(1) Parmi les grands centres
d'influence,
au Moyen-Age, il faut nommer le couvent. « Il fut, dit Schaff, un
vaste
foyer de religion élevée aussi bien que de sombre superstition. Le
moine a été associé à tous les mouvements considérables de l'époque.
Il
a été, avec la papauté, le principal promoteur des croisades Il a été
parmi les grands bâtisseurs. Il a fourni aux Universités leurs
docteurs
les plus profonds. Certains religieux du Moyen-Age ont été les
Puritains, les Piétistes, les Méthodistes, les Évangéliques de leur temps
» (2). Le monachisme au dire d'un
de ses
admirateurs, l'historien Parpert, a été un immense réceptacle d'idées
et de tendances très diverses, parfois contraires : fraternité
évangélique et penchant militariste, vie contemplative et esprit
d'activité, amour du silence et zèle missionnaire, légalisme étroit et
libéralisme large, fidélité envers l'Eglise et velléités hérétiques.
La vie monastique était très prisée.
Au sein d'une société déchirée par les guerres, les couvents étaient
des asiles de paix et de sanctification, qui attiraient les meilleurs
esprits et où les seigneurs venaient parfois se recueillir. On
célébrait chez les moines le renoncement, la discipline, les
mortifications, la vie fraternelle ; on admirait leurs travaux
agricoles, leur zèle de copistes, leurs initiatives artistiques et
surtout leur bienfaisance (3). «
N'êtes-vous pas déjà comme les
anges de Dieu ? » disait saint Bernard à des moines dans un sermon.
Anselme, Bernard et d'autres pressaient leurs parents de suivre leur
exemple. On multiplia les couvents à satiété, au point que le IVe
concile du Latran dut interdire la création de nouveaux Ordres (canon
13).
Un trait remarquable du monachisme
fut son alliance étroite avec le Saint-Siège. Étrange union que celle
des moines méprisant le monde et des papes avides de le régenter ! Ils
les aidèrent à affermir leur pouvoir contre l'autorité épiscopale, à
lutter contre les rois (4), à
remplir leurs trésors (5),
à produit des richesses, et les
richesses ont détruit la religion. »
L'abbaye de Cluny (8),
dont nous avons déjà raconté la
naissance et l'essor, étendit son rayonnement à la fin du XIe siècle,
sous la longue et féconde direction (1048-1109) de Hugo (Hugues), ami
de Grégoire VII. Il commença en 1089 la construction de la grande
basilique, achevée en 1131, la plus considérable d'Occident après
Saint-Pierre de Rome. l'action de Cluny s'exerça sur l'abbaye de
Saint-Bénigne à Dijon, sur celle de Hirschau (dans la Forêt Noire).
dont un abbé, Guillaume le Bienheureux (mort en 1091), fut un grand
personnage, auteur des « Constitutions d'Hirschau ». Avec Ponce, abbé
de 1109 à 1122, la décadence de l'Ordre commença. Contraint de donner
sa démission, il finit par mourir en prison sans s'être repenti.
Pierre
le Vénérable, ami de saint Bernard, qui avait remplacé Ponce, releva
Cluny. Il y rétablit la discipline et y développa la lecture de la
Bible et l'étude des classiques. Il publia des traités destinés à
convaincre les Juifs et les Mahométans, et un recueil de prodiges
survenus dans les couvents. C'est à cette époque que saint Bernard
écrivit son traité contre le relâchement et le luxe de Cluny. Il y
blâmait l'usage du vin, l'abus des ornements d'architecture et
l'habitude de prendre des villas et des esclaves en dépit des
protestations de leurs propriétaires. Pierre lui répondit avec
douceur,
promettant de nouvelles
réformes, mais le déclin de l'Ordre continua (9).
Les moines de Cîteaux (10)
partagent avec ceux de Cluny l'honneur d'avoir rendu de précieux
services. Ils apprirent aux paysans à demi-barbares de la France
orientale et de l'Allemagne du sud, l'art de la culture et de
l'élevage, et ils propagèrent l'esprit de simplicité et de paix (11).
Le fondateur de cet Ordre, Robert
Molesme, né en Champagne, impuissant à améliorer la discipline de
plusieurs couvents bénédictins, se fixa en 1098 avec vingt compagnons
près de Cîteaux (Cistercium), à une trentaine de kilomètres de Dijon.
C'est là qu'Eudes, duc de Bourgogne, éleva un monastère, où ses restes
furent inhumés plus tard. L'Ordre grandit avec Albéric, qui obtint la
sanction papale, et surtout avec son successeur, l'Anglais Étienne
Harding, appelé saint Étienne administrateur éminent (1110-1134). Il y
introduisit, en 1119, la Règle d'amour (carta caritatis). Ce code
cistercien, dans l'esprit de la règle de saint Benoît qu'il
complétait,
prescrivait la vie simple, le silence, la sobriété, la discrétion des
ornements le travail manuel et la copie des manuscrits. L'habit adopté
fut d'abord brun puis blanc, d'où le nom de « moines gris ».
Saint Bernard entra, en 1113, à
Cîteaux. Peu après, quatre maisons importantes, dont Clairvaux,
s'élevèrent. En 1168, on en comptait 288. L'Ordre essaima rapidement à
travers l'Espagne, l'Italie l'Allemagne et l'Angleterre. Les plus
célèbres des couvents fondés à
cette époque furent ceux de Heisterbach, près de Cologne, et de
Port-Royal (1204). Au XIVe siècle, leur nombre devait s'élever à 738.
L'ordre fut encouragé par quelques papes, dont Innocent III, et deux
d'entre eux (au XIVe et au XVe siècles) durent y réformer la
discipline. Il fut supprimé en 1790. L'organisation de ces couvents
était assez démocratique. Tandis que l'abbé de Cluny nommait les
prieurs des maisons de son Ordre, chaque couvent cistercien
choisissait
son supérieur. Le lien entre tous était constitué par l'adoption de la
règle de 1119, et par des « chapitres généraux » qui jugeaient les cas
litigieux. Les cisterciens eurent des écoles à Paris, Montpellier,
Toulouse, Oxford et ailleurs, mais il n'en sortit aucun scolastique
renommé. Ils ne s'adonnèrent pas à la prédication. « L'office du
moine,
disait saint Bernard, n'est pas de prêcher, mais d'être ascète » (non
habet docentis sed plangentis officium). Ils formèrent un corps
auxiliaire de laïques (conversi), sans tonsure.
Le plus illustre cistercien a été saint Bernard
(1090-1153), fondateur et abbé du couvent de Clairvaux (12).
Il fut la plus belle figure de son
temps, et, selon l'expression de
Harnack, « le génie religieux du XIIe siècle, un second Augustin. » (13).
«
Dans son maintien, est-il dit dans la Vita prima, brillait une pureté
céleste, et ses yeux avaient l'éclat de ceux d'un ange et la douceur
du
regard de la colombe. » Son trait principal était la ferveur
religieuse (14).
Son ami Guillaume de Saint-Thierry disait que, en visitant sa cellule,
il avait été vraiment « à l'autel de Dieu » (Vita prima, III, 33).
Ajoutons, avec Alain (Vita secunda, XVII), que « l'humilité de son
coeur surpassait la sublimité de son nom » (vincebat sublimitatem
nominis humilitas cordis). Il avait une personnalité magnétique, une
vive imagination, une riche culture, un style étincelant de formules.
une âme généreuse et sainte, une piété évangélique très appréciée de
Luther et de Calvin, heureux de le voir adhérer au salut par grâce et
tant aimer Jésus ! Prédicateur, théologien mystique, hymnologue, homme
d'État, il excella en tout. Il reçut le nom de docteur suave
(mellifluus). Canonisé par Alexandre III, il devait être proclamé «
docteur de l'Eglise » par Pie VIII en 1830.
Né en 1090 au château de Fontaine,
près de Dijon, d'une noble famille bourguignonne, Bernard fut élevé
par
une mère très pieuse, et à la suite de profondes réflexions,
commentées
avec éloquence par Bossuet dans son célèbre Panégyrique, il entra au
couvent de Cîteaux et s'y jeta dans un ascétisme dont il se reprocha
plus tard les excès. À l'éducation classique qu'il avait reçue, il
ajouta la connaissance des Écritures et des Pères, sans oublier la
contemplation de la nature. Sa réputation de sainteté attira tant de
novices que la fondation d'un nouveau monastère fut jugée nécessaire.
Il choisit une vallée sauvage du pays de Langres, infestée jadis par
les brigands, et lui donna le nom de Clairvaux (clara vallis, claire
vallée). Il y fut sous la protection de Guillaume Champeaux, évêque
de Châlons-sur-Marne. C'est là
qu'il prêcha, écrivit de nombreuses lettres pleines de saveur morale
et
d'allégories et pratiqua la direction de conscience. « Sa prédication,
dit Coulton (p. 298), était simple, pénétrante, nourrie de culture
classique et d'une rare fraîcheur d'expression... Son éloquence était
irrésistible : les mères cachaient leurs fils et les femmes leurs
maris, pour les soustraire à l'empire de sa voix et de son regard » (15).
La
ferveur de ses moines et leur activité manuelle étaient admirables,
si l'on en croit l'auteur de la Vita prima, Guillaume, qui devint en
1119 abbé du couvent cistercien de Saint-Thierry, près de Reims. Ils
réussirent à civiliser le pays d'alentour. Le monastère de Clairvaux
devint vite célèbre et reçut la visite de hauts personnages. Il
essaima
largement et l'on compta soixante-six couvents (16).
Le zèle de Bernard s'exalta au
point de contraindre sa soeur Humbelina, qui était mère de famille, à
prendre le voile. Elle résista longtemps, mais désespérée du dédain
inhumain qu'il lui montrait, elle finit par s'écrier : « Si mon frère
méprise mon corps, que le serviteur de Dieu ne méprise pas mon âme
Qu'il vienne, qu'il ordonne, je suis prête à obéir ! (17).
Elle alla finir sa vie au couvent
de Juilly, près de Meaux.
Le rôle de Bernard dans la société
de son temps fut immense, et nous ne pouvons en tracer ici que les
principaux traits. « Il combat les guerres privées, cherche, avec le
comte Thibaut de Champagne, à abolir les prétendus jugements de Dieu,
s'élève contre les prêtres et les chanoines indignes. Il écrit au
célèbre Suger, abbé de Saint-Denis, pour l'engager à réformer les abus
qui se sont glissés dans son monastère... En 1129, au concile de
Châlons, il provoque la
démission de l'indigne Henri, évêque de Verdun, et s'attire la colère
des cardinaux dont il combat l'orgueil. Pendant le schisme consécutif
à
la mort d'Honarius II (1130), il se prononce pour Innocent Il comme le
plus digne et lui assure de puissants appuis... Après un voyage en
Allemagne, destiné à y ramener la paix et à réformer l'Eglise, il
assiste en 1134 au concile de Pise et fait déposer Anselme, archevêque
de Milan, défenseur de l'indépendance des évêques vis-à-vis du
Saint-Siège... Plus tard, il décida l'empereur Lothaire à ramener le
pape à Rome... En 1140, il se rend au concile de Sens qui, sur sa
dénonciation, condamne Abélard (18).
En 1146, il prêche à Vézelay la
seconde croisade... Les dernières années de Bernard furent attristées
par les reproches que lui attira l'insuccès de cette entreprise. par
la
mort de tous ses amis, dont le pape Eugène, son disciple favori, et
par
ses cruelles souffrances » (19).
Bernard n'a été ni un philosophe, ni
un théologien. Il s'est borné à développer avec éloquence les
croyances
de son temps. Il insistait sur la Rédemption et professait un culte
fervent pour la Vierge et les Saints. Son orthodoxie eut pourtant
quelques fissures : il rejetait l'immaculée conception de Marie (ép.
174) et soutenait que le baptême n'est pas toujours indispensable au
salut (20).
Il fut surtout un grand mystique (21).
Il admettait trois degrés pour
s'élever jusqu'à Dieu : la vie pratique, contemplative et extatique.
Il
croyait à la nécessité de la Grâce prévenante pour incliner la volonté
humaine vers la sainteté (22).
Serviteur passionné de l'Eglise,
il la mettait au-dessus de la science. assujettie à la
Révélation, au-dessus du pape
lui-même, comme le montrent ses courageuses déclarations à Eugène III:
« Il n'est pas le seigneur des évêques, mais l'un d'entre eux (unus ex
ipsis)... Préside pour être utile, non pour commander » (praesis ut
prosis, non ut imperes). Il la défendit avec énergie contre les
hérétiques et les dissidents, et, malgré sa douceur naturelle qui le
poussa à protéger, en Allemagne, des Juifs qu'on allait massacrer, il
excita l'empereur Conrad contre Arnaud de Brescia, et, par sa
dénonciation, il fit condamner le prédicateur Henri de Lausanne à la
détention perpétuelle.
Il ne fut pas moins ardent à
défendre l'Eglise contre elle-même. Il ne lui ménagea pas les
avertissements. Dans son captivant ouvrage sur « l'art de bien vivre »
(Liber de modo bene vivendi), il signale avec soin les défauts à
proscrire. Son admirable traité sur la Considération, c'est-à-dire la
réflexion intense (De Consideratione) - son testament spirituel -
donne
à Eugène III, avec la solennité tendre d'un pasteur d'âmes qui parle
non comme un maître, mais comme une mère (non ut magister sed ut
mater), les plus nobles conseils sur ses devoirs pontificaux, les
examens de conscience qu'Il doit faire, sa vigilance dans la
prospérité
et sa constance dans le malheur, son désintéressement et sa
spiritualité (II, 11, 12, etc.). On y trouve des suggestions
réformatrices, fort louées par Calvin dans son Institution Chrétienne
(L. IV, c. XI, § 11). Écrivain très fécond, dont les oeuvres
remplissent quatre énormes volumes de Migne, Bernard a laissé des
lettres (il en reste 480), des sermons (340) et quelques poésies
devenues célèbres. On lui attribuait un pouvoir miraculeux, qu'il
reconnaissait sans en tirer vanité (Vita prima, I, 13 ; III, 7), et
qui
paraît avoir consisté dans des guérisons bien attestées.
À côté de ces Ordres illustres, on en vit fleurir
d'autres, de moindre importance.
Les Augustins suivaient une règle
tirée, au XIe siècle, de quelques écrits de saint Augustin, qui
vivait,
comme on sait, avec un groupe de clercs. À partir de cette époque
s'organisèrent des collèges de chanoines réguliers, en réaction contre
le relâchement des chapitres créés, on s'en souvient, par l'évêque
Chrodegang, de Metz. Ils vivaient en commun sous la direction d'un
abbé
ou d'un prieur, avec un régime moins sévère que celui des moines. Sous
Innocent III, Guillaume de Langlois, de l'Université de Paris, ouvrit
plusieurs de ces maisons. On signale aussi l'abbaye de Saint-Victor,
fondée à Paris par Guillaume de Champagne. Elles se multiplièrent,
surtout en Angleterre, où l'on en comptera 170 au temps de Henri VIII.
En 1256, l'Ordre devait être reconnu par la papauté (23).
Celui des Prémontrés (24)
fût créé par Norbert (25), ancien
chapelain d'Henri V
d'Allemagne, arraché à sa vie fastueuse par l'émotion que lui avait
causée un orage. Il s'en alla, prêchant la repentance en France et
dans
son pays, appelant les gens avec une cloche de mouton. Il se fixa, en
1119, dans un vallon marécageux à Coucy, près de Laon, et y adopta la
règle de saint Augustin. Les Prémontrés ne furent pas autorisés à lire
des livres, et leur savoir théologique se réduisit à des prières. Ils
portaient une soutane blanche et un scapulaire (26)
blanc, ce qui leur valut le nom de « chanoines
blancs » (27).
En 1126, ils obtinrent la sanction papale. Norbert, devenu cette
année-là archevêque de Magdebourg, répandit son Ordre dans l'Allemagne
du nord-est. Le nombre de leurs maisons, y compris celles des femmes,
dépassa, dit-on, un millier.
L'Ordre des Chartreux doit son
existence à Bruno, chancelier de la cathédrale de Reims. Dégoûté des
vanités terrestres, il s'était retiré, avec quelques disciples, en un
lieu solitaire près du Langres. Il s'établit ensuite à la Chartreuse
(Cartusium) en Dauphiné, région pittoresque, mais d'accès difficile et
longtemps couverte de neige. La Petite colonie y pratiqua un dur
ascétisme, au témoignage de Pierre le Vénérable qui la visita (De
Miraculis, II, 28). Elle prit pour emblème un globe surmonté d'un lion
avec cette devise : Stat crux dum volvitur orbis. Après un séjour à
Rome où l'avait appelé Urbain II, Bruno se fixa dans les montagnes de
la Calabre et y fonda une maison, où il mourut (1101). Le nombre des
établissements de ce groupe s'éleva jusqu'à 168. L'Ordre fut reconnu
en
1170. Les premières « coutumes des Chartreux » (28)
furent recueillies en 1130, et
plusieurs fois augmentées. « Elles constituent, dit Charles Schmidt,
la
plus sévère des règles du Moyen-Age ; elles tendent à isoler, non
seulement le monastère qui doit être une colonie séparée du monde et
se
suffisant à elle-même, mais aussi chaque religieux individuellement.
Défense absolue de l'usage de la parole, pas d'autre nourriture que du
pain, des légumes et de l'eau, des jeûnes fréquents, règlements
minutieux sur l'emploi de chaque heure, obligation du travail, surtout
de la copie de livres : tels sont les principaux points. » Cette
discipline rebutante rendit l'Ordre peu populaire, en particulier en
Angleterre (29).
Il compta quelques savants, à Bâle et à Strasbourg,
dont
les chartreuses avaient de riches bibliothèques. Il fut supprimé
en France sous la Révolution, mais en 1819 la possession de la Grande
Chartreuse lui fut rendue, pour lui être enlevée en 1903 par la loi
sur
les congrégations.
Nommons encore l'Ordre des Carmes ou
Fratres eremiti de monte Carmelo, selon l'appellation d'Honorius III,
ou « de la bienheureuse « Marie Vierge du mont Carmel » (nom donné par
Innocent IV). Il fut fondé en 1156 pendant les Croisades, par
Berthold.
prêtre calabrais, a la suite d'un voeu (30).
Sa règle, sanctionnée par Honorius
III en 1226, était sévère. Avec les désastres des chrétiens en
Palestine, il émigra en Europe occidentale. En 1245, les Carmes
adoptèrent la pratique de la mendicité, et se mirent â vénérer le
scapulaire. Celui d'un de leurs généraux, reçu, croyait-on, de la
Vierge Marie dont ils se disaient les serviteurs préférés, passait
pour
délivrer du purgatoire ceux qui le portaient à leur mort, et il se
trouva un pape pour présenter ce conte comme une vérité !
En 1378, l'Ordre devait se diviser
entre partisans de la règle stricte et défenseurs d'une règle mitigée.
En 1476 fut autorisé son Tiers-Ordre, composé de laïques. Il se forma
aussi des congrégations de femmes (carmélites), que sainte d'Avila
devait soumettre à une réforme mémorable (1562). Ces principes,
approuvés par le cardinal de Bérulle, prévalurent
dans le célèbre couvent de la rue Saint-Jacques à Paris, où devait
entrer Mlle de La Vallière. En 1562, poussa une nouvelle branche de
l'Ordre des Carmes, par les soins de sainte Thérèse et de saint Jean
de
la Croix, les Carmes déchaussés (excalceati). Elle crût très
rapidement, et eut des rejetons en France sous le règne de Louis XIII.
C'est d'elle que devait sortir le Père Hyacinthe.
Signalons enfin quelques personnalités monastiques
du XIIe siècle, âmes généreuses et ferventes, visionnaires aux accents
prophétiques, que la vue douloureuse de la déchéance catholique
précipita dans des effusions, annonciatrices d'une ère nouvelle.
Hildegarde (1098-1179), abbesse d'un
couvent de la région rhénane (31),
remarquable par ses extases, sa
connaissance des vertus médicinales des plantes (32),
et ses guérisons qui faisaient
accourir les malades de loin, même de Suède, tenta de réveiller la
chrétienté et de la purifier en lui prescrivant l'usage des Écritures
et en lui prêchant le salut par le Christ. Elle lui présenta même
l'exemple des Cathares pour la stimuler. Elle fut en correspondance
avec plusieurs papes et avec saint Bernard. Elizabeth (33)
de Schönau (morte en 1165), nonne
de cette ville (près de Bingen, sur le Rhin), était une visionnaire
épileptique, qui apercevait des saints et la Vierge, et vit même un
jour le Christ assis pour le Jugement dernier, et, devant lui, Pilate,
Judas et nombre de religieux. Passionnée pour la réforme de l'Eglise,
elle ne
craignit pas de censurer l'archevêque de Trêves et même le
Saint-Siège.
Aux prédictions et aux critiques des
deux nonnes allemandes répondirent celles d'un moine calabrais,
Joachim
de Flore (34).
Préparé à la vie mystique par les
horizons sauvages de son pays, Joachim revint d'un pèlerinage en
Palestine avec une âme de prophète, après une retraite de quarante
jours dans une grotte du Thabor. Abbé d'un couvent cistercien, il se
lassa vite des soucis matériels et des querelles de moines, et il se
retira dans le désert de Pietralata, méditant ses ouvrages, avec
l'encouragement du Saint-Siège. Il visitait les cloîtres bénédictins,
leur reprochant leur mollesse et leur luxe. Il annonçait à la
chrétienté des malheurs prochains. On se tournait avec inquiétude vers
ce prédicateur étrange, austère, qui sous le texte des Écritures
prétendait déchiffrer les secrets de Dieu, et les disciples venaient à
lui de toutes parts. Il dut monter plus haut dans les solitudes, et il
fonda le monastère de saint Jean (le Baptiste) en pleine forêt de
Sila,
sur un mont qu'il appela Fiore (Fleur). Le nouvel Ordre qui en sortit
reçut la sanction papale, en 1196, sous le nom de Florentii fratres.
Joachim y vécut dans une vision perpétuelle, dictant ses ouvrages à
trois moines, s'adonnant aux oeuvres de charité. Puis il alla mourir
dans sa thébaïde de Pietralata, prêchant jusqu'au bout l'amour
fraternel (1202).
Ce fut des cimes neigeuses de la
Calabre, comme l'a remarqué Paul Sabatier, que descendirent les
sources
spirituelles auxquelles l'Italie allait boire.
Quand on ouvrit ses trois livres, la
Concorde du Nouveau et de l'Ancien Testament, l'Exposition de
l'Apocalypse et le Psautier aux dix cordes, on tressaillit à la fois
d'inquiétude et d'espérance devant cette révélation « selon laquelle,
dit Gebhart, l'Eglise séculaire où la chrétienté s'abritait n'était
plus qu'une tente dressée pour la nuit, et qu'on replierait à la
prochaine aurore ». La grande idée qui traverse ces ouvrages, c'est
celle du développement historique.
Pour Joachim, il y a trois âges
(tres status mundi), celui de l'Ancien Testament, celui du Nouveau et
celui qui est à venir. Le premier est l'âge du Père, le second celui
du
Fils, de l'Évangile et des sacrements, le troisième celui du
Saint-Esprit, que l'on attend encore.
Le premier est l'âge de la loi, le
second de la grâce, le troisième d'une grâce encore plus grande. Ils
sont respectivement l'âge de la crainte, de la foi et de la charité,
l'âge des esclaves, des affranchis et des amis, l'âge des époux
(patriarches), des clercs et des moines. Le premier a commencé avec
Adam et s'est achevé avec Jean-Baptiste ; il a duré 1260 ans (35).
Le
second, inauguré par le Christ, doit durer jusqu'à l'an 1260. À ce
moment, et même avant (car Joachim n'ose pas trop préciser), doit
commencer la troisième période, celle de « l'Évangile éternel » (Apoc.
14, 6) ou « Évangile du Royaume », compris enfin par l'intelligence
mystique. Après le terrorisme de l'Antichrist, la trompette de
l'Archange sonnera, et l'on verra fleurir l'Église dirigée par les
moines. embrasée par l'amour de Dieu, Église « spirituelle
(spiritalis), non pas sans doute séparée de la papauté. mais purifiée,
qui réconciliera toutes les grandes familles religieuses du genre
humain. L'Évangile éternel sera proclamé par un nouvel Ordre, les «
petits du Christ » (parvuli Christi) et par deux prophètes (36).
Les productions apocalyptiques de
Joachim, auxquelles se mêlèrent des commentaires sur Esaïe et Jérémie
qui lui étaient faussement attribués, furent lues avec avidité,
surtout
par les disciples stricts de saint François, dont nous parlerons plus
loin, satisfaits du rigorisme qu'ils y trouvaient. Cette vogue,
racontée par un chroniqueur du temps, le frère mineur Salimbène, de
Parme (37),
s'affaiblit quand on eut constaté que l'année 1260 n'avait apporté
aucune réforme sensationnelle dans l'Eglise. D'ailleurs Joachim avait
des adversaires ardents, les moines de Cîteaux, que ses critiques
avaient exaspérés. Ils le dénoncèrent au Saint-Siège, et Innocent III
condamna, au IVe concile du Latran (1215), un écrit où il avait
combattu la doctrine du grand scolastique Pierre Lombard sur la
Trinité. Pourtant, il n'avait pas été un hérétique. Il s'était soumis
à
la papauté. L'appelant « le trône de Christ », mais l'annonce de la
déchéance de l'ordre clérical et du pouvoir temporel n'était pas faite
pour lui plaire. En 1255, Alexandre IV réprouva le livre enthousiaste
du franciscain Gérard de Borgo san Donnino, Introductorius in
Evangelium aeternum (1254), qui saluait dans les écrits de Joachim de
Flore la grande autorité du troisième âge. Gérard et d'autres
franciscains furent jetés en prison, et Jean de Parme, général de
l'Ordre, leur ami, fut déposé. Les écrits de Joachim devaient être
condamnés au synode d'Arles, en 1263.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |