Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

Les conflits entre la Papauté et les Rois au XIIe siècle.

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Après six ans d'un pontificat paisible, celui du successeur de Calliste II, éclata, en 1130, un schisme déplorable provoqué par deux prétendants au Saint-Siège, Innocent Il et Anaclet II, soutenus par deux puissantes familles romaines, les Frangipani (ou Boulangers) et les Pierleoni.

Le cardinal Grégoire (Innocent Il), négociateur du Concordat de Worms, était pieux et instruit, mais la légalité de son élection était douteuse, car il la devait à une minorité de cardinaux. Le fils de Pierleone, au contraire (Anaclet Il), devait la sienne à une majorité. Avec l'appui des Normands, il prit possession de Rome. Innocent II, réfugié en France, fut reconnu pape par tous les ordres monastiques et par les rois de France et d'Angleterre. Lothaire de Saxe, auquel les deux partis en appelèrent, se prononça en faveur d'Innocent Il. Il l'intronisa à Rome par la force, et, en échange, reçut de ses mains la couronne impériale (1133). Mais après son départ, Anaclet II reprit Rome grâce au duc normand Roger, qu'il récompensa en le nommant roi de Sicile. Il fonda ainsi un royaume qui devait durer jusqu'en 1860, date de son incorporation au royaume d'Italie. Rétabli par Lothaire, Innocent Il finit par rester seul pape, à la mort d'Anaclet II (1138). Sous son pontificat, vers 1140, parut le grand ouvrage de droit canon dû au moine Gratien, professeur au couvent Saint-Félix de Bologne. Il portait le titre de Concordantia discordantium Canonum, bientôt remplacé par celui de Decretum Gratiani. C'était une vaste compilation qui, utilisant les collections antérieures (Flores) des décisions conciliaires et pontificales parfois divergentes, les harmonisait à force d'éliminations et de commentaires (1). Elle célébrait le pape, seigneur de la chrétienté.

Après deux courts pontificats (1143-1145), la tiare échut à Eugène III (2), de Citeaux (1145-1153), élève de saint Bernard, qui lui dédia son célèbre traité sur la papauté, le De Consideratione. Il est connu par sa participation à la seconde croisade et ses démêlés avec l'agitateur Arnaud de Brescia.

Né dans cette ville, en Lombardie, élève d'Abélard qui lui inculqua son esprit d'indépendance, Arnaud fut d'abord lecteur dans son Eglise, lector ordinatus, dit l'évêque Otton de Freising, dans son histoire des « actions de Frédéric 1er » (3). D'une piété ascétique, il réclamait la réforme morale du clergé, mais il voulait aussi la suppression de ses prérogatives temporelles, source intarissable de violence et de corruption. Il demandait pour lui la pauvreté monacale, unique condition de son salut. Il était d'ailleurs orthodoxe, sauf en ce qui concernait l'eucharistie et le baptême des petits enfants. Prédicateur éloquent, Arnaud souleva le peuple lombard, à tel point que le second concile du Latran (1139) le déposa comme schismatique et le chassa d'Italie. À Paris, il fit des conférences contre l'avarice et l'immoralité du clergé, et prenant parti pour Abélard dans sa controverse avec saint Bernard, il traita son adversaire d'ambitieux et de jaloux, ce qui lui valut l'expulsion, La politique acheva de le perdre. Profitant de l'éloignement du pape Eugène III, il parut à Rome, vêtu de sa robe noire. et la face émaciée. Il prêcha sur les ruines du capitole la pauvreté apostolique, et il persuada les sénateurs de former un gouvernement en dehors de l'autorité papale, mais Adrien IV lança l'interdit sur Rome, et la ville se soumit. Arnaud, expulsé, fut pendu sur l'ordre de Frédéric Barberousse, qui détestait la démocratie. Son corps fut brûlé (4) et l'on jeta ses cendres dans le Tibre (1155). Plus tard, ses sectateurs, déclarés hérétiques par un concile (1184), finirent par disparaître.




En 1138 eut lieu, en Allemagne, un événement considérable, l'accession au trône impérial, avec Conrad III (1138-1152), de la puissante famille souabe des Hohenstaufen (5), apparentée à Henri IV. Les empereurs de cette dynastie secondèrent la papauté en s'associant aux croisades et en pourchassant les dissidents, mais, dans la grave question de la suprématie, ils furent en lutte secrète ou déclarée avec elle et ils finirent par être vaincus. Lutte grandiose qui dura plus d'un siècle... Elle éclata avec Frédéric Barberousse et reprit avec Frédéric II, son petit-fils, qui mourut excommunié et déposé. Cette dynastie devait s'écrouler avec Conradin, décapité en 1268, pour cause de haute trahison (6).

Après le bref pontificat d'Anastase IV, successeur d'Eugène III, Nicolas Breakspear fut élu sous le nom d'Adrien IV. Il a été le premier et le seul pape d'origine anglaise. Fils d'un prêtre pauvre, il était venu gagner sa vie en France. Moine, puis abbé, il avait été nommé cardinal et légat. Il exerça le pouvoir (de 1154 à 1159) avec beaucoup d'intelligence et de vigueur. « Son caractère, écrit Gregorovius, fut aussi ferme que le granit rouge de sa tombe. » Il sentait tout le poids de ses fonctions : « Le siège du pape, disait-il, est plein d'épines, et son manteau est plein de trous et si lourd qu'il paraît pesant à l'homme le plus fort. » Il disait encore : « Y a-t-il au monde quelqu'un d'aussi malheureux qu'un pape ? » Songeant à l'inconstance de la Ville éternelle, il faisait cet aveu à son compatriote, l'historien Jean de Salisbury : « Rome n'est pas la mère, mais la belle-mère des Églises ! »

Son premier acte fut énergique : il coupa court à l'expérience politique d'Arnaud de Brescia. Son second acte fut habile : il mit la couronne d'or impériale sur la tête de Frédéric 1er, dit Barberousse (juin 1155), qui venait de recevoir celle de fer d'Italie. Quand ce dernier, rappelé par des bruits de rébellion en Lombardie, eut quitté Rome, Adrien IV, se sentant peu soutenu, se retira à Bénévent. Le roi Guillaume 1er le Mauvais, fils et successeur de Roger II, l'y assiégea et le contraignit de lui attribuer le royaume de Sicile, le duché d'Apulie et la principauté de Capoue. En échange, il reconnaissait sa suzeraineté et lui consentait un tribut annuel.

La vieille rivalité entre l'Eglise et l'État ne tarda pas à se rallumer. Frédéric Barberousse était un grand ambitieux, hanté par la gloire de Charlemagne et d'Otton 1er. De haute stature, avec une voix puissante et une belle chevelure aux reflets roux, il était brave, avec un curieux mélange de générosité et de violence poussée jusqu'à la cruauté. Jusqu'en 1158, tant que vécut son conseiller Wibald, abbé de Corvey, il resta en paix avec le Saint-Siège, mais l'orage se préparait. L'empereur mécontente le pape en violant le droit canonique. Il a nommé seul trois membres du haut clergé ; il a déposé l'archevêque de Mayence et trois évêques, qui ont osé lui reprocher son divorce avec Adèle de Vohbourg (1153). D'autre part, le pape a irrité l'empereur en protestant contre son divorce et son second mariage (1156), et en parlant imprudemment de ses États comme d'un fief (beneficium) de Rome.

L'occasion du conflit fut l'agression subie près de Thionville (1156) par l'archevêque de Lund, qui rentrait de Rome. Indigné de la voir impunie, Adrien IV envoya deux légats, dont Roland Bandinelli, cardinal-prêtre, ancien professeur de droit canon à Bologne. érudit et d'un grand sens pratique, porter une bulle de protestation à la diète de Besançon (octobre 1157). Le texte était conciliant, mais un mot, mal interprété par le chancelier Raynald de Dassel, juriste féru de droit romain, souleva un tumulte. Barberousse pria les légats de partir, et, dans une lettre aux Allemands, il affirma qu'il tenait son pouvoir non de Rome, mais de Dieu par l'élection des princes, et il déclara le pape responsable de la rupture.

En 1158, il descendit en Italie et imposa sa domination aux cités du Nord. À la diète de Rocaglia, près de Plaisance, il fit proclamer par des juristes de Bologne qu'il devait son autorité à la volonté de Dieu. Adrien IV, reprenant la politique d'Urbain II, essaya de renouer l'ancienne ligue lombarde, affaiblie par l'esprit d'indépendance des villes qui la constituaient, et de se rapprocher du roi des Deux Siciles, mais la mort le surprit à Anagni (1er septembre 1159).

Ce pape avait fait don de l'Irlande à la couronne d'Angleterre, pour le motif indiqué par Jean de Salisbury, qui écrivait (vers 1159) que toutes les îles du monde chrétien appartenaient au Saint-Siège en vertu de la Donation de Constantin. Si la bulle Landabiliter qui confirme ce présent d'Adrien IV est d'authenticité douteuse, il n'en fut pas moins réel. Il devait être renouvelé par Alexandre III et réalisé en 1171.




Roland Bandinelli était à peine élu (7 septembre 1159), sous le nom d'Alexandre III (7), qu'il se vit opposer un antipape, Victor IV. Ce dernier lui arracha la chape pontificale pour la placer sur ses épaules, et il prit possession du Vatican. Appelé par les deux partis, Barberousse convoqua les deux rivaux devant le concile de Pavie (1160). Alexandre III refusa de s'y présenter en déclarant le pape justiciable de Dieu seul, mais l'empereur répliqua qu'il avait le droit de convoquer des conciles, comme Charlemagne et Otton. L'assemblée se prononça en faveur de Victor IV et excommunia Alexandre, et Barberousse, rendant à l'élu les honneurs habituels, tint son étrier et baisa son orteil. Mais le pape évincé lança d'Anagni l'excommunication contre l'empereur et son protégé, et il encouragea la révolte en Lombardie et en Allemagne. Ce schisme devait garder son acuité pendant huit ans.

Alexandre III se réfugia en France, où il résida surtout à Sens (1162-1165), soutenu par le roi Louis VII et Henri Il d'Angleterre. L'Allemagne et d'autres pays se déclarèrent pour Victor IV. L'Italie resta partagée. Alexandre III, mettant à profit la haine des Lombards contre l'empereur qui avait rasé Milan, stimula leur Ligue, et, en septembre 1165, il rentra en Italie avec l'appui du roi de Sicile et de l'or français et anglais, et il prit possession de Rome. Mais Frédéric 1er intronisa un second antipape et se fit couronner par lui avec Béatrice (1er août 1167), tandis qu'Alexandre III se retirait à Bénévent, mais, comme l'armée de Sennachérib devant Jérusalem, ses troupes furent décimées par la peste. Il gagna Pavie en toute hâte, niais voyant la Lombardie soulevée, il se réfugia en Allemagne en jurant de se venger. Le second antipape mourut en 1168, et son successeur s'étant soumis, le schisme prit fin.

Barberousse revint en 1174. mais, affaibli par l'énergique résistance du Piémont, la rigueur de l'hiver et la défection d'un de ses alliés, il fut battu à Legnano (29 mai 1176), et il résolut de faire la paix.
Elle fut signée à Venise, où se fit la rencontre avec Alexandre III à Saint-Marc, le 24 juillet 1177. Descendu de la magnifique gondole du doge, il s'avança en grand cortège, ôta son manteau et se jeta aux pieds du pape qui l'attendait, assis sur un trône devant le portail de l'église. Alexandre III, tout en larmes, le releva, lui donna le baiser de paix et la bénédiction apostolique. L'empereur entra dans l'église et laissa sur l'autel de riches offrandes. Le lendemain, le pape célébra la grand'messe, et Frédéric l'accompagna de l'autel au portail et tint son étrier. La paix de Venise en vingt-huit articles, fut signée le 1er août.

Alexandre III était déclaré pape légitime, Béatrice reconnue femme de Frédéric, et son fils Henri, roi des Romains. Rome et le « Patrimoine » étaient rendus au pape, Spolète, la Romagne et Ancône rattachés à l'empire. Le IIIe concile de Latran - le XIe concile oecuménique (1179) - ratifia ce traité et prit d'importantes décisions. L'élection des papes fut réservée aux cardinaux et, pour qu'elle fût valable, une majorité des deux tiers fut déclarée nécessaire.
Le concile édicta quelques mesures contre le luxe du haut clergé et le concubinage des prêtres, et il prépara une croisade contre les Cathares et les Albigeois en promettant une indulgence plénière aux croisés.

Alexandre III était vainqueur, mais la situation des pontifes restait fragile, Exilé par la république romaine toujours versatile, il mourut le 30 août 1181. Quand ses restes furent portés dans la capitale, la populace cribla son cercueil de pierres et de boue. Son successeur fut impopulaire parce que sa nomination avait été faite uniquement par les cardinaux, et il mourut en exil à Vérone.

Le pape suivant passa tout son pontificat dans cette dernière ville. Le troisième rentra enfin à Rome en 1188, mais il fut obligé d'y reconnaître la commune. Quant à Barberousse, il essaya de refaire son prestige dans la troisième croisade, mais il périt misérablement le 10 juin 1190 en se baignant dans le Kalycadnus, en Cilicie. Disons pourtant qu'il avait réussi à mater l'opposition allemande et qu'il avait remporté un grand succès diplomatique en faisant épouser à son fils Henri la princesse Constance, tante et héritière du roi des Deux Siciles, Guillaume II, qui n'avait pas d'enfants.

Henri VI, prince sans scrupules et cruel, se fit couronner empereur (13 avril 1191) par le pape Célestin III, vieillard doux et pacifique (1191-1198). Trois ans après, à la mort de Tancrède (bâtard de Guillaume 1er), qui avait remplacé Guillaume II, Henri VI, invoquant les droits qu'il avait par sa femme, à la couronne des Deux Siciles, s'en empara après une rapide campagne, mais il repoussa l'offre du pape de lui donner l'investiture de ce royaume. Il mourut brusquement à Messine le 28 septembre 1197, en route pour l'Orient où il espérait se créer un vaste empire. Il laissait un enfant de trois ans qui sous le nom de Frédéric Il, devait être un redoutable adversaire de la papauté. En attendant, la face des événements allait changer avec l'apparition, devant un débile enfant royal, d'un grand pape, Innocent III (1198).

La rivalité entre le Saint-Siège et l'empire allemand au XIIe siècle, eut pour pendant, en Angleterre, le conflit entre l'archevêque de Cantorbery, Thomas Becket, et le roi Henri Il. Il se termina par la victoire de la hiérarchie. Ce succès devait entraîner celui de l'aristocratie sur la monarchie avec la Grande Charte (1215), et celui du peuple sur l'Eglise et la royauté (8).

La monarchie anglo-saxone avait été favorable à l'Eglise. Elle lui avait donné de vastes domaines, et ses archevêques avaient pris rang à côté des princes. Mais elle essaya de la dominer en élisant les évêques, mainmise nuisible à sa moralité. Sous Edouard le Confesseur (1042-1066), la simonie sévissait, les prêtres - ceux qui n'étaient pas mariés - menaient une vie irrégulière. Guillaume le Conquérant, fondateur de l'Angleterre médiévale, plein de respect pour l'Eglise et hostile à la simonie (Freeman, T. V, p. 169), mais jaloux de sa propre autorité, ne voulut pas renoncer au droit d'investiture. Il soumit les possessions ecclésiastiques aux mêmes obligations féodales que les autres. Il pilla des maisons religieuses, et il déposa des évêques et des abbés anglo-saxons pour les remplacer par des Normands. Il fit transférer (synode de Londres, 1075) le siège de plusieurs évêchés de petites villes dans de plus grandes, telles que Salisbury, Lincoln, Bath et Norwich. Il interdit aux synodes de se réunir et de légiférer sans son autorisation (9). il eut un précieux auxiliaire en Lanfranc, de Pavie, abbé du fameux couvent de Bec, puis primat de Cantorbery, qui l'aida à « normandiser » l'Eglise et à relever sa moralité. Lanfranc se montra défenseur assez tiède des prétentions temporelles du Saint-Siège, et il fut même menacé de suspension par Grégoire VII parce qu'il ne fréquentait guère les synodes romains.

Guillaume Il, dit Rufus, ou le Rouge, troisième fils et successeur de Guillaume le Conquérant (1087-1100), se signala par ses débauches et ses blasphèmes. Il prenait les revenus des évêchés et des abbayes, qu'il laissait longtemps vacantes, et il vendait ces charges au plus offrant. Toutefois, sous la pression des évêques et des seigneurs, il finit par appeler au siège de Cantorbery un grand théologien de noble caractère, Anselme, prieur de l'abbaye du Bec (10). Ce dernier accepta, malgré ses craintes (1093). D'après son biographe Eadmer, il disait qu'il n'était qu' « une brebis vieille et débile, associée à un taureau indompté ». Il commença par rétablir la discipline, sans excès de rigueur. Mais il mécontenta le roi par l'insuffisance de ses contributions en argent et en homme. De plus, il soutenait Urbain II, tandis que Guillaume favori sait l'antipape Clément III. Sommé de comparaître devant son tribunal, Anselme lui arracha la permission d'aller à Rome (1097). Ce voyage fut un exil, qui ne prit fin qu'à la mort du roi, atteint d'une flèche pendant une partie de chasse (1100).

Henri 1er, son jeune frère et son successeur (1100-1135), surnommé Beauclerc a cause de son respect pour l'Eglise, rappela Anselme, mais il l'exila à son tour (1103-1106), sur son refus de consacrer les évêques et les abbés qu'il avait nommés. Le conflit s'apaisa, sous l'influence de la reine, Maud « la bonne ». L'archevêque et le roi se rencontrèrent au monastère de Bec et ils convinrent d'en appeler au pape. Henri 1er promit de renoncer aux revenus des sièges vacants, mais il garda le droit de nomination.

Le retour d'Anselme en Angleterre fut triomphal. Il fut reçu par la reine, entourée du clergé et des moines. Au concile de Westminter (1107), le roi abandonna le privilège de l'investiture, mais il obtint celui de l'hommage, condamné pourtant par Urbain II. L'interdiction du mariage des prêtres y fut renouvelée et renforcée, mais le pape consentit à l'admission de leurs fils dans les ordres pendant une période de transition. Anselme vécut depuis lors en termes amicaux avec le roi, et, pendant une de ses absences sur le continent, il fut investi de la régence et du soin de la famille royale. Après sa mort (1109), il y eut une vacance de cinq ans. Ses successeurs vécurent en paix avec Henri 1er et, après lui, avec l'usurpateur Étienne de Blois, petit-fils, par sa mère, de Guillaume le Conquérant.

Avec Thomas Becket (11), le conflit de l'Eglise et de l'État en Angleterre se ralluma avec une violence qui aboutit à la défaite de ce dernier.

Thomas Becket, d'origine normande, fils d'un marchand de Londres, avait été élève des universités de Paris, Bologne et Auxerre. Sa prestance et son autorité, sa vigueur, ses qualités brillantes et son éloquence attirèrent sur lui l'attention. Théobald, primat de Cantorbéry, le fit archidiacre, et décida le puissant roi Henri Il Plantagenet (12) à le nommer, à l'âge de trente-sept ans, chancelier d'Angleterre, grand détenteur des faveurs royales. Becket exerça ces fonctions (1155-1162) avec un entier dévouement à son souverain, un grand souci de la justice, mais aussi avec un faste incroyable qui le poussa à saisir les revenus des évêchés vacants. Sa bravoure était irrésistible parfois mêlée de cruauté. Toutefois, dans ses excès, il resta étranger à la débauche.

À la mort de Théobald, le roi le nomma archevêque de Cantorbéry. Becket n'accepta qu'avec répugnance, en lui disant avec un sourire qu'il perdrait un serviteur et un ami. En lui s'opéra un changement complet. Il se nourrit de racines, prit une haire infestée de vermine, lava journellement les pieds de treize mendiants et s'infligea des flagellations. Convoqué par le pape au concile de Tours (1163), il y fut reçu avec un grand respect, et il en revint décidé à défendre les droits et la suprématie de l'Eglise.

Le conflit ne tarda pas à éclater. Le roi avait demandé au Parlement de Westminster que les clercs coupables de fautes graves fussent soustraits aux tribunaux épiscopaux, souvent trop indulgents, et traduits devant les cours civiles en accord avec les « vieilles coutumes », mais il vit, avec colère, le haut clergé lui résister. Becket lui céda, sous la pression des évêques et du délégué papal gagné par l'or anglais, et cette concession fut ratifiée, le 25 janvier 1164, au grand concile de Clarendon (palais royal près de Salisbury), qui élabora seize statuts : les Constitutions de Clarendon. Elles furent soutenues par Roger, archevêque d'York, Foliot, évêque de Londres, ennemis déclarés de Becket, et par Joceline, évêque de Salisbury.
En voici les clauses.
Les clercs accusés d'un crime seront cités devant la cour du roi (art. 3); tout conflit dans la présentation de candidats aux postes de l'Eglise sera soumis à ladite cour (art. 1), aucun grand dignitaire ne pourra quitter le royaume sans l'autorisation du souverain (art. 4). Ces Constitutions restreignaient donc les immunités du clergé, si pénibles pour le pouvoir civil, utiles pourtant à la cause de l'humanité en arrachant les clercs coupables aux châtiments barbares tels que la mutilation. Becket les accepta, mais à contre-coeur. Alexandre III, en lutte alors avec Barberousse et désireux de ménager Henri Ii, ne l'encouragea pas à la résistance, mais l'archevêque essaya de fuir pour aller le retrouver. Il n'y réussit pas, car des vents contraires le ramenèrent au rivage. Le roi le somma de comparaître devant un concile (1164), pour y rendre compte de sa gestion de chancelier et d'archevêque, et, devant son refus et sa fuite, il saisit ses revenus et le bannit.

Becket resta six ans en France, près de Sens. En 1166, il lança de Vézelay l'excommunication contre les soutiens des Constitutions. Le roi, hors de lui, usa de la permission papale de faire couronner son fils aîné par l'archevêque d'York dans l'abbaye de Westminster. Indigné de cet empiétement sur ses droits, Becket mit le royaume d'Angleterre en interdit. Pourtant, il se réconcilia avec Henri II, mais il maintint l'excommunication contre les trois grands dignitaires indiqués plus haut. Après de longues négociations entre le pape et le roi, il rentra triomphalement à Cantorbéry (décembre 1170).

Mais l'heure tragique approchait. Au château de Bayeux où il séjournait, Henri Il reçut la visite des trois dignitaires excommuniés, venus réclamer sa protection. Sa colère éclata. « Par les yeux de Dieu, s'écria-t-il, n'y donc aucun de mes ingrats et lâches courtisans qui me délivrera des outrages de ce prêtre de basse extraction et turbulent ? » Quatre chevaliers de haute naissance, à l'ouïe de ces paroles fatales, partent sur-le-champ pour l'Angleterre, vont trouver Becket à l'abbaye de Saint-Augustin, à Cantorbéry, et, sur son refus d'absoudre ses trois adversaires, ils le menacent de mort (29 décembre). À cinq heures, devant le grand autel de la cathédrale, il voit entrer les chevaliers, criant, l'épée tirée : « Où est le traître ? » Il leur réplique, la tête haute : « Me voici Je ne suis pas un traître, mais un prêtre de Dieu » Ils renouvellent leur sommation, et le voyant inflexible, ils essaient de l'entraîner, mais il se cramponne à un pilier (13). Frappé à la tête dans une lutte sauvage, l'archevêque tomba les mains jointes en disant : « Au nom du Christ et pour la défense de son Eglise, je suis prêt à mourir ! » Sa cervelle et son sang se répandirent sur le pavé. On les conserva, et le reste, fut enseveli dans la crypte.

Ce meurtre abominable fit tressaillir d'horreur la chrétienté. Les ennemis de Becket eurent beau dire, non sans quelque raison, qu'il avait été puni de son intransigeance hautaine et de son étrange attitude à l'égard des décisions d'un grand concile, l'admiration publique l'exalta. Des miracles se produisirent sur sa tombe. « Des aveugles voient, des sourds entendent », écrit Jean de Salisbury (14). Le 21 février 1173, Alexandre III canonisa le martyr, et le 29 décembre fut mis à part pour le célébrer.

Henri II, que l'indignation populaire accusa du crime, tomba dans un affreux désespoir. Il ordonna de saisir les meurtriers et envoya des messagers au pape pour protester de son innocence. Le 22 mai 1172, dans la cathédrale d'Avranches, devant de nombreux nobles et dignitaires, il se réconcilia avec l'Eglise en jurant sur les saints évangiles qu'il n'avait ni commandé ni désiré la mort de Becket. Il promit d'abroger les statuts de Clarendon, de rendre à l'Eglise de Cantorbéry tous ses droits et tous ses biens et d'entreprendre, si le pape le voulait, une croisade de trois ans à Jérusalem. Deux ans plus tard (le 12 juillet 1174), accablé par ses désastres et la rébellion de sa femme Éléonore et de ses fils, il entreprit un pèlerinage à la tombe de Becket. Il s'avança dans les rues en chemise de laine, les pieds nus et meurtris, embrassa la pierre sur laquelle il était tombé, confessa son amer regret des paroles imprudentes qui avaient provoqué le meurtre, et il reçut le plus humiliant des châtiments, la flagellation, exécutée par des ecclésiastiques : puis il passa la nuit sur le pavé, en larmes et en prières.

En 1220, les restes de Becket furent mis dans un écrin d'or décoré de joyaux, et déposés dans la cathédrale reconstruite de Cantorbéry. Cette relique fut le centre d'innombrables pèlerinages, où l'on vit des savants comme Érasme et des souverains comme Charles-Quint (voir les Canierbury Tales de Chaucer). Ce culte devait être brisé par la Réformation. En 1538, à Westminster, sur l'initiative d'Henri VIII, Thomas Becket fut condamné comme « rebelle et traître à son prince ». Toutes les fêtes instituées en son honneur furent abolies. Le splendide écrin fut pillé et le roi en porta le plus beau joyau. Sans nier les mérites de Thomas et l'atrocité de son meurtre, la Réformation fit des réserves sur son zèle, qui avait servi la hiérarchie romaine plus que l'esprit de l'Évangile.

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(1) Elle fut rééditée par des disciples, à diverses reprises, et, une dernière fois, en 1582, par Grégoire XIII qui déclara le texte définitif (Decretum Gratiani, cinq vol., Rome 1582. - Ed. crit. de Richter, revue par Friedherg, deux vol., Leipzig 1879-1881. 
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(2) Eugène III, Epistolae (Migne, T. 180).
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(3) De Gestis Frederici I, éd. Waitz, 1884, T. II, p. 20. - Voir Georges Guibal, A. de Brescia et les Hohenstaufen, Paris 1868 ; Hausrath, A. von Brescia, Leipzig 1891.
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(4) Brescia lui a élevé un monument en 1883. 
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(5) Elle tirait son nom de celui de son château, en Souabe Détruit en 1525 pendant la Guerre des Paysans. il a été magnifiquement reconstruit par Guillaume III, dont la famille (Hohenzollern) était originaire d'un lieu voisin.
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(6) Cf. les Regesta des papes, d'Anastase IV à Innocent III (1153-1198) par Jaffé-Wattenbach (édition de 1886) ; Otton de Freising (oncle de Fr. Barberousse), De Gestis Fred. et sa Chronique (De duabus Civitatibus) ; Balzani, The Popes and the Hohenstaufen, Londres et New-York 1888.
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(7) Regesta d'Alexandre III, dans Jaffé-Wattenbach, Reg. pontif. roman., p. 145-418 ; Lettres d'Alex. III(Migne, T. 200). 
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(8) Cf. le Doomesday Book (Livre du Jugement), composé vers 1085 par des hommes de loi, plein de statistiques en vue des impôts, avec listes d'Églises, d'évêques. etc. (dans l'ouvrage de Freeman, indiqué plus loin) ; Gesta Wilhelmi, par Guill. de Poitiers, chapelain de Guill. le Conquérant ; Chronique de Guill. de Jumièges (Migne, T. 188) ; Laufranc, Vita et Epistolae (Migne, T. 150) ; Guillaume, moine et bibliothécaire de Malmesbury (mort en 1143), De Gestis Regum Anglorum (de 1066 à 1129), Historiae Novellae (suite jusqu'en 1151) et De Gestis Pontificum Anglorum (jusqu'en 1123) ; Mathieu Paris (ou le Parisien), moine de Saint-Alban (mort en 1259), Historia major Angliae, publiée à Londres en 1571 (éditée, avec d'autres chroniqueurs anglais, dans la Rolls Series, déjà mentionnée, sur les historiens d'Angleterre au Moyen-Age. Londres, 1858 ss.). Il en a publié un résumé, Historia minor, éd. Luard, 7 vol. - ouvrages modernes : Augustin Thierry, Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands, 12, éd., Paris 1858 ; F. Guizot, Guill. le Conquérant, 6e éd., Paris 1871; Freeman, professeur à Oxford, History of the Norman Conquest (Oxford, 5 vol., 1867-1876) et Reign of Will. Rufus (2 vol., Oxford 1882) ; Stephens, The English Church (1066-1072), Londres 1891. 
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(9) Son neveu, Osmond, évêque de Salisbury, prépara un service liturgique qui devint une des sources principales du Common Prayer-Book. 
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(10) Chanoine Porée, Hist. de I'Abbaye du Bec, Paris 1901 ; Vita Sancti Anselmi, par son disciple et secrétaire Eadmer (dans les Opera d'Anselme, Migne, T. 158, 159) ; biographies d'Anselme par Rémusat (éd. nouvelle, Paris 1868), doyen Church (Londres 1875), Rule (ultramontain), 2 vol. (Londres 1883), etc.
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(11) Sources : Matérials for the hist. of Th. Becket, éd. Robertson et Sheppard, 7 vol., Londres 1875-1885 (RoIls Series) ; dans les vol. I-IV, Vies de Becket par des contemporains : Guill. de Cantorbery. Edouard Grim, moine de Cambridge, Roger de Pontigny, Guill. Fitz-Stephen. chapelain de Becket, Jean de Salisbury, son fidèle ami. etc. ; les vol. V-VII contiennent sa correspondance. - Huiller, Saint Thomas de Cantorbéry, 2 vol., Paris 1892, Stephens, The English Church (1066-1272), Londres 1901. 157-190.
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(12) Il était fils de Mathilde (fille d'Henri 1er), qui, après la mort d'Henri V, empereur d'Allemagne, son mari, avait épousé en 1128 Geoffroy Plantagenet, fils aîné de Foulque V, comte d'Anjou. Après une longue lutte contre Étienne de Blois, il fut couronné en 1154. Par suite de son mariage avec Éléonore d'Aquitaine, femme divorcée de Louis VII, Henri Il ajouta cette province à celles du Maine et de Normandie. Plus tard, il obtint de deux papes la possession de l'Irlande. 
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(13) Le récit du meurtre a été fait par cinq témoins : Grim. Fitz-Stephen, Jean de Salisbury, Guill. de Cantorbéry et un autre. 
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(14) Vita sancti Thomae (dans les Materials, T. Il, p. 322). Deux ans après le meurtre parurent deux recueils de ces miracles, l'un par Benoît, prieur de Cantorbéry, l'autre par Guillaume, moine de la même ville. Voir l'étude critique du Dr Abbott, St Th. of Cant : His death and miracles, deux vol., Londres 1888. 
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