte victime elle-même (Somme, III, 73, 4). On lui donnait aussi le nom de messe (5).

D'après les Scolastiques, à la consécration par le prêtre, les éléments du pain et du vin sont changés en corps et en sang du Sauveur (6). Les « espèces sensibles » (species sensibiles), telles que couleur, dimensions et poids, demeurent, mais la substance subit la transformation (Thomas, Bonaventure, etc.). C'est un miracle, saisissable non par les sens ou l'intelligence, mais par la foi seule (Somme, III, 75, 1). Ici les subtilités abondent. Thomas soutient que même avec la disparition de la substance, les éléments conservent « la vertu de leur substance » (Summa, III, 77, 6), que le corps de Christ est tout entier dans ce sacrement (scilicet osso, nervi, etc., III, 76. 1), et plus précisément dans chacun des éléments (sub utraque specie, III, 76, 2).

Cette doctrine absurde n'était pas sans provoquer des questions troublantes que les Scolastiques se sont ingéniés à résoudre. Le Christ s'est-il mangé lui-même ? - Oui, répondait bravement Thomas (7). - Si une souris mange l'hostie, reçoit-elle le vrai corps de Christ ? - Non, répliquait-il encore, car elle n'absorbe que le pain puisqu'elle ne reçoit pas l'hostie « d'une façon sacramentelle » (sacramentaliter).

Notons à présent l'aspect sacrificiel de l'eucharistie, soutenu par Hugues de Saint-Victor. Elle est une immolation, non sanglante, mais « réelle », accomplie par le prêtre. Si, en tant que sacrement, elle nourrit l'âme, en tant que sacrifice elle la délivre de ses péchés.

Le pouvoir qu'a reçu le prêtre de consacrer les éléments subsiste-t-il s'il est mauvais ? - Oui, dit Thomas, car même alors « il ne cesse pas d'être ministre du Christ » (III, 82, 5, 7), et puis l'eucharistie « a par elle-même la vertu de conférer la grâce » (ex seipso virtutem habet gratiam conferendi, III, 79, 1). Affirmation choquante, que le grand Scolastique adoucit en insistant sur les pieuses dispositions des fidèles (magna devotio et reverentia, III, 80, 10).

Vers la fin du XIIIe siècle, un synode prescrivit de sonner les cloches au moment de la consécration pour inviter des fidèles, au près et au loin, à s'incliner devant l'hostie. En 1264, Urbain IV institua la fête du Corpus Christi et chargea Thomas d'Aquin de rédiger une liturgie appropriée. Jean XXII ordonna une grande procession pour ce jour-là. La communion des enfants fut abolie, en 1255, au synode de Bordeaux. À cette époque, on envisagea le retranchement de la coupe aux laïques. Thomas le conseillait, pour éviter les occasions de répandre par accident le vin consacré (III, 80, 12). Après une période d'hésitation, il fut décrété par le concile de Constance. Gerson l'approuva, car il voyait avec déplaisir la coupe salie par les longues barbes des laïques et le danger que courait le vin précieux d'être souillé par les mouches (8).

Le cinquième sacrement - l'Extrême-Onction - sur un conseil de Jacques (5, 14), interprété à tort par les Scolastiques comme une institution des apôtres et, même (Thomas d'Aquin) du Christ, passait pour remettre les péchés véniels et les restes de péché laissés après la pénitence, et même pour guérir les corps. On touchait les yeux, les oreilles, les narines, les lèvres, les mains et les pieds avec de l'huile consacrée par un évêque.
L'Ordination, réservée à l'évêque, conférait la grâce sacramentelle à sept ordres, correspondant aux sept dons spirituels mentionnés dans 1 Cor. 12. L'épiscopat, regardé non comme un ordre, mais comme une fonction, fut rattaché à celui du prêtre. La tonsure fut le signe de l'admission dans l'ordre : on la voulut circulaire, forme qui était le symbole de la règle et de la perfection. L'ordination est le plus important des sacrements, car elle donne à l'homme le pouvoir de conférer les autres. Son caractère est indélébile.

Le Mariage est le dernier des sacrements parce que c'est celui qui « a le moins de spiritualité » (Thomas, Somme, III, 65, 2). Cette admission du mariage sur la liste était basée sur une erreur de la Vulgata qui, dans Éphésiens, 5, 31, a traduit le mot grec mysterion (mystère) par « sacrement ». Les empêchements au mariage étaient catalogués : on en comptait douze, dont la consanguinité (cognatio) et la différence de religion (cultus disparitas). Le lien conjugal était tenu pour perpétuel (perpetuum) : n'est-il pas le symbole de l'union du Christ avec l'Eglise ? Le divorce n'était permis que pour cause d'inconduite, mais il n'entraînait pas le droit de se remarier, du moins avant le décès de l'ancien conjoint.




Tirons au clair, à présent, la dogmatique représentée par les sacrements.

Son point de départ est l'affirmation du péché originel qui a « infecté » la race humaine, viciant tout, même le mariage qui, avant la Chute, était dépourvu de concupiscence (9), entraînant la perte de la grâce et la blessure des facultés naturelles. Adam, d'après saint Thomas, avait à sa disposition, en plus de ces facultés, « le don supplémentaire de la grâce » (superadditio gratiae), mais sa désobéissance a causé « une disposition corrompue » (habitus corruptus) de l'âme, partielle heureusement, non une mort, mais une blessure. Cette souillure est transmise aux enfants, non par la mère, mais par le père, agent de la génération (10).

Au fléau du péché originel, les Scolastiques, à la suite d'Augustin, opposaient le bienfait de la grâce. Pour Thomas d'Aquin, tout ce qui est bon en l'homme vient de Dieu, et il ne peut avoir aucun mérite devant Lui, excepté par suite d'un décret divin (meritum apud Deum esse non potest, nisi secundum praesuppositionem divinae ordinationis). Sans la grâce, il ne peut ni mériter la vie éternelle, ni ressentir la disposition à la sainteté (interior voluntas), ni même connaître la vérité. Toutefois, Thomas corrigeait cette dépréciation augustinienne de l'homme en lui reconnaissant le mérite qui vient de ses dons naturels.

Dans la question du fond même du salut, les Scolastiques se sont montrés assez libéraux. Pierre Lombard, muet sur la théorie d'Anselme, célébrait dans la croix la manifestation, non de la justice de Dieu mais de son amour et de celui de Christ, propre à allumer dans les coeurs un amour reconnaissant. Quant à saint Thomas, d'accord avec Anselme pour nier que la mort du Christ ait été une rançon payée au diable, il estimait, contre lui, que Dieu aurait pu pardonner aux hommes sans la croix, car tout Lui est possible. Il se rencontrait sur ce point avec Bonaventure, persuadé que Dieu aurait pu sauver par pure miséricorde (Sentences, III, 20). Pour Thomas, l'efficacité de la croix s'exprime par ses conséquences : exemple d'humilité, révélation de l'amour de Dieu poussant l'homme à le payer de retour, invitation solennelle et pathétique à rompre avec le mal (Somme, III, 46, 3, etc.).

Qu'était à ses yeux la justification du pécheur ? Un drame en quatre actes : infusion de la Grâce, mouvement de libre volonté vers Dieu par la foi, acte de libre volonté contre le mal, rémission des péchés (II, 113, 3, 7). Les Scolastiques n'ont pas compris la justification par la foi, et ils ont vu simplement en cet élan une vertu. Mais, observe Schaff. « ils ont eu le mérite d'accentuer le principe que la vraie foi agit par amour et que toute autre foi est vaine ». D'autre part, il faut rejeter « comme non biblique et dangereuse leur théorie de la grâce sacramentelle, qui conduisit à substituer une série d'exercices extérieurs, prescrits par le prêtre, à la simple foi en la libre grâce de Christ » (Histoire, T. V, 1re partie, p. 757).

Sur la question du salut futur, de la vie ultra-terrestre, ils ont mêlé aux révélations bibliques des rêveries tantôt puériles, tantôt révoltantes. Entre le ciel où la félicité consiste, dit l'un d'eux « à voir Dieu dans son essence », et les supplices de l'enfer, dont ils ont affirmé arbitrairement la nature matérielle, ils admettaient trois séjours des morts (recepiacula animarum) : le lieu de résidence des grandes âmes de l'Ancien Testament (limbus patrum), d'où le Christ est venu les délivrer (11) ; le limbus puerorum, habitation des enfants morts sans baptême, qui, sans joie et sans souffrance, y sont privés de la lumière et de la vision de Dieu, - dure doctrine, visiblement élaborée par des gens sans enfants -, et enfin le purgatoire, sorte d'école de purification - imaginée d'après un texte d'un livre apocryphe (2 Macchabées, 12. 40) - pour les âmes insuffisamment chrétiennes, et d'où peut les tirer l'intercession des prêtres par la vertu des messes pour les morts.

Passons à l'examen de la seconde colonne maîtresse à laquelle fut suspendue la vie ecclésiastique aux XIIe et XIIIe siècles : la hiérarchie.
Elle s'appuya sur le Décret de Gratien, vaste compilation de droit canon dont nous avons déjà parlé (12). Cet ouvrage reçut cinq compléments, collections des décrets parus de 1191 à 1226 (éd. Friedberg, Leipzig 1882). Après les avoir réunies en un volume, Grégoire IX les envoya, en 1234, à Paris et Bologne, pour servir à l'instruction des étudiants et à la solution des procès. Il y eut un sixième livre commandé par Boniface VIII, un septième, dit les Clémentines, ordonné par Clément V, et enfin un recueil des décrétales de Jean XXII. Tout cet ensemble, y compris l'ouvrage de Gratien, a constitué le Corps de Droit canon (Corpus Juris canonici), édité par Grégoire XIII. Ce Corpus marquait un progrès sur la justice arbitraire et parfois barbare des princes, mais il enserrait les âmes dans une casuistique quasi judaïque. Rempli d'erreurs et de fraudes, comme l'a constaté Döllinger, il ne fut utile qu'au Saint-Siège, dont il accrut la puissance et les prétentions. Il sanctionna le principe odieux, cher aux Scolastiques, de l'emploi de la force à l'égard des dissidents, et provoqua de légitimes protestations, dont la plus énergique fut celle de Luther. Au XVIe siècle. il devait être supplanté par les canons du Concile de Trente.

Donnons-nous maintenant le spectacle de cette puissante hiérarchie.
À son faîte, voici le Pape, entouré du Collège des cardinaux ou Curie, appellation qui fut étendue aux fonctionnaires de sa maison. Au XIIIe siècle, il est le centre du monde et s'en proclame le seul maître. Son couronnement se fait avec une pompe impériale. La triple couronne qu'est sa tiare symbolise son prétendu pouvoir sur le ciel, la terre et les régions intermédiaires. Avec Innocent III, il s'appelle définitivement le « vicaire de Christ » et « le vicaire de Dieu », et il reçoit le titre de Sainteté ou de Très Saint. Il domine l'Eglise et les empires (13) et dispose de deux glaives, le spirituel et le matériel. « Il manie le premier, s'écrie saint Bernard, et le soldat manie l'autre, mais à un signe de tête du pontife et sur l'ordre de l'empereur » (De Consider., IV, 3). Césaire de Heisterbach, au début du XIIIe siècle, traduisant en langage poétique cette théorie insensée, compare l'Eglise au firmament, le pape au soleil, l'empereur à la lune, les évêques aux étoiles, le clergé au jour et les laïques à la nuit.

L'élection du pape, parfois troublée par les ingérences des souverains ou des foules, est réservée aux seuls cardinaux depuis que Nicolas Il l'a fait décider au concile de Rome (1059), approuvé par le troisième du Latran (1179). La procédure, adoptée par celui de Lyon (1274) sur l'initiative de Grégoire X et restée depuis lors en vigueur, précise que, dans les dix jours qui suivent le décès d'un pape, les cardinaux, assemblés dans une salle, le conclave (14), doivent rester séparés du monde extérieur pendant le vote, en recevant leurs repas à travers un guichet. L'autorité civile doit préserver la délibération de toute violence. Innocent IV donna aux cardinaux le chapeau rouge (15).

Les légats du pape acquirent, à cette époque, une autorité considérable. Ils présidaient les conciles et avaient droit de préséance sur les évêques. Dans les visites qu'ils faisaient aux provinces, ils avaient des allures de grands seigneurs et ils se distinguaient par leur rapacité. Saint Bernard déclare n'en avoir connu que deux incorruptibles : Martin, revenu de Dacie en Italie aussi pauvre que devant, et Gaufrid d'Aquitaine, qui n'acceptait d'aliments qu'en les payant (De Consider., IV, 5). Le chroniqueur franciscain Salimbène (fin du XIIIe siècle) en nomme six fort peu dignes de considération (16).

La Curie (17) était devenue à cette époque un vaste bureau de perception, d'autant plus actif qu'elle était aussi le tribunal suprême chargé de juger d'innombrables appels, qu'elle encourageait. Ses revenus étaient variés et immenses : contributions en argent et en nature des églises, des couvents et des hôpitaux, taxes en échange de concessions papales et d'indulgences, paiements (servitia communia) faits par les archevêques, évêques et abbés quand ils étaient confirmés dans leurs charges, redevances du petit clergé à sa nomination (annates ou annalia), revenus des postes vacants (medii fructus, fruits intermédiaires), offrandes des dignitaires venant à Rome (visitationes ad limina apostolorum), indemnité payée par le prêtre désireux de s'absenter ou d'être ordonné avant l'âge canonique, denier de saint Pierre, taxes payées par les Etats de l'Eglise et les Etats vassaux (census), et enfin commissions prélevées sur les procès.

La Cour papale percevait son dû avec une âpreté qui désolait saint Bernard : « Quand Rome a-t-elle refusé l'or ? s'écriait-il. La Curie a fait d'elle un lieu de trafic... Les Romains (officiers de finances pontificaux) sont des dragons et des scorpions, non des brebis ! » (De Consider., III, 1. 3). C'est un « gouffre », disaient de leur côté Walter Map, polémiste d'Oxford, et Matthieu Paris. La Curie partageait ces énormes revenus avec le pape qui avait son trésorier (le chambellan), et qui, selon la remarque de saint Thomas d'Aquin, ne ressemblait plus guère à l'apôtre qui s'écriait : « Je n'ai ni or ni argent ! »




L'épiscopat eut à lutter pour défendre son autorité menacée par les empiétements du Saint-Siège et ceux des princes et par la résistance des chapitres des cathédrales. Alexandre III lui ôta, en 1181, le droit de canonisation pour se le réserver, Innocent III prétendit qu'il tirait son pouvoir ide la bonne volonté pontificale (18), Nicolas III (1277-1280) réglementa sa confirmation par le Saint-Siège. Quant à l'élection des évêques, réservée en principe aux chapitres, elle n'était pas toujours libre, menacée qu'elle était par les prétentions des princes. Le pouvoir des chapitres grandit avec l'accroissement des biens ecclésiastiques, et il s'opposa, Plus d'une fois à celui de leurs évêques. Les chanoines, qui vivaient d'abord en commun eurent leur domicile personnel et à l'église des stalles (stalla in choro) richement ornées. Les archidiacres assistaient les évêques dans leur administration, visitaient les Églises et parfois instruisaient le clergé. Il y en eut plusieurs dans les grands diocèses. Parmi des plus connus, nommons Walter Map, d'Oxford (19), et Pierre de Blois, de Londres.

Les évêques avaient les revenus de leur siège et la faculté de lever des taxes diverses, en particulier pour des buts charitables (subsidium charitativum). Ils avaient un rang élevé, celui de pair en France et en Angleterre ; en Allemagne, les titulaires des sièges de Trèves, Cologne et Mayence étaient parmi les sept électeurs de l'empire. Ils abusaient du faste, et un concile dut limiter leurs cortèges de cavaliers. Ils portaient une armure, et certains menaient leurs troupes au fort des combats. Leur vie n'était pas toujours exemplaire. On cite un prince-évêque de Liège qui se vantait d'avoir eu quatorze enfants en vingt-deux mois, licence éhontée qui lui valut d'ailleurs la comparution devant un concile et entraîna sa démission. Dans l'intervalle d'un siècle, le siège de Rouen fut occupé par trois prélats scandaleux. Il y en eut, heureusement de dignes et même de grands, tels que les deux évêques de Lincoln (20), Hugues (mort en 1200) et Robert Grossetête (mort en 1253). Le premier, prêtre admirable, d'origine française, bon pour des Juifs qui le pleurèrent, se distingua par sa résistance aux empiétements des rois anglais sur les droits de l'Eglise. Le second, lettré et savant, très versé dans les Écritures, devenu évêque de Lincoln (1253) après avoir été chancelier à Oxford, prit à coeur la réforme des abus dans son diocèse. Il interdit les jeux dans les églises et les cimetières, et il fit des tournées d'inspection minutieuses qui dressèrent contre lui ses propres chanoines. « Il arriva, dit Matthieu Paris, comme un marteau sur les moines. » Il tint tête également au Saint-Siège. Tout en reconnaissant le droit qu'il s'était arrogé de nommer à tous les postes de l'Eglise, il refusa de sanctionner l'élection d'un Italien, Frédéric de Lavagna, neveu d'Innocent IV. Il souffrait cruellement de la déchéance de son clergé, et, au dire de Matthieu Paris, dans une crise de découragement il faillit résigner ses fonctions. Il était hospitalier, courtois, éloquent. Il essaya d'amener les Juifs à l'Évangile par un livre sur la Fin de la Loi.

Quant aux prêtres, ils étaient en général, peu instruits. Un historien allemand moderne, Cruel, déclare dans son ouvrage sur la Prédication allemande (1879) que la moitié du clergé de son pays, au XIIIe siècle, était inapte à prêcher. « Nombre d'entre eux, écrit Bonaventure dans son Libellus apologeticus, sont notoirement infidèles à la chasteté. » De l'aveu même du IVe concile de Latran, des évêques, pour de l'argent, toléraient ces scandales. Beaucoup fréquentaient les tavernes et les théâtres, chassaient, jouaient aux dés, revêtaient des de fantaisie, portaient des gants de soie, des épées et des éperons dorés. Conciles et papes réagirent contre ce laisser-aller. Ils insistèrent avec une louable persévérance sur les qualités que doit avoir le prêtre : intégrité, tempérance, mépris de l'ostentation, simplicité du vêtement, abstention de l'usure, de la chasse et du jeu. Quant aux traitements du bas clergé, ils étaient médiocres. On les prélevait sur les revenus terriens et les dîmes. À partir du XIIe siècle, il reçut des indemnités pour les actes ecclésiastiques, mais de fortes protestations s'élevèrent et divers synodes lui interdirent de les recevoir. D'autre part, l'Eglise défendit l'indépendance des prêtres vis-à-vis des tribunaux séculiers et se chargea de procéder elle-même à leur jugement.

Caractérisons à présent les conciles tenus pendant la période qui s'étend, de Grégoire VII à Boniface VIII. ils furent plus nombreux que ceux des deux siècles précédents. Les synodes locaux réformateurs se multiplièrent, comme on sait sous Grégoire VII Ceux qui suivirent se préoccupèrent de réprimer les hérésies. Il y eut de 1123 à 1274 six conciles oecuméniques, contre huit de 325 à 869 (21). Un trait à relever à cette époque est la présence de quelques papes à des synodes tenus hors de Rome (22).




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(1) Oswald, Die dogmatische Lehre von der Sakramenten der Kathol. Kirche, 5e éd., Munich 1894 ; Harnack, Dogmes, T. II p. 402-562, et Précis (trad. Choisy), p. 363-395) ; Loofs, Dogmengesch., p. 298-304.
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(2) Ce chiffre correspond, d'après Thomas, à celui des grandes vertus et à celui des péchés capitaux. 
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(3) Per baptismum pueri liberantur a peccato originali et ab inferno (Thomas, Somme, Ill, 57, 7). 
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(4) Lea, A Hist. of auricular Confession and Indulgences in the Latin Church, trois vol., Philadelphie 1896 ; Beringer (jésuite), Die Ablässe, ihr Wesen und Gebrauch, 13, éd., Paderborn 1906 ; Gottlob, Kreuzablass und Almosenablass, Stuttgart 1906 ; Harnack, Dogmes, T. II, p. 511.
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(5) A. Franz, Die Messe im deutschen M. A., Fribourg 1902.
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(6) Voici les termes précis de Thomas d'Aquin : Corpus et sanguis in sacramento altaris sub speciebus punis et vini veraciter continentur, transsubstantiato pane in corpus et vino in sanguinem potestate divinà.
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(7) On trouve cette opinion exprimée dans un vers curieux : Se tenet in manibus et cibat ipse cibus.
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(8) Le prestige de l'hostie donna lieu à une foule de légendes. Une des plus curieuses est celle que raconte Césaire de Heisterbach. Une femme du diocèse de Liège avait serré une hostie dans une serviette. Sur le point de mourir, elle révéla cette cachette, et l'on trouva sur le linge trois gouttes de sang frais. Elles furent mises dans un vase et déposées dans l'église de Saint-Trond, en Belgique.
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(9) Opinion de Pierre Lombard (Sentences, II, 31, 3).
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(10) On voit l'importance de cette rêverie pour la question de la sainteté de Jésus, à qui Marie n'aurait pas transmis le péché originel.
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(11) Ils ont beaucoup étudié la descente du Christ aux enfers.
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(12) Dodd, Hist. of Canon Law, Oxford 1884 ; Hergenröther. Lehrbuch des Kathol. Rechts, 21 éd., Fribourg 1905.
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(12b) 2M 12,40 Or ils trouvèrent sous la tunique de chacun des morts des objets consacrés aux idoles de Iamnia et que la Loi interdit aux Juifs. Il fut donc évident pour tous que cela avait été la cause de leur mort.
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(13) Thomas d'Aquin, De Regimine Principum et Contra errores Groecorum, Döllinger-Friedrich, Das Papstthum, Munich 1892 Barry, The papal Monarchy, 590-1303, New-York 1902; Harnack, Dogmes, II, 392-419. 
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(14) Mot dérivé de clavis, clef. il a fini par désigner l'assemblée elle-même (Voir Lector, Le Conclave, Paris 1894).
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(15) Paul Il devait leur donner le manteau de pourpre (XVe siècle), et Urbain VIII le titre d' « Éminence ». En 1586, Sixte-Quint fixa leur nombre à 70. Depuis Urbain VI (fin du XIVe siècle), le pape ne peut être choisi que parmi les cardinaux.
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(16) Coulton, From S. Francis to Dante, Londres 1906, p. 252 ss.
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(17) Haller, Papsttum und Kirchenreform, Berlin 1903 ; V. Martin, Les Cardinaux et la Curie (Bibl. cath. des Se. Relig.), Bloud et Gay, Paris 1930. 
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(18) Döllinger, Papsttum, p. 73, 409 ss.
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(19) Poète et auteur d'un traité De nugis Curialium.
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(20) Magna Vita de Hugues par Adam, son chapelain. éd. Dimock, Londres 1864 ; J. A. Froude, A bishop of the XlIth Century (dans ses short Studies on great Subjects, 21 série, P. 54-86). - Epistolae de Grossetête. éd. Luard. Londres 1861.
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(21) Le premier concile du Latran (IXe oecuménique) ratifia le Concordat de Worms (1123) ; le Ile Latran (1139) mit un terme au Schisme Papal ; le IIIe, Latran (1179) célébra le retour de la paix entre l'Eglise et l'empire ; le IVe Latran (1215) établit l'Inquisition et formula la doctrine de la transsubstantiation ; le premier concile de Lyon (1245) jugea et déposa Frédéric Il ; le IIe de Lyon (1274) s'occupa de la réunion des Églises d'Orient et d'Occident et affirma de nouveau le filioque.
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(22) Urbain Il à Clermont (1095), Alexandre III à Tours avec Thomas Becket à ses côtés, Innocent IV et Grégoire X aux conciles de Lyon.
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