(1) Avec Grégoire VII
s'ouvre la seconde
période que nous avons distinguée dans l'histoire du Moyen Âge, celle
de l'essor puissant de la papauté, - époque tourmentée et créatrice,
riche en personnalités extraordinaires et en beaux génies, mais
féconde, hélas ! en erreurs, en
scandales et en crimes. « Ce qui la caractérise, dit Schaff, c'est le
contraste et la coopération des forces d'absolu oubli de soi (le
monachisme) et d'extrême ambition temporelle (l'autocratie
pontificale), alliance qui paya ses grands succès politiques par la
décadence de l'autorité spirituelle. »
Le Saint-Siège avait roulé bien bas
quand, à Sutry en 1046, sous la pression d'Henri III, deux papes
furent
déposés, tandis que le troisième était contraint d'abdiquer. Pourtant,
nul ne songeait à l'abolir. On le croyait établi par le Christ pour
gouverner son Église. D'ailleurs, par quoi l'aurait-on remplacé ? Mais
l'on souhaitait sa régénération.
Elle lui vint grâce à un homme
supérieur, Hildebrand, qui, pendant trente-quatre ans (1049-1073),
seconda cinq papes, porta lui-même la tiare pendant douze ans sous le
nom de Grégoire VII (1073-1085), et eut plusieurs successeurs à son
image.
D'origine obscure, Hildebrand était
petit et il avait la voix faible, mais son regard jetait des éclairs
et
son génie était ardent. Au couvent bénédictin de Sainte-Marie sur
l'Aventin, dont son oncle maternel était abbé, il se distingua par son
ascétisme et sa vénération
enthousiaste pour la Vierge. On sait comment il devint l'âme même du
Saint-Siège, avec le concours de Pierre Damien. Ses ennemis disaient
qu'il tenait le Pape « comme un âne dans son étable », et Damien, qui
critiquait son faste et sa tyrannie, l'appelait « le seigneur du pape
»
(dominum papae). Versé dans les affaires, il remplit le trésor papal
sans négliger le sien. Mais sa grande et noble passion fut la réforme
des moeurs cléricales par la suppression de deux fléaux qui désolaient
et discréditaient l'Église : l'inconduite des prêtres, causée par la
néfaste interdiction du mariage (elle était appelée nicolaïsme,
d'après
Apoc. 2, 6), et le trafic des charges ecclésiastiques (ou simonie,
d'après Actes 8. 18).
Grégoire VII (2), élu
dans l'enthousiasme le 22 avril
1073 (3),
fut ordonné prêtre un mois après et consacré pape le 29 juin. Il
accepta ces fonctions à contre-coeur. Il était déjà sexagénaire et il
en connaissait les lourdes responsabilités. « Vous m'êtes témoin,
bienheureux Pierre, écrira-t-il en 1076, que c'est malgré moi que
votre
sainte Église m'a mis à son gouvernail. » Dans une lettre à son ami
Hugues de Cluny 22 janvier 1075),
après avoir dépeint la situation lamentable de la chrétienté, il
ajoutait : « Quand je songe à moi-même, je sens que je n'ai pas
d'autre
espoir de salut que dans la miséricorde de Christ » Registrum, II,
49).
À peine arrivé au pouvoir, il
entreprit avec une grande énergie la réforme des moeurs cléricales.
Il exigea le célibat des prêtres.
Cet état était loin l'être général, à cette époque (4).
En Espagne, le roi Witiza, au VIIIe
siècle, avait aboli la loi qui le prescrivait. Même en Italie, il y
avait des évêques - tel Kunibert, de Turin, d'après P. Damien - qui
permettaient le mariage des prêtres. Un évêque de Toul était marié (5).
Il
en était de même de ses collègues de Spire et de Lausanne. Le pape
Benoît IX, au dire d'un de ses amis, songeait à prendre femme
ouvertement Cette coutume prévalait encore davantage en Angleterre.
Grégoire VII, comme ses prédécesseurs, s'insurgea contre elle. Pour
lui, le célibat ecclésiastique faisait partie de son idéal monacal,
qui
mettait l'ascète à part et au-dessus des autres hommes. Il y voyait
aussi une force pour l'Église. Quelle armée pour elle, cet ensemble de
serviteurs uniquement préoccupés d'elle, sans famille, indépendants
des
liens sociaux et, par suite, de l'emprise des laïques, inaptes enfin à
fonder une caste héréditaire prompte à s'approprier les biens d'Église
! Et puis, quel prestige aux yeux des femmes, plus disposées à confier
leurs secrets à un prêtre célibataire ! En fait, pourtant, le mariage
des ecclésiastiques peut invoquer d'excellentes raisons : l'exemple de
ceux de l'Ancien Testament, la noblesse et le rayonnement d'une vie
familiale où le prêtre, avec sa femme et ses enfants, travaille au
bien
de ses paroissiens, autrement édifiante
que l'inconduite secrète ou avouée. Tel devait être, d'ailleurs,
l'avis
du pape Pie II, au XVe siècle. Et, en réalité, pour les Maronites et
les Grecs Unis, le siège de Rome a permis le mariage des prêtres, pour
des raisons d'opportunité. Mais l'intérêt de la hiérarchie, en
Occident, exigeait leur célibat, et ce fut lui qui l'emporta.
Grégoire VII le prescrivit par des
décrets synodaux, des lettres et des envois de délégués. Reprenant les
canons inopérants de deux conciles romains (1049 et 1059), une
assemblée (mars 1074) interdit le mariage sacerdotal, ordonna aux
prêtres mariés de renvoyer leurs femmes, interdit aux laïques
d'assister à leurs offices. Plus tard, dans son encyclique de 1079, le
pape défendit aux prêtres mariés d'entrer dans les églises (6).
Ces décrets furent vivement
discutés. De nombreux prêtres allemands traitèrent Grégoire VII de fou
et d'hérétique, infidèle à l'enseignement du Christ (Matth. 19, 11) et
de l'apôtre Paul (l Cor. 7, 9). Les évêques furent très embarrassés,
et
le pape, doutant de leur zèle, ordonna aux ducs de Souabe et de
Carinthie d'empêcher par la force les prêtres rebelles d'officier. Cet
appel était grave. Les évêques Théodoric, de Verdun, et Henri, de
Spire, lui reprochèrent avec raison d'avoir abaissé l'autorité
épiscopale devant le pouvoir séculier (7).
Grégoire VII triompha pourtant en
Allemagne. Les prêtres mariés y furent bafoués, parfois torturés et
exilés ; leurs femmes légitimes furent insultées et nombre d'entre
elles périrent de faim ou de désespoir (7
bis). En Espagne, sous la pression
de l'envoyé pontifical, le concile de Burgos (1080) prescrivit aux
ecclésiastiques de renvoyer leurs femmes, mais l'ordre ne devait être
exécuté qu'au XIIIe siècle, sous
Alphonse le Sage, dont le code punit le mariage sacerdotal.
En France et en Angleterre, la
résistance fut plus longue. Le synode de Paris (1074) déclara les
décrets romains intolérables et déraisonnables (importabilia ideoque
irrationabilia). Au synode agité de Poitiers (1078), le légal obtint
qu'on menaçât les auditeurs d'un prêtre réfractaire, mais les évêques
ne purent guère mettre ce canon en vigueur sans l'appui du bras
séculier, et les mariages ecclésiastiques continuèrent.
Outre-Manche, Guillaume le
Conquérant ne fit rien pour appliquer la réforme. Lanfranc, de
Cantorbéry ne put empêcher le concile de Winchester (1076) d'autoriser
les prêtres mariés à garder leurs femmes. Celui de Londres (1102),
sous
l'inspiration d'Anselme, ordonna le renvoi, mais sans prescrire de
pénalités. Celles qu'édicta le second concile de Londres (1108)
n'eurent d'autre effet que d'aggraver le désordre des moeurs dans le
clergé. Tel fut le résultat général des rigueurs papales. « Dans les
récits du Moyen Âge, observe Lea, abondent les preuves d'une licence
effrénée » (p. 341).
Grégoire VII attaqua aussi la
simonie, et il fit décréter des mesures sévères contre les clercs
coupables, au synode romain de 1074. Mais il comprit vite qu'il
fallait
en détruire la source, le droit d'investiture (8).
L'arracher aux laïques, qui en
trafiquaient c'était à la fois venger la morale et sauver
l'indépendance de l'Église et sa dignité.
Les difficultés de la lutte
l'amenèrent à modifier ses vues
sur l'autorité des princes. Dans ses premières bulles, il faisait
appel
à leur collaboration. Il ouvrit des négociations avec Michel VII,
monté
sur le trône de Byzance en 1073, pour qu'il l'aidât à rétablir «
l'antique concorde entre l'Église romaine et sa fille l'Église de
Constantinople ». Mais, même alors, il avait le sentiment profond que
la direction des réformes appartenait à l'Église, représentée par le
pape, successeur de saint Pierre et vicaire du Christ. Pour lui,
l'Église était une théocratie fondée sur le modèle mosaïque et le
droit
canonique, Église invisible en même temps que visible, Royaume de Dieu
en dehors duquel il n'y a pas de salut. Il invoquait les Fausses
Décrétales et la Cité de Dieu de saint Augustin (9).
Ajoutons que, malgré l'humilité
qu'il professait, il se faisait une idée très arrogante de l'autorité
pontificale. Dans un recueil de trente-sept brèves propositions,
intitulé Dictatus papae, conservé parmi ses lettres, on trouve ces
affirmations outrecuidantes : « Le pape est le seul homme dont tous
les
prêtres doivent baiser les pieds... Il lui est permis de déposer les
empereurs et de délier leurs sujets de leur serment de fidélité s'ils
sont injustes. » De ces prémisses devait découler le mépris du pouvoir
temporel.
Dans une lettre à Guillaume le
Conquérant (8 mai 1080), Grégoire VII compara l'Église au soleil et
l'État à la lune qui lui doit sa lumière. Il assimilait aussi la
première à l'or et le second au plomb. Il disait que la dignité
épiscopale est aussi élevée au-dessus de la dignité impériale que le
ciel l'est au-dessus de la terre. Il insistait même sur l'impureté des
origines de l'État, produit de la rapine et du meurtre sous l'action
du
diable (10),
et sur le devoir de l'Église d'y
restaurer l'égalité et la justice. « C'est l'orgueil humain,
disait-il,
qui a inventé le pouvoir des rois ; c'est la pitié divine qui a établi
celui des évêques. »
Fort de ces convoitises ardentes, il
blâma sévèrement Sigismond, roi de Hongrie, de s'être fait couronner
par Henri IV, alors que le roi Étienne le Saint avait reçu un diadème
béni par un pape. Il osa écrire à Guillaume le Conquérant qu'il devait
sa nomination au Saint-Siège et le sommer de payer sans retard le
denier de saint Pierre, double prétention à laquelle le souverain
anglais répondit en déclarant qu'il voulait bien acquitter cette
redevance, mais qu'il ne devait sa couronne qu'à Dieu et à son épée.
Vis-à-vis de la simonie, Grégoire VII fut
intraitable. Il menaça Philippe 1er, roi de France, de mettre son pays
à l'interdit s'il ne renonçait pas à cet abus. Au synode romain de
février 1075, le droit d'investiture fut refusé à Henri IV et à tout
laïque. À l'assemblée de novembre suivant, qui renouvela cette
défense,
le pape excommunia cinq conseillers de ce roi, coupables de simonie.
Absorbé par la répression d'une révolte saxonne, Henri IV consentit à
les renvoyer, mais, dès sa victoire, il les rappela. Le pape subit peu
après un second affront. Dans la nuit de Noël 1075, un noble romain,
Cencius, le fit prisonnier au moment où il officiait à Sainte-Marie
Majeure, et l'enferma dans une tour, mais Grégoire VII, délivré par le
peuple, eut l'énergie de reprendre sa messe au point même où il
l'avait
laissée.
Le roi allemand ayant désigné le
diacre Tedald comme archevêque de Milan, alors que le poste avait déjà
un titulaire agréé par Rome, le pape fit opposition à ce choix. La
riposte ne se fit pas attendre. Un concile d'évêques et d'abbés,
convoqués par Henri IV à Worms le 24 janvier 1076, et présidé par
Siegfried, archevêque de Mayence, le déposa, sans même lui donner
audience, comme coupable d'avoir
livré l'Église aux laïques. Le roi annonça cette inique décision à
Grégoire VII dans une lettre insolente, où il le traitait de « faux
moine » venu au pouvoir « par flatterie et corruption ». Il concluait
:
« Moi Henri, roi par la grâce de Dieu, je te dis, avec mes évêques :
Descends ! descends ! (descende, descende !) ». Un prêtre apporta
cette
lettre à Rome et la remit au milieu d'un synode en traitant le pape de
« loup ravisseur » qui allait être remplacé par un vrai pape. Les
prélats, indignés, s'apprêtaient à le percer de leurs épées, mais
Grégoire rétablit le calme. Dès le lendemain (22 février), il
excommunia le roi et le déposa, en relevant ses sujets de leur serment
d'obéissance (11)
Il excommunia aussi tous les évêques qui l'avaient déposé. Cette
sentence hardie fit grande impression en Europe. Certains contestèrent
le droit inouï que prenait le pape de déposer un souverain, mais la
majorité le soutint, indignée de son injuste déposition. Ce prince,
d'ailleurs, despotique, licencieux et insolent, était très discuté.
À la nouvelle de cette sentence, il
entra dans une violente colère, et il convoqua contre Grégoire VII
deux
conciles, qui ne purent rien faire. Par contre, une diète réunie le 16
octobre à Tribur, château impérial près de Mayence, consacra le
triomphe de Grégoire VII. Elle reconnut son droit de déposer les rois,
et demanda à son rival de se soumettre et de se présenter à une diète
qui devait se tenir à Augsbourg, le 2 février suivant, sous la
présidence du souverain pontife. En attendant, on l'invitait à résider
à Spire sans exercer la royauté. Se sentant abandonné, Henri IV dut
céder.
Quelques jours avant Noël (1076),
par un hiver extraordinairement rigoureux, il quitta Spire, accompagné
par sa femme Bertha, princesse exquise, dont il se serait séparé en
1069 pour mener une vie déréglée, si le pape ne s'était opposé au
divorce. Repris dans sa
conscience, le souverain s'était attaché à celle qui fut son bon ange
dans le malheur. Ils avaient avec eux leur jeune fils, Conrad. Après
avoir franchi les Alpes avec beaucoup de peine, ils descendirent en
Lombardie. Laissant sa femme et son fils à Reggio, Henri monta vers le
château fort de Canossa, au sud de cette ville, propriété de la
comtesse Mathilde de Toscane, fille du comte Boniface, où le pape
s'était arrêté au cours de son voyage à Augsbourg. Arrivé au pied de
cette citadelle le 21 janvier 1077, il fit connaître à Mathilde et à
Hugues de Cluny sa volonté de soumission au pape. Mais ce dernier
exigeait, pour l'absoudre, sa renonciation définitive à la couronne.
Pour le fléchir, Henri IV dut se résigner à la plus sévère pénitence.
Pendant trois jours (du 25 au 28 janvier), il resta dans la cour, tête
découverte et pieds nus, frissonnant sous une grossière chemise de
laine, frappant en vain à la porte d'entrée qui, depuis, s'est appelée
« porte de la pénitence » (12).
Le vieux pape, « dur comme un roc
et froid comme la neige » (Schaff), refusait de le recevoir, malgré
les
supplications de Mathilde et de Hugues. Enfin, il y consentit. Il
exigea du pénitent la promesse de se soumettre à ses décisions et de
le
protéger, lui et ses délégués, pendant leur voyage à Augsbourg. En
attendant, ses fonctions royales devaient être suspendues (13).
Le roi fit la promesse. Deux évêques
et quelques nobles jurèrent, sur des reliques, qu'il la tiendrait. Les
assistants signèrent la déclaration écrite, qui existe encore. Alors
la
porte fut ouverte. Quel spectacle ! Un roi jeune et grand, de noble
race, aux pieds d'un plébéien
petit et corpulent, auquel il jetait ce cri pathétique : «Épargne-moi,
saint Père, épargne-moi ! » Le pape, ému, écouta sa confession, le
releva, lui donna l'absolution et la bénédiction apostolique, puis il
le conduisit à la chapelle, où la messe fut célébrée. Il le reçut
courtoisement à dîner et le congédia avec des avertissements
paternels.
Canossa, dit un historien, « marque
la plus profonde humiliation de l'État et la plus haute exaltation de
l'Église romaine, mais le pape dépassa le but. Ses propres amis virent
dans son attitude une cruauté tyrannique plutôt qu'une sévérité
apostolique. Il devait être chassé de Rome par celui devant lequel il
avait maintenu sa porte fermée » (Schaff, Histoire, vol. V, 1re
partie,
p. 57).
L'humiliation inouïe de Canossa
ouvrit une ère de troubles. Après une longue hésitation, Grégoire VII
prit une résolution téméraire. Au synode de Rome (mars 1080), il
déposa
Henri IV et reconnut son rival, Rodolphe de Souabe, qui avait été
choisi par un groupe de nobles et d'évêques et couronné le 26 mars
1077, à Mayence, par l'archevêque Siegfried. Son adversaire répliqua
en
faisant élire à Brixen (Tyrol), par un concile d'une trentaine
d'évêques (25 juin), l'antipape Guibert, archevêque excommunié de
Ravenne, prélat d'un noble caractère, mais trop dominé par les
simoniaques. Ce fut le signal d'une terrible guerre civile et
religieuse.
Henri IV fuit vaincu, le 15 octobre,
sur les bords de l'Elster, mais, rassuré par la mort de Rodolphe qui
tomba dans cette bataille, il franchit les Alpes au printemps suivant,
battit les troupes de Mathilde de Toscane, grande amie du pape, et
apparut en mai aux portes de Rome. Dédaigneux du danger, Grégoire VII
refusa de négocier, et le roi, trop faible pour entrer dans la ville
sans la permission des citoyens, regagna l'Italie du Nord, mais il
revint à deux reprises et finit
par prendre Rome et Saint-Pierre (juin 1083). Son ennemi, retranché
dans le château Saint-Ange, lança contre lui un nouvel anathème. Il y
répondit en faisant introniser Guibert dans la cathédrale (28 juin),
mais il quitta la ville avec l'antipape, en espérant un compromis.
Déçu, il revint au printemps de 1084, et fit déposer Grégoire VII par
un synode. Guibert fut consacré au Latran par deux évêques
excommuniés,
et Henri IV reçut de lui avec la reine Bertha, la couronne impériale à
Saint-Pierre (31 mars). L'empereur et l'antipape s'éloignèrent ensuite
de Rome.
Deux mois après, le chef normand
Robert Guiscard, appelé par le captif, vint le libérer et le
réinstalla
au Vatican. Il y eut alors un pillage effroyable, qui amena les
citoyens à maudire Guiscard et son protégé. Ce dernier, peu rassuré,
jugea prudent de se retirer à Salerne. À la fin de 1084, il renouvela
l'excommunication du roi et de l'antipape. Sa fin approchait, mais son
esprit resta clair et ferme jusqu'au bout. Il recommanda, pour lui
succéder, Désidérius (Didier), abbé du Mont-Cassin, et, à son défaut,
Eudes, cardinal-archevêque d'Ostie, ancien prieur de Cluny (14).
Il
donna l'absolution à tous ses ennemis, sauf aux deux que l'on sait.
Il mourut le 25 mai 1085, en prononçant ces paroles mémorables, qui
montrent à quel point l'orgueil pontifical peut affaiblir dans une
grande âme la conscience de ses torts : « J'ai aimé la justice et haï
l'iniquité ; c'est pour cela que je meurs en exil » (15).
Un évêque lui répliqua : « Tu ne
peux pas mourir en exil, toi, vicaire de Christ, qui as reçu en
héritage toutes les nations ! » Il fut enseveli à Salerne, dans
l'église de Saint-Matthieu, où Jean de Procida devait élever, en 1578,
sur la pierre tombale, une somptueuse chapelle
avec une inscription très élogieuse (16).
Avec lui disparaissait un grand
pape, moral, énergique et courageux, d'un libéralisme qui le rendit
clément pour Bérenger de Tours et hostile à la torture, mais, selon
l'expression de François Guizot, « réformateur par la vole du
despotisme », enivré d'orgueil, enclin à une dureté nullement
évangélique (17),
capable de mentir à l'occasion, comme le jour où il se servit de la
compilation frauduleuse qu'Anselme de Lucques écrivit pour étayer ses
extravagantes prétentions théocratiques.
Après sa mort, il y eut un
interrègne papal d'un an. Désidérius, bibliophile et amateur d'art,
qui
avait fini par accepter le pontificat, fut assez vite remplacé par un
Français, Eudes de Châtillon, qui prit le nom d'Urbain Il (12 mars
1088
- 29 juillet 1099). Tenu éloigné de Rome par la présence des partisans
de l'antipape Clément Ill, il put y rentrer en 1089 avec l'appui des
Normands. Imbu de l'esprit de son ami Grégoire VII, mais plus prudent,
il acquit une grande autorité. Il flétrit l'inconduite de Philippe
1er,
roi de France, qui avait répudié la reine, Berthe de Frise, dont la
corpulence lui répugnait, et enlevé Bertrade de Montfort, femme de
Foulque d'Anjou. Un concile tenu à Autun (1094), sous la présidence du
légat Hugues, archevêque de Lyon, excommunia les deux coupables.
Urbain
Il confirma la sentence et jeta l'interdit sur de royaume (1097).
Philippe s'obstina, mais sous Pascal Il il reçut l'absolution.
Continuant la guerre contre Henri
IV, le pape encouragea la révolte de Conrad, son fils aîné, et il
négocia un mariage disproportionné entre la vieille comtesse Mathilde
et le jeune Guelfe, de Bavière, fils d'un grand ennemi de l'empereur.
Cette union aboutit à un divorce
(1095) et amena la création du parti guelfe (18),
défenseur de la papauté et de la
démocratie, qui devait soutenir une lutte acharnée contre le parti
gibelin, dévoué à l'État. Urbain II, continuant les hostilités,
humilia
Henri IV au synode de Plaisance, en Lombardie (1095), où Adélaïde, sa
seconde femme, vint raconter les turpitudes auxquelles son époux
l'avait contrainte. Vers la fin de sa vie, il redevint maître absolu à
Rome. Il est resté célèbre par son rôle dans la première croisade
(1095).
Pascal Il (19),
moine de Cluny, son successeur
(1099-1118), acheva la déroute de l'empereur en soutenant contre lui
son second fils, Henri V. Le malheureux père mourut dans la misère à
Liège, en 1106. Son fils déposa ses restes comme il l'avait demandé,
dans le sépulcre impérial à Spire, mais l'évêque Gebhard, son
implacable ennemi, le fit exhumer, et le corps n'y fut replacé (en
1111) qu'après qu'Henri V eût certifié au pape que son père s'était
repenti. Pascal Il dut payer cher sa politique belliqueuse. Le roi lui
demanda le droit d'investiture sur toutes les Églises de l'Empire et
son couronnement à Rome. Le pape consentit à la renonciation de
l'Eglise aux « bénéfices » (concordat de Sutri), puis il se ravisa.
Emprisonné, il dut signer un pacte provisoire (1111), reconnaissant au
roi l'investiture par la crosse et l'anneau, mais il le fit rejeter un
an plus tard, comme illégal (concile du Latran), et il approuva le
synode de Vienne (en Dauphiné) qui l'avait annulé à son tour et avait
mis Henri V hors de l'Eglise pour cause de trahison. Mais, menacé par
l'empereur qui vint prendre Rome, Pascal Il s'enfuit à Bénévent
(1117),
pour mourir le 21 janvier
suivant au château Saint-Ange. Après le court pontificat de Gélase II,
abreuvé d'infortunes, Guy, archevêque de Vienne (20),
devenu Calliste Il (1119-1124),
renouvela contre Henri V la sentence d'excommunication, puis, cédant
aux instances de la diète de Würzbourg (1121) qui réclamait la paix,
il
convoqua le grand concile de Worms, où fut signé le fameux concordat
qui porte ce nom (23 septembre 1122). Ce fut un compromis (21)
en accord avec la tradition française qui reconnaissait l'investiture
temporelle, limitée aux biens ecclésiastiques. « Je remets à la sainte
Eglise catholique, dit l'empereur, toute investiture par l'anneau et
la
crosse ; je lui rends les biens et les revenus du bienheureux Pierre,
qui lui ont été enlevés depuis l'origine de ce conflit, [et je donne
la
vraie paix au seigneur Calixte et à l'Eglise. » Le pape dit de son
côté
: « Je te concède, bien-aimé fils Henri, que les élections des évêques
et des abbés en Allemagne se feront en ta présence, sans simonie et
sans violence ; que, en cas de désaccord, tu désigneras le candidat
qui
a les meilleurs droits. L'élu recevra de toi, par la délivrance d'un
roseau ou d'un sceptre, les droits temporels attachés à son siège et
il
remplira envers toi les devoirs qui en découlent, à l'exception des
sièges qui appartiennent à l'Eglise romaine. » II concluait : « Je te
donne la vraie paix, à toi et à tes partisans. » Un baiser fraternel
du
cardinal-archevêque d'Ostie à l'empereur vint sceller ce pacte.
Malgré l'ambiguïté de cette
investiture au second degré qui devait soulever des conflits, le
Concordat de Worms fut bienfaisant. Il reçut l'approbation solennelle
du 1er concile de Latran (IXe oecuménique), tenu du 18 mars au 6 avril
1123.
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