Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LIVRE II

L'ESSOR TRIOMPHAL DE LA PAPAUTÉ

De Grégoire VII à Boniface VIII (1073-1294)

CHAPITRE I

De Grégoire VII au Concordat de Worms

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(1) Avec Grégoire VII s'ouvre la seconde période que nous avons distinguée dans l'histoire du Moyen Âge, celle de l'essor puissant de la papauté, - époque tourmentée et créatrice, riche en personnalités extraordinaires et en beaux génies, mais féconde, hélas ! en erreurs, en scandales et en crimes. « Ce qui la caractérise, dit Schaff, c'est le contraste et la coopération des forces d'absolu oubli de soi (le monachisme) et d'extrême ambition temporelle (l'autocratie pontificale), alliance qui paya ses grands succès politiques par la décadence de l'autorité spirituelle. »

Le Saint-Siège avait roulé bien bas quand, à Sutry en 1046, sous la pression d'Henri III, deux papes furent déposés, tandis que le troisième était contraint d'abdiquer. Pourtant, nul ne songeait à l'abolir. On le croyait établi par le Christ pour gouverner son Église. D'ailleurs, par quoi l'aurait-on remplacé ? Mais l'on souhaitait sa régénération.
Elle lui vint grâce à un homme supérieur, Hildebrand, qui, pendant trente-quatre ans (1049-1073), seconda cinq papes, porta lui-même la tiare pendant douze ans sous le nom de Grégoire VII (1073-1085), et eut plusieurs successeurs à son image.

D'origine obscure, Hildebrand était petit et il avait la voix faible, mais son regard jetait des éclairs et son génie était ardent. Au couvent bénédictin de Sainte-Marie sur l'Aventin, dont son oncle maternel était abbé, il se distingua par son ascétisme et sa vénération enthousiaste pour la Vierge. On sait comment il devint l'âme même du Saint-Siège, avec le concours de Pierre Damien. Ses ennemis disaient qu'il tenait le Pape « comme un âne dans son étable », et Damien, qui critiquait son faste et sa tyrannie, l'appelait « le seigneur du pape » (dominum papae). Versé dans les affaires, il remplit le trésor papal sans négliger le sien. Mais sa grande et noble passion fut la réforme des moeurs cléricales par la suppression de deux fléaux qui désolaient et discréditaient l'Église : l'inconduite des prêtres, causée par la néfaste interdiction du mariage (elle était appelée nicolaïsme, d'après Apoc. 2, 6), et le trafic des charges ecclésiastiques (ou simonie, d'après Actes 8. 18).

Grégoire VII (2), élu dans l'enthousiasme le 22 avril 1073 (3), fut ordonné prêtre un mois après et consacré pape le 29 juin. Il accepta ces fonctions à contre-coeur. Il était déjà sexagénaire et il en connaissait les lourdes responsabilités. « Vous m'êtes témoin, bienheureux Pierre, écrira-t-il en 1076, que c'est malgré moi que votre sainte Église m'a mis à son gouvernail. » Dans une lettre à son ami Hugues de Cluny 22 janvier 1075), après avoir dépeint la situation lamentable de la chrétienté, il ajoutait : « Quand je songe à moi-même, je sens que je n'ai pas d'autre espoir de salut que dans la miséricorde de Christ » Registrum, II, 49).

À peine arrivé au pouvoir, il entreprit avec une grande énergie la réforme des moeurs cléricales.

Il exigea le célibat des prêtres. Cet état était loin l'être général, à cette époque (4). En Espagne, le roi Witiza, au VIIIe siècle, avait aboli la loi qui le prescrivait. Même en Italie, il y avait des évêques - tel Kunibert, de Turin, d'après P. Damien - qui permettaient le mariage des prêtres. Un évêque de Toul était marié (5). Il en était de même de ses collègues de Spire et de Lausanne. Le pape Benoît IX, au dire d'un de ses amis, songeait à prendre femme ouvertement Cette coutume prévalait encore davantage en Angleterre. Grégoire VII, comme ses prédécesseurs, s'insurgea contre elle. Pour lui, le célibat ecclésiastique faisait partie de son idéal monacal, qui mettait l'ascète à part et au-dessus des autres hommes. Il y voyait aussi une force pour l'Église. Quelle armée pour elle, cet ensemble de serviteurs uniquement préoccupés d'elle, sans famille, indépendants des liens sociaux et, par suite, de l'emprise des laïques, inaptes enfin à fonder une caste héréditaire prompte à s'approprier les biens d'Église ! Et puis, quel prestige aux yeux des femmes, plus disposées à confier leurs secrets à un prêtre célibataire ! En fait, pourtant, le mariage des ecclésiastiques peut invoquer d'excellentes raisons : l'exemple de ceux de l'Ancien Testament, la noblesse et le rayonnement d'une vie familiale où le prêtre, avec sa femme et ses enfants, travaille au bien de ses paroissiens, autrement édifiante que l'inconduite secrète ou avouée. Tel devait être, d'ailleurs, l'avis du pape Pie II, au XVe siècle. Et, en réalité, pour les Maronites et les Grecs Unis, le siège de Rome a permis le mariage des prêtres, pour des raisons d'opportunité. Mais l'intérêt de la hiérarchie, en Occident, exigeait leur célibat, et ce fut lui qui l'emporta.

Grégoire VII le prescrivit par des décrets synodaux, des lettres et des envois de délégués. Reprenant les canons inopérants de deux conciles romains (1049 et 1059), une assemblée (mars 1074) interdit le mariage sacerdotal, ordonna aux prêtres mariés de renvoyer leurs femmes, interdit aux laïques d'assister à leurs offices. Plus tard, dans son encyclique de 1079, le pape défendit aux prêtres mariés d'entrer dans les églises (6).

Ces décrets furent vivement discutés. De nombreux prêtres allemands traitèrent Grégoire VII de fou et d'hérétique, infidèle à l'enseignement du Christ (Matth. 19, 11) et de l'apôtre Paul (l Cor. 7, 9). Les évêques furent très embarrassés, et le pape, doutant de leur zèle, ordonna aux ducs de Souabe et de Carinthie d'empêcher par la force les prêtres rebelles d'officier. Cet appel était grave. Les évêques Théodoric, de Verdun, et Henri, de Spire, lui reprochèrent avec raison d'avoir abaissé l'autorité épiscopale devant le pouvoir séculier (7). Grégoire VII triompha pourtant en Allemagne. Les prêtres mariés y furent bafoués, parfois torturés et exilés ; leurs femmes légitimes furent insultées et nombre d'entre elles périrent de faim ou de désespoir (7 bis). En Espagne, sous la pression de l'envoyé pontifical, le concile de Burgos (1080) prescrivit aux ecclésiastiques de renvoyer leurs femmes, mais l'ordre ne devait être exécuté qu'au XIIIe siècle, sous Alphonse le Sage, dont le code punit le mariage sacerdotal.

En France et en Angleterre, la résistance fut plus longue. Le synode de Paris (1074) déclara les décrets romains intolérables et déraisonnables (importabilia ideoque irrationabilia). Au synode agité de Poitiers (1078), le légal obtint qu'on menaçât les auditeurs d'un prêtre réfractaire, mais les évêques ne purent guère mettre ce canon en vigueur sans l'appui du bras séculier, et les mariages ecclésiastiques continuèrent.

Outre-Manche, Guillaume le Conquérant ne fit rien pour appliquer la réforme. Lanfranc, de Cantorbéry ne put empêcher le concile de Winchester (1076) d'autoriser les prêtres mariés à garder leurs femmes. Celui de Londres (1102), sous l'inspiration d'Anselme, ordonna le renvoi, mais sans prescrire de pénalités. Celles qu'édicta le second concile de Londres (1108) n'eurent d'autre effet que d'aggraver le désordre des moeurs dans le clergé. Tel fut le résultat général des rigueurs papales. « Dans les récits du Moyen Âge, observe Lea, abondent les preuves d'une licence effrénée » (p. 341).

Grégoire VII attaqua aussi la simonie, et il fit décréter des mesures sévères contre les clercs coupables, au synode romain de 1074. Mais il comprit vite qu'il fallait en détruire la source, le droit d'investiture (8). L'arracher aux laïques, qui en trafiquaient c'était à la fois venger la morale et sauver l'indépendance de l'Église et sa dignité.

Les difficultés de la lutte l'amenèrent à modifier ses vues sur l'autorité des princes. Dans ses premières bulles, il faisait appel à leur collaboration. Il ouvrit des négociations avec Michel VII, monté sur le trône de Byzance en 1073, pour qu'il l'aidât à rétablir « l'antique concorde entre l'Église romaine et sa fille l'Église de Constantinople ». Mais, même alors, il avait le sentiment profond que la direction des réformes appartenait à l'Église, représentée par le pape, successeur de saint Pierre et vicaire du Christ. Pour lui, l'Église était une théocratie fondée sur le modèle mosaïque et le droit canonique, Église invisible en même temps que visible, Royaume de Dieu en dehors duquel il n'y a pas de salut. Il invoquait les Fausses Décrétales et la Cité de Dieu de saint Augustin (9).

Ajoutons que, malgré l'humilité qu'il professait, il se faisait une idée très arrogante de l'autorité pontificale. Dans un recueil de trente-sept brèves propositions, intitulé Dictatus papae, conservé parmi ses lettres, on trouve ces affirmations outrecuidantes : « Le pape est le seul homme dont tous les prêtres doivent baiser les pieds... Il lui est permis de déposer les empereurs et de délier leurs sujets de leur serment de fidélité s'ils sont injustes. » De ces prémisses devait découler le mépris du pouvoir temporel.

Dans une lettre à Guillaume le Conquérant (8 mai 1080), Grégoire VII compara l'Église au soleil et l'État à la lune qui lui doit sa lumière. Il assimilait aussi la première à l'or et le second au plomb. Il disait que la dignité épiscopale est aussi élevée au-dessus de la dignité impériale que le ciel l'est au-dessus de la terre. Il insistait même sur l'impureté des origines de l'État, produit de la rapine et du meurtre sous l'action du diable (10), et sur le devoir de l'Église d'y restaurer l'égalité et la justice. « C'est l'orgueil humain, disait-il, qui a inventé le pouvoir des rois ; c'est la pitié divine qui a établi celui des évêques. »

Fort de ces convoitises ardentes, il blâma sévèrement Sigismond, roi de Hongrie, de s'être fait couronner par Henri IV, alors que le roi Étienne le Saint avait reçu un diadème béni par un pape. Il osa écrire à Guillaume le Conquérant qu'il devait sa nomination au Saint-Siège et le sommer de payer sans retard le denier de saint Pierre, double prétention à laquelle le souverain anglais répondit en déclarant qu'il voulait bien acquitter cette redevance, mais qu'il ne devait sa couronne qu'à Dieu et à son épée.




Vis-à-vis de la simonie, Grégoire VII fut intraitable. Il menaça Philippe 1er, roi de France, de mettre son pays à l'interdit s'il ne renonçait pas à cet abus. Au synode romain de février 1075, le droit d'investiture fut refusé à Henri IV et à tout laïque. À l'assemblée de novembre suivant, qui renouvela cette défense, le pape excommunia cinq conseillers de ce roi, coupables de simonie. Absorbé par la répression d'une révolte saxonne, Henri IV consentit à les renvoyer, mais, dès sa victoire, il les rappela. Le pape subit peu après un second affront. Dans la nuit de Noël 1075, un noble romain, Cencius, le fit prisonnier au moment où il officiait à Sainte-Marie Majeure, et l'enferma dans une tour, mais Grégoire VII, délivré par le peuple, eut l'énergie de reprendre sa messe au point même où il l'avait laissée.

Le roi allemand ayant désigné le diacre Tedald comme archevêque de Milan, alors que le poste avait déjà un titulaire agréé par Rome, le pape fit opposition à ce choix. La riposte ne se fit pas attendre. Un concile d'évêques et d'abbés, convoqués par Henri IV à Worms le 24 janvier 1076, et présidé par Siegfried, archevêque de Mayence, le déposa, sans même lui donner audience, comme coupable d'avoir livré l'Église aux laïques. Le roi annonça cette inique décision à Grégoire VII dans une lettre insolente, où il le traitait de « faux moine » venu au pouvoir « par flatterie et corruption ». Il concluait : « Moi Henri, roi par la grâce de Dieu, je te dis, avec mes évêques : Descends ! descends ! (descende, descende !) ». Un prêtre apporta cette lettre à Rome et la remit au milieu d'un synode en traitant le pape de « loup ravisseur » qui allait être remplacé par un vrai pape. Les prélats, indignés, s'apprêtaient à le percer de leurs épées, mais Grégoire rétablit le calme. Dès le lendemain (22 février), il excommunia le roi et le déposa, en relevant ses sujets de leur serment d'obéissance (11) Il excommunia aussi tous les évêques qui l'avaient déposé. Cette sentence hardie fit grande impression en Europe. Certains contestèrent le droit inouï que prenait le pape de déposer un souverain, mais la majorité le soutint, indignée de son injuste déposition. Ce prince, d'ailleurs, despotique, licencieux et insolent, était très discuté.

À la nouvelle de cette sentence, il entra dans une violente colère, et il convoqua contre Grégoire VII deux conciles, qui ne purent rien faire. Par contre, une diète réunie le 16 octobre à Tribur, château impérial près de Mayence, consacra le triomphe de Grégoire VII. Elle reconnut son droit de déposer les rois, et demanda à son rival de se soumettre et de se présenter à une diète qui devait se tenir à Augsbourg, le 2 février suivant, sous la présidence du souverain pontife. En attendant, on l'invitait à résider à Spire sans exercer la royauté. Se sentant abandonné, Henri IV dut céder.

Quelques jours avant Noël (1076), par un hiver extraordinairement rigoureux, il quitta Spire, accompagné par sa femme Bertha, princesse exquise, dont il se serait séparé en 1069 pour mener une vie déréglée, si le pape ne s'était opposé au divorce. Repris dans sa conscience, le souverain s'était attaché à celle qui fut son bon ange dans le malheur. Ils avaient avec eux leur jeune fils, Conrad. Après avoir franchi les Alpes avec beaucoup de peine, ils descendirent en Lombardie. Laissant sa femme et son fils à Reggio, Henri monta vers le château fort de Canossa, au sud de cette ville, propriété de la comtesse Mathilde de Toscane, fille du comte Boniface, où le pape s'était arrêté au cours de son voyage à Augsbourg. Arrivé au pied de cette citadelle le 21 janvier 1077, il fit connaître à Mathilde et à Hugues de Cluny sa volonté de soumission au pape. Mais ce dernier exigeait, pour l'absoudre, sa renonciation définitive à la couronne. Pour le fléchir, Henri IV dut se résigner à la plus sévère pénitence. Pendant trois jours (du 25 au 28 janvier), il resta dans la cour, tête découverte et pieds nus, frissonnant sous une grossière chemise de laine, frappant en vain à la porte d'entrée qui, depuis, s'est appelée « porte de la pénitence » (12). Le vieux pape, « dur comme un roc et froid comme la neige » (Schaff), refusait de le recevoir, malgré les supplications de Mathilde et de Hugues. Enfin, il y consentit. Il exigea du pénitent la promesse de se soumettre à ses décisions et de le protéger, lui et ses délégués, pendant leur voyage à Augsbourg. En attendant, ses fonctions royales devaient être suspendues (13).
Le roi fit la promesse. Deux évêques et quelques nobles jurèrent, sur des reliques, qu'il la tiendrait. Les assistants signèrent la déclaration écrite, qui existe encore. Alors la porte fut ouverte. Quel spectacle ! Un roi jeune et grand, de noble race, aux pieds d'un plébéien petit et corpulent, auquel il jetait ce cri pathétique : «Épargne-moi, saint Père, épargne-moi ! » Le pape, ému, écouta sa confession, le releva, lui donna l'absolution et la bénédiction apostolique, puis il le conduisit à la chapelle, où la messe fut célébrée. Il le reçut courtoisement à dîner et le congédia avec des avertissements paternels.

Canossa, dit un historien, « marque la plus profonde humiliation de l'État et la plus haute exaltation de l'Église romaine, mais le pape dépassa le but. Ses propres amis virent dans son attitude une cruauté tyrannique plutôt qu'une sévérité apostolique. Il devait être chassé de Rome par celui devant lequel il avait maintenu sa porte fermée » (Schaff, Histoire, vol. V, 1re partie, p. 57).

L'humiliation inouïe de Canossa ouvrit une ère de troubles. Après une longue hésitation, Grégoire VII prit une résolution téméraire. Au synode de Rome (mars 1080), il déposa Henri IV et reconnut son rival, Rodolphe de Souabe, qui avait été choisi par un groupe de nobles et d'évêques et couronné le 26 mars 1077, à Mayence, par l'archevêque Siegfried. Son adversaire répliqua en faisant élire à Brixen (Tyrol), par un concile d'une trentaine d'évêques (25 juin), l'antipape Guibert, archevêque excommunié de Ravenne, prélat d'un noble caractère, mais trop dominé par les simoniaques. Ce fut le signal d'une terrible guerre civile et religieuse.

Henri IV fuit vaincu, le 15 octobre, sur les bords de l'Elster, mais, rassuré par la mort de Rodolphe qui tomba dans cette bataille, il franchit les Alpes au printemps suivant, battit les troupes de Mathilde de Toscane, grande amie du pape, et apparut en mai aux portes de Rome. Dédaigneux du danger, Grégoire VII refusa de négocier, et le roi, trop faible pour entrer dans la ville sans la permission des citoyens, regagna l'Italie du Nord, mais il revint à deux reprises et finit par prendre Rome et Saint-Pierre (juin 1083). Son ennemi, retranché dans le château Saint-Ange, lança contre lui un nouvel anathème. Il y répondit en faisant introniser Guibert dans la cathédrale (28 juin), mais il quitta la ville avec l'antipape, en espérant un compromis. Déçu, il revint au printemps de 1084, et fit déposer Grégoire VII par un synode. Guibert fut consacré au Latran par deux évêques excommuniés, et Henri IV reçut de lui avec la reine Bertha, la couronne impériale à Saint-Pierre (31 mars). L'empereur et l'antipape s'éloignèrent ensuite de Rome.

Deux mois après, le chef normand Robert Guiscard, appelé par le captif, vint le libérer et le réinstalla au Vatican. Il y eut alors un pillage effroyable, qui amena les citoyens à maudire Guiscard et son protégé. Ce dernier, peu rassuré, jugea prudent de se retirer à Salerne. À la fin de 1084, il renouvela l'excommunication du roi et de l'antipape. Sa fin approchait, mais son esprit resta clair et ferme jusqu'au bout. Il recommanda, pour lui succéder, Désidérius (Didier), abbé du Mont-Cassin, et, à son défaut, Eudes, cardinal-archevêque d'Ostie, ancien prieur de Cluny (14). Il donna l'absolution à tous ses ennemis, sauf aux deux que l'on sait. Il mourut le 25 mai 1085, en prononçant ces paroles mémorables, qui montrent à quel point l'orgueil pontifical peut affaiblir dans une grande âme la conscience de ses torts : « J'ai aimé la justice et haï l'iniquité ; c'est pour cela que je meurs en exil » (15). Un évêque lui répliqua : « Tu ne peux pas mourir en exil, toi, vicaire de Christ, qui as reçu en héritage toutes les nations ! » Il fut enseveli à Salerne, dans l'église de Saint-Matthieu, où Jean de Procida devait élever, en 1578, sur la pierre tombale, une somptueuse chapelle avec une inscription très élogieuse (16). Avec lui disparaissait un grand pape, moral, énergique et courageux, d'un libéralisme qui le rendit clément pour Bérenger de Tours et hostile à la torture, mais, selon l'expression de François Guizot, « réformateur par la vole du despotisme », enivré d'orgueil, enclin à une dureté nullement évangélique (17), capable de mentir à l'occasion, comme le jour où il se servit de la compilation frauduleuse qu'Anselme de Lucques écrivit pour étayer ses extravagantes prétentions théocratiques.

Après sa mort, il y eut un interrègne papal d'un an. Désidérius, bibliophile et amateur d'art, qui avait fini par accepter le pontificat, fut assez vite remplacé par un Français, Eudes de Châtillon, qui prit le nom d'Urbain Il (12 mars 1088 - 29 juillet 1099). Tenu éloigné de Rome par la présence des partisans de l'antipape Clément Ill, il put y rentrer en 1089 avec l'appui des Normands. Imbu de l'esprit de son ami Grégoire VII, mais plus prudent, il acquit une grande autorité. Il flétrit l'inconduite de Philippe 1er, roi de France, qui avait répudié la reine, Berthe de Frise, dont la corpulence lui répugnait, et enlevé Bertrade de Montfort, femme de Foulque d'Anjou. Un concile tenu à Autun (1094), sous la présidence du légat Hugues, archevêque de Lyon, excommunia les deux coupables. Urbain Il confirma la sentence et jeta l'interdit sur de royaume (1097). Philippe s'obstina, mais sous Pascal Il il reçut l'absolution.

Continuant la guerre contre Henri IV, le pape encouragea la révolte de Conrad, son fils aîné, et il négocia un mariage disproportionné entre la vieille comtesse Mathilde et le jeune Guelfe, de Bavière, fils d'un grand ennemi de l'empereur. Cette union aboutit à un divorce (1095) et amena la création du parti guelfe (18), défenseur de la papauté et de la démocratie, qui devait soutenir une lutte acharnée contre le parti gibelin, dévoué à l'État. Urbain II, continuant les hostilités, humilia Henri IV au synode de Plaisance, en Lombardie (1095), où Adélaïde, sa seconde femme, vint raconter les turpitudes auxquelles son époux l'avait contrainte. Vers la fin de sa vie, il redevint maître absolu à Rome. Il est resté célèbre par son rôle dans la première croisade (1095).

Pascal Il (19), moine de Cluny, son successeur (1099-1118), acheva la déroute de l'empereur en soutenant contre lui son second fils, Henri V. Le malheureux père mourut dans la misère à Liège, en 1106. Son fils déposa ses restes comme il l'avait demandé, dans le sépulcre impérial à Spire, mais l'évêque Gebhard, son implacable ennemi, le fit exhumer, et le corps n'y fut replacé (en 1111) qu'après qu'Henri V eût certifié au pape que son père s'était repenti. Pascal Il dut payer cher sa politique belliqueuse. Le roi lui demanda le droit d'investiture sur toutes les Églises de l'Empire et son couronnement à Rome. Le pape consentit à la renonciation de l'Eglise aux « bénéfices » (concordat de Sutri), puis il se ravisa. Emprisonné, il dut signer un pacte provisoire (1111), reconnaissant au roi l'investiture par la crosse et l'anneau, mais il le fit rejeter un an plus tard, comme illégal (concile du Latran), et il approuva le synode de Vienne (en Dauphiné) qui l'avait annulé à son tour et avait mis Henri V hors de l'Eglise pour cause de trahison. Mais, menacé par l'empereur qui vint prendre Rome, Pascal Il s'enfuit à Bénévent (1117), pour mourir le 21 janvier suivant au château Saint-Ange. Après le court pontificat de Gélase II, abreuvé d'infortunes, Guy, archevêque de Vienne (20), devenu Calliste Il (1119-1124), renouvela contre Henri V la sentence d'excommunication, puis, cédant aux instances de la diète de Würzbourg (1121) qui réclamait la paix, il convoqua le grand concile de Worms, où fut signé le fameux concordat qui porte ce nom (23 septembre 1122). Ce fut un compromis (21) en accord avec la tradition française qui reconnaissait l'investiture temporelle, limitée aux biens ecclésiastiques. « Je remets à la sainte Eglise catholique, dit l'empereur, toute investiture par l'anneau et la crosse ; je lui rends les biens et les revenus du bienheureux Pierre, qui lui ont été enlevés depuis l'origine de ce conflit, [et je donne la vraie paix au seigneur Calixte et à l'Eglise. » Le pape dit de son côté : « Je te concède, bien-aimé fils Henri, que les élections des évêques et des abbés en Allemagne se feront en ta présence, sans simonie et sans violence ; que, en cas de désaccord, tu désigneras le candidat qui a les meilleurs droits. L'élu recevra de toi, par la délivrance d'un roseau ou d'un sceptre, les droits temporels attachés à son siège et il remplira envers toi les devoirs qui en découlent, à l'exception des sièges qui appartiennent à l'Eglise romaine. » II concluait : « Je te donne la vraie paix, à toi et à tes partisans. » Un baiser fraternel du cardinal-archevêque d'Ostie à l'empereur vint sceller ce pacte.

Malgré l'ambiguïté de cette investiture au second degré qui devait soulever des conflits, le Concordat de Worms fut bienfaisant. Il reçut l'approbation solennelle du 1er concile de Latran (IXe oecuménique), tenu du 18 mars au 6 avril 1123.

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(1) Bibliographie générale. - Migne, T. 139 et s. ; Mansi, archev. de Lucques (mort en 1769), Sacrorum conciliorum nova et amplissima Collectio, 31 vol., Florence et Venise, 1759 et s. (complétée depuis) ; Muratori (mort en 1750), Rerum italicarum Scriptores (500-1600), 25 vol.. Milan, 1723-1751 (complété depuis) ; Pertz (mort en 1870), Monumenta Germaniae historica, 50 vol., Hanovre, 1826 et suiv., et Rerum britannicarum Medii AEvi Scriptores appelé Rolls Series, 97 vol., Londres 1858-1891 (comprenant les oeuvres de William de Malmesbury, Roger de Vendover, Mathieu Paris, Robert Grossetête, etc.); Regesta Pontificum romanorum (de saint Pierre à Innocent III), éd. Jaffé, Berlin 1851 (rééditée et continuée) ; U. Chevalier, Répertoire des Sources historiques du M. A., Paris 1877-1886 ; Ranke, Weltgeschichte, jusqu'en 1453, neuf vol., Leipzig 1883-1888 ; Potthast, Bibliotheca historica Medii Evi, 2 vol., 2e éd., Berlin 1896 ; Gibbon, Decline and Fall of Rome, éd. Bury, 7 vol., Londres 1897-1900 ; Carl Mirbt, professeur à Strasbourg, Quellen zur Gesch. des Papsttums, 2e éd., Tubingue 1901 ; Döllinger-Friedrich, Dos Papsttum, Munich 1892 ; A. Denifle, Archives Héfelé, Conciles David Schaff, Histoire, vol. V, 1ère part.; Hayward, Papes ; Fliche, Chrétienté, L. III, ch. I-III, etc. 
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(2) Recueil de ses lettres (359) appelé registrum (Migne, T. 148), éd. Jaffé, Monumenta Gregoriana, Berlin 1885, avec addition de 51 lettres. - Biographies de Grégoire VII par le cardinal Pierre de Pise, Paul de Berneried (1128), Amalrie, Lambert, etc. (dans Muratori., ouvr. cité T. III). - Mignet, La lutte des Papes contre les Empereurs d'Allemagne, 1861 Villemain, Histoire de Grégoire VII, 2 vol., Paris 1873 0. Delarc, Saint Grégoire VII et la Réforme de l'Église au XII siècle, trois vol.. Paris 1889 ; Mirbt, Die Wahl Gregors VII, Marbourg 1892 ; Marvin Vincent, The Age of Hildebrand, New-York 1896. 
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(3) Voir, sur cette élection, trois lettres de Grégoire VIl (24 et 26 avril). 
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(4) Tel est l'aveu d'historiens catholiques : Héfélé, Kircheng, p, 339 ; Funk, Kircheng, p. 271. - Voir aussi Henry Lea, A histor. Sketch of sacerdotal Celibacy in the Christian Church, 2e éd., Boston 1884. 
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(5) Grégoire VII le dénonça (Registrum, II, 10). 
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(6) Il les flétrissait des noms d' « incontinents » (incontinentes) et de « concubinaires » (concubinati). 
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(7) Ce grief fut invoqué contre lui à Worms (1076). 
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(7 bis) Hauck, Kircheng. Deutschlands, 4 vol, Leipzig, (1837-1903), Cf. T. Ill, p. 780 et s. 
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(8) Elle se faisait par la remise à l'élit du bâton et de l'anneau (investitura per baculum et annulum), symboles de la direction spirituelle et du mariage mystique avec l'Église. 
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(9) Cf. Reuter, Augustinische Studien, Gotha 1887, p. 106-152. Pourtant Augustin faisait une distinction significative entre « le vrai corps de Christ » et « le corps mélangé de Christ », qui devait amener Zwingle à séparer l'Église invisible de l'Église visible. 
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(10) Lettre à Hermann, évêque de Metz. (15 mars 1081). 
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(11) Texte dans la Vita Gregorii de Berneried. 
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(12) Illic, laneis indutus, nudis pedibus, frigorosus, usque in diem tertium foris extra castellum cum suis hospitabatur (Berthold, Monumenta germanica, V, p. 289). Pendant les deux nuits, il put se mettre à l'abri. 
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(13) Ce dernier point est indiqué dans la lettre de Grégoire VII aux prélats et princes allemands : Ei communionem reddidi, non tamen in regno... instauravi (Ed. Jaffé, p. 402).
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(14) ils devinrent papes l'un et l'autre (Victor III et Urbain II). 
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(15) Dilexi justitiam et odi iniquitatem : propterea morior in exsilio (allusion au Ps. 45, 8).
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(16) Gregorovius, Die Grabmäler der Päpste, p. 49. 
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(17) Il se fit représenter en France par un légat cruel et redouté, Hugues de Die. 
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(18) Guelfe vient de Welf, nom de famille des ducs de Bavière, et Gibelin de Waiblingen, château de Conrad de Hohenstaufen en Souabe. Des Guelfes descendirent la maison de Brunswick et de Hanovre et la famille royale d'Angleterre à partir de Georges 1er (1714) (Ferrari, Guelfes et Gibelins, quatre vol., Paris 1858). 
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(19) Lettres de Pascal Il (Migne, T. 163) ; Schum, Die Politik Papst Paschalis II gegen Kaiser Henri V, Erfurt 1877.
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(20) Ul. Robert, Étude sur les Actes de Calixte II, Paris 1874; Bernheim, Zur Gesch. des Wormser Concordats, Goettingue, 1878 ; Hefele-Knöpfler, Belluaire et histoire de Calixte Il, Paris, 1891. 
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(21) Le texte du Concordatum Wormatiense ou Pactum Calixtinum est au Vatican (trad. dans Hefele-Knöpfler, Conciles).
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