L'activité missionnaire de l'Eglise, au XIIIe siècle, n'eut pas
l'ampleur des belles conquêtes des temps antérieurs. Ses énergies se
consumèrent dans les conflits politiques et les luttes contre les
hérésies. La crainte de l'avance des Mongols (Tartares), déversés par
l'Asie centrale, vint, d'ailleurs, les refroidir. Il y eut pourtant
des tentatives dignes d'être notées (1).
Elle s'efforça d'évangéliser les Wendes, population
sauvage et idolâtre, d'origine slave, disséminée sur les bords de la
Baltique, avec le concours des chevaliers teutoniques, fixés dans la
région de Danzrig, et celui des colons allemands. Son principal
missionnaire fut Otton, évêque de Bamberg (Bavière), au début du XIIe
siècle (2). L' « apôtre de la
Poméranie », bien accueilli par Wratislav, duc de ce pays, qui avait
reçu le baptême dans sa jeunesse, baptisa sept mille convertis à
Pyritz (1124), et il leur enseigna, dit Herbord, « les sept sacrements
». Il détruisit le sanctuaire du dieu Triglar à Stettin. Dans une
seconde campagne en Poméranie, il fit abattre des temples et ériger
des églises. Ses successeurs évangélisèrent Lubeck et la Livonie, et
en 1224 un évêché fut créé à Dorpat. En Prusse orientale, les
chevaliers teutoniques, à l'instigation du Saint-Siège, guerroyèrent
de 1230 à 1283. Ils y bâtirent des villes fortifiées, Thora et
Koenigsberg, et ils furent suivis par un flot de colons allemands. Au
XIVe siècle, ils s'établirent à Dantzig et à Marienbourg. Les évêques
obtinrent la possession du tiers des territoires conquis.
L'Eglise s'efforça également de convertir les Mahométans.
Oeuvre ingrate, rendue difficile par la haine et le discrédit que les
chrétiens s'attirèrent pendant leurs croisades. Elle fuit entreprise
néanmoins par François d'Assise et Raymond Lulle.
Le premier fit, en 1219, un voyage en Syrie et en Égypte
avec quelques compagnons. Il assista au siège de Damiette par les
croisés. Après les avoir évangélisés et fait parmi eux de précieuses
recrues pour la pacifique armée de ses Frères mineurs, il se rendit
dans le camp du roi d'Égypte (3),
et, d'après Jacques de Vitry, témoin oculaire, « durant de longs
jours, il annonça la parole de Dieu aux Sarrasins, mais avec peu de
succès » (Histoire.... ch. XXXII). Il y fut d'ailleurs traité avec
déférence.
Plus féconde fut l'activité de Raymond Lulle (4).
Cet énergique initiateur, né à Palma (Majorque), après une jeunesse
dissipée, entra dans le Tiers-Ordre de saint François (1272). Pris de
zèle pour l'évangélisation des musulmans, il étudia l'arabe et fonda
dans l'île de Majorque un collège destiné à enseigner aux
missionnaires cette langue et le syriaque. Mal secondé par la papauté,
il entreprit seul deux voyages à Tunis, mais chaque fois il dut fuir.
Au concile de Vienne (1311), il obtint la création de chaires d'arabe,
d'hébreu et de chaldéen à Paris et dans d'autres universités. Quatre
ans après, malgré son grand âge, il repartit pour Tunis, mais à Bougie
sa prédication déchaîna un grand tumulte, et il fut lapidé.
Des matelots chrétiens l'emportèrent, mais il mourut en
mer (5). Il eut de nombreux
disciples, mais l'inquisition le condamna comme hérétique. Il devait
être réhabilité par Pie IX.
L'Eglise, préoccupée de l'avance des Mongols (Tartares),
venus jusqu'en Pologne et à Buda-Pesth (1241), décida, au premier
concile de Lyon (1245), d'envoyer chez eux des missionnaires (6).
En 1250, des Franciscains, sur l'initiative de saint Louis, visitèrent
Mangu Khan, qui les reçut très bien, au dire de l'un d'eux, Rubruquis
(Ruysbroeck). Terrible dans les combats, ce souverain était tolérant
en religion. Il avait un secrétaire chrétien, un autre bouddhiste, un
troisième mahométan. Rubruquis soutint une discussion religieuse en sa
présence, mais il ne réussit pas à le convertir. Quand les Mongols de
Perse eurent détruit le Khalifat de Bagdad, des couvents franciscains
et dominicains se fondèrent dans leur pays, mais ils disparurent après
sa conversion à l'islam (XIVe siècle). De même, en Asie centrale, le
christianisme fut persécuté quand cet empire se fut rallié au
mahométisme. En Chine, les résultats furent meilleurs. Le franciscain
Jean de Monte Corvino atteignit Cambalue (Pékin). résidence du grand
Khan, et, avec le concours d'un autre frère, il traduisit en tartare
le Nouveau Testament et les Psaumes. Il fit construire deux églises,
baptisa six mille convertis et devint archevêque
de Pékin (1307), mais cinquante ans plus tard, le passage de
l'empereur au bouddhisme devait entraîner la ruine de cette mission.
Tandis que le vaste édifice catholique étendait au loin
ses annexes, il se lézardait peu à peu sous la poussée intérieure de
l'individualisme religieux et de l'esprit évangélique, qui
commençaient à le quitter pour chercher au dehors un meilleur toit.
Des mouvements hérétiques apparurent au XIIe siècle, surtout à Milan
et à Toulouse, parmi les gens du peuple.
L'indépendance à l'égard de l'autorité de l'Eglise et les
protestations contre certaines de ses innovations dogmatiques et son
incroyable démoralisation s'étaient déjà exprimées aux siècles
précédents (7). Alcuin appelait la
Bible « la vraie sagesse, l'autorité évangélique ». Les Libri Carolini
déclaraient que, si l'évêque de Rome est le premier, il ne vient qu' «
après le Christ ». Bérenger, de Tours, archidiacre d'Angers, à la
suite de Ratramne, avait rejeté le matérialisme sacramentaire conçu
par Radbert. De grandes âmes s'étaient élevées contre la décadence des
moeurs, et, en plein XIIe siècle, la plus noble d'entre elles, la
haute conscience de saint Bernard, s'était écriée douloureusement : «
Oh ! qui me donnera, avant de mourir, de voir l'Eglise de Dieu comme
elle était aux jours anciens, aux jours où les apôtres jetaient leurs
filets, non pour prendre l'argent, mais pour prendre les âmes ! »
Hélas ! toutes ces affirmations vraiment évangéliques étaient restées
à peu près sans effet. Bérenger, harcelé, avait été contraint de jeter
ses écrits au feu et d'adhérer à la transsubstantiation, et il était
mort, le coeur ulcéré (1088), et dans l'Eglise la fureur d'argent et
de plaisir, comprimée de temps en temps par une
forte main, n'avait pas tardé à dépouiller sa pudeur forcée. On
s'explique dès lors le besoin qui s'exprima, au XIIe siècle, de fonder
des groupes indépendants de l'Eglise, soustraits à certains de ses
rites et de ses enseignements.
Le risque était grand pour eux, car la chrétienté
orthodoxe regardait alors les hérétiques comme pires que les débauchés
et les Sarrasins. Innocent III, dans ses lettres, les appelait «
scorpions, démons et cancer ». Saint Bernard les traitait de chiens
qui mordent et de renards qui trompent (De Consideratione, III, 1). Le
principe de la tolérance était à peine entrevu. Seules, quelques voix
s'élevaient contre leur exécution juridique. Saint Bernard voulait
qu'on les réduisît non par des armes, mais par des arguments; il
ajoutait qu'un faux catholique fait plus de mal qu'un véritable
hérétique (plus nocet falsus catholicus quam verus heretieus). Mais
l'opinion prévalut que l'hérésie était à l'Eglise ce que la maladie
était au corps, et que le membre gangrené devait être retranché, et
les Codes civils décrétèrent contre ces dissidents la peine de mort.
Les titres et le nombre de ces sectes sont difficiles à
déterminer (8). Le code de Frédéric
Il (1238) en énumère dix-neuf ; Salimbène en compte cent trente
(Coulton, Salimbene, p. 13). On peut, avec Schaff (vol. V, 1re partie,
p. 469), s'arrêter à la classification suivante : « Les Cathares ou
hérétiques manichéens forment une classe distincte. Les Vaudois, les
Humiliati, etc., représentent le groupe des dissidents évangéliques.
Les Amauriens étaient panthéistes. Les chefs isolés, Pierre de Bruys,
Henri de Lausanne, Eudes et Tanchelme, étaient plutôt des prédicateurs
et des iconoclastes. Les Béguines et les Béguards représentaient un
mouvement de réforme à l'intérieur de l'Eglise. »
La plus vaste de ces sectes était celle des Cathares (9).
Tel est le nom qu'ils se donnaient et qui leur a été assigné en 1179
dans le IIIe concile du Latran (10).
Leurs vues dualistes, venues d'Orient, semble-t-il, par l'Italie, les
firent aussi appeler « nouveaux Manichéens ». Le quartier de Pataria,
qu'ils occupaient à Milan, leur valut également ; le surnom de
Patarins. Dans la France méridionale, on les nommait Albigeois,
d'après leur centre, Albi (11).
C'est au début du XIe siècle qu'on vit quelques
manichéens, à Mayence, à Orléans et à Liège. La plupart furent brûlés.
Au milieu du XIIe, cette hérésie reparut à Liège et ailleurs, et il y
eut quelques exécutions. En France, les Cathares étaient assez
nombreux, en 1167, pour tenir un concile près de Toulouse.
Ils se multiplièrent vite en Aquitaine et en Bourgogne. D'après
Césaire de Heisterbach, qui exagère sans doute, ils eurent des
partisans dans près de mille cités, et, au dire d'Innocent III
(Épîtres, II, 99), jusque dans les châteaux.
Les Cathares distinguaient parmi eux deux classes : les
Croyants (Credenles), ou catéchumènes, et les parfaits (Perfecti) ou «
bons hommes », devenus tels par le rite du Consolamentum, que les
catholiques appelaient haerelicatio, « initiation à l'hérésie » (Cf.
Douais, T. II, 17, 19, 22). Il s'accomplissait par l'imposition des
mains et celle de l'Évangile selon saint Jean sur la tête ou la
poitrine du candidat, qui, après avoir confessé ses péchés et reçu le
baiser de paix, obtenait le salut.
Les Cathares mêlaient à de regrettables croyances
manichéennes de précieuses notions évangéliques. Pour eux, le Dieu de
l'Ancien Testament était mauvais. Ils interdisaient toute nourriture
animale et ils condamnaient le mariage comme impur (meretricium). Mais
ils étaient versés dans les Écritures, comme le prouvent leurs
dépositions au cours de leurs procès. Ils traitaient l'Eglise de
prostituée et le pape d'Antichrist, rejetaient les sacrementis, les
indulgences, les autels, les vêtements sacerdotaux et la croix. Ils
repoussaient le baptême d'eau, inférieur au baptême de l'Esprit, ils
substituaient à l'hostie du pain consacré (Döllinger, Beiträge, II, 21
ss.), ils condamnaient les serments et la guerre.
Les plus exaltés pratiquaient un rite étrange, l'endura,
qui consistait à se laisser mourir de faim, et ce genre de suicide
était fréquent (Döllinger, II, 205). Leur organisation ecclésiastique
est peu connue. On signale quelques évêques dans certains groupes du
Languedoc et d'Italie.
Inquiète des progrès de cette hérésie, l'Eglise essaya
d'abord de la réduire par la persuasion, mais la prédication de saint
Bernard et, plus tard, celle de Dominique furent vaines. Les décrets
synodaux furent également impuissants. Innocent III jugea nécessaire
d'user de rigueur (12). Traitant
d' « homme pestilentiel » (Épîtres, X, 69) Raymond VI, comte de
Toulouse, partisan de la douceur, il l'excommunia et mit ses domaines
en interdit ; puis, exaspéré par le meurtre de son légat, Pierre de
Castelnau (1208), il prêcha une croisade contre les Albigeois.
Malgré la soumission du comte de Toulouse, qui subit la
peine humiliante de la flagellation dans l'église d'un couvent (13),
le nouveau légat, Arnold de Cîteaux, refusa d'arrêter la marche des
croisés. Ils entrèrent à Béziers (1209), sous la conduite de Simon de
Montfort, brave mais « cruel » (Héfelé, V. 843), et y firent un
affreux carnage (Hurter, II, 331). D'après Césaire de Heisterhach (V,
21), le légat aurait dit (14) : «
Tuez-les, car le Seigneur connaît les siens » (aedite eos, novit enim
Dominus qui sunt ejus). Il osait parler de « la vengeance divine qui
sévissait étonnamment contre cette ville » (ultio divina in eam
mirabiliter saeviens).
À Carcassonne, les habitants furent autorisés à partir en
chemise, « n'emportant que leurs péchés », dit un chroniqueur (nihil
secuni praeter peccata portantes). Excommunié de nouveau par un
concile tenu à Avignon, Raymond vit ses domaines donnés à Montfort. La
guerre continua, toujours plus atroce. Des prisonniers eurent le nez,
les oreilles et les lèvres coupés. Toulouse fut menacée à son tour, et
sa défense coûta la vie à un roi d'Aragon, beau-frère de Raymond
(1213). Cinq ans plus tard, une pierre bien lancée atteignit Montfort
et délivra la chrétienté de ce fléau. La guerre reprit sous Honorius
III, avec le concours des rois de France, pour se terminer en 1229. Le
concile de Toulouse, réuni cette année-là,
organisa l'Inquisition, comme nous le raconterons plus loin. Les
bûchers, l'émigration, les cachots ou la soumission apparente firent
disparaître en moins d'un siècle le mouvement albigeois. La cathédrale
d'Albi fut bâtie pour marquer le triomphe de ces abominables
persécutions.
À côté des Cathares, on doit signaler quelques dissidents
: Tanchelme qui, entouré d'un cortège en armes et précédé d'un
étendard, prêchait à Cologne, et Utrecht, et se faisait passer pour le
Fils de Dieu. Un prêtre le tua (1115). Pierre de Bruys (15).
disciple d'Abélard, fulmina dans le Midi de la France contre la messe,
la pompe du culte et le baptême des enfants (16).
Il fut brûlé en 1126. Henri de Lausanne moine bénédictin fort éloquent
et très écouté, prêcha dans le diocèse du Mans, mais sa critique des
moeurs cléricales lui attira de vives inimitiés. Après un séjour à
Lausanne (de là son nom), il rejoignit Pierre de Bruys. Il fut en
butte à l'opposition de saint Bernard, et mourut, semble-t-il, en
prison (17).
Bien différents des Cathares furent les Vaudois. Ils n'étaient ni
manichéens ni dissidents. Ils tirent leur origine et leur nom de
Pierre Valdo (18), riche marchand
de Lyon. On les désignait aussi par les titres de Pauvres de Lyon et
Sandalati (d'après les chaussures grossières qu'ils portaient). Au
témoignage de l'inquisiteur Guy, « ils s'appelaient
entre eux frères ou pauvres de Christ (Fratres seu Pauperes Christi) (19).
Pierre Valdo, troublé par le chant d'une ballade qui
contait l'histoire d'un pèlerin et par la mort subite d'un personnage
important de Lyon, écouta un prêtre qui lui conseillait la pauvreté
absolue. Il donna à sa femme une partie de ses biens et distribua le
reste aux pauvres (1170).
Il fit traduire en langue vulgaire les Évangiles et
d'autres parties des Écritures, et il prêcha dans les villages, imité
par des disciples qui s'en allaient deux par deux. En 1179, Ils
demandèrent la sanction d'Alexandre Ill. La commission qu'il nomma
pour interroger leurs délégués se divertit de leurs vêtements en peaux
de brebis, ainsi que de leur simplicité et de leur ignorance (idiotie
et illiterati), et donna un avis défavorable. Le synode de Vérone
(1184), assimilant aux Cathares ceux qu'il appela « les Humiliati ou
Pauvres de Lyon », les anathématisa pour avoir prêché sans
l'autorisation de leur évêque. Cette condamnation n'arrêta pas leur
propagande. On les signale à Narbonne en 1190, et surtout en
Lombardie, où s'était développé un groupe bien organisé, celui des Humiliati,
qui menait une vie simple et pure, et dont une partie reçut de bonne
heure le nom de « Pauvres de Lombardie ». D'après les documents de
cette époque, ces deux groupements furent dès l'origine étroitement
unis, à ce qu'il semble, sous la direction de Valdo, mais en 1218, à
la conférence de Bergame, ils se séparèrent. Une partie des Humiliati
avait déjà adopté la vie en commun et reçu la sanction d'Innocent III
(20).
Les Vaudois offraient le spectacle édifiant et rare d'une
vie exemplaire, à l'abri des exagérations monacales, et ils
distribuaient largement les Écritures. D'après « l'écrivain anonyme »
de Passau (21), ils pratiquaient
le colportage, offrant les livres saints tout en vendant des pierres
précieuses, et certains laïques savaient par coeur les évangiles de
Matthieu et de Luc (22). C'était,
d'ailleurs, leur seule étude, car ils méprisaient l'instruction et
condamnaient les Universités comme inutiles (Döllinger, T. II, p.
340). Ce qui les caractérisait, c'était leur indépendance à l'égard du
clergé, qui y voyait un intolérable défi (d'après Bernard Guy, Alain
des Iles, Ils la poussaient jusqu'à prêcher sans avoir été ordonnés
prêtres (23). Ils reconnaissaient
même ce droit aux femmes et ils autorisaient les laïques à recevoir
les confessions et à absoudre. Ils soutenaient, en effet, que c'était
la valeur spirituelle qui donnait le droit de lier et de délier (24).
Certains Vaudois rejetaient le baptême des enfants et le purgatoire.
En général,ils repoussaient l'usage du serment et la peine de mort. En
réalité, ils ont ouvert la voie à la Réforme par leur indépendance,
leur considération pour les laïques, leur goût pour les vérités
évangéliques (25) et leur zèle en
faveur des Écritures, Ils ont agi sur leurs contemporains en
répandant, avec la pratique de la vie simple et pure, l'esprit de
pauvreté, et, d'après l'historien catholique Felder, leur influence
s'est exercée sur François d'Assise.
Ils constituèrent une Église dans l'Eglise. Au début du
XIVe siècle, ils élurent en France un super-intendant, le majoralis
omnium, auquel, d'après Guy, ils obéissaient comme à un pape. Plus
tard, en Italie, selon Comba, le pasteur fut appelé barba (oncle).
Dans le Piémont, ils furent persécutés au début, puis on les laissa
longtemps tranquilles. Plus tard, comme nous le verrons dans notre
Tome quatrième, ils durent subir les croisades d'Innocent VIII (1487)
et les massacres ordonnés par le Parlement de Provence (1545). En
Allemagne, en Autriche et en Bohême, où ils s'étaient répandus, ils
furent persécutés dès l'année 1260 et surtout au début du XIVe siècle,
après la venue d'inquisiteurs. Dans ces pays, ils contribuèrent à
préparer les mouvements évangéliques ultérieurs (Comba, Döllinger,
etc.).
Insistons à présent sur l'institution créée pour exterminer « la
dépravation hérétique » (heretica pravitas), invention abominable,
bien qu'on ait osé lui donner le nom de Saint Office (sanctum
officium), et dont on peut dire, avec un spécialiste du Moyen-âge,
Karl Muller : « L'Inquisition est peut-être lachose
la plus monstrueuse que connaisse l'histoire de l'humanité » (26).
En vain objectera-t-on que l'Eglise n'a pas condamné à mort parce
qu'elle n'aime pas le sang (non sitit sanguinem). Quand elle avait
livré l'hérétique aux autorités civiles (soeculari judicio), elle
n'ignorait pas le sort qu'elles lui réservaient (27).
L'Inquisition procède du « siège apostolique déclare
Bernard Guy (Practica, p. 176). Il a été soutenu dans cette oeuvre
néfaste par Frédéric Il et saint Louis, par Bonaventure et Thomas
d'Aquin. Ce dernier, s'appuyant sur la fâcheuse interprétation donnée
par saint Augustin (28) au fameux
texte de Luc,
14,
23, « contrains-les d'entrer » (compelle intrare), osa déclarer,
dans sa Somme (II, deuxième partie, 11), que les hérétiques ont
mérité, non seulement d'être séparés de l'Eglise par
l'excommunication, mais même d'être exclus du monde par la mort »
(meruerunt, non solum ab Ecclesià per excommunicationem separari, sed
etiam per mortem a mundo excludi).
Les hostilités contre les Albigeois furent engagées par
le synode de Tours (1163), qui interdit aux fidèles tout rapport avec
eux. Le troisième concile de Latran (1179) édicta des mesures contre
leurs défenseurs. À celui de Vérone (1184),
Frédéric Barberousse jeta son gant sur le pavé de la cathédrale, comme
gage de sa promesse de réprimer cette hérésie, et le pape Lucius III
lut un décret enjoignant aux évêques de dépister et de dénoncer les
suspects, et aux princes et aux cités de seconder ces perquisitions.
Le IVe concile du Latran, sous l'inspiration d'Innocent
III, promit des indulgences à tous ceux qui participeraient à
l'extermination (exterminium) des hérétiques et il excommunia tous
leurs défenseurs.
Un peu plus tard, Innocent IV et Alexandre IV lancèrent
plus de cent bulles contre eux. En 1229, le concile de Toulouse,
précisant la procédure, ordonna aux évêques de nommer, chacun dans son
diocèse, un prêtre et des laïques chargés d'amener les suspects devant
leurs tribunaux. Dans cette oeuvre de sang et de boue, les puissants
plongèrent leurs mains royales, pensant les purifier ou les ennoblir.
Pierre d'Aragon (1197) bannit les hérétiques ou les menaça du bûcher,
Frédéric Il y envoya (1224), avec l'approbation du Saint-Siège, ces «
fils vipérins de la perfidie » (vipereos perfidiae filios), et saint
Louis lui-même accepta de sévir (1228).
Pour rendre l'Inquisition plus efficace, Grégoire IX
l'enleva aux évêques pour la confier aux dominicains. Leur jugement
devait être sans appel, sauf recours au tribunal papal. Innocent IV
leur donna une arme de plus : le droit de torturer (1252). Pourtant,
il ne put leur conférer l'impunité. Plusieurs inquisiteurs furent
assassinés, dont le trop fameux Pierre de Vérone et le cynique Conrad
de Marbourg. Enfin, le concile de Constance (1415) décréta la peine du
bûcher (puniantur ad ignem).
On connaît la procédure de l'Inquisition : l'arrestation
sur de simples soupçons avec primes aux délateurs, l'instruction
secrète, le dur châtiment avec confiscation des biens, emprisonnement
perpétuel ou peine de mort, parfois exhumation des hérétiques défunts,
tels que Wyclif et Roger, comte de Foix, dont les restes furent
envoyés au bûcher, de sorte que les « chiens du
Seigneur » ont été plus d'une fois des « hyènes du Seigneur ».
Signalons quelques inquisiteurs de marque : Bernard de Caux, le «
marteau des hérétiques » (1244-1248), qui s'occupa d'environ neuf
mille accusés (Lea, T. II, p. 45) ; Bernard Guy, qui opérait à
Toulouse (1306-1323) et prononça 561 condamnations, dont 69
exhumations (Douais, Documents) ; Robert le Petit, qui alluma de
nombreux bûchers en Bourgogne, à Cambrai et à Douai, et fut emprisonné
à cause de son indignité ; Eymerie, dominicain espagnol, inquisiteur
général en 1357, auteur du célèbre Directorium Inquisitorum (1376), et
surtout Conrad de Marbourg, bourreau de la reine Elizabeth de
Thuringe, qu'il sépara de ses trois enfants, fit fouetter par un moine
et mena à la mort à vingt-quatre ans, par excès de flagellations (29).
Devenu inquisiteur général, ce monstre, en qui Grégoire IX a salué un
homme d'une vertu parfaite, sema la terreur, brûlant ses victimes le
jour même de leur condamnation.
Les persécutions furent rigoureuses en France et dans les
Pays-Bas. Le 12 mai 1234, six jeunes gens, douze hommes et onze femmes
furent brûlés à Toulouse. En Espagne, elles furent rares au début. De
même en Italie et en Allemagne, sauf à Cologne, Erfurt et Strasbourg,
où elles atteignirent un haut degré d'horreur, d'après Flade, auteur
d'un livre sur l'Inquisition en Allemagne (Leipzig 1902, p. 116). Elle
mit beaucoup de temps à gangrener l'Angleterre, où l'acte du Parlement
condamnant l'hérétique au bûcher ne passa qu'en 1401.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |