Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

Le Monachisme au XIIe siècle

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(1) Parmi les grands centres d'influence, au Moyen-Age, il faut nommer le couvent. « Il fut, dit Schaff, un vaste foyer de religion élevée aussi bien que de sombre superstition. Le moine a été associé à tous les mouvements considérables de l'époque. Il a été, avec la papauté, le principal promoteur des croisades Il a été parmi les grands bâtisseurs. Il a fourni aux Universités leurs docteurs les plus profonds. Certains religieux du Moyen-Age ont été les Puritains, les Piétistes, les Méthodistes, les Évangéliques de leur temps » (2). Le monachisme au dire d'un de ses admirateurs, l'historien Parpert, a été un immense réceptacle d'idées et de tendances très diverses, parfois contraires : fraternité évangélique et penchant militariste, vie contemplative et esprit d'activité, amour du silence et zèle missionnaire, légalisme étroit et libéralisme large, fidélité envers l'Eglise et velléités hérétiques.

La vie monastique était très prisée. Au sein d'une société déchirée par les guerres, les couvents étaient des asiles de paix et de sanctification, qui attiraient les meilleurs esprits et où les seigneurs venaient parfois se recueillir. On célébrait chez les moines le renoncement, la discipline, les mortifications, la vie fraternelle ; on admirait leurs travaux agricoles, leur zèle de copistes, leurs initiatives artistiques et surtout leur bienfaisance (3). « N'êtes-vous pas déjà comme les anges de Dieu ? » disait saint Bernard à des moines dans un sermon. Anselme, Bernard et d'autres pressaient leurs parents de suivre leur exemple. On multiplia les couvents à satiété, au point que le IVe concile du Latran dut interdire la création de nouveaux Ordres (canon 13).

Un trait remarquable du monachisme fut son alliance étroite avec le Saint-Siège. Étrange union que celle des moines méprisant le monde et des papes avides de le régenter ! Ils les aidèrent à affermir leur pouvoir contre l'autorité épiscopale, à lutter contre les rois (4), à remplir leurs trésors (5), à produit des richesses, et les richesses ont détruit la religion. »

L'abbaye de Cluny (8), dont nous avons déjà raconté la naissance et l'essor, étendit son rayonnement à la fin du XIe siècle, sous la longue et féconde direction (1048-1109) de Hugo (Hugues), ami de Grégoire VII. Il commença en 1089 la construction de la grande basilique, achevée en 1131, la plus considérable d'Occident après Saint-Pierre de Rome. l'action de Cluny s'exerça sur l'abbaye de Saint-Bénigne à Dijon, sur celle de Hirschau (dans la Forêt Noire). dont un abbé, Guillaume le Bienheureux (mort en 1091), fut un grand personnage, auteur des « Constitutions d'Hirschau ». Avec Ponce, abbé de 1109 à 1122, la décadence de l'Ordre commença. Contraint de donner sa démission, il finit par mourir en prison sans s'être repenti. Pierre le Vénérable, ami de saint Bernard, qui avait remplacé Ponce, releva Cluny. Il y rétablit la discipline et y développa la lecture de la Bible et l'étude des classiques. Il publia des traités destinés à convaincre les Juifs et les Mahométans, et un recueil de prodiges survenus dans les couvents. C'est à cette époque que saint Bernard écrivit son traité contre le relâchement et le luxe de Cluny. Il y blâmait l'usage du vin, l'abus des ornements d'architecture et l'habitude de prendre des villas et des esclaves en dépit des protestations de leurs propriétaires. Pierre lui répondit avec douceur, promettant de nouvelles réformes, mais le déclin de l'Ordre continua (9).

Les moines de Cîteaux (10) partagent avec ceux de Cluny l'honneur d'avoir rendu de précieux services. Ils apprirent aux paysans à demi-barbares de la France orientale et de l'Allemagne du sud, l'art de la culture et de l'élevage, et ils propagèrent l'esprit de simplicité et de paix (11).

Le fondateur de cet Ordre, Robert Molesme, né en Champagne, impuissant à améliorer la discipline de plusieurs couvents bénédictins, se fixa en 1098 avec vingt compagnons près de Cîteaux (Cistercium), à une trentaine de kilomètres de Dijon. C'est là qu'Eudes, duc de Bourgogne, éleva un monastère, où ses restes furent inhumés plus tard. L'Ordre grandit avec Albéric, qui obtint la sanction papale, et surtout avec son successeur, l'Anglais Étienne Harding, appelé saint Étienne administrateur éminent (1110-1134). Il y introduisit, en 1119, la Règle d'amour (carta caritatis). Ce code cistercien, dans l'esprit de la règle de saint Benoît qu'il complétait, prescrivait la vie simple, le silence, la sobriété, la discrétion des ornements le travail manuel et la copie des manuscrits. L'habit adopté fut d'abord brun puis blanc, d'où le nom de « moines gris ».

Saint Bernard entra, en 1113, à Cîteaux. Peu après, quatre maisons importantes, dont Clairvaux, s'élevèrent. En 1168, on en comptait 288. L'Ordre essaima rapidement à travers l'Espagne, l'Italie l'Allemagne et l'Angleterre. Les plus célèbres des couvents fondés à cette époque furent ceux de Heisterbach, près de Cologne, et de Port-Royal (1204). Au XIVe siècle, leur nombre devait s'élever à 738. L'ordre fut encouragé par quelques papes, dont Innocent III, et deux d'entre eux (au XIVe et au XVe siècles) durent y réformer la discipline. Il fut supprimé en 1790. L'organisation de ces couvents était assez démocratique. Tandis que l'abbé de Cluny nommait les prieurs des maisons de son Ordre, chaque couvent cistercien choisissait son supérieur. Le lien entre tous était constitué par l'adoption de la règle de 1119, et par des « chapitres généraux » qui jugeaient les cas litigieux. Les cisterciens eurent des écoles à Paris, Montpellier, Toulouse, Oxford et ailleurs, mais il n'en sortit aucun scolastique renommé. Ils ne s'adonnèrent pas à la prédication. « L'office du moine, disait saint Bernard, n'est pas de prêcher, mais d'être ascète » (non habet docentis sed plangentis officium). Ils formèrent un corps auxiliaire de laïques (conversi), sans tonsure.




Le plus illustre cistercien a été saint Bernard (1090-1153), fondateur et abbé du couvent de Clairvaux (12).

Il fut la plus belle figure de son temps, et, selon l'expression de Harnack, « le génie religieux du XIIe siècle, un second Augustin. » (13). « Dans son maintien, est-il dit dans la Vita prima, brillait une pureté céleste, et ses yeux avaient l'éclat de ceux d'un ange et la douceur du regard de la colombe. » Son trait principal était la ferveur religieuse (14). Son ami Guillaume de Saint-Thierry disait que, en visitant sa cellule, il avait été vraiment « à l'autel de Dieu » (Vita prima, III, 33). Ajoutons, avec Alain (Vita secunda, XVII), que « l'humilité de son coeur surpassait la sublimité de son nom » (vincebat sublimitatem nominis humilitas cordis). Il avait une personnalité magnétique, une vive imagination, une riche culture, un style étincelant de formules. une âme généreuse et sainte, une piété évangélique très appréciée de Luther et de Calvin, heureux de le voir adhérer au salut par grâce et tant aimer Jésus ! Prédicateur, théologien mystique, hymnologue, homme d'État, il excella en tout. Il reçut le nom de docteur suave (mellifluus). Canonisé par Alexandre III, il devait être proclamé « docteur de l'Eglise » par Pie VIII en 1830.

Né en 1090 au château de Fontaine, près de Dijon, d'une noble famille bourguignonne, Bernard fut élevé par une mère très pieuse, et à la suite de profondes réflexions, commentées avec éloquence par Bossuet dans son célèbre Panégyrique, il entra au couvent de Cîteaux et s'y jeta dans un ascétisme dont il se reprocha plus tard les excès. À l'éducation classique qu'il avait reçue, il ajouta la connaissance des Écritures et des Pères, sans oublier la contemplation de la nature. Sa réputation de sainteté attira tant de novices que la fondation d'un nouveau monastère fut jugée nécessaire. Il choisit une vallée sauvage du pays de Langres, infestée jadis par les brigands, et lui donna le nom de Clairvaux (clara vallis, claire vallée). Il y fut sous la protection de Guillaume Champeaux, évêque de Châlons-sur-Marne. C'est là qu'il prêcha, écrivit de nombreuses lettres pleines de saveur morale et d'allégories et pratiqua la direction de conscience. « Sa prédication, dit Coulton (p. 298), était simple, pénétrante, nourrie de culture classique et d'une rare fraîcheur d'expression... Son éloquence était irrésistible : les mères cachaient leurs fils et les femmes leurs maris, pour les soustraire à l'empire de sa voix et de son regard » (15). La ferveur de ses moines et leur activité manuelle étaient admirables, si l'on en croit l'auteur de la Vita prima, Guillaume, qui devint en 1119 abbé du couvent cistercien de Saint-Thierry, près de Reims. Ils réussirent à civiliser le pays d'alentour. Le monastère de Clairvaux devint vite célèbre et reçut la visite de hauts personnages. Il essaima largement et l'on compta soixante-six couvents (16). Le zèle de Bernard s'exalta au point de contraindre sa soeur Humbelina, qui était mère de famille, à prendre le voile. Elle résista longtemps, mais désespérée du dédain inhumain qu'il lui montrait, elle finit par s'écrier : « Si mon frère méprise mon corps, que le serviteur de Dieu ne méprise pas mon âme Qu'il vienne, qu'il ordonne, je suis prête à obéir ! (17). Elle alla finir sa vie au couvent de Juilly, près de Meaux.

Le rôle de Bernard dans la société de son temps fut immense, et nous ne pouvons en tracer ici que les principaux traits. « Il combat les guerres privées, cherche, avec le comte Thibaut de Champagne, à abolir les prétendus jugements de Dieu, s'élève contre les prêtres et les chanoines indignes. Il écrit au célèbre Suger, abbé de Saint-Denis, pour l'engager à réformer les abus qui se sont glissés dans son monastère... En 1129, au concile de Châlons, il provoque la démission de l'indigne Henri, évêque de Verdun, et s'attire la colère des cardinaux dont il combat l'orgueil. Pendant le schisme consécutif à la mort d'Honarius II (1130), il se prononce pour Innocent Il comme le plus digne et lui assure de puissants appuis... Après un voyage en Allemagne, destiné à y ramener la paix et à réformer l'Eglise, il assiste en 1134 au concile de Pise et fait déposer Anselme, archevêque de Milan, défenseur de l'indépendance des évêques vis-à-vis du Saint-Siège... Plus tard, il décida l'empereur Lothaire à ramener le pape à Rome... En 1140, il se rend au concile de Sens qui, sur sa dénonciation, condamne Abélard (18). En 1146, il prêche à Vézelay la seconde croisade... Les dernières années de Bernard furent attristées par les reproches que lui attira l'insuccès de cette entreprise. par la mort de tous ses amis, dont le pape Eugène, son disciple favori, et par ses cruelles souffrances » (19).

Bernard n'a été ni un philosophe, ni un théologien. Il s'est borné à développer avec éloquence les croyances de son temps. Il insistait sur la Rédemption et professait un culte fervent pour la Vierge et les Saints. Son orthodoxie eut pourtant quelques fissures : il rejetait l'immaculée conception de Marie (ép. 174) et soutenait que le baptême n'est pas toujours indispensable au salut (20). Il fut surtout un grand mystique (21). Il admettait trois degrés pour s'élever jusqu'à Dieu : la vie pratique, contemplative et extatique. Il croyait à la nécessité de la Grâce prévenante pour incliner la volonté humaine vers la sainteté (22). Serviteur passionné de l'Eglise, il la mettait au-dessus de la science. assujettie à la Révélation, au-dessus du pape lui-même, comme le montrent ses courageuses déclarations à Eugène III: « Il n'est pas le seigneur des évêques, mais l'un d'entre eux (unus ex ipsis)... Préside pour être utile, non pour commander » (praesis ut prosis, non ut imperes). Il la défendit avec énergie contre les hérétiques et les dissidents, et, malgré sa douceur naturelle qui le poussa à protéger, en Allemagne, des Juifs qu'on allait massacrer, il excita l'empereur Conrad contre Arnaud de Brescia, et, par sa dénonciation, il fit condamner le prédicateur Henri de Lausanne à la détention perpétuelle.

Il ne fut pas moins ardent à défendre l'Eglise contre elle-même. Il ne lui ménagea pas les avertissements. Dans son captivant ouvrage sur « l'art de bien vivre » (Liber de modo bene vivendi), il signale avec soin les défauts à proscrire. Son admirable traité sur la Considération, c'est-à-dire la réflexion intense (De Consideratione) - son testament spirituel - donne à Eugène III, avec la solennité tendre d'un pasteur d'âmes qui parle non comme un maître, mais comme une mère (non ut magister sed ut mater), les plus nobles conseils sur ses devoirs pontificaux, les examens de conscience qu'Il doit faire, sa vigilance dans la prospérité et sa constance dans le malheur, son désintéressement et sa spiritualité (II, 11, 12, etc.). On y trouve des suggestions réformatrices, fort louées par Calvin dans son Institution Chrétienne (L. IV, c. XI, § 11). Écrivain très fécond, dont les oeuvres remplissent quatre énormes volumes de Migne, Bernard a laissé des lettres (il en reste 480), des sermons (340) et quelques poésies devenues célèbres. On lui attribuait un pouvoir miraculeux, qu'il reconnaissait sans en tirer vanité (Vita prima, I, 13 ; III, 7), et qui paraît avoir consisté dans des guérisons bien attestées.




À côté de ces Ordres illustres, on en vit fleurir d'autres, de moindre importance.

Les Augustins suivaient une règle tirée, au XIe siècle, de quelques écrits de saint Augustin, qui vivait, comme on sait, avec un groupe de clercs. À partir de cette époque s'organisèrent des collèges de chanoines réguliers, en réaction contre le relâchement des chapitres créés, on s'en souvient, par l'évêque Chrodegang, de Metz. Ils vivaient en commun sous la direction d'un abbé ou d'un prieur, avec un régime moins sévère que celui des moines. Sous Innocent III, Guillaume de Langlois, de l'Université de Paris, ouvrit plusieurs de ces maisons. On signale aussi l'abbaye de Saint-Victor, fondée à Paris par Guillaume de Champagne. Elles se multiplièrent, surtout en Angleterre, où l'on en comptera 170 au temps de Henri VIII. En 1256, l'Ordre devait être reconnu par la papauté (23).

Celui des Prémontrés (24) fût créé par Norbert (25), ancien chapelain d'Henri V d'Allemagne, arraché à sa vie fastueuse par l'émotion que lui avait causée un orage. Il s'en alla, prêchant la repentance en France et dans son pays, appelant les gens avec une cloche de mouton. Il se fixa, en 1119, dans un vallon marécageux à Coucy, près de Laon, et y adopta la règle de saint Augustin. Les Prémontrés ne furent pas autorisés à lire des livres, et leur savoir théologique se réduisit à des prières. Ils portaient une soutane blanche et un scapulaire (26) blanc, ce qui leur valut le nom de « chanoines blancs » (27). En 1126, ils obtinrent la sanction papale. Norbert, devenu cette année-là archevêque de Magdebourg, répandit son Ordre dans l'Allemagne du nord-est. Le nombre de leurs maisons, y compris celles des femmes, dépassa, dit-on, un millier.

L'Ordre des Chartreux doit son existence à Bruno, chancelier de la cathédrale de Reims. Dégoûté des vanités terrestres, il s'était retiré, avec quelques disciples, en un lieu solitaire près du Langres. Il s'établit ensuite à la Chartreuse (Cartusium) en Dauphiné, région pittoresque, mais d'accès difficile et longtemps couverte de neige. La Petite colonie y pratiqua un dur ascétisme, au témoignage de Pierre le Vénérable qui la visita (De Miraculis, II, 28). Elle prit pour emblème un globe surmonté d'un lion avec cette devise : Stat crux dum volvitur orbis. Après un séjour à Rome où l'avait appelé Urbain II, Bruno se fixa dans les montagnes de la Calabre et y fonda une maison, où il mourut (1101). Le nombre des établissements de ce groupe s'éleva jusqu'à 168. L'Ordre fut reconnu en 1170. Les premières « coutumes des Chartreux » (28) furent recueillies en 1130, et plusieurs fois augmentées. « Elles constituent, dit Charles Schmidt, la plus sévère des règles du Moyen-Age ; elles tendent à isoler, non seulement le monastère qui doit être une colonie séparée du monde et se suffisant à elle-même, mais aussi chaque religieux individuellement. Défense absolue de l'usage de la parole, pas d'autre nourriture que du pain, des légumes et de l'eau, des jeûnes fréquents, règlements minutieux sur l'emploi de chaque heure, obligation du travail, surtout de la copie de livres : tels sont les principaux points. » Cette discipline rebutante rendit l'Ordre peu populaire, en particulier en Angleterre (29). Il compta quelques savants, à Bâle et à Strasbourg, dont les chartreuses avaient de riches bibliothèques. Il fut supprimé en France sous la Révolution, mais en 1819 la possession de la Grande Chartreuse lui fut rendue, pour lui être enlevée en 1903 par la loi sur les congrégations.

Nommons encore l'Ordre des Carmes ou Fratres eremiti de monte Carmelo, selon l'appellation d'Honorius III, ou « de la bienheureuse « Marie Vierge du mont Carmel » (nom donné par Innocent IV). Il fut fondé en 1156 pendant les Croisades, par Berthold. prêtre calabrais, a la suite d'un voeu (30). Sa règle, sanctionnée par Honorius III en 1226, était sévère. Avec les désastres des chrétiens en Palestine, il émigra en Europe occidentale. En 1245, les Carmes adoptèrent la pratique de la mendicité, et se mirent â vénérer le scapulaire. Celui d'un de leurs généraux, reçu, croyait-on, de la Vierge Marie dont ils se disaient les serviteurs préférés, passait pour délivrer du purgatoire ceux qui le portaient à leur mort, et il se trouva un pape pour présenter ce conte comme une vérité !

En 1378, l'Ordre devait se diviser entre partisans de la règle stricte et défenseurs d'une règle mitigée. En 1476 fut autorisé son Tiers-Ordre, composé de laïques. Il se forma aussi des congrégations de femmes (carmélites), que sainte d'Avila devait soumettre à une réforme mémorable (1562). Ces principes, approuvés par le cardinal de Bérulle, prévalurent dans le célèbre couvent de la rue Saint-Jacques à Paris, où devait entrer Mlle de La Vallière. En 1562, poussa une nouvelle branche de l'Ordre des Carmes, par les soins de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix, les Carmes déchaussés (excalceati). Elle crût très rapidement, et eut des rejetons en France sous le règne de Louis XIII. C'est d'elle que devait sortir le Père Hyacinthe.




Signalons enfin quelques personnalités monastiques du XIIe siècle, âmes généreuses et ferventes, visionnaires aux accents prophétiques, que la vue douloureuse de la déchéance catholique précipita dans des effusions, annonciatrices d'une ère nouvelle.

Hildegarde (1098-1179), abbesse d'un couvent de la région rhénane (31), remarquable par ses extases, sa connaissance des vertus médicinales des plantes (32), et ses guérisons qui faisaient accourir les malades de loin, même de Suède, tenta de réveiller la chrétienté et de la purifier en lui prescrivant l'usage des Écritures et en lui prêchant le salut par le Christ. Elle lui présenta même l'exemple des Cathares pour la stimuler. Elle fut en correspondance avec plusieurs papes et avec saint Bernard. Elizabeth (33) de Schönau (morte en 1165), nonne de cette ville (près de Bingen, sur le Rhin), était une visionnaire épileptique, qui apercevait des saints et la Vierge, et vit même un jour le Christ assis pour le Jugement dernier, et, devant lui, Pilate, Judas et nombre de religieux. Passionnée pour la réforme de l'Eglise, elle ne craignit pas de censurer l'archevêque de Trêves et même le Saint-Siège.
Aux prédictions et aux critiques des deux nonnes allemandes répondirent celles d'un moine calabrais, Joachim de Flore (34).

Préparé à la vie mystique par les horizons sauvages de son pays, Joachim revint d'un pèlerinage en Palestine avec une âme de prophète, après une retraite de quarante jours dans une grotte du Thabor. Abbé d'un couvent cistercien, il se lassa vite des soucis matériels et des querelles de moines, et il se retira dans le désert de Pietralata, méditant ses ouvrages, avec l'encouragement du Saint-Siège. Il visitait les cloîtres bénédictins, leur reprochant leur mollesse et leur luxe. Il annonçait à la chrétienté des malheurs prochains. On se tournait avec inquiétude vers ce prédicateur étrange, austère, qui sous le texte des Écritures prétendait déchiffrer les secrets de Dieu, et les disciples venaient à lui de toutes parts. Il dut monter plus haut dans les solitudes, et il fonda le monastère de saint Jean (le Baptiste) en pleine forêt de Sila, sur un mont qu'il appela Fiore (Fleur). Le nouvel Ordre qui en sortit reçut la sanction papale, en 1196, sous le nom de Florentii fratres. Joachim y vécut dans une vision perpétuelle, dictant ses ouvrages à trois moines, s'adonnant aux oeuvres de charité. Puis il alla mourir dans sa thébaïde de Pietralata, prêchant jusqu'au bout l'amour fraternel (1202).

Ce fut des cimes neigeuses de la Calabre, comme l'a remarqué Paul Sabatier, que descendirent les sources spirituelles auxquelles l'Italie allait boire.
Quand on ouvrit ses trois livres, la Concorde du Nouveau et de l'Ancien Testament, l'Exposition de l'Apocalypse et le Psautier aux dix cordes, on tressaillit à la fois d'inquiétude et d'espérance devant cette révélation « selon laquelle, dit Gebhart, l'Eglise séculaire où la chrétienté s'abritait n'était plus qu'une tente dressée pour la nuit, et qu'on replierait à la prochaine aurore ». La grande idée qui traverse ces ouvrages, c'est celle du développement historique.

Pour Joachim, il y a trois âges (tres status mundi), celui de l'Ancien Testament, celui du Nouveau et celui qui est à venir. Le premier est l'âge du Père, le second celui du Fils, de l'Évangile et des sacrements, le troisième celui du Saint-Esprit, que l'on attend encore.

Le premier est l'âge de la loi, le second de la grâce, le troisième d'une grâce encore plus grande. Ils sont respectivement l'âge de la crainte, de la foi et de la charité, l'âge des esclaves, des affranchis et des amis, l'âge des époux (patriarches), des clercs et des moines. Le premier a commencé avec Adam et s'est achevé avec Jean-Baptiste ; il a duré 1260 ans (35). Le second, inauguré par le Christ, doit durer jusqu'à l'an 1260. À ce moment, et même avant (car Joachim n'ose pas trop préciser), doit commencer la troisième période, celle de « l'Évangile éternel » (Apoc. 14, 6) ou « Évangile du Royaume », compris enfin par l'intelligence mystique. Après le terrorisme de l'Antichrist, la trompette de l'Archange sonnera, et l'on verra fleurir l'Église dirigée par les moines. embrasée par l'amour de Dieu, Église « spirituelle (spiritalis), non pas sans doute séparée de la papauté. mais purifiée, qui réconciliera toutes les grandes familles religieuses du genre humain. L'Évangile éternel sera proclamé par un nouvel Ordre, les « petits du Christ » (parvuli Christi) et par deux prophètes (36).

Les productions apocalyptiques de Joachim, auxquelles se mêlèrent des commentaires sur Esaïe et Jérémie qui lui étaient faussement attribués, furent lues avec avidité, surtout par les disciples stricts de saint François, dont nous parlerons plus loin, satisfaits du rigorisme qu'ils y trouvaient. Cette vogue, racontée par un chroniqueur du temps, le frère mineur Salimbène, de Parme (37), s'affaiblit quand on eut constaté que l'année 1260 n'avait apporté aucune réforme sensationnelle dans l'Eglise. D'ailleurs Joachim avait des adversaires ardents, les moines de Cîteaux, que ses critiques avaient exaspérés. Ils le dénoncèrent au Saint-Siège, et Innocent III condamna, au IVe concile du Latran (1215), un écrit où il avait combattu la doctrine du grand scolastique Pierre Lombard sur la Trinité. Pourtant, il n'avait pas été un hérétique. Il s'était soumis à la papauté. L'appelant « le trône de Christ », mais l'annonce de la déchéance de l'ordre clérical et du pouvoir temporel n'était pas faite pour lui plaire. En 1255, Alexandre IV réprouva le livre enthousiaste du franciscain Gérard de Borgo san Donnino, Introductorius in Evangelium aeternum (1254), qui saluait dans les écrits de Joachim de Flore la grande autorité du troisième âge. Gérard et d'autres franciscains furent jetés en prison, et Jean de Parme, général de l'Ordre, leur ami, fut déposé. Les écrits de Joachim devaient être condamnés au synode d'Arles, en 1263.

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(1) Bibliographie. - Ouvrages anciens : Honorius d'Autun (XIIe siècle), de Vita claustrali (Migne, T. 172) ; saint Bernard, De Conversione ad Ciericos sermo (Migne, T. 182) ; Jacques de Voragine (dominicain italien du XIIIe siècle), Aurea Legenda Sanctorum (éd. angl. des Temple Classics, sept vol., Londres 1890); Césaire, moine de Heisterbach (diocèse de Cologne), Dialogus miraculorum (1221), éd. Strange, deux vol., Cologne 1851. - Ouvrages modernes : A. Butler, Lives of the Fathers, Martyrs and other principal Saints, douze vol., Dublin 1868 ss. ; Montalembert, Les Moines d'Occident depuis saint Benoît jusqu'à saint Bernard, Paris 1860-1877 (incomplet et vieilli) ; Harnack, Mönchtum, Giessen, 5e éd., 1901 : James Hocart; Le Monachisme, Paris 1903, cardinal Gasquet, English monastic Life, Londres 1904 ss. (inexact d'après Coulton) ; G. G. Coulton, Five Centuries of Religion, Tome 1er, Cambridge 1923 ; Parpert, Dos Mönchtum und die evangelische Kirche, Reinhardt, Munich 1930.
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(2) Histoire, vol. V, 1re partie, p. 309. 
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(3) Pendant une crise, Cluny s'occupa de dix-sept mille pauvres. Au cours d'une famine (1117), Heisterbach en nourrit quinze cents par jour. En un temps de disette. saint Bernard entretint deux mille paysans jusqu'à la moisson. 
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(4) Ils fomentèrent, en Allemagne, la révolte contre Frédéric Il. 
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(5) D'après Matthieu Paris et d'autres chroniqueurs anglais ils soulevaient la colère du peuple par leurs exactions. 
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(8) Mabillon (célèbre bénédictin du XVIIe siècle), Statuta Cluniacensia (Migne, T. 189) ; Bernard et Bruel, Recueil des Chartes de l'abbaye de Cluny jusqu'à 1300, six vol.. Paris 1876-1893, et Consuetudines monasticae (coutumes s'ajoutant aux règles de l'Ordre) ; Champly, Hist. de l'abbaye de Cluny, Mâcon 1866 ; L'Huillier, Vie de Hugo, Solesmes 1887.
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(9) Il devait être dissous en 1790. La maison qu'il avait à Paris est devenue le musée de Cluny. 
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(10) En France, on les appelle aussi Bernardins à cause du plus illustre d'entre eux, saint Bernard. 
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(11) Mabillon, Ann. ord. S. Benedicti, Paris 1706-1708 Pierre Le Nain, Essai d'histoire de l'Ordre de Cîteaux, Paris 1696 ; John Henry Newman, The cistercian Saints of England, Londres 1844 ; P. Guignard, Les Monuments primitifs de la Règle cistercienne, Dijon 1878 ; Coulton, Religion, T. 1, ch. XX et XXI. 
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(12) Opera de S. Bernard (Migne, T. 182-185). - Ses biographies : la Vita prima, par Guillaume de Saint-Thierry, près de Reims, et deux autres ; la Vita secunda, par Alain d'Auxerre ; une Vie (légendaire), par Jean l'Ermite (cf. Migne, T. 185) ; - S. Bernard, par Néander (Berlin 1813, revue par Deutsch, deux vol., Gotha 1889) ; par Chevallier, deux vol., Lille 1888 ; par l'abbé Vacandard, deux vol., Paris, 2e éd., 1897 ; par J. Lagardère, Besançon 1900; par Georges Goyau ; Ries (cathol.), Das geistliche Leben nach der Lehre d. heil. Bernard, Fribourg 1906. - Kutter, Guill. de Saint-Thierry, Giessen 1898 ; Coulton Religion, T. 1, ch. XVIII ss.
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(13) Dogmes, T. III, 1). 301, 305.
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(14) Deutsch, art. Bernard (Herzog 11, 634).
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(15) On cite surtout ses nombreux sermons sur le Cantique et son discours si tendre sur la mort de son frère Gérard.
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(16) Vacandard, S. Bernard, T. Il. Appendice.
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(17) Vita secunda de Bernard, VII, 22.
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(18) Nous reparlerons plus loin de cette controverse,
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(19) A. Paumier. art. Bernard de Clairvaux (Encycl. Licht.).
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(20) De Baptismo aliisque Quaestionibus.
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(21) De contemptu mundi, De diligendo Deo.
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(22) De Gratià et libero Arbitrio.
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(23) Il faut distinguer de cet Ordre les Frères ermites de saint Augustin, petites congrégations d'ermites qu'Innocent IV réunit, en 1244, en un Ordre soumis à la règle de saint Augustin. Ils furent des moines mendiants, adonnés à la prédication. C'est à ce groupe qu'appartenaient Staupitz et Luther (Kolde, Die deutsche augustiner Congreg. und Staupitz, Gotha 1879).
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(24) Ils tirent leur nom des mots pratum monstratum. pré montré (par Dieu) à Norbert dans les bois de Coucy.
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(25) La vie et les oeuvres de Norbert se trouvent dans Migne (T. 170). CL Liguori, La Vie de saint Norbert, Bruxelles 1866.
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(26) Veste sans manches qui, à l'origine, couvrait les autres vêtements.
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(27) On les appelait aussi les pauperes Christi.
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(28) Consuetudines cartusienses (Migne, T. 153, avec les oeuvres de Bruno).
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(29) Jessopp, The Coming of the Friars, p. 125.
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(30) D'après une légende, l'origine en remonte au prophète Elie. Cette prétention risible fut soutenue, au XVIIe siècle, par le carmélite Daniel contre un jésuite de son temps. Innocent XII, auquel on fit appel (1698), commanda le silence jusqu'à ce que le Saint-Siège eût rendit son arrêt. Benoît XIII (XVe siècle) semble avoir donné d'avance raison à Daniel en autorisant l'érection d'une statue à Elie à Saint-Pierre, avec cette inscription : Universus ordo Carmelitarum fundatori suo Eliae prophetae erexit. - Cf. Louis van den Bossehe, Les Carmes (série Les grands Ordres monastiques et Instituts religieux), Grasset, Paris 1930.
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(31) Opera (Migne, T. 197) ; ses Vies, par Godfrid et Théodoric (Migne, T. 197). - Preger, Gesch. der deutschen Mystik, Leipzig, 1874-1893, T. 1, p. 13-30. 
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(32) Voir ses Causae et Curae, éd. Kaiser, Leipzig, 1903. 
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(33) Migne, T. 195 ; Roth, Die Visionem der heil. Elisabeth, Brunn 1884 ; Preger, Gesch., T. I, p. 37-43. 
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(34) Oeuvres de Joachim : Liber Concordiae novi et veleris Testamenti, Venise 1519 ; Expositio in Apocalypsin et Psalterium decem chordarum, Venise 1527 ; renan, Nouv. Etudes d'Hist. relig., Paris 1884, p. 217-323 ; Döllinger, Die Papstfabeln des Mittelalters, 21 éd. Stuttgart, 1890 ; E. Gehhart, L'Italie mystique, 10, éd., 1). 49-83 ; Félix Tocco, Eresia nel medio evo, Florence 1884, p. 261-409 ; Paul Fournier, Etudes sur J. de Flore et ses doctrines, Paris 1909.
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(35) Il comptait 42 générations de 30 ans entre Adam et J.-C.
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(36) Prédiction appliquée à saint François et à Dominique.
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(37) Chronica de Salimbène, éditée à parme en 1857.
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