Le mouvement scolaire inauguré par Charlemagne
restait actif au XIIe siècle (1).
Il s'effectuait dans les écoles des
couvents et des cathédrales. Les plus renommées étaient, en Italie,
celles de Parme et de Milan, en France, celles de Paris, Orléans,
Laon,
Reims et Bec (en Normandie). Les maîtres les plus connus (2)
étaient Anselme de Laon, auteur d'un bon commentaire sur la Vulgate,
et
son frère Ralph, que Jean de Salisbury appelait « les splendides
lumières des Gaules » ; Bernard de Chartres, « le plus parfait
platonicien de notre temps » ; Guillaume de Champeaux, professeur à
l'école cathédrale de Paris ; Guillaume de Conches (en Normandie),
grammairien remarquable. On enseignait dans ces écoles les sept arts
libéraux indiqués par Cassiodore (voir notre T. II, p. 310-311), et
les
textes habituels d'Aristote, de Boèce et d'autres, avec une tendance à
les subordonner à la théologie. Certains écartaient les auteurs
profanes. Gerbert, de Reims, Anselme, de Bec, au contraire,
recommandaient les poètes latins. La discipline était sévère. On
fustigeait les élèves pour chasser
le mauvais esprit. Certains maîtres, d'ailleurs préféraient le recours
à la douceur.
Les livres (3) ne se
trouvaient guère que dans les
couvents et les cathédrales. Selon un proverbe du temps, « un cloître
sans bibliothèque (sine armario) était comme une forteresse sans
armement (sine armamentario) ». Il y eut de bonne heure de petites
collections de livres au Mont-Cassin, à Fulda, à York et ailleurs. Les
bénédictins s'honorèrent en fondant des bibliothèques et en les
enrichissant. Les volumes qu'on y trouvait d'ordinaire étaient les
Saintes Écritures (4)
et des ouvrages d'Augustin, d'Ambroise, Jérôme, Grégoire le Grand,
Bède
et Alcuin (5).
On donnait des livres ou l'on en léguait aux couvents et aux églises (6).
Ils
étaient mis dans des armoires, puis, vers le XIVe siècle, ils
furent rangés sur des étagères fixées aux murs des cloîtres. On les
enchaînait pour les soustraire au vol. Tout monastère important avait
une salle pour les livres (scriptorium), où l'on recopiait les
manuscrits. Les couvents qui se distinguèrent le plus dans ce travail
furent Saint-Alban, en Angleterre et Hirschau en Allemagne du Sud.
Au XIIe siècle apparurent les
Universités (7),
fondées, les unes sur l'initiative de professeurs brillants et
renommés, d'autres par une bulle
papale (8),
d'autres par des souverains (9).
Les premières s'ouvrirent en Italie,
à Salerne et à Bologne, puis vinrent celles de France (10),
d'Angleterre et d'Espagne, puis
d'Allemagne (seconde moitié du XVIe siècle) et enfin les trois
universités d'Écosse et celles de Copenhague et d'Upsal (XVe siècle).
Le terme d' « université »
désignait, à l'origine, une réunion de professeurs et d'étudiants,
sorte de guide littéraire (11).
Une université complète comprenait
quatre facultés (facultates ou sciences) : les arts (les sept « arts
libéraux » auxquels on ajoutait l'histoire, la métaphysique, etc.), le
droit, la médecine et la théologie. Plusieurs universités restèrent
incomplètes. Salerne n'enseignait que la médecine, où elle excellait
(fons medicinae, disait Pétrarque) ; Bologne se borna longtemps au
droit, Paris ne l'enseigna qu'au XVIIe siècle.
L'université avait son gouvernement
propre et ses privilèges, qui la soustrayaient à la police municipale.
Dans celle de Paris, tout procès contre ses membres était jugé par
l'évêque. Les étudiants formaient d'influentes corporations réunies
d'après leur nationalité. À Paris, ils constituaient quatre « nations
»
ou groupes (France, Pays-Bas, Normandie et Angleterre). L'université
avait un chef élu, le « recteur », celle de Paris avait deux
chanceliers, nommés par le roi. Les facultés conféraient les degrés de
bachelier (baccalaureus), licencié (licentia docendi) et docteur
(dominus, magister ou scholasticus).
L'enseignement se donna d'abord dans
les couvents et dans des salles privées, puis dans des édifices
construits pour cet objet. Les collèges furent, à l'origine,
des
hôtels où l'on entretenait des étudiants. Les plus anciens sont le
collège de la Sorbonne, fondé en 1257 par Robert Sorbon, chapelain de
saint Louis, pour seize étudiants, et celui de Navarre, sur la butte
Sainte-Geneviève, dû à Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel
(1304). Parfois les collèges entretenaient aussi les maîtres (Oxford
et
Cambridge). À Paris, les études étaient réglementées par le légat
Robert de Courçon (XIIIe siècle). Le pape Grégoire IX choisit les
livres de textes, à l'exclusion des ouvrages hérétiques. La vie des
étudiants était loin d'être exemplaire. Leur goût pour les tavernes
(tabernae) et leurs rapts de femmes provoquaient les critiques et les
plaintes ; le duel était fréquent parmi eux, et Grégoire IX dut leur
interdire de porter des armes dans les rues (1231). Ils étaient assez
souvent besogneux et réduits à mendier.
Insistons sur quelques universités
importantes. Celle de Bologne (12),
fondée en 1088, compta des
professeurs de droit renommés, en particulier Novella d'Andréa (XIVe
siècle), qui enseignait dissimulée derrière un rideau, de peur que son
charme ne troublât les étudiants (13).
L'université de Paris (14)
eut des parrains très puissants : Philippe-Auguste qui la rendit
indépendante de l'administration municipale (1200), Innocent III qui
lui envoya des statuts, et Grégoire IX qui, en 1231, sanctionna ses
privilèges.
Ils furent réduits par Louis XI et
ses successeurs. On la plaça sous la juridiction de la police, et on
lui retira le droit de suspendre les cours. Ce qui fit sa réputation,
ce furent sa faculté des arts et sa faculté de théologie (15).
Elle
eut, comme on le sait, à lutter contre les prétentions des
Dominicains et des Franciscains, et sur ce terrain elle fut vaincue
par
le Saint-Siège. Elle resta, d'ailleurs, longtemps servante de
l'Eglise.
Elle devait se prononcer contre la Réforme et ordonner de brûler les
livres de Luther.
L'université d'Oxford (16)
semble dater de l'époque (1167) où Paris chassa ses professeurs
étrangers. Innocent IV confirma ses « immunités » (1254), et un autre
pape l'exempta du contrôle des évêques. Elle eut des maîtres illustres
: l'archidiacre Walter Map, Roger Bacon, l'évêque Grossetête, Duns
Scot, Ockam, Wyclif. Elle fut un grand centre théologique. Elle se
distingua par ses conflits avec les autorités de la ville. À la suite
d'une rixe qui coûta la vie à quelques étudiants, elle obtint du roi
une réparation solennelle, fort humiliante pour le maire et les
baillis
et longtemps répétée. L'université de Cambridge (17)
est mentionnée pour la première
fois en 1209. Grégoire IX la reconnut en 1233. Parmi ses professeurs,
elle compta Érasme, le réformateur Bucer, Tyndale, traducteur de la
Bible en anglais et divers dignitaires renommés.
La théologie enseignée au Moyen Âge dans les
écoles et les universités a reçu le nom de Scolastique
(17
bis). Elle forme un ensemble distinct, tout comme les écrits
des Pères de l'Eglise. Les docteurs scolastiques se sont appliqués
avec
une ténacité inouïe et une ferveur solennelle à une oeuvre
conservatrice. Ils ont cherché, en général, à fournir aux dogmes
l'appui de la raison et à les systématiser dans d'énormes traités,
vastes comme des cathédrales, appelés des sommes (de summa, résumé).
Leur point le départ était l'autorité absolue de l'Eglise doublée de
deux autres autorités moindres à leurs yeux, celle des Écritures et
celle des Pères. La philosophie a été pour eux la servante (ancilla)
de
la théologie, mais une servante qui a fini par dire son mot comme
Dorine. Si, à l'exception d'Abélard, ils partaient de la foi avec
Augustin et Anselme, ils comptaient sur l'intelligence pour la
confirmer. Ce fut là une oeuvre immense, souvent oiseuse (18)
au point d'en devenir ridicule, mais qui doit retenir l'attention, car
elle a formulé la doctrine de l'Eglise au Moyen Âge. Cela est vrai
surtout de la théologie de Thomas d'Aquin, où Léon XIII a salué
l'expression de l'orthodoxie catholique romaine (encyclique du 4 août
1879).
La Scolastique procède d'Augustin et
d'Aristote. Le premier a donné l'orientation dogmatique. Il a été le
théologien ecclésiastique, sacramentaire, antimanichéen et
antidonatiste. Le second a fourni la méthode dialectique (19).
Préparée
par Scot Erigène, elle a commencé à la fin du XIe siècle, avec
Roscelin et Anselme. On peut y distinguer trois périodes. La première
va d'Anselme à Gilbert de Poitiers, mort en 1154. La seconde - l'âge
d'or - s'étend de Pierre Lombard (mort en 1160) à Duns Scot (mort en
1308). La troisième - celle du déclin - est surtout connue par Ockam
(mort en 1367).
Laissant de côté le problème tant
débattu au Moyen-Age, celui des Universaux, qui n'entre pas dans le
cadre de notre histoire, abordons l'étude du premier docteur
scolastique original qu'on rencontre à la fin du XIe siècle, saint
Anselme (1033-1109).
Originaire d'Aoste, en Piémont, il
eut des démêlés avec son père, noble mondain et violent, et se réfugia
dans le monastère de Bec, dont il devint prieur, puis abbé (1078).
C'est là qu'il écrivit la plupart de ses livres. Ses hautes qualités,
sa droiture, son courage et sa piété lui ont valu la canonisation,
décrétée en 1494 (20).
Laissant de côté sa carrière d'archevêque de Cantorbéry déjà retracée,
insistons ici sur ses ouvrages religieux (21).
Ses Méditations offrent un mélange
de haute spéculation et d'accents émouvants tels que celui-ci : « Bon
Jésus, que tu es doux au coeur qui songe à toi et qui t'aime ! » « La
grandeur de ses pensées, dit Schaff, rappelle les montagnes de son
pays
natal, et l'abondance pure de
son sentiment spirituel évoque les ruisseaux et les prairies de ses
vallées » (p. 608). Dans la première méditation se trouve la
comparaison saisissante de la vie humaine au passage d'un homme sur un
pont étroit surplombant un abîme, au milieu des vols de grands
oiseaux.
Ses prières sont adressées non seulement à Dieu et au Fils, mais à la
Vierge et aux saints.
Anselme est surtout connu par sa
philosophie religieuse et ses traités théologiques. Il mettait
l'accent
sur la foi et l'expérience. « Qui ne croit pas, disait-il, n'éprouvera
pas, et qui n'aura pas éprouvé ne comprendra pas » (La Trinité, ch.
II). « Le chrétien doit avancer par la foi vers l'intelligence, et non
par l'intelligence vers la foi » (Épîtres, II, 41). D'autre part, il
blâmait la foi qui ne cherche pas à savoir (Le Dieu-Homme, I, 2). Pour
lui, les deux sources de la connaissance sont la Bible et
l'enseignement de l'Eglise, qui concordent et sont la vraie
philosophie. D'ailleurs, « type accompli du docteur scolastique, il
admet à priori l'accord complet de la révélation et de la raison
humaine, manifestations d'une même Intelligence suprême » (22).
Que
l'on songe à son essai de démonstration de l'existence de Dieu (23),
esquissée
dans ses fameux traités, le Monologium et surtout le
Proslogium qui, d'après Koyré, le suivit de peu ! Anselme a soutenu,
comme ou sait, dans ce dernier ouvrage, que l'idée du Dieu parfait
postule son existence. Autant dire, lui objecta Gaunilon, du monastère
de Marmoutier (près de Tours), dans son Liber pro insipiente, que
l'idée d'une île perdue dans l'Atlantique implique sa réalité,
critique
que Thomas d'Aquin devait reproduire à son tour (Somme, I, 2, 2) Mais
la réplique d'Anselme (Liber apologeticus) fait
observer, non sans raison, que cette idée de l'Être parfait qui
s'impose à des êtres imparfaits ne s'explique sans doute que s'il l'a
mise en eux.
Le même recours à la démonstration
se retrouve dans le fameux traité du Dieu-Homme (Cur Deus homo ?).
Anselme y déclare que l'Incarnation a eu pour cause la Rédemption, la
nécessité d'offrir une « satisfaction » adéquate à la gravité du péché
(24).
Qu'entend-il par ce terme ? « Quiconque pèche, écrit-il, doit
s'acquitter envers Dieu de l'hommage qu'il lui a dérobé, et c'est là
la
satisfaction. » L'homme ne peut la fournir. Même s'il vivait
saintement, la dette du passé ne serait pas réglée ; à plus forte
raison puisqu'il reste pécheur.
Problème angoissant, dont voici, au
dire d'Anselme, la solution : « La satisfaction due par l'homme et que
Dieu seul peut accomplir, il est nécessaire qu'elle soit présentée par
le Dieu-homme » (II, 6). « La critique théologique, dit le professeur
Weber, a répudié cette théorie, marquée au coin des moeurs féodales »
(p. 196). Malgré la noblesse de sa pensée et de son sentiment chrétien
terrifié par « le poids du péché » ce traité d'Anselme, avec ce
sophisme qui consiste à assigner une culpabilité infinie aux
défaillances de la pauvre humanité qu'on a reconnue viciée par le
péché
originel, et surtout avec cette conception toute juridique, sèche et
impitoyable, de la justice de Dieu « en état de tension insupportable
avec son amour » (Harnack), devait soulever la résistance de Thomas
d'Aquin et surtout celle des âmes défiantes à l'égard des spéculations
dogmatiques et prenant au sérieux le simple et sublime Évangile du
pardon et de la grâce prêché par Jésus-Christ aux coeurs vraiment
repentants, prêtes à redire avec Harnack : « Il est terrible de penser
que Dieu ne peut pardonner par pur amour,
mais qu'il doit venger son honneur par ce sacrifice » (25).
Nommons à présent Pierre Lombard (26),
père
de la théologie systématique de l'Eglise. Son célèbre ouvrage, Les
Sentences (Libri quatuor Sententiarum) a été un livre d'études très lu
et très commenté, en attendant la Somme de Thomas d'Aquin. Originaire
de Novare (de là son surnom), il fut étudiant à Bologne et à Paris,
puis professeur dans cette dernière ville, dont il devint évêque en
1159. Son grand traité expose la doctrine de l'Eglise et cherche à la
confirmer par les Écritures et les Pères. Il est clair et judicieux,
avec un certain libéralisme qui lui valait sa dénonciation à trois
synodes, dont aucun ne le condamna (27).
Il faut signaler ici quelques
docteurs du XIIe siècle remarquables par leur mysticisme. Le plus
grand
fut saint Bernard, dont la piété était débordante (28).
« La mesure de l'amour pour Dieu,
écrivait-il, c'est de l'aimer sans mesure » (Modus sine modo
diligere).
« Être absorbé par l'amour, c'est être déifié » (Sie affici deificari
est). Il se perdait, en une bienheureuse extase, dans la contemplation
de Jésus, « miel dans la bouche, mélodie pour l'oreille et joie au coeur
» (mel in ore, in aure melos, in
corde jubilus). Chez Hugues de Saint-Victor (29),
originaire de Saxe, entré dans
l'abbaye dont il porta le nom (30),
le mysticisme s'exprima dans trois
ouvrages (en latin) : l'Arche de Noé morale (la maison spirituelle
dont
Christ est le chef), l'Arche mystique (la Croix) et la Vanité du Monde
(31).
Pour lui, la contemplation a trois degrés comparables aux progrès de
la
combustion du bois vert. Il y a la réflexion (cogitatio) symbolisée
par
la flamme que noircit une épaisse fumée, la méditation, feu plus
clair,
et enfin la contemplation, avec son grand éclat. Dans ses élans
mystiques, Hugues reste intellectuel. Il déclare l'intelligence
nécessaire à l'homme pour qu'il participe à la béatitude de Dieu (non
potest Dei beatitudo participari nisi per intellectum ; cf. Summa, II,
1).
Avec l'Écossais Richard de
Saint-Victor (Migne, T. 196), son disciple, prieur de cette abbaye, le
mysticisme s'intellectualise encore davantage. Il fait une part plus
grande à la dialectique dans la recherche de la vérité, mais dans ses
ouvrages La préparation de l'esprit à la contemplation et La grâce de
la contemplation, il reconnaît pleinement la nécessité pour l'âme de
se
purifier et de se nourrir des Écritures pour parvenir à la
connaissance
de Dieu (32).
Mentionnons encore Rupert de Deutz, abbé du couvent bénédictin
de
Deutz, près de Cologne, commentateur biblique très fécond (Migne, T.
167-170).
Une note différente se fit entendre avec Pierre
Abélard (33),
enfant terrible de la Scolastique et père de l'esprit moderne.
Né, en 1079, au Pallet près de
Nantes, il eut pour maîtres le « nominaliste » Roscelin, chanoine de
Compiègne, puis « le réaliste » Guillaume de Champeaux, professeur à
Paris, et Anselme de Laon. Peu satisfait de leur enseignement qu'il
trouvait vide et fumeux, il fonda des écoles à Melun, à Corbeil, puis
sur la montagne Sainte-Geneviève, à Paris, alors couverte de
vignobles.
Appelé à diriger l'école-cathédrale de Paris, il attira de nombreux
élèves par l'originalité et l'éclat de ses leçons. Devenu précepteur
d'Héloïse, nièce du chanoine Fulbert, il s'éprit d'elle, et cette
idylle poussée trop loin s'étant ébruitée, il consentît à s'unir à
elle
par un mariage clandestin, moins par goût pour la vie de famille que
pour apaiser l'oncle irrité. Mais Héloïse, persuadée que cette union
interromprait sa brillante carrière, persista à nier qu'elle fût sa
femme, et elle prit le voile à Argenteuil, où il la visita en secret.
Mais Fulbert, exaspéré contre Abélard, se rua sur lui à l'improviste
et
le mutila. L'infortuné entra au couvent de Saint-Denis (1118), et ne
songea plus à Héloïse.
Trois ans après, il fut cité à
Soissons devant un légat à cause de ses vues hérétiques sur la Trinité
et il dut livrer aux flammes le livre (Introduction à la Théologie)
qui
les exposait, On le retrouve en
Champagne, où il bâtit un oratoire qu'il appela « le Paraclet » puis
au
monastère de Saint-Gildas, en Bretagne, où, à la suite de nouvelles
persécutions, il a eu la satisfaction d'être nommé abbé. C'est là
qu'il
écrivit son autobiographie, l'Histoire des Infortunes (Historia
calamilatum, Migne, T. 178). Mais, rebuté par la grossièreté et la
sauvagerie de ses moines qui attentèrent deux fois à sa vie, il
s'enfuit. En 1127, après d'expulsion des nonnes d'Argenteuil, Abélard
mit Héloïse au Paraclet, qui prospéra sous sa direction. Il lui envoya
l'autobiographie, et elle lui répondit, l'appelant « son seigneur ou
plutôt son père, son époux ou plutôt son frère ». Désireuse d'avoir
des
lettres de lui, elle le consultait sur des questions bibliques ou
pratiques, mais il lui répondait sans élan. Il la félicita d'être
entrée dans une vie plus haute que le mariage, et il lui envoya des
sermons et des règlements sévères.
En 1139, le voici revenu à
Sainte-Geneviève, où il jouit d'une popularité passagère. Bientôt, ses
vues hérétiques sur la Trinité lui valurent la visite de saint
Bernard,
qui réclama de lui une rétractation, mais sans l'obtenir. Il voulut se
défendre devant le synode de Sens (1141), mais, devant l'animosité des
évêques dont son fougueux adversaire avait obtenu d'avance une
sentence
défavorable (34),
il fit appel à Innocent II. Le synode réclama du pape sa «
condamnation
perpétuelle », et Bernard joignit à ce voeu un long mémoire et des
lettres où il dénonçait « ce serpent tortueux venu de son trou de
Bretagne » (Migne, T. 182). Le jugement fut prompt, même prématuré. Le
pape fit brûler devant Saint-Pierre les quatorze articles incriminés,
et il condamna l'accusé au silence perpétuel. Abélard, qui se
dirigeait
alors vers Rame, s'arrêta en route à Cluny, auprès de son grand ami,
Pierre le Vénérable. Envoyé par lui dans un prieuré pour y refaire ses
forces, il n'y entra que pour y
mourir (21 avril 1142). Pierre raconta ses derniers moments dans une
lettre émue écrite à Héloïse. Il l'appelait un vrai philosophe de
Christ, humble, abstinent, homme de prière, mort en confiant son âme
au
Rédempteur. Son corps fut déposé au Paraclet avec une inscription qui
le nommait « le Socrate des Gaules, le grand Platon de l'Occident. »,
et, vingt-deux ans plus tard, celui d'Héloïse fut placé auprès de lui.
Ce grand esprit eut le malheur d'être un triste caractère, égoïste et
ambitieux, dédaigneux et dur pour ses maîtres, étrange à l'égard
d'Héloïse, dont il causa le malheur sans s'en être repenti, comme le
prouve le ton de son Histoire.
Ses principaux écrits dogmatiques
sont, outre l'Introduction déjà citée, une Théologie chrétienne en
cinq
livres, un commentaire sur l'épître aux Romains, un Dialogue entre un
philosophe, un Juif et un chrétien, et le traité Oui et non (Sic et
Non, publié par Cousin en 1836), où, en 158 chapitres, il juxtaposait,
sans les concilier, des citations contradictoires des Pères de
l'Eglise
sur la Trinité et la personne du Christ. Ajoutons un traité de morale,
Connais-toi toi-même (Scito te ipsum).
Abélard a été le plus hardi et le
plus tranchant des Scolastiques. Remarquons pourtant son respect pour
l'Eglise. « La foi catholique, a-t-il écrit, est si nécessaire à tous
que personne ne peut être sauvé s'il se sépare d'elle » (Migne, T.
178,
p. 986). Il admettait l'efficacité des sacrements, surtout celle du
baptême et de l'eucharistie. Mais, malgré cette déférence et certaines
oscillations, sa pensée s'est déployée au souffle de la liberté et de
la raison. D'accord avec Anselme sur l'identité de la vérité révélée
et
de la vérité rationnelle, il ne souscrit déjà plus, avec lui, au « je
crois afin de comprendre » d'Augustin. Il s'élève, dans son
Introduction, contre la « crédulité présomptueuse » qui accepte sans
examen, il déclare qu' « on ne peut rien croire si on ne l'a
préalablement compris », et il part du doute, « première clef de la
sagesse ». Dans son Prologue au Sic et non, appliquant sa méthode aux
Écritures, il énumère, en s'entourant
prudemment de nombreuses autorités, les règles d'une étude
scientifique. Il pousse le libéralisme jusqu'à louer les philosophes
grecs, à la grande indignation de saint Bernard, en leur attribuant
une
certaine connaissance de Dieu et même de la Trinité. Sa dogmatique,
affranchie des opinions traditionnelles, se recommande à l'attention.
Pour lui, les trois personnes de la Trinité se réduisent à trois
attributs, puissance, sagesse et bonté, qui ne forment qu'une essence,
« souveraine perfection » (Iota perfectio boni). Il les compare
respectivement à l'airain dont un sceau est fait, à la forme de cet
objet et à l'objet lui-même. Ses vues sur la rédemption n'ont rien
d'anselmien.
Sans la grâce, dit-il, l'homme ne
peut rien pour son salut et l'Incarnation a été nécessaire, mais le
Fils de Dieu le sauve non par une satisfaction, mais par son
enseignement, son exemple et sa passion, qui éveillent en lui
l'horreur
du péché, la repentance, la reconnaissance et l'amour. La morale
d'Abélard fait résider le péché dans l'intention mauvaise, et, « en
déclarant indifférent l'acte extérieur, elle flétrit le formalisme
croissant de sa morale catholique » (35).
Son influence a été considérable.
Parmi ses disciples, nommons Gilbert, évêque de Poitiers, à qui ses
idées sur la Trinité valurent un procès en hérésie, d'ailleurs sans
résultat, mené par saint Bernard avec une violence qui souleva
l'indignation, et le grand savant anglais Jean de Salisbury, devenu en
1176 évêque de Chartres, auteur de deux traités philosophiques et
d'une
Histoire pontificale qui ne manque pas d'intérêt.
Au XIIIe siècle, la Scolastique prit son essor,
portée par le génie et la foi de docteurs célèbres, membres des deux
grands Ordres mendiants. Ce qui la caractérise alors, c'est son goût
pour la philosophie d'Aristote,
cité et commenté (36)
après avoir été condamné. On lui savait gré d'avoir présenté la nature
comme une hiérarchie couronnée par Dieu, et l'on fit de sa pensée une
norme qu'on imposa. Mais cette Scolastique eut le défaut de retourner
les problèmes jusqu'à épuisement du sujet et même du lecteur.
Alexandre de Hales (comté de
Gloucester), appelé le « docteur irréfragable », fut le premier
franciscain qui obtint le droit d'enseigner à l'université de Paris.
Sa
Somme de Théologie universelle a contribué à définir des dogmes
importants du Moyen-Age. Il affirma le caractère indélébile du baptême
et de l'ordination; il soutint le retranchement de la coupe aux
laïques
et il élabora la doctrine de la pénitence. On lui doit la définition
du
trésor des mérites (thesaurus meritorum), source néfaste de la théorie
des indulgences.
Albert le Grand (37),
né en Bavière, fut étudiant à
Padoue, maître à Paris, provincial dominicain à Cologne, puis évêque
de
Regensburg qu'il quitta en 1262, lassé, dit Sighart, par certaines
oppositions. Son érudition classique et religieuse et son activité
littéraire furent immenses, et elles lui valurent le titre de «
docteur
universel .». Il fut le premier à connaître à fond les oeuvres
d'Aristote et à les mettre largement au service de la pensée
chrétienne. Il fit des traités sur la zoologie, les plantes, la
géographie, l'astronomie (les Météores), et dans sa Somme des
Créatures, il esquissa une explication de l'univers. Il maniait le
soufre, l'arsenic et d'autres substances chimiques. Il écrivit deux
grands ouvrages théologiques :
un commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, une Somme
(inachevée), et des commentaires bibliques d'une fastidieuse
prolixité.
Il voyait dans la théologie une « sagesse », c'est-à-dire la science
pratique de ce qui touche au salut, et il déclarait que la Trinité n'a
pu être connue que par la Révélation. Curieux à l'extrême, il s'est
posé trop de questions oiseuses, en particulier sur les anges, leur
langage et leurs organes vocaux. Adorateur du pape, il lui
reconnaissait « la plénitude de la puissance » à titre de « vice-Dieu
sur terre ».
Thomas d'Aquin (38),
appelé le « docteur angélique », a
été vraiment le prince des Scolastiques. Canonisé en 1323 (39),
il
fut élevé, en 1567, à la dignité de « docteur de l'Eglise ». Léon
XIII l'a proclamé Patron des écoles catholiques, et il a pris
l'initiative d'une grande édition de toutes ses oeuvres (40).
Luther
n'a point partagé cet enthousiasme. Il a relevé les erreurs du
grand docteur catholique et l'a comparé à l'étoile de l'Apocalypse,
tombée du ciel (41).
Thomas naquit, vers l'an 1225, d'une
noble famille, au château de
Rocca Sicca, près d'Aquin, sur le territoire de Naples. Devenu
dominicain, il fut à Cologne l'élève d'Albert le Grand, qui pressentit
son génie. Docteur en théologie de l'université de Paris, il enseigna
dans cette ville, puis à Bologne, à Home et ailleurs. Il mourut en
1274
à l'âge de quarante-huit ans. Ses écrits authentiques, au nombre de
soixante environ, se divisent en quatre classes : oeuvres
philosophiques (commentaires sur divers traités d'Aristote etc.),
exégétiques (sermons et surtout commentaires dont le plus célèbre est
la Chaîne d'or, suite d'extraits des Pères), apologétiques (Somme de
la
vérité de la Foi catholique contre les Païens et Contre les erreurs
des
Grecs), et surtout dogmatiques, avec son chef-d'oeuvre, la Somme
théologique. La liturgie et l'hymnologie lui doivent aussi quelques
oeuvres. En 1264, à la demande d'Urbain IV, il prépara le rituel pour
la fête du Corpus Christi.
Thomas d'Aquin n'a pas été un génie
original. « Il appartient moins, dit Eicken, aux esprits créateurs
qu'aux esprits organisateurs » (42).
Il doit beaucoup à Aristote,
Augustin et Albert le Grand, et sa gloire est d'avoir systématisé
ingénieusement et en beau style la dogmatique de son temps. La Somme
se
compose de trois livres qui traitent les sujets suivants : Dieu,
l'Homme, le Rédempteur et les Sacrements (43).
Son point de départ est la
distinction et en même temps l'alliance entre la raison et la
révélation. La première est impuissante à découvrir les hautes vérités
telles que la Trinité, mais elle les éclaire (Somme, I, 32, 1 ; 1, 8).
La théologie est la plus haute science, « à cause de la certitude de
ses données et de leur dignité » (Somme, I, 1, 5). Elle n'est pas en
contradiction avec la philosophie, qui, comme elle, vient du même
Dieu,
mais chacune d'elles a sa méthode (ordo).
Dans la première, la foi précède le savoir ; dans la seconde, le
savoir
précède la foi. Fort de cette alliance, Thomas appuie la croyance en
Dieu sur quatre arguments cosmologiques et sur la finalité qui montre
que des événements sont contrôlés « comme une flèche par un archer ».
Dieu, ajoute-t-il, a créé par amour. L'ordre naturel ne peut lier sa
volonté libre. Dieu agit, non contre lui, mais en dehors de lui
(praeter ordinem; I, 103, 7). La prédestination est limitée. Dieu, qui
aime tous les hommes, les laisse à eux-mêmes et ceux qui sont perdus
le
sont par leur propre faute, mais le décret d'élection comprend le
dessein de communiquer aux hommes la grâce et la gloire. Dans les
livres Il et III de sa Somme, Thomas expose ensuite sur l'homme, puis
sur le Christ et la Rédemption des vues précises sinon toujours
justes,
que nous résumerons dans notre chapitre suivant, sur les dogmes du
Moyen-Age.
La morale, à laquelle il attachait
une grande importance, est le sujet de deux cents questions, d'une
minutie parfois rebutante. Il définit la béatitude « vision de
l'Essence divine », et il s'étend longuement sur les trois
vertus religieuses, foi, espérance et amour, et les quatre vertus
philosophiques ou cardinales, prudence justice, constance et
continence. En ce qui touche à la question si épineuse de l'État et de
l'Eglise, notre théoricien (44)
assigne au premier un rôle très
élevé, celui d'assurer aux hommes leurs fins les plus hautes, et à la
seconde la suprématie sur lui. Ivre de vénération pour le pape, il ose
même soutenir que la soumission à sa volonté est « nécessaire au salut
» (est de necessitate salutis). À l'Eglise et à l'État, il attribue la
mission conjuguée de punir les hérétiques, comme on châtie les faux
monnayeurs, et de les contraindre à conserver la foi (sunt compellendi
ut fidem teneant).
Un autre grand nom de cette seconde
période est celui de Jean Bonaventure
(45), le « docteur séraphique ».
Originaire de Toscane, élève d'Alexandre de Hales, il fut professeur à
Paris et y écrivit un traité Sur la pauvreté du Christ, en réponse aux
attaques de Guillaume de Saint-Amour contre les moines mendiants.
Successeur de Jean de Parme, en 1257, à la tête de l'Ordre des
Franciscains, il rédigea comme on sait, une biographie officielle de
saint François, et il réagit énergiquement contre le relâchement de
ses
moines et leurs empiétements sur les droits des curés.
En 1273, il devint évêque d'Albano,
puis cardinal. Envoyé comme légat au Ile concile de Lyon qu'il avait
contribué à préparer, il mourut dans cette ville le 15 juillet 1274 et
y fut inhumé. Dante l'a placé dans son Paradis à côté de Thomas
d'Aquin
(XII, 127), et la papauté l'a nommé « docteur de l'Eglise ».
Prédicateur renommé, bon poète, auteur d'ouvrages mystiques, il est
connu par son grand Commentaire sur les Sentences de P. Lombard, riche
en citations bibliques.
Le dernier des Scolastiques de cette
période fut le franciscain Duns Scot (46),
d'origine anglaise, disciple de
Richard Middleton. Il enseigna à Oxford et à Paris, et mourut à
Cologne
en 1308. Dialecticien ingénieux et indépendant, ce docteur, appelé «
subtil », critiqua ses prédécesseurs, surtout Thomas d'Aquin. Ses vues
théologiques furent défendues par une école, les Scotistes, parfois en
lutte avec les Thomistes. Il
écrivit un énorme commentaire (Opus oxoniense) sur les Sentences de P.
Lombard, ses conférences de Paris (Reportata parisiana) et un recueil
de discussions théologiques et philosophiques (Quaeslianes
quodlibetales). Ces divers ouvrages sont déparés par un style abstrus
et d'étranges subtilités. À l'inverse de Thomas d'Aquin, Duns Scot ne
croyait pas que les dogmes pussent être confirmés par la raison, et il
fondait leur autorité sur celle de l'Écriture, basée elle-même sur
celle de l'Eglise - thèse rendue dangereuse pour cette dernière par le
divorce qu'il exacerbait entre la révélation et la raison. N'a-t-il
pas
prétendu qu'une chose peut être à la fois vraie en philosophie et
fausse en théologie (47) ? En
désaccord avec Thomas, qui plaçait en Dieu l'intelligence au-dessus de
la volonté, il insistait sur sa liberté absolue, qui a choisi les lois
morales et déterminé le salut des hommes. Hostile au serf arbitre
d'Augustin, il affirmait la responsabilité de l'homme, fruit de sa
volonté libre, sans pouvoir la concilier avec la prédestination des
élus. Dans le problème de l'expiation, il soutenait que rien, dans la
coulpe humaine, ne rendait nécessaire la mort du Fils de Dieu, mais il
admettait que le Père avait accepté son obéissance et, à cause d'elle,
avait fait grâce aux pécheurs.
Le moine franciscain Roger Bacon (48),
hostile
aux discussions scolastiques qui n'intéressent pas la vie
chrétienne, a été surtout un pionnier de la méthode scientifique, et
par là son grand esprit, supérieur, dit Coulton, à celui de Thomas
d'Aquin (49),
a su devancer son temps. Le « docteur surprenant » - tel fut son
surnom
- ancien étudiant à Oxford, était
venu à Paris vers 1240. Mal vu de son chef Bonaventure, mais ami de
Clément IV, il rédigea sur sa demande, de 1264 à 1266, son Grand
Oeuvre
(Opus majus) en sept livres, suivi par l'Opus minus et l'Opus tertium.
En 1268, on le retrouve à Oxford.
Dix ans après, il est interné à cause de « certaines nouveautés
suspectes », puis relâché en 1292. Il mourut deux ans plus tard. Ses
restes reposent dans l'église franciscaine d'Oxford. Sa réputation fut
longue à venir. Elle date seulement de la Renaissance. Il a eu
pourtant
des intuitions géniales, à commencer par le goût de la méthode
expérimentale. Il affirma que les petites étoiles étaient plus grandes
que la terre, il recommanda l'étude comparée des religions, celle de
l'hébreu, du grec et de l'arabe, pour corriger la Vulgata et préparer
une nouvelle traduction d'Aristote qui, pour lui, était le grand
philosophe. Et que d'érudition, déparée, il est vrai, par des erreurs,
dans la grande Encyclopédie qu'est son Opus majus ! Il était,
d'ailleurs, plein de respect pour la Bible, dont il conseillait la
lecture aux laïques, et pour la théologie « science qui régit les
autres » (Opus majus, I, 33). Il flétrissait l'ignorance et l'avarice
du clergé et voulait une Église sanctifiée.
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