Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

Missions et Hérésies aux XIIe et XIIIe siècles.

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L'activité missionnaire de l'Eglise, au XIIIe siècle, n'eut pas l'ampleur des belles conquêtes des temps antérieurs. Ses énergies se consumèrent dans les conflits politiques et les luttes contre les hérésies. La crainte de l'avance des Mongols (Tartares), déversés par l'Asie centrale, vint, d'ailleurs, les refroidir. Il y eut pourtant des tentatives dignes d'être notées (1).

Elle s'efforça d'évangéliser les Wendes, population sauvage et idolâtre, d'origine slave, disséminée sur les bords de la Baltique, avec le concours des chevaliers teutoniques, fixés dans la région de Danzrig, et celui des colons allemands. Son principal missionnaire fut Otton, évêque de Bamberg (Bavière), au début du XIIe siècle (2). L' « apôtre de la Poméranie », bien accueilli par Wratislav, duc de ce pays, qui avait reçu le baptême dans sa jeunesse, baptisa sept mille convertis à Pyritz (1124), et il leur enseigna, dit Herbord, « les sept sacrements ». Il détruisit le sanctuaire du dieu Triglar à Stettin. Dans une seconde campagne en Poméranie, il fit abattre des temples et ériger des églises. Ses successeurs évangélisèrent Lubeck et la Livonie, et en 1224 un évêché fut créé à Dorpat. En Prusse orientale, les chevaliers teutoniques, à l'instigation du Saint-Siège, guerroyèrent de 1230 à 1283. Ils y bâtirent des villes fortifiées, Thora et Koenigsberg, et ils furent suivis par un flot de colons allemands. Au XIVe siècle, ils s'établirent à Dantzig et à Marienbourg. Les évêques obtinrent la possession du tiers des territoires conquis.

L'Eglise s'efforça également de convertir les Mahométans. Oeuvre ingrate, rendue difficile par la haine et le discrédit que les chrétiens s'attirèrent pendant leurs croisades. Elle fuit entreprise néanmoins par François d'Assise et Raymond Lulle.

Le premier fit, en 1219, un voyage en Syrie et en Égypte avec quelques compagnons. Il assista au siège de Damiette par les croisés. Après les avoir évangélisés et fait parmi eux de précieuses recrues pour la pacifique armée de ses Frères mineurs, il se rendit dans le camp du roi d'Égypte (3), et, d'après Jacques de Vitry, témoin oculaire, « durant de longs jours, il annonça la parole de Dieu aux Sarrasins, mais avec peu de succès » (Histoire.... ch. XXXII). Il y fut d'ailleurs traité avec déférence.

Plus féconde fut l'activité de Raymond Lulle (4). Cet énergique initiateur, né à Palma (Majorque), après une jeunesse dissipée, entra dans le Tiers-Ordre de saint François (1272). Pris de zèle pour l'évangélisation des musulmans, il étudia l'arabe et fonda dans l'île de Majorque un collège destiné à enseigner aux missionnaires cette langue et le syriaque. Mal secondé par la papauté, il entreprit seul deux voyages à Tunis, mais chaque fois il dut fuir. Au concile de Vienne (1311), il obtint la création de chaires d'arabe, d'hébreu et de chaldéen à Paris et dans d'autres universités. Quatre ans après, malgré son grand âge, il repartit pour Tunis, mais à Bougie sa prédication déchaîna un grand tumulte, et il fut lapidé.
Des matelots chrétiens l'emportèrent, mais il mourut en mer (5). Il eut de nombreux disciples, mais l'inquisition le condamna comme hérétique. Il devait être réhabilité par Pie IX.

L'Eglise, préoccupée de l'avance des Mongols (Tartares), venus jusqu'en Pologne et à Buda-Pesth (1241), décida, au premier concile de Lyon (1245), d'envoyer chez eux des missionnaires (6). En 1250, des Franciscains, sur l'initiative de saint Louis, visitèrent Mangu Khan, qui les reçut très bien, au dire de l'un d'eux, Rubruquis (Ruysbroeck). Terrible dans les combats, ce souverain était tolérant en religion. Il avait un secrétaire chrétien, un autre bouddhiste, un troisième mahométan. Rubruquis soutint une discussion religieuse en sa présence, mais il ne réussit pas à le convertir. Quand les Mongols de Perse eurent détruit le Khalifat de Bagdad, des couvents franciscains et dominicains se fondèrent dans leur pays, mais ils disparurent après sa conversion à l'islam (XIVe siècle). De même, en Asie centrale, le christianisme fut persécuté quand cet empire se fut rallié au mahométisme. En Chine, les résultats furent meilleurs. Le franciscain Jean de Monte Corvino atteignit Cambalue (Pékin). résidence du grand Khan, et, avec le concours d'un autre frère, il traduisit en tartare le Nouveau Testament et les Psaumes. Il fit construire deux églises, baptisa six mille convertis et devint archevêque de Pékin (1307), mais cinquante ans plus tard, le passage de l'empereur au bouddhisme devait entraîner la ruine de cette mission.

Tandis que le vaste édifice catholique étendait au loin ses annexes, il se lézardait peu à peu sous la poussée intérieure de l'individualisme religieux et de l'esprit évangélique, qui commençaient à le quitter pour chercher au dehors un meilleur toit. Des mouvements hérétiques apparurent au XIIe siècle, surtout à Milan et à Toulouse, parmi les gens du peuple.

L'indépendance à l'égard de l'autorité de l'Eglise et les protestations contre certaines de ses innovations dogmatiques et son incroyable démoralisation s'étaient déjà exprimées aux siècles précédents (7). Alcuin appelait la Bible « la vraie sagesse, l'autorité évangélique ». Les Libri Carolini déclaraient que, si l'évêque de Rome est le premier, il ne vient qu' « après le Christ ». Bérenger, de Tours, archidiacre d'Angers, à la suite de Ratramne, avait rejeté le matérialisme sacramentaire conçu par Radbert. De grandes âmes s'étaient élevées contre la décadence des moeurs, et, en plein XIIe siècle, la plus noble d'entre elles, la haute conscience de saint Bernard, s'était écriée douloureusement : « Oh ! qui me donnera, avant de mourir, de voir l'Eglise de Dieu comme elle était aux jours anciens, aux jours où les apôtres jetaient leurs filets, non pour prendre l'argent, mais pour prendre les âmes ! » Hélas ! toutes ces affirmations vraiment évangéliques étaient restées à peu près sans effet. Bérenger, harcelé, avait été contraint de jeter ses écrits au feu et d'adhérer à la transsubstantiation, et il était mort, le coeur ulcéré (1088), et dans l'Eglise la fureur d'argent et de plaisir, comprimée de temps en temps par une forte main, n'avait pas tardé à dépouiller sa pudeur forcée. On s'explique dès lors le besoin qui s'exprima, au XIIe siècle, de fonder des groupes indépendants de l'Eglise, soustraits à certains de ses rites et de ses enseignements.

Le risque était grand pour eux, car la chrétienté orthodoxe regardait alors les hérétiques comme pires que les débauchés et les Sarrasins. Innocent III, dans ses lettres, les appelait « scorpions, démons et cancer ». Saint Bernard les traitait de chiens qui mordent et de renards qui trompent (De Consideratione, III, 1). Le principe de la tolérance était à peine entrevu. Seules, quelques voix s'élevaient contre leur exécution juridique. Saint Bernard voulait qu'on les réduisît non par des armes, mais par des arguments; il ajoutait qu'un faux catholique fait plus de mal qu'un véritable hérétique (plus nocet falsus catholicus quam verus heretieus). Mais l'opinion prévalut que l'hérésie était à l'Eglise ce que la maladie était au corps, et que le membre gangrené devait être retranché, et les Codes civils décrétèrent contre ces dissidents la peine de mort.

Les titres et le nombre de ces sectes sont difficiles à déterminer (8). Le code de Frédéric Il (1238) en énumère dix-neuf ; Salimbène en compte cent trente (Coulton, Salimbene, p. 13). On peut, avec Schaff (vol. V, 1re partie, p. 469), s'arrêter à la classification suivante : « Les Cathares ou hérétiques manichéens forment une classe distincte. Les Vaudois, les Humiliati, etc., représentent le groupe des dissidents évangéliques. Les Amauriens étaient panthéistes. Les chefs isolés, Pierre de Bruys, Henri de Lausanne, Eudes et Tanchelme, étaient plutôt des prédicateurs et des iconoclastes. Les Béguines et les Béguards représentaient un mouvement de réforme à l'intérieur de l'Eglise. »

La plus vaste de ces sectes était celle des Cathares (9). Tel est le nom qu'ils se donnaient et qui leur a été assigné en 1179 dans le IIIe concile du Latran (10). Leurs vues dualistes, venues d'Orient, semble-t-il, par l'Italie, les firent aussi appeler « nouveaux Manichéens ». Le quartier de Pataria, qu'ils occupaient à Milan, leur valut également ; le surnom de Patarins. Dans la France méridionale, on les nommait Albigeois, d'après leur centre, Albi (11).

C'est au début du XIe siècle qu'on vit quelques manichéens, à Mayence, à Orléans et à Liège. La plupart furent brûlés. Au milieu du XIIe, cette hérésie reparut à Liège et ailleurs, et il y eut quelques exécutions. En France, les Cathares étaient assez nombreux, en 1167, pour tenir un concile près de Toulouse. Ils se multiplièrent vite en Aquitaine et en Bourgogne. D'après Césaire de Heisterbach, qui exagère sans doute, ils eurent des partisans dans près de mille cités, et, au dire d'Innocent III (Épîtres, II, 99), jusque dans les châteaux.

Les Cathares distinguaient parmi eux deux classes : les Croyants (Credenles), ou catéchumènes, et les parfaits (Perfecti) ou « bons hommes », devenus tels par le rite du Consolamentum, que les catholiques appelaient haerelicatio, « initiation à l'hérésie » (Cf. Douais, T. II, 17, 19, 22). Il s'accomplissait par l'imposition des mains et celle de l'Évangile selon saint Jean sur la tête ou la poitrine du candidat, qui, après avoir confessé ses péchés et reçu le baiser de paix, obtenait le salut.

Les Cathares mêlaient à de regrettables croyances manichéennes de précieuses notions évangéliques. Pour eux, le Dieu de l'Ancien Testament était mauvais. Ils interdisaient toute nourriture animale et ils condamnaient le mariage comme impur (meretricium). Mais ils étaient versés dans les Écritures, comme le prouvent leurs dépositions au cours de leurs procès. Ils traitaient l'Eglise de prostituée et le pape d'Antichrist, rejetaient les sacrementis, les indulgences, les autels, les vêtements sacerdotaux et la croix. Ils repoussaient le baptême d'eau, inférieur au baptême de l'Esprit, ils substituaient à l'hostie du pain consacré (Döllinger, Beiträge, II, 21 ss.), ils condamnaient les serments et la guerre.

Les plus exaltés pratiquaient un rite étrange, l'endura, qui consistait à se laisser mourir de faim, et ce genre de suicide était fréquent (Döllinger, II, 205). Leur organisation ecclésiastique est peu connue. On signale quelques évêques dans certains groupes du Languedoc et d'Italie.

Inquiète des progrès de cette hérésie, l'Eglise essaya d'abord de la réduire par la persuasion, mais la prédication de saint Bernard et, plus tard, celle de Dominique furent vaines. Les décrets synodaux furent également impuissants. Innocent III jugea nécessaire d'user de rigueur (12). Traitant d' « homme pestilentiel » (Épîtres, X, 69) Raymond VI, comte de Toulouse, partisan de la douceur, il l'excommunia et mit ses domaines en interdit ; puis, exaspéré par le meurtre de son légat, Pierre de Castelnau (1208), il prêcha une croisade contre les Albigeois.

Malgré la soumission du comte de Toulouse, qui subit la peine humiliante de la flagellation dans l'église d'un couvent (13), le nouveau légat, Arnold de Cîteaux, refusa d'arrêter la marche des croisés. Ils entrèrent à Béziers (1209), sous la conduite de Simon de Montfort, brave mais « cruel » (Héfelé, V. 843), et y firent un affreux carnage (Hurter, II, 331). D'après Césaire de Heisterhach (V, 21), le légat aurait dit (14) : « Tuez-les, car le Seigneur connaît les siens » (aedite eos, novit enim Dominus qui sunt ejus). Il osait parler de « la vengeance divine qui sévissait étonnamment contre cette ville » (ultio divina in eam mirabiliter saeviens).

À Carcassonne, les habitants furent autorisés à partir en chemise, « n'emportant que leurs péchés », dit un chroniqueur (nihil secuni praeter peccata portantes). Excommunié de nouveau par un concile tenu à Avignon, Raymond vit ses domaines donnés à Montfort. La guerre continua, toujours plus atroce. Des prisonniers eurent le nez, les oreilles et les lèvres coupés. Toulouse fut menacée à son tour, et sa défense coûta la vie à un roi d'Aragon, beau-frère de Raymond (1213). Cinq ans plus tard, une pierre bien lancée atteignit Montfort et délivra la chrétienté de ce fléau. La guerre reprit sous Honorius III, avec le concours des rois de France, pour se terminer en 1229. Le concile de Toulouse, réuni cette année-là, organisa l'Inquisition, comme nous le raconterons plus loin. Les bûchers, l'émigration, les cachots ou la soumission apparente firent disparaître en moins d'un siècle le mouvement albigeois. La cathédrale d'Albi fut bâtie pour marquer le triomphe de ces abominables persécutions.

À côté des Cathares, on doit signaler quelques dissidents : Tanchelme qui, entouré d'un cortège en armes et précédé d'un étendard, prêchait à Cologne, et Utrecht, et se faisait passer pour le Fils de Dieu. Un prêtre le tua (1115). Pierre de Bruys (15). disciple d'Abélard, fulmina dans le Midi de la France contre la messe, la pompe du culte et le baptême des enfants (16). Il fut brûlé en 1126. Henri de Lausanne moine bénédictin fort éloquent et très écouté, prêcha dans le diocèse du Mans, mais sa critique des moeurs cléricales lui attira de vives inimitiés. Après un séjour à Lausanne (de là son nom), il rejoignit Pierre de Bruys. Il fut en butte à l'opposition de saint Bernard, et mourut, semble-t-il, en prison (17).

Bien différents des Cathares furent les Vaudois. Ils n'étaient ni manichéens ni dissidents. Ils tirent leur origine et leur nom de Pierre Valdo (18), riche marchand de Lyon. On les désignait aussi par les titres de Pauvres de Lyon et Sandalati (d'après les chaussures grossières qu'ils portaient). Au témoignage de l'inquisiteur Guy, « ils s'appelaient entre eux frères ou pauvres de Christ (Fratres seu Pauperes Christi) (19).

Pierre Valdo, troublé par le chant d'une ballade qui contait l'histoire d'un pèlerin et par la mort subite d'un personnage important de Lyon, écouta un prêtre qui lui conseillait la pauvreté absolue. Il donna à sa femme une partie de ses biens et distribua le reste aux pauvres (1170).
Il fit traduire en langue vulgaire les Évangiles et d'autres parties des Écritures, et il prêcha dans les villages, imité par des disciples qui s'en allaient deux par deux. En 1179, Ils demandèrent la sanction d'Alexandre Ill. La commission qu'il nomma pour interroger leurs délégués se divertit de leurs vêtements en peaux de brebis, ainsi que de leur simplicité et de leur ignorance (idiotie et illiterati), et donna un avis défavorable. Le synode de Vérone (1184), assimilant aux Cathares ceux qu'il appela « les Humiliati ou Pauvres de Lyon », les anathématisa pour avoir prêché sans l'autorisation de leur évêque. Cette condamnation n'arrêta pas leur propagande. On les signale à Narbonne en 1190, et surtout en Lombardie, où s'était développé un groupe bien organisé, celui des Humiliati, qui menait une vie simple et pure, et dont une partie reçut de bonne heure le nom de « Pauvres de Lombardie ». D'après les documents de cette époque, ces deux groupements furent dès l'origine étroitement unis, à ce qu'il semble, sous la direction de Valdo, mais en 1218, à la conférence de Bergame, ils se séparèrent. Une partie des Humiliati avait déjà adopté la vie en commun et reçu la sanction d'Innocent III (20).

Les Vaudois offraient le spectacle édifiant et rare d'une vie exemplaire, à l'abri des exagérations monacales, et ils distribuaient largement les Écritures. D'après « l'écrivain anonyme » de Passau (21), ils pratiquaient le colportage, offrant les livres saints tout en vendant des pierres précieuses, et certains laïques savaient par coeur les évangiles de Matthieu et de Luc (22). C'était, d'ailleurs, leur seule étude, car ils méprisaient l'instruction et condamnaient les Universités comme inutiles (Döllinger, T. II, p. 340). Ce qui les caractérisait, c'était leur indépendance à l'égard du clergé, qui y voyait un intolérable défi (d'après Bernard Guy, Alain des Iles, Ils la poussaient jusqu'à prêcher sans avoir été ordonnés prêtres (23). Ils reconnaissaient même ce droit aux femmes et ils autorisaient les laïques à recevoir les confessions et à absoudre. Ils soutenaient, en effet, que c'était la valeur spirituelle qui donnait le droit de lier et de délier (24). Certains Vaudois rejetaient le baptême des enfants et le purgatoire. En général,ils repoussaient l'usage du serment et la peine de mort. En réalité, ils ont ouvert la voie à la Réforme par leur indépendance, leur considération pour les laïques, leur goût pour les vérités évangéliques (25) et leur zèle en faveur des Écritures, Ils ont agi sur leurs contemporains en répandant, avec la pratique de la vie simple et pure, l'esprit de pauvreté, et, d'après l'historien catholique Felder, leur influence s'est exercée sur François d'Assise.

Ils constituèrent une Église dans l'Eglise. Au début du XIVe siècle, ils élurent en France un super-intendant, le majoralis omnium, auquel, d'après Guy, ils obéissaient comme à un pape. Plus tard, en Italie, selon Comba, le pasteur fut appelé barba (oncle). Dans le Piémont, ils furent persécutés au début, puis on les laissa longtemps tranquilles. Plus tard, comme nous le verrons dans notre Tome quatrième, ils durent subir les croisades d'Innocent VIII (1487) et les massacres ordonnés par le Parlement de Provence (1545). En Allemagne, en Autriche et en Bohême, où ils s'étaient répandus, ils furent persécutés dès l'année 1260 et surtout au début du XIVe siècle, après la venue d'inquisiteurs. Dans ces pays, ils contribuèrent à préparer les mouvements évangéliques ultérieurs (Comba, Döllinger, etc.).




Insistons à présent sur l'institution créée pour exterminer « la dépravation hérétique » (heretica pravitas), invention abominable, bien qu'on ait osé lui donner le nom de Saint Office (sanctum officium), et dont on peut dire, avec un spécialiste du Moyen-âge, Karl Muller : « L'Inquisition est peut-être lachose la plus monstrueuse que connaisse l'histoire de l'humanité » (26). En vain objectera-t-on que l'Eglise n'a pas condamné à mort parce qu'elle n'aime pas le sang (non sitit sanguinem). Quand elle avait livré l'hérétique aux autorités civiles (soeculari judicio), elle n'ignorait pas le sort qu'elles lui réservaient (27).

L'Inquisition procède du « siège apostolique déclare Bernard Guy (Practica, p. 176). Il a été soutenu dans cette oeuvre néfaste par Frédéric Il et saint Louis, par Bonaventure et Thomas d'Aquin. Ce dernier, s'appuyant sur la fâcheuse interprétation donnée par saint Augustin (28) au fameux texte de Luc, 14, 23, « contrains-les d'entrer » (compelle intrare), osa déclarer, dans sa Somme (II, deuxième partie, 11), que les hérétiques ont mérité, non seulement d'être séparés de l'Eglise par l'excommunication, mais même d'être exclus du monde par la mort » (meruerunt, non solum ab Ecclesià per excommunicationem separari, sed etiam per mortem a mundo excludi).

Les hostilités contre les Albigeois furent engagées par le synode de Tours (1163), qui interdit aux fidèles tout rapport avec eux. Le troisième concile de Latran (1179) édicta des mesures contre leurs défenseurs. À celui de Vérone (1184), Frédéric Barberousse jeta son gant sur le pavé de la cathédrale, comme gage de sa promesse de réprimer cette hérésie, et le pape Lucius III lut un décret enjoignant aux évêques de dépister et de dénoncer les suspects, et aux princes et aux cités de seconder ces perquisitions.

Le IVe concile du Latran, sous l'inspiration d'Innocent III, promit des indulgences à tous ceux qui participeraient à l'extermination (exterminium) des hérétiques et il excommunia tous leurs défenseurs.

Un peu plus tard, Innocent IV et Alexandre IV lancèrent plus de cent bulles contre eux. En 1229, le concile de Toulouse, précisant la procédure, ordonna aux évêques de nommer, chacun dans son diocèse, un prêtre et des laïques chargés d'amener les suspects devant leurs tribunaux. Dans cette oeuvre de sang et de boue, les puissants plongèrent leurs mains royales, pensant les purifier ou les ennoblir. Pierre d'Aragon (1197) bannit les hérétiques ou les menaça du bûcher, Frédéric Il y envoya (1224), avec l'approbation du Saint-Siège, ces « fils vipérins de la perfidie » (vipereos perfidiae filios), et saint Louis lui-même accepta de sévir (1228).

Pour rendre l'Inquisition plus efficace, Grégoire IX l'enleva aux évêques pour la confier aux dominicains. Leur jugement devait être sans appel, sauf recours au tribunal papal. Innocent IV leur donna une arme de plus : le droit de torturer (1252). Pourtant, il ne put leur conférer l'impunité. Plusieurs inquisiteurs furent assassinés, dont le trop fameux Pierre de Vérone et le cynique Conrad de Marbourg. Enfin, le concile de Constance (1415) décréta la peine du bûcher (puniantur ad ignem).

On connaît la procédure de l'Inquisition : l'arrestation sur de simples soupçons avec primes aux délateurs, l'instruction secrète, le dur châtiment avec confiscation des biens, emprisonnement perpétuel ou peine de mort, parfois exhumation des hérétiques défunts, tels que Wyclif et Roger, comte de Foix, dont les restes furent envoyés au bûcher, de sorte que les « chiens du Seigneur » ont été plus d'une fois des « hyènes du Seigneur ». Signalons quelques inquisiteurs de marque : Bernard de Caux, le « marteau des hérétiques » (1244-1248), qui s'occupa d'environ neuf mille accusés (Lea, T. II, p. 45) ; Bernard Guy, qui opérait à Toulouse (1306-1323) et prononça 561 condamnations, dont 69 exhumations (Douais, Documents) ; Robert le Petit, qui alluma de nombreux bûchers en Bourgogne, à Cambrai et à Douai, et fut emprisonné à cause de son indignité ; Eymerie, dominicain espagnol, inquisiteur général en 1357, auteur du célèbre Directorium Inquisitorum (1376), et surtout Conrad de Marbourg, bourreau de la reine Elizabeth de Thuringe, qu'il sépara de ses trois enfants, fit fouetter par un moine et mena à la mort à vingt-quatre ans, par excès de flagellations (29). Devenu inquisiteur général, ce monstre, en qui Grégoire IX a salué un homme d'une vertu parfaite, sema la terreur, brûlant ses victimes le jour même de leur condamnation.

Les persécutions furent rigoureuses en France et dans les Pays-Bas. Le 12 mai 1234, six jeunes gens, douze hommes et onze femmes furent brûlés à Toulouse. En Espagne, elles furent rares au début. De même en Italie et en Allemagne, sauf à Cologne, Erfurt et Strasbourg, où elles atteignirent un haut degré d'horreur, d'après Flade, auteur d'un livre sur l'Inquisition en Allemagne (Leipzig 1902, p. 116). Elle mit beaucoup de temps à gangrener l'Angleterre, où l'acte du Parlement condamnant l'hérétique au bûcher ne passa qu'en 1401.

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(1) Hahn, Gesch. der Katholischen Mission. cinq vol. Cologne 1857-1865. 
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(2) Vies d'Otton de Bamberg, par Ebo et Herbord, ses contemporains. Lettres d'Otton (Migne, T. 173). Cf. Bernard, Otto unser Apostel, Bamberg 1833.
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(3) Paul Sabatier, S. François, p. 310-312.
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(4) Zwemer, R. Lull, first missionnary to the Moslems, New-York 1902.
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(5) Lulle est surtout connu comme philosophe et comme savant. Professeur à Paris et écrivain fécond (un catalogue de l'Escorial lui attribue 410 traités), il propagea ce qu'il appelait la « science universelle » (ars magna ou generalis), méthode bizarre, kaléidoscopique, qu'il appelait « cabalistique ». il représentait les idées par des lettres de l'alphabet, qu'il plaçait en cercles. On les faisait tourner, et le mélange des lignes était censé créer des relations nouvelles d'idées, révélatrices de hautes vérités.
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(6) Leur empire avait été fondé par Genghis Khan (1162-1227). Au milieu du XIIIe siècle, il s'était divisé en quatre monarchies : Chine et Thibet, Asie Centrale, Perse, Russie.
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(7) Voir le magnifique discours du doyen Émile Doumergue, Le Protestantisme au Moyen-âge (revue théologique de Montauban, 1888).
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(8) Bibliographie générale Jacques de Vitry, Historia orientalis, etc. (Douai 1572) Bernard Guy (inquisiteur général au XIVe siècle), Practica (manuel) Inquisitionis hereticae pravitatis, éd. Douais, Paris 1886 ; A. Jundt, Hist. du Panthéisme populaire au M. A., Paris 1875 ; Lea, Hist. of the Inquisition in the M. A., trois vol., New-York 1887, trad. Salomon Reinach Hist de l'Inq. au M. A., trois vol., Paris 1900-1902 Döllinger, Beiträge zur sektengesch. des M. A., T. II, Munich 1890 ; Alphandéry, Les Idées morales chez les Hétérodoxes latins au début du XIIIe siècle, Paris 1903.
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(9) Mot tiré du grec catharos (pur). Il a donné à la langue allemande le terme qui signifie « hérétique » (Ketzer).
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(10) Sources et bibliographie : Bonacursus (XIIe siècle), Vita Hoereticorum (Migne, T. 204); Ecbertus, chanoine de Cologne (XIIe siècle), Sermones XIII adversus Catharorum errores (Migne, T, 195). - Charles Schmidt, Histoire et Doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, deux vol., Paris 1849 ; C. Douais, évêque de Beauvais, Documents pour servir à l'histoire de l'Inquisition dans le Languedoc, deux vol., Paris 1900.
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(11) On les désignait aussi par le terme de Bulgares, d'après la région orientale d'où venaient leurs idées, enseignées par les Pauliciens, surtout à Constantinople.
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(12) A Luchaire, innocent III et la Croisade des Albigeois, Paris 1905.
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(13) Hurter, Gesch. Papst Innocenz III, T. II, p. 317 ss. 
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(14) Cette parole féroce, qui n'est rapportée que par un chroniqueur, n'est sans doute pas historique, mais elle exprime bien l'état d'esprit de cette époque (Gabriel Monod).
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(15) J. von Walter, Die erster Wanderprediger Frankreichs, T. Il, Leipzig 1906, p. 130-141.
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(16) Tels sont les griefs de Pierre le Vénérable (Adversus Petrobrusianos, Migne, T. 189).
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(17) Malgré la suggestion de Döllinger (1, 76 sa.), les deux amis n'étaient point Cathares : ils répudiaient le manichéisme et honoraient le mariage.
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(18) Les historiens du temps l'appellent Waldus, Valdesius, etc.
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(19) Bibliographie : Bernard, abbé de Fons calidus (mort vers 1193), Adversus Waldensium Sectam (Migne, T. 204) ; Alain de Lille (de Insulis), moine cistercien, auteur présumé d'un traité, Adversus Hoer. Waldenses, Judaeos et Paganos (Migne, T. 210); David d'Augsbourg (mort en 1271), Tractatus de Inquis. Haereticorum (éd. Preger, Munich 1878) ; Bernard Guy, Practica Inquisitionis... (Manuel de l'Inquisiteur), trad. Mollat et Drioux, deux vol., Paris 1926-1927. - Léger (pasteur vaudois réfugié), Hist. gén. des Églises évang. des Vallées.... Leyde 1669 ; Muston, Hist. des Vaudois, Paris 1834, et l'Israël des Alpes, Paris 1851 ; Monastier, Hist. de l'Egl. vaudoise, deux vol., Lausanne 1847 ; Montet, Hist. littér. des Vaudois du Piémont, Paris 1885 ; Émile Comha, professeur à l'École vaudoise de Florence, Hist. des Vaudois d'Italie avant la Réforme, Paris 1887, éd. nouvelle, 1901 ; Döllinger, Beiträge, etc., T. II, Munich 1890 ; Lamarche, Hist. de la Réformation et des Églises réformées, Paris 1897. Jean Jalla, Pierre Valdo, Paris 1934.
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(20) Peut-être a-t-elle fourni le modèle du Tiers-Ordre de saint François (Paul Sabatier, Regula antiqua, p. 15).
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(21) Auteur d'un Rescriptum (des hérésies de Lombardie, etc.), paru vers 1315 (éd. Preger, Munich 1875).
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(22) On possède des restes de la traduction primitive en roman et de la version allemande (Philippe Berger, La Bible française au Moyen-âge, Paris 1884).
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(23) Ce sont des pseudo-praedieatores, s'écriait Alain.
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(24) Magis operatur meritum... quam ordo vel officium (Alain). Consecratio corporis et sanguinis Christi potest fieri a quolibet justo, quamvis sit laïcus (Guy).
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(25) On en a une preuve frappante dans la Noblu Leyezon (leçon), ainsi nommée d'après le premier vers : « 0 frères, écoutez un noble enseignement. » Ce poème religieux de 479 vers (début du XIIIe siècle) évoque le Jugement dernier et commande la repentance.
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(26) Kirchengesehichte, 1892-1902, T. 1, 1). 590.
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(27) Guy, Practica, C. Molinier, L'Inquisition dans le Midi de la France aux XIIIe et XIVe siècles, Paris 1881 ; J. Havel, L'Hérésie et le Bras séculier au Moyen-âge, Paris, 1881; Kaltner, Konred von Marburg und die Inq. in Deutschland, Prague, 1882; Lea, ouvrage cité; L. Tanon, Hist. des Tribunaux de l'Inq. en France, Paris 1893 ; R. Schmidt, Die Ilerkunft des Inquisitionsprocesses, Fribourg en Br. 1902 ; E. Vacandard, L'Inquisition : étude hist. et crit. sur le pouvoir coercitif de l'Eglise, Paris 1907.
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(28) Dans son épître 93 (cf. notre T. II, p. 221-222). Ce regrettable appel au bras séculier, limité à certains cas, était tempéré chez Augustin par son désir d'une répression modérée.
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(29) Elle fut canonisée en 1235, et on lui éleva l'église Sainte-Elizabeth à Marbourg.
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