Après six ans d'un pontificat paisible, celui du
successeur de Calliste II, éclata, en 1130, un schisme déplorable
provoqué par deux prétendants au Saint-Siège, Innocent Il et Anaclet
II, soutenus par deux puissantes familles romaines, les Frangipani (ou
Boulangers) et les Pierleoni.
Le cardinal Grégoire (Innocent Il),
négociateur du Concordat de Worms, était pieux et instruit, mais la
légalité de son élection était douteuse, car il la devait à une
minorité de cardinaux. Le fils de Pierleone, au contraire (Anaclet
Il),
devait la sienne à une majorité. Avec l'appui des Normands, il prit
possession de Rome. Innocent II, réfugié en France, fut reconnu pape
par tous les ordres monastiques et par les rois de France et
d'Angleterre. Lothaire de Saxe, auquel les deux partis en appelèrent,
se prononça en faveur d'Innocent Il. Il l'intronisa à Rome par la
force, et, en échange, reçut de ses mains la couronne impériale
(1133).
Mais après son départ, Anaclet II reprit Rome grâce au duc normand
Roger, qu'il récompensa en le nommant roi de Sicile. Il fonda ainsi un
royaume qui devait durer jusqu'en 1860, date de son incorporation au
royaume d'Italie. Rétabli par Lothaire, Innocent Il finit par rester
seul pape, à la mort d'Anaclet II (1138). Sous son pontificat, vers
1140, parut le grand ouvrage de droit canon dû au moine Gratien,
professeur au couvent Saint-Félix de Bologne. Il portait le titre de
Concordantia discordantium
Canonum, bientôt remplacé par celui de Decretum Gratiani. C'était une
vaste compilation qui, utilisant les collections antérieures (Flores)
des décisions conciliaires et pontificales parfois divergentes, les
harmonisait à force d'éliminations et de commentaires (1).
Elle célébrait le pape, seigneur de
la chrétienté.
Après deux courts pontificats
(1143-1145), la tiare échut à Eugène III (2),
de Citeaux (1145-1153), élève de
saint Bernard, qui lui dédia son célèbre traité sur la papauté, le De
Consideratione. Il est connu par sa participation à la seconde
croisade
et ses démêlés avec l'agitateur Arnaud de Brescia.
Né dans cette ville, en Lombardie,
élève d'Abélard qui lui inculqua son esprit d'indépendance, Arnaud fut
d'abord lecteur dans son Eglise, lector ordinatus, dit l'évêque Otton
de Freising, dans son histoire des « actions de Frédéric 1er » (3).
D'une
piété ascétique, il réclamait la réforme morale du clergé, mais
il voulait aussi la suppression de ses prérogatives temporelles,
source
intarissable de violence et de corruption. Il demandait pour lui la
pauvreté monacale, unique condition de son salut. Il était d'ailleurs
orthodoxe, sauf en ce qui concernait l'eucharistie et le baptême des
petits enfants. Prédicateur éloquent, Arnaud souleva le peuple
lombard,
à tel point que le second concile du Latran (1139) le déposa comme
schismatique et le chassa d'Italie. À Paris, il fit des conférences
contre l'avarice et l'immoralité du clergé, et prenant parti pour
Abélard dans sa controverse avec saint Bernard, il traita son
adversaire d'ambitieux et de
jaloux, ce qui lui valut l'expulsion, La politique acheva de le
perdre.
Profitant de l'éloignement du pape Eugène III, il parut à Rome, vêtu
de
sa robe noire. et la face émaciée. Il prêcha sur les ruines du
capitole
la pauvreté apostolique, et il persuada les sénateurs de former un
gouvernement en dehors de l'autorité papale, mais Adrien IV lança
l'interdit sur Rome, et la ville se soumit. Arnaud, expulsé, fut pendu
sur l'ordre de Frédéric Barberousse, qui détestait la démocratie. Son
corps fut brûlé (4)
et l'on jeta ses cendres dans le Tibre (1155). Plus tard, ses
sectateurs, déclarés hérétiques par un concile (1184), finirent par
disparaître.
En 1138 eut lieu, en Allemagne, un événement
considérable, l'accession au trône impérial, avec Conrad III
(1138-1152), de la puissante famille souabe des Hohenstaufen (5),
apparentée
à Henri IV. Les empereurs de cette dynastie secondèrent la
papauté en s'associant aux croisades et en pourchassant les
dissidents,
mais, dans la grave question de la suprématie, ils furent en lutte
secrète ou déclarée avec elle et ils finirent par être vaincus. Lutte
grandiose qui dura plus d'un siècle... Elle éclata avec Frédéric
Barberousse et reprit avec Frédéric II, son petit-fils, qui mourut
excommunié et déposé. Cette dynastie devait s'écrouler avec Conradin,
décapité en 1268, pour cause de haute trahison (6).
Après le bref pontificat d'Anastase
IV, successeur d'Eugène III, Nicolas Breakspear fut élu sous le nom
d'Adrien IV. Il a été le premier et le seul pape d'origine anglaise.
Fils d'un prêtre pauvre, il était venu gagner sa vie en France. Moine,
puis abbé, il avait été nommé cardinal et légat. Il exerça le pouvoir
(de 1154 à 1159) avec beaucoup d'intelligence et de vigueur. « Son
caractère, écrit Gregorovius, fut aussi ferme que le granit rouge de
sa
tombe. » Il sentait tout le poids de ses fonctions : « Le siège du
pape, disait-il, est plein d'épines, et son manteau est plein de trous
et si lourd qu'il paraît pesant à l'homme le plus fort. » Il disait
encore : « Y a-t-il au monde quelqu'un d'aussi malheureux qu'un pape ?
» Songeant à l'inconstance de la Ville éternelle, il faisait cet aveu
à
son compatriote, l'historien Jean de Salisbury : « Rome n'est pas la
mère, mais la belle-mère des Églises ! »
Son premier acte fut énergique : il
coupa court à l'expérience politique d'Arnaud de Brescia. Son second
acte fut habile : il mit la couronne d'or impériale sur la tête de
Frédéric 1er, dit Barberousse (juin 1155), qui venait de recevoir
celle
de fer d'Italie. Quand ce dernier, rappelé par des bruits de rébellion
en Lombardie, eut quitté Rome, Adrien IV, se sentant peu soutenu, se
retira à Bénévent. Le roi Guillaume 1er le Mauvais, fils et successeur
de Roger II, l'y assiégea et le contraignit de lui attribuer le
royaume
de Sicile, le duché d'Apulie et la principauté de Capoue. En échange,
il reconnaissait sa suzeraineté et lui consentait un tribut annuel.
La vieille rivalité entre l'Eglise
et l'État ne tarda pas à se rallumer. Frédéric Barberousse était un
grand ambitieux, hanté par la gloire de Charlemagne et d'Otton 1er. De
haute stature, avec une voix puissante et une belle chevelure aux
reflets roux, il était brave,
avec un curieux mélange de générosité et de violence poussée jusqu'à
la
cruauté. Jusqu'en 1158, tant que vécut son conseiller Wibald, abbé de
Corvey, il resta en paix avec le Saint-Siège, mais l'orage se
préparait. L'empereur mécontente le pape en violant le droit
canonique.
Il a nommé seul trois membres du haut clergé ; il a déposé
l'archevêque
de Mayence et trois évêques, qui ont osé lui reprocher son divorce
avec
Adèle de Vohbourg (1153). D'autre part, le pape a irrité l'empereur en
protestant contre son divorce et son second mariage (1156), et en
parlant imprudemment de ses États comme d'un fief (beneficium) de
Rome.
L'occasion du conflit fut
l'agression subie près de Thionville (1156) par l'archevêque de Lund,
qui rentrait de Rome. Indigné de la voir impunie, Adrien IV envoya
deux
légats, dont Roland Bandinelli, cardinal-prêtre, ancien professeur de
droit canon à Bologne. érudit et d'un grand sens pratique, porter une
bulle de protestation à la diète de Besançon (octobre 1157). Le texte
était conciliant, mais un mot, mal interprété par le chancelier
Raynald
de Dassel, juriste féru de droit romain, souleva un tumulte.
Barberousse pria les légats de partir, et, dans une lettre aux
Allemands, il affirma qu'il tenait son pouvoir non de Rome, mais de
Dieu par l'élection des princes, et il déclara le pape responsable de
la rupture.
En 1158, il descendit en Italie et
imposa sa domination aux cités du Nord. À la diète de Rocaglia, près
de
Plaisance, il fit proclamer par des juristes de Bologne qu'il devait
son autorité à la volonté de Dieu. Adrien IV, reprenant la politique
d'Urbain II, essaya de renouer l'ancienne ligue lombarde, affaiblie
par
l'esprit d'indépendance des villes qui la constituaient, et de se
rapprocher du roi des Deux Siciles, mais la mort le surprit à Anagni
(1er septembre 1159).
Ce pape avait fait don de l'Irlande
à la couronne d'Angleterre, pour le motif indiqué par Jean de
Salisbury, qui écrivait (vers 1159) que toutes les îles du monde
chrétien appartenaient au Saint-Siège en vertu de
la Donation de Constantin. Si la bulle Landabiliter qui confirme ce
présent d'Adrien IV est d'authenticité douteuse, il n'en fut pas moins
réel. Il devait être renouvelé par Alexandre III et réalisé en 1171.
Roland Bandinelli était à peine élu (7 septembre
1159), sous le nom d'Alexandre III (7),
qu'il se vit opposer un antipape,
Victor IV. Ce dernier lui arracha la chape pontificale pour la placer
sur ses épaules, et il prit possession du Vatican. Appelé par les deux
partis, Barberousse convoqua les deux rivaux devant le concile de
Pavie
(1160). Alexandre III refusa de s'y présenter en déclarant le pape
justiciable de Dieu seul, mais l'empereur répliqua qu'il avait le
droit
de convoquer des conciles, comme Charlemagne et Otton. L'assemblée se
prononça en faveur de Victor IV et excommunia Alexandre, et
Barberousse, rendant à l'élu les honneurs habituels, tint son étrier
et
baisa son orteil. Mais le pape évincé lança d'Anagni l'excommunication
contre l'empereur et son protégé, et il encouragea la révolte en
Lombardie et en Allemagne. Ce schisme devait garder son acuité pendant
huit ans.
Alexandre III se réfugia en France,
où il résida surtout à Sens (1162-1165), soutenu par le roi Louis VII
et Henri Il d'Angleterre. L'Allemagne et d'autres pays se déclarèrent
pour Victor IV. L'Italie resta partagée. Alexandre III, mettant à
profit la haine des Lombards contre l'empereur qui avait rasé Milan,
stimula leur Ligue, et, en septembre 1165, il rentra en Italie avec
l'appui du roi de Sicile et de l'or français et anglais, et il prit
possession de Rome. Mais Frédéric 1er intronisa un second antipape et
se fit couronner par lui avec
Béatrice (1er août 1167), tandis qu'Alexandre III se retirait à
Bénévent, mais, comme l'armée de Sennachérib devant Jérusalem, ses
troupes furent décimées par la peste. Il gagna Pavie en toute hâte,
niais voyant la Lombardie soulevée, il se réfugia en Allemagne en
jurant de se venger. Le second antipape mourut en 1168, et son
successeur s'étant soumis, le schisme prit fin.
Barberousse revint en 1174. mais,
affaibli par l'énergique résistance du Piémont, la rigueur de l'hiver
et la défection d'un de ses alliés, il fut battu à Legnano (29 mai
1176), et il résolut de faire la paix.
Elle fut signée à Venise, où se fit
la rencontre avec Alexandre III à Saint-Marc, le 24 juillet 1177.
Descendu de la magnifique gondole du doge, il s'avança en grand
cortège, ôta son manteau et se jeta aux pieds du pape qui l'attendait,
assis sur un trône devant le portail de l'église. Alexandre III, tout
en larmes, le releva, lui donna le baiser de paix et la bénédiction
apostolique. L'empereur entra dans l'église et laissa sur l'autel de
riches offrandes. Le lendemain, le pape célébra la grand'messe, et
Frédéric l'accompagna de l'autel au portail et tint son étrier. La
paix
de Venise en vingt-huit articles, fut signée le 1er août.
Alexandre III était déclaré pape
légitime, Béatrice reconnue femme de Frédéric, et son fils Henri, roi
des Romains. Rome et le « Patrimoine » étaient rendus au pape,
Spolète,
la Romagne et Ancône rattachés à l'empire. Le IIIe concile de Latran -
le XIe concile oecuménique (1179) - ratifia ce traité et prit
d'importantes décisions. L'élection des papes fut réservée aux
cardinaux et, pour qu'elle fût valable, une majorité des deux tiers
fut
déclarée nécessaire.
Le concile édicta quelques mesures
contre le luxe du haut clergé et le concubinage des prêtres, et il
prépara une croisade contre les Cathares et les Albigeois en
promettant
une indulgence plénière aux croisés.
Alexandre III était vainqueur, mais
la situation des pontifes restait fragile, Exilé par la république romaine
toujours versatile, il mourut
le 30 août 1181. Quand ses restes furent portés dans la capitale, la
populace cribla son cercueil de pierres et de boue. Son successeur fut
impopulaire parce que sa nomination avait été faite uniquement par les
cardinaux, et il mourut en exil à Vérone.
Le pape suivant passa tout son
pontificat dans cette dernière ville. Le troisième rentra enfin à Rome
en 1188, mais il fut obligé d'y reconnaître la commune. Quant à
Barberousse, il essaya de refaire son prestige dans la troisième
croisade, mais il périt misérablement le 10 juin 1190 en se baignant
dans le Kalycadnus, en Cilicie. Disons pourtant qu'il avait réussi à
mater l'opposition allemande et qu'il avait remporté un grand succès
diplomatique en faisant épouser à son fils Henri la princesse
Constance, tante et héritière du roi des Deux Siciles, Guillaume II,
qui n'avait pas d'enfants.
Henri VI, prince sans scrupules et
cruel, se fit couronner empereur (13 avril 1191) par le pape Célestin
III, vieillard doux et pacifique (1191-1198). Trois ans après, à la
mort de Tancrède (bâtard de Guillaume 1er), qui avait remplacé
Guillaume II, Henri VI, invoquant les droits qu'il avait par sa femme,
à la couronne des Deux Siciles, s'en empara après une rapide campagne,
mais il repoussa l'offre du pape de lui donner l'investiture de ce
royaume. Il mourut brusquement à Messine le 28 septembre 1197, en
route
pour l'Orient où il espérait se créer un vaste empire. Il laissait un
enfant de trois ans qui sous le nom de Frédéric Il, devait être un
redoutable adversaire de la papauté. En attendant, la face des
événements allait changer avec l'apparition, devant un débile enfant
royal, d'un grand pape, Innocent III (1198).
La rivalité entre le Saint-Siège et
l'empire allemand au XIIe siècle, eut pour pendant, en Angleterre, le
conflit entre l'archevêque de Cantorbery, Thomas Becket, et le roi
Henri Il. Il se termina par la victoire
de la hiérarchie. Ce succès devait entraîner celui de l'aristocratie
sur la monarchie avec la Grande Charte (1215), et celui du peuple sur
l'Eglise et la royauté (8).
La monarchie anglo-saxone avait été
favorable à l'Eglise. Elle lui avait donné de vastes domaines, et ses
archevêques avaient pris rang à côté des princes. Mais elle essaya de
la dominer en élisant les évêques, mainmise nuisible à sa moralité.
Sous Edouard le Confesseur (1042-1066), la simonie sévissait, les
prêtres - ceux qui n'étaient pas mariés - menaient une vie
irrégulière.
Guillaume le Conquérant, fondateur de l'Angleterre médiévale, plein de
respect pour l'Eglise et hostile à la simonie (Freeman, T. V, p. 169),
mais jaloux de sa propre autorité, ne voulut pas renoncer au droit
d'investiture. Il soumit les possessions ecclésiastiques aux mêmes
obligations féodales que les autres. Il pilla des maisons religieuses,
et il déposa des évêques et des
abbés anglo-saxons pour les remplacer par des Normands. Il fit
transférer (synode de Londres, 1075) le siège de plusieurs évêchés de
petites villes dans de plus grandes, telles que Salisbury, Lincoln,
Bath et Norwich. Il interdit aux synodes de se réunir et de légiférer
sans son autorisation (9). il eut
un précieux auxiliaire en
Lanfranc, de Pavie, abbé du fameux couvent de Bec, puis primat de
Cantorbery, qui l'aida à « normandiser » l'Eglise et à relever sa
moralité. Lanfranc se montra défenseur assez tiède des prétentions
temporelles du Saint-Siège, et il fut même menacé de suspension par
Grégoire VII parce qu'il ne fréquentait guère les synodes romains.
Guillaume Il, dit Rufus, ou le
Rouge, troisième fils et successeur de Guillaume le Conquérant
(1087-1100), se signala par ses débauches et ses blasphèmes. Il
prenait
les revenus des évêchés et des abbayes, qu'il laissait longtemps
vacantes, et il vendait ces charges au plus offrant. Toutefois, sous
la
pression des évêques et des seigneurs, il finit par appeler au siège
de
Cantorbery un grand théologien de noble caractère, Anselme, prieur de
l'abbaye du Bec (10).
Ce dernier accepta, malgré ses craintes (1093). D'après son biographe
Eadmer, il disait qu'il n'était qu' « une brebis vieille et débile,
associée à un taureau indompté ». Il commença par rétablir la
discipline, sans excès de rigueur. Mais il mécontenta le roi par
l'insuffisance de ses contributions en argent et en homme. De plus, il
soutenait Urbain II, tandis que Guillaume favori sait
l'antipape
Clément III. Sommé de comparaître devant son tribunal,
Anselme lui arracha la permission d'aller à Rome (1097). Ce voyage fut
un exil, qui ne prit fin qu'à la mort du roi, atteint d'une flèche
pendant une partie de chasse (1100).
Henri 1er, son jeune frère et son
successeur (1100-1135), surnommé Beauclerc a cause de son respect pour
l'Eglise, rappela Anselme, mais il l'exila à son tour (1103-1106), sur
son refus de consacrer les évêques et les abbés qu'il avait nommés. Le
conflit s'apaisa, sous l'influence de la reine, Maud « la bonne ».
L'archevêque et le roi se rencontrèrent au monastère de Bec et ils
convinrent d'en appeler au pape. Henri 1er promit de renoncer aux
revenus des sièges vacants, mais il garda le droit de nomination.
Le retour d'Anselme en Angleterre
fut triomphal. Il fut reçu par la reine, entourée du clergé et des
moines. Au concile de Westminter (1107), le roi abandonna le privilège
de l'investiture, mais il obtint celui de l'hommage, condamné pourtant
par Urbain II. L'interdiction du mariage des prêtres y fut renouvelée
et renforcée, mais le pape consentit à l'admission de leurs fils dans
les ordres pendant une période de transition. Anselme vécut depuis
lors
en termes amicaux avec le roi, et, pendant une de ses absences sur le
continent, il fut investi de la régence et du soin de la famille
royale. Après sa mort (1109), il y eut une vacance de cinq ans. Ses
successeurs vécurent en paix avec Henri 1er et, après lui, avec
l'usurpateur Étienne de Blois, petit-fils, par sa mère, de Guillaume
le
Conquérant.
Avec Thomas Becket (11),
le conflit de l'Eglise et de l'État en Angleterre
se ralluma
avec une violence qui aboutit à la défaite de ce dernier.
Thomas Becket, d'origine normande,
fils d'un marchand de Londres, avait été élève des universités de
Paris, Bologne et Auxerre. Sa prestance et son autorité, sa vigueur,
ses qualités brillantes et son éloquence attirèrent sur lui
l'attention. Théobald, primat de Cantorbéry, le fit archidiacre, et
décida le puissant roi Henri Il Plantagenet (12)
à le nommer, à l'âge de trente-sept
ans, chancelier d'Angleterre, grand détenteur des faveurs royales.
Becket exerça ces fonctions (1155-1162) avec un entier dévouement à
son
souverain, un grand souci de la justice, mais aussi avec un faste
incroyable qui le poussa à saisir les revenus des évêchés vacants. Sa
bravoure était irrésistible parfois mêlée de cruauté. Toutefois, dans
ses excès, il resta étranger à la débauche.
À la mort de Théobald, le roi le
nomma archevêque de Cantorbéry. Becket n'accepta qu'avec répugnance,
en
lui disant avec un sourire qu'il perdrait un serviteur et un ami. En
lui s'opéra un changement complet. Il se nourrit de racines, prit une
haire infestée de vermine, lava journellement les pieds de treize
mendiants et s'infligea des flagellations. Convoqué par le pape au
concile de Tours (1163), il y fut reçu avec
un grand respect, et il en revint décidé à défendre les droits et la
suprématie de l'Eglise.
Le conflit ne tarda pas à éclater.
Le roi avait demandé au Parlement de Westminster que les clercs
coupables de fautes graves fussent soustraits aux tribunaux
épiscopaux,
souvent trop indulgents, et traduits devant les cours civiles en
accord
avec les « vieilles coutumes », mais il vit, avec colère, le haut
clergé lui résister. Becket lui céda, sous la pression des évêques et
du délégué papal gagné par l'or anglais, et cette concession fut
ratifiée, le 25 janvier 1164, au grand concile de Clarendon (palais
royal près de Salisbury), qui élabora seize statuts : les
Constitutions
de Clarendon. Elles furent soutenues par Roger, archevêque d'York,
Foliot, évêque de Londres, ennemis déclarés de Becket, et par
Joceline,
évêque de Salisbury.
En voici les clauses.
Les clercs accusés d'un crime seront
cités devant la cour du roi (art. 3); tout conflit dans la
présentation
de candidats aux postes de l'Eglise sera soumis à ladite cour (art.
1),
aucun grand dignitaire ne pourra quitter le royaume sans
l'autorisation
du souverain (art. 4). Ces Constitutions restreignaient donc les
immunités du clergé, si pénibles pour le pouvoir civil, utiles
pourtant
à la cause de l'humanité en arrachant les clercs coupables aux
châtiments barbares tels que la mutilation. Becket les accepta, mais à
contre-coeur. Alexandre III, en lutte alors avec Barberousse et
désireux de ménager Henri Ii, ne l'encouragea pas à la résistance,
mais
l'archevêque essaya de fuir pour aller le retrouver. Il n'y réussit
pas, car des vents contraires le ramenèrent au rivage. Le roi le somma
de comparaître devant un concile (1164), pour y rendre compte de sa
gestion de chancelier et d'archevêque, et, devant son refus et sa
fuite, il saisit ses revenus et le bannit.
Becket resta six ans en France, près
de Sens. En 1166, il lança de Vézelay l'excommunication contre les
soutiens des Constitutions. Le roi, hors de lui, usa de la permission
papale de faire couronner son fils aîné par l'archevêque d'York dans
l'abbaye de Westminster. Indigné
de cet empiétement sur ses droits, Becket mit le royaume d'Angleterre
en interdit. Pourtant, il se réconcilia avec Henri II, mais il
maintint
l'excommunication contre les trois grands dignitaires indiqués plus
haut. Après de longues négociations entre le pape et le roi, il rentra
triomphalement à Cantorbéry (décembre 1170).
Mais l'heure tragique approchait. Au
château de Bayeux où il séjournait, Henri Il reçut la visite des trois
dignitaires excommuniés, venus réclamer sa protection. Sa colère
éclata. « Par les yeux de Dieu, s'écria-t-il, n'y donc aucun de mes
ingrats et lâches courtisans qui me délivrera des outrages de ce
prêtre
de basse extraction et turbulent ? » Quatre chevaliers de haute
naissance, à l'ouïe de ces paroles fatales, partent sur-le-champ pour
l'Angleterre, vont trouver Becket à l'abbaye de Saint-Augustin, à
Cantorbéry, et, sur son refus d'absoudre ses trois adversaires, ils le
menacent de mort (29 décembre). À cinq heures, devant le grand autel
de
la cathédrale, il voit entrer les chevaliers, criant, l'épée tirée : «
Où est le traître ? » Il leur réplique, la tête haute : « Me voici Je
ne suis pas un traître, mais un prêtre de Dieu » Ils renouvellent leur
sommation, et le voyant inflexible, ils essaient de l'entraîner, mais
il se cramponne à un pilier (13).
Frappé à la tête dans une lutte
sauvage, l'archevêque tomba les mains jointes en disant : « Au nom du
Christ et pour la défense de son Eglise, je suis prêt à mourir ! » Sa
cervelle et son sang se répandirent sur le pavé. On les conserva, et
le
reste, fut enseveli dans la crypte.
Ce meurtre abominable fit
tressaillir d'horreur la chrétienté. Les ennemis de Becket eurent beau
dire, non sans quelque raison, qu'il avait été puni de son
intransigeance hautaine et de son étrange attitude à l'égard des
décisions d'un grand concile, l'admiration publique
l'exalta.
Des miracles se produisirent sur sa tombe. « Des aveugles
voient, des sourds entendent », écrit Jean de Salisbury (14).
Le
21 février 1173, Alexandre III canonisa le martyr, et le 29 décembre
fut mis à part pour le célébrer.
Henri II, que l'indignation
populaire accusa du crime, tomba dans un affreux désespoir. Il ordonna
de saisir les meurtriers et envoya des messagers au pape pour
protester
de son innocence. Le 22 mai 1172, dans la cathédrale d'Avranches,
devant de nombreux nobles et dignitaires, il se réconcilia avec
l'Eglise en jurant sur les saints évangiles qu'il n'avait ni commandé
ni désiré la mort de Becket. Il promit d'abroger les statuts de
Clarendon, de rendre à l'Eglise de Cantorbéry tous ses droits et tous
ses biens et d'entreprendre, si le pape le voulait, une croisade de
trois ans à Jérusalem. Deux ans plus tard (le 12 juillet 1174),
accablé
par ses désastres et la rébellion de sa femme Éléonore et de ses fils,
il entreprit un pèlerinage à la tombe de Becket. Il s'avança dans les
rues en chemise de laine, les pieds nus et meurtris, embrassa la
pierre
sur laquelle il était tombé, confessa son amer regret des paroles
imprudentes qui avaient provoqué le meurtre, et il reçut le plus
humiliant des châtiments, la flagellation, exécutée par des
ecclésiastiques : puis il passa la nuit sur le pavé, en larmes et en
prières.
En 1220, les restes de Becket furent
mis dans un écrin d'or décoré de joyaux, et déposés dans la cathédrale
reconstruite de Cantorbéry. Cette relique fut le centre d'innombrables
pèlerinages, où l'on vit des savants comme Érasme et des souverains
comme Charles-Quint (voir les Canierbury Tales de Chaucer).
Ce
culte devait être brisé par la Réformation. En 1538, à Westminster,
sur l'initiative d'Henri VIII, Thomas Becket fut condamné comme «
rebelle et traître à son prince ». Toutes les fêtes instituées en son
honneur furent abolies. Le splendide écrin fut pillé et le roi en
porta
le plus beau joyau. Sans nier les mérites de Thomas et l'atrocité de
son meurtre, la Réformation fit des réserves sur son zèle, qui avait
servi la hiérarchie romaine plus que l'esprit de l'Évangile.
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