(1) Voyons à présent les
principaux
résultats des méditations scolastiques, les dogmes et les rites
qu'elles ont élaborés ou encouragés.
Comme un pont de cordes d'acier
tendues entre deux paires de piliers, la vie ecclésiastique au coeur
du
Moyen Âge apparaît suspendue à deux colonnes maîtresses, le Sacrement
et la Hiérarchie.
Les Scolastiques définissaient le
sacrement, avec Augustin, « un signe visible d'une grâce invisible »,
mais, avec un réalisme outré, ils lui attribuaient le pouvoir de «
contenir et conférer (conferre) la grâce », d'agir ex opere operato,
selon l'expression de Thomas d'Aquin, c'est-à-dire par une vertu qui
lui serait inhérente, dépendant d'ailleurs de Dieu et en étroite union
avec « l'action (virtus) de la Passion de Christ ». Son efficacité,
disaient-ils, ne dépend pas du caractère du prêtre, pourvu qu'il suive
bien le rite, « même s'il est mauvais (malus) » (Somme, éd. Migne, T.
IV, P. 568, 586, etc.), même s'il ne songe pas à conférer une grâce.
C'est comme une eau pure qui peut être acheminée par un tuyau de plomb
comme par un tuyau d'argent. L'essentiel est d'agir au nom de l'Eglise
et d'exprimer ses intentions. C'est d'ailleurs le Christ qui « agit
lui-même Par sa propre puissance au moyen du prêtre » (Somme, III, 64,
5). Sur ce point, Duns Scot était
d'un avis différent. Il disait qu' « une intention
virtuelle » de l'officiant est essentielle à l'efficacité du
sacrement (Seeberg, ouvrage cité, p. 350). Sous l'influence de Pierre
Lombard et de Thomas d'Aquin, le nombre des sacrements fut fixé à sept
(2).
On admit hardiment qu'ils avaient été institués par le Christ, et que,
selon les termes de Hugues de Saint-Victor, « l'homme ne peut
être sauvé s'il les méprise » (Des Sacrements, II, 9, 5).
Le Baptême fut regardé comme le plus
nécessaire de tous. « Il régénère », disait Thomas.
Il ôte le péché et sa punition, et il confère une grâce positive. Il
est indélébile (Thomas). Il n'est valide que s'il invoque la Trinité.
Bonaventure et Thomas reconnaissent que l'Église primitive se
contentait d'un baptême au nom du Christ, mais ils affirment que la
Trinité était sous-entendue. On employait, pour ce rite, l'exorcisme
et
l'onction avec huile pour chasser les démons, le sel mis dans les
oreilles, le nez et la bouche pour figurer la réception de la grâce.
En
cas de nécessité, de simples laïques, même non baptisés (Thomas),
étaient autorisés à conférer le baptême. On le déclarait indispensable
aux enfants (3),
et l'on osait exclure du paradis ceux qui mouraient sans l'avoir reçu.
Quant à celui qu'on administrait aux enfants juifs et païens sans le
consentement de leurs parents, Thomas et d'autres avaient la sagesse
de
le proclamer illégal.
Le second sacrement - la
Confirmation - est « comme l'ultime consommation du
baptême », avec l'adhésion de l'adulte aux grâces qu'il
confère. L'évêque accomplissait le rite en disant :
« Je te marque du signe de la croix, je te confirme avec le
« chrème » (huile consacrée) du salut, au nom du
Père, du Fils et du
Saint-Esprit. » Il appliquait l'huile et il faisait le signe
de la croix sur le front.
La Pénitence, disaient les Scolastiques, complète
l'action du baptême. Elle détruit les péchés mortels commis depuis
qu'il a été administré, elle est la seconde planche de salut jetée au
pécheur. Elle est aussi le pilier de l'autorité des prêtres, grande
médiatrice, en vertu du pouvoir des clefs, entre le Sauveur et les
fidèles. « L'homme, disait Bonaventure, est absous du péché,
réuni à l'Eglise et réconcilié avec Christ par l'entremise de la clef
sacerdotale. »
Aux exercices de pénitence - la
prière et les aumônes - admis par Tertullien et d'autres Pères de
l'Eglise, on ajouta la confession au prêtre et l'absolution,
conditions
nécessaires du pardon.
La doctrine catholique sur ce point,
esquissée par Alexandre de Hales et développée par Thomas d'Aquin,
discerne dans la pénitence quatre éléments.
C'est d'abord la contrition, ou
douleur du péché commis. Les Scolastiques (Alexandre de Hale et
Bonaventure) distinguèrent à côté d'elle l'attrition, sorte de
demi-repentance, crainte égoïste de la punition sans douleur filiale,
« repentance par crainte de la potence », comme
disent les Allemands, suffisante d'ailleurs, à leurs yeux, pour
obtenir
le pardon si le pécheur y ajoute les autres éléments de la pénitence.
Voici le second :
confession au prêtre, nécessaire, sauf pour les péchés véniels, que
les
prières de l'Eglise peuvent effacer. Il ne suffit pas de confesser à
Dieu les péchés mortels, dit Bonaventure, s'appuyant sur la décision
du
IVe concile de Latran (1215) ; il faut les confesser à un
prêtre, vicaire du Christ, et, si l'on n'en trouve pas, à un laïque,
quitte à recommencer avec un prêtre (Sentences, XVII, 3, 1).
Troisième élément : la
satisfaction. Elle consiste en prières, jeûnes, redevances,
pèlerinages
et autres bonnes oeuvres, - compensation offerte à Dieu, avec cette
particularité qu'elle peut être
fournie par un autre que le coupable.
La pénitence comprend enfin
l'absolution, réservée au prêtre. Sur le sens de ce dernier élément,
on
constate une évolution favorable au sacerdoce.
Pierre Lombard déclarait que Dieu
seul remet les péchés et que le rôle du clergé ressemble à celui des
prêtres juifs qui constataient si un lépreux était guéri ou non
(Sentences, IV, 18, 6). Mais la formule habituelle. « Que le
Dieu tout-puissant t'absolve ! » ou « Que
Dieu t'accorde l'absolution ! » ;fut
remplacée par celle-ci, que Thomas d'Aquin recommanda (Somme, III, 84,
3) : « Je t'absous au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit ! »
Le pardon de certains péchés fut
reconnu aux évêques, mais celui de divers délits, tels qu'incendie
d'églises ou mauvais traitements infligés à un prêtre ou à un moine,
fut réservé au pape. Contre Pierre Lombard, les Scolastiques
étendirent
aux châtiments du Purgatoire l'efficacité de l'absolution, le pouvoir
de Pierre et de ses successeurs étant universel.
L'absolution prit une forme
particulière, connue sous le nom (relaxatio, remissio, indulgentia de
injunctà poenitentià). Ce terme signifie la rémission d'un châtiment
et
même du péché qui l'a provoqué ( on disait à la fin du XIIIe
siècle : a culpà et poena), par un allégement ou même la
suppression des oeuvres de satisfaction qui sont requises (4).
L'indulgence
se fondait sur le droit revendiqué par l'Eglise, en vertu
de son union nuptiale avec Christ, de puiser, comme dans un compte en
banque, dans le « trésor des mérites » du Crucifié,
mérites infinis auxquels on ajouta ceux de Marie et des saints.
« Il y en a une telle abondance, déclarait Thomas d'Aquin,
qu'ils surpassent toute peine à exiger des vivants
actuels » (Somme, III, 83, 1). Il ajoutait que leur efficacité
s'exerce aussi sur les trépassés. L'Eglise saisit d'emblée toute la
portée financière de cette funeste doctrine. Elle offrit des
indulgences en échange de services déterminés, construction d'églises,
même de ponts et de routes, départ en croisade, lutte contre les
ennemis de la papauté, Albigeois ou empereurs. Il y eut vite de tels
abus que le IVe concile de Latran fit un décret sévère pour les
enrayer, mais cette mesure n'empêcha pas Nicolas IV, en deux ans de
pontificat (1288-1290), de dispenser quatre cents indulgences. On
comprend l'exclamation attristée de Harnack :
« Attritio, sacramentum poenitentiae et indulgentia, voilà la
tradition catholique ! »
Le quatrième sacrement,
l'Eucharistie, tenu pour capital à cause de l'importance qu'il donnait
au prêtre, impliquait la transsubstantiation et un sacrifice répétant
l'oblation du Christ sur la croix. Thomas l'appelait hostia (victime),
parce qu'elle était censée renfermer la sainte victime elle-même
(Somme, III, 73, 4). On lui donnait aussi le nom de messe (5).
D'après les Scolastiques, à la
consécration par le prêtre, les éléments du pain et du vin sont
changés
en corps et en sang du Sauveur (6).
Les « espèces
sensibles » (species sensibiles), telles que couleur,
dimensions et poids, demeurent, mais la substance subit la
transformation (Thomas, Bonaventure, etc.). C'est un miracle,
saisissable non par les sens ou l'intelligence, mais par la foi seule
(Somme, III, 75, 1). Ici les subtilités abondent. Thomas soutient que
même avec la disparition de la
substance, les éléments conservent « la vertu de leur
substance » (Summa, III, 77, 6), que le corps de Christ est
tout entier dans ce sacrement (scilicet osso, nervi, etc., III, 76.
1),
et plus précisément dans chacun des éléments (sub utraque specie, III,
76, 2).
Cette doctrine absurde n'était pas
sans provoquer des questions troublantes que les Scolastiques se sont
ingéniés à résoudre. Le Christ s'est-il mangé lui-même ? -
Oui, répondait bravement Thomas (7).
- Si une souris mange l'hostie,
reçoit-elle le vrai corps de Christ ? - Non, répliquait-il
encore, car elle n'absorbe que le pain puisqu'elle ne reçoit pas
l'hostie « d'une façon sacramentelle »
(sacramentaliter).
Notons à présent l'aspect
sacrificiel de l'eucharistie, soutenu par Hugues de Saint-Victor. Elle
est une immolation, non sanglante, mais « réelle »,
accomplie par le prêtre. Si, en tant que sacrement, elle nourrit
l'âme,
en tant que sacrifice elle la délivre de ses péchés.
Le pouvoir qu'a reçu le prêtre de
consacrer les éléments subsiste-t-il s'il est mauvais ? - Oui,
dit Thomas, car même alors « il ne cesse pas d'être ministre
du Christ » (III, 82, 5, 7), et puis l'eucharistie
« a par elle-même la vertu de conférer la grâce » (ex
seipso virtutem habet gratiam conferendi, III, 79, 1). Affirmation
choquante, que le grand Scolastique adoucit en insistant sur les
pieuses dispositions des fidèles (magna devotio et reverentia, III,
80,
10).
Vers la fin du XIIIe siècle, un
synode prescrivit de sonner les cloches au moment de la consécration
pour inviter des fidèles, au près et au loin, à s'incliner devant
l'hostie. En 1264, Urbain IV institua la fête du Corpus Christi et
chargea Thomas d'Aquin de rédiger une liturgie appropriée. Jean XXII
ordonna une grande procession pour ce jour-là. La communion des
enfants
fut abolie, en 1255, au synode de
Bordeaux. À cette époque, on envisagea le retranchement de la coupe
aux
laïques. Thomas le conseillait, pour éviter les occasions de répandre
par accident le vin consacré (III, 80, 12). Après une période
d'hésitation, il fut décrété par le concile de Constance. Gerson
l'approuva, car il voyait avec déplaisir la coupe salie par les
longues
barbes des laïques et le danger que courait le vin précieux d'être
souillé par les mouches (8).
Le cinquième sacrement -
l'Extrême-Onction - sur un conseil de Jacques (5, 14), interprété à
tort par les Scolastiques comme une institution des apôtres et, même
(Thomas d'Aquin) du Christ, passait pour remettre les péchés véniels
et
les restes de péché laissés après la pénitence, et même pour guérir
les
corps. On touchait les yeux, les oreilles, les narines, les lèvres,
les
mains et les pieds avec de l'huile consacrée par un évêque.
L'Ordination, réservée à l'évêque,
conférait la grâce sacramentelle à sept ordres, correspondant aux sept
dons spirituels mentionnés dans 1 Cor. 12. L'épiscopat, regardé non
comme un ordre, mais comme une fonction, fut rattaché à celui du
prêtre. La tonsure fut le signe de l'admission dans l'ordre :
on la voulut circulaire, forme qui était le symbole de la règle et de
la perfection. L'ordination est le plus important des sacrements, car
elle donne à l'homme le pouvoir de conférer les autres. Son caractère
est indélébile.
Le Mariage est le dernier des
sacrements parce que c'est celui qui « a le moins de
spiritualité » (Thomas,
Somme, III, 65, 2). Cette admission du mariage sur la liste était
basée
sur une erreur de la Vulgata qui, dans Éphésiens, 5, 31, a traduit le
mot grec mysterion (mystère) par « sacrement ». Les
empêchements au mariage étaient catalogués : on en comptait
douze, dont la consanguinité (cognatio) et la différence de religion
(cultus disparitas). Le lien conjugal était tenu pour perpétuel
(perpetuum) : n'est-il pas le symbole de l'union du Christ
avec l'Eglise ? Le divorce n'était permis que pour cause
d'inconduite, mais il n'entraînait pas le droit de se remarier, du
moins avant le décès de l'ancien conjoint.
Tirons au clair, à présent, la dogmatique
représentée par les sacrements.
Son point de départ est
l'affirmation du péché originel qui a « infecté » la
race humaine, viciant tout, même le mariage qui, avant la Chute, était
dépourvu de concupiscence (9),
entraînant la perte de la grâce et
la blessure des facultés naturelles. Adam, d'après saint Thomas, avait
à sa disposition, en plus de ces facultés, « le don
supplémentaire de la grâce » (superadditio gratiae), mais sa
désobéissance a causé « une disposition corrompue »
(habitus corruptus) de l'âme, partielle heureusement, non une mort,
mais une blessure. Cette souillure est transmise aux enfants, non par
la mère, mais par le père, agent de la génération (10).
Au fléau du péché originel, les
Scolastiques, à la suite d'Augustin, opposaient le bienfait de la
grâce. Pour Thomas d'Aquin, tout ce qui est bon en l'homme vient de
Dieu, et il ne peut avoir aucun mérite devant
Lui, excepté par suite d'un décret divin (meritum apud Deum esse non
potest, nisi secundum praesuppositionem divinae ordinationis). Sans la
grâce, il ne peut ni mériter la vie éternelle, ni ressentir la
disposition à la sainteté (interior voluntas), ni même connaître la
vérité. Toutefois, Thomas corrigeait cette dépréciation augustinienne
de l'homme en lui reconnaissant le mérite qui vient de ses dons
naturels.
Dans la question du fond même du
salut, les Scolastiques se sont montrés assez libéraux. Pierre
Lombard,
muet sur la théorie d'Anselme, célébrait dans la croix la
manifestation, non de la justice de Dieu mais de son amour et de celui
de Christ, propre à allumer dans les coeurs un amour reconnaissant.
Quant à saint Thomas, d'accord avec Anselme pour nier que la mort du
Christ ait été une rançon payée au diable, il estimait, contre lui,
que
Dieu aurait pu pardonner aux hommes sans la croix, car tout Lui est
possible. Il se rencontrait sur ce point avec Bonaventure, persuadé
que
Dieu aurait pu sauver par pure miséricorde (Sentences, III, 20). Pour
Thomas, l'efficacité de la croix s'exprime par ses
conséquences : exemple d'humilité, révélation de l'amour de
Dieu poussant l'homme à le payer de retour, invitation solennelle et
pathétique à rompre avec le mal (Somme, III, 46, 3, etc.).
Qu'était à ses yeux la justification
du pécheur ? Un drame en quatre actes : infusion de
la Grâce, mouvement de libre volonté vers Dieu par la foi, acte de
libre volonté contre le mal, rémission des péchés (II, 113, 3, 7). Les
Scolastiques n'ont pas compris la justification par la foi, et ils ont
vu simplement en cet élan une vertu. Mais, observe Schaff.
« ils ont eu le mérite d'accentuer le principe que la vraie
foi agit par amour et que toute autre foi est vaine ». D'autre
part, il faut rejeter « comme non biblique et dangereuse leur
théorie de la grâce sacramentelle, qui conduisit à substituer une
série
d'exercices extérieurs, prescrits par le prêtre, à la simple foi
en la libre grâce de
Christ » (Histoire, T. V, 1re partie, p. 757).
Sur la question du salut futur, de
la vie ultra-terrestre, ils ont mêlé aux révélations bibliques des
rêveries tantôt puériles, tantôt révoltantes. Entre le ciel où la
félicité consiste, dit l'un d'eux « à voir Dieu dans son
essence », et les supplices de l'enfer, dont ils ont affirmé
arbitrairement la nature matérielle, ils admettaient trois séjours des
morts (recepiacula animarum) : le lieu de résidence des
grandes âmes de l'Ancien Testament (limbus patrum), d'où le Christ est
venu les délivrer (11) ; le
limbus puerorum,
habitation des enfants morts sans baptême, qui, sans joie et sans
souffrance, y sont privés de la lumière et de la vision de Dieu, -
dure
doctrine, visiblement élaborée par des gens sans enfants -, et enfin
le
purgatoire, sorte d'école de purification - imaginée d'après un texte
d'un livre apocryphe (2
Macchabées, 12. 40) - pour les âmes
insuffisamment chrétiennes, et d'où peut les tirer l'intercession des
prêtres par la vertu des messes pour les morts.
Passons à l'examen de la seconde
colonne maîtresse à laquelle fut suspendue la vie ecclésiastique aux
XIIe et XIIIe siècles : la hiérarchie.
Elle s'appuya sur le Décret de
Gratien, vaste compilation de droit canon dont nous avons déjà parlé (12).
Cet
ouvrage reçut cinq compléments, collections des décrets parus de
1191 à 1226 (éd. Friedberg, Leipzig 1882). Après les avoir réunies en
un volume, Grégoire IX les envoya, en 1234, à Paris et Bologne, pour
servir à l'instruction des étudiants et
à la solution des procès. Il y eut un sixième livre commandé par
Boniface VIII, un septième, dit les Clémentines, ordonné par Clément
V,
et enfin un recueil des décrétales de Jean XXII. Tout cet ensemble, y
compris l'ouvrage de Gratien, a constitué le Corps de Droit canon
(Corpus Juris canonici), édité par Grégoire XIII. Ce Corpus marquait
un
progrès sur la justice arbitraire et parfois barbare des princes, mais
il enserrait les âmes dans une casuistique quasi judaïque. Rempli
d'erreurs et de fraudes, comme l'a constaté Döllinger, il ne fut utile
qu'au Saint-Siège, dont il accrut la puissance et les prétentions. Il
sanctionna le principe odieux, cher aux Scolastiques, de l'emploi de
la
force à l'égard des dissidents, et provoqua de légitimes
protestations,
dont la plus énergique fut celle de Luther. Au XVIe siècle. il devait
être supplanté par les canons du Concile de Trente.
Donnons-nous maintenant le spectacle
de cette puissante hiérarchie.
À son faîte, voici le Pape, entouré
du Collège des cardinaux ou Curie, appellation qui fut étendue aux
fonctionnaires de sa maison. Au XIIIe siècle, il est le centre du
monde
et s'en proclame le seul maître. Son couronnement se fait avec une
pompe impériale. La triple couronne qu'est sa tiare symbolise son
prétendu pouvoir sur le ciel, la terre et les régions intermédiaires.
Avec Innocent III, il s'appelle définitivement le « vicaire de
Christ » et « le vicaire de Dieu », et il
reçoit le titre de Sainteté ou de Très Saint. Il domine l'Eglise et
les
empires (13)
et dispose de deux glaives, le spirituel et le matériel. « Il
manie le premier, s'écrie saint Bernard, et le soldat manie l'autre,
mais à un signe de tête du pontife et sur l'ordre de
l'empereur » (De Consider., IV, 3). Césaire de Heisterbach, au
début du XIIIe siècle, traduisant
en langage poétique cette théorie insensée, compare l'Eglise au
firmament, le pape au soleil, l'empereur à la lune, les évêques aux
étoiles, le clergé au jour et les laïques à la nuit.
L'élection du pape, parfois troublée
par les ingérences des souverains ou des foules, est réservée aux
seuls
cardinaux depuis que Nicolas Il l'a fait décider au concile de Rome
(1059), approuvé par le troisième du Latran (1179). La procédure,
adoptée par celui de Lyon (1274) sur l'initiative de Grégoire X et
restée depuis lors en vigueur, précise que, dans les dix jours qui
suivent le décès d'un pape, les cardinaux, assemblés dans une salle,
le
conclave (14),
doivent rester séparés du monde extérieur pendant le vote, en recevant
leurs repas à travers un guichet. L'autorité civile doit préserver la
délibération de toute violence. Innocent IV donna aux cardinaux le
chapeau rouge (15).
Les légats du pape acquirent, à
cette époque, une autorité considérable. Ils présidaient les conciles
et avaient droit de préséance sur les évêques. Dans les visites qu'ils
faisaient aux provinces, ils avaient des allures de grands seigneurs
et
ils se distinguaient par leur rapacité. Saint Bernard déclare n'en
avoir connu que deux incorruptibles : Martin, revenu de Dacie
en Italie aussi pauvre que devant, et Gaufrid d'Aquitaine, qui
n'acceptait d'aliments qu'en les payant (De Consider., IV, 5). Le
chroniqueur franciscain Salimbène (fin du XIIIe siècle) en nomme six
fort peu dignes de considération (16).
La Curie (17) était
devenue à cette époque un
vaste bureau de perception, d'autant plus actif qu'elle était aussi le
tribunal suprême chargé de juger d'innombrables appels, qu'elle
encourageait. Ses revenus étaient variés et immenses :
contributions en argent et en nature des églises, des couvents et des
hôpitaux, taxes en échange de concessions papales et d'indulgences,
paiements (servitia communia) faits par les archevêques, évêques et
abbés quand ils étaient confirmés dans leurs charges, redevances du
petit clergé à sa nomination (annates ou annalia), revenus des postes
vacants (medii fructus, fruits intermédiaires), offrandes des
dignitaires venant à Rome (visitationes ad limina apostolorum),
indemnité payée par le prêtre désireux de s'absenter ou d'être ordonné
avant l'âge canonique, denier de saint Pierre, taxes payées par les
Etats de l'Eglise et les Etats vassaux (census), et enfin commissions
prélevées sur les procès.
La Cour papale percevait son dû avec
une âpreté qui désolait saint Bernard : « Quand Rome
a-t-elle refusé l'or ? s'écriait-il. La Curie a fait d'elle un
lieu de trafic... Les Romains (officiers de finances pontificaux) sont
des dragons et des scorpions, non des brebis ! » (De
Consider., III, 1. 3). C'est un « gouffre », disaient
de leur côté Walter Map, polémiste d'Oxford, et Matthieu Paris. La
Curie partageait ces énormes revenus avec le pape qui avait son
trésorier (le chambellan), et qui, selon la remarque de saint Thomas
d'Aquin, ne ressemblait plus guère à l'apôtre qui s'écriait :
« Je n'ai ni or ni argent ! »
L'épiscopat eut à lutter pour défendre son
autorité menacée par les empiétements du Saint-Siège et ceux des
princes et par la résistance des
chapitres des cathédrales. Alexandre III lui ôta, en 1181, le droit de
canonisation pour se le réserver, Innocent III prétendit qu'il tirait
son pouvoir ide la bonne volonté pontificale (18), Nicolas III
(1277-1280) réglementa sa confirmation par le Saint-Siège. Quant à
l'élection des évêques, réservée en principe aux chapitres, elle
n'était pas toujours libre, menacée qu'elle était par les prétentions
des princes. Le pouvoir des chapitres grandit avec l'accroissement des
biens ecclésiastiques, et il s'opposa, Plus d'une fois à celui de
leurs
évêques. Les chanoines, qui vivaient d'abord en commun eurent leur
domicile personnel et à l'église des stalles (stalla in choro)
richement ornées. Les archidiacres assistaient les évêques dans leur
administration, visitaient les Églises et parfois instruisaient le
clergé. Il y en eut plusieurs dans les grands diocèses. Parmi des plus
connus, nommons Walter Map, d'Oxford (19),
et Pierre de Blois, de Londres.
Les évêques avaient les revenus de
leur siège et la faculté de lever des taxes diverses, en particulier
pour des buts charitables (subsidium charitativum). Ils avaient un
rang
élevé, celui de pair en France et en Angleterre ; en
Allemagne, les titulaires des sièges de Trèves, Cologne et Mayence
étaient parmi les sept électeurs de l'empire. Ils abusaient du faste,
et un concile dut limiter leurs cortèges de cavaliers. Ils portaient
une armure, et certains menaient leurs troupes au fort des combats.
Leur vie n'était pas toujours exemplaire. On cite un prince-évêque de
Liège qui se vantait d'avoir eu quatorze enfants en vingt-deux mois,
licence éhontée qui lui valut d'ailleurs la comparution devant un
concile et entraîna sa démission. Dans l'intervalle d'un siècle, le
siège de Rouen fut occupé par trois prélats scandaleux. Il y en eut,
heureusement de dignes et même de grands, tels
que les deux évêques de Lincoln (20),
Hugues (mort en 1200) et Robert
Grossetête (mort en 1253). Le premier, prêtre admirable, d'origine
française, bon pour des Juifs qui le pleurèrent, se distingua par sa
résistance aux empiétements des rois anglais sur les droits de
l'Eglise. Le second, lettré et savant, très versé dans les Écritures,
devenu évêque de Lincoln (1253) après avoir été chancelier à Oxford,
prit à coeur la réforme des abus dans son diocèse. Il interdit les
jeux
dans les églises et les cimetières, et il fit des tournées
d'inspection
minutieuses qui dressèrent contre lui ses propres chanoines.
« Il arriva, dit Matthieu Paris, comme un marteau sur les
moines. » Il tint tête également au Saint-Siège. Tout en
reconnaissant le droit qu'il s'était arrogé de nommer à tous les
postes
de l'Eglise, il refusa de sanctionner l'élection d'un Italien,
Frédéric
de Lavagna, neveu d'Innocent IV. Il souffrait cruellement de la
déchéance de son clergé, et, au dire de Matthieu Paris, dans une crise
de découragement il faillit résigner ses fonctions. Il était
hospitalier, courtois, éloquent. Il essaya d'amener les Juifs à
l'Évangile par un livre sur la Fin de la Loi.
Quant aux prêtres, ils étaient en
général, peu instruits. Un historien allemand moderne, Cruel, déclare
dans son ouvrage sur la Prédication allemande (1879) que la moitié du
clergé de son pays, au XIIIe siècle, était inapte à prêcher.
« Nombre d'entre eux, écrit Bonaventure dans son Libellus
apologeticus, sont notoirement infidèles à la chasteté. » De
l'aveu même du IVe concile de Latran, des évêques, pour de l'argent,
toléraient ces scandales. Beaucoup fréquentaient les tavernes et les
théâtres, chassaient, jouaient aux dés, revêtaient des de fantaisie,
portaient des gants de
soie, des épées et des éperons dorés. Conciles et papes réagirent
contre ce laisser-aller. Ils insistèrent avec une louable persévérance
sur les qualités que doit avoir le prêtre : intégrité,
tempérance, mépris de l'ostentation, simplicité du vêtement,
abstention
de l'usure, de la chasse et du jeu. Quant aux traitements du bas
clergé, ils étaient médiocres. On les prélevait sur les revenus
terriens et les dîmes. À partir du XIIe siècle, il reçut des
indemnités
pour les actes ecclésiastiques, mais de fortes protestations
s'élevèrent et divers synodes lui interdirent de les recevoir. D'autre
part, l'Eglise défendit l'indépendance des prêtres vis-à-vis des
tribunaux séculiers et se chargea de procéder elle-même à leur
jugement.
Caractérisons à présent les conciles
tenus pendant la période qui s'étend, de Grégoire VII à Boniface VIII.
ils furent plus nombreux que ceux des deux siècles précédents. Les
synodes locaux réformateurs se multiplièrent, comme on sait sous
Grégoire VII Ceux qui suivirent se préoccupèrent de réprimer les
hérésies. Il y eut de 1123 à 1274 six conciles oecuméniques, contre
huit de 325 à 869 (21). Un trait
à relever à cette époque
est la présence de quelques papes à des synodes tenus hors de Rome (22).
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