Au VIe
siècle, l'histoire du christianisme en Gaule est dominée par un grand
événement politique la croissance un pouvoir des Francs (1).
Rappelons les grandes lignes de ce
progrès : la conquête par Clovis, à partir de 481, des régions situées
au nord de la Loire, ses victoires de Tolbiac (496), de Dijon (500) et
de Vouillé (507), la soumission des Burgondes en 534, l'annexion de la
Provence (536) après la chute de la monarchie de Théodoric,
l'établissement des fils de Clovis dans la vallée du Main et en
Thuringe. La marche en avant est arrêtée par leurs guerres
fratricides,
dont le principal épisode est la rivalité entre Brunehaut, femme de
Sigebert, roi des Francs de l'Est, et Frédégonde, épouse de Chilpéric,
roi des Francs du Nord. Leur prestige reprend avec Clotaire II, fils
de
ce dernier, roi unique de 613 à 629, et
avec son fils Dagobert (629-639), qui intervient en Espagne et à la
cour lombarde et impose sa suzeraineté aux Bavarois. Après lui, les
conflits recommencent, Austrasie, Neustrie, Bourgogne ont leur
administration séparée, dont chacune est dominée par un « maire du
palais ». Celui d'Austrasie, Pépin d'Herstal, vainqueur à Testry, près
de Péronne, de son rival de Neustrie, devient tout-puissant (687).
Mais, vers l'an 715, le royaume est menacé par les incursions ou les
soulèvements des Frisons, des Saxons, (le l'Aquitaine (indépendante).
Un fils bâtard de Pépin, Charles, qui reçut le surnom de Martel,
refoule tous ces ennemis, y compris les sarrasins venus d'Espagne. A
sa
mort (741), Pépin son fils, resté seul maire du palais après
l'abdication de son frère Carloman (747) et sacré roi en 751, fonde la
dynastie des Carlovingiens, ainsi appelée en souvenir de Charles
Martel.
Dans cette période troublée des Mérovingiens, la
vie intellectuelle fut languissante (2).
Dans les écoles épiscopales et
monastiques, on copie de moins en moins les oeuvres profanes.
L'éclipse
de l'hellénisme y entraîne celle de la philosophie et de la science,
étudiées surtout dans les résumés de Boèce. L'esprit scientifique est
paralysé par l'esprit mystique. Le bon latin, en usage encore dans les
familles cultivées et chez les clercs, cède la place, en général, au
latin vulgaire (3),
dont les défauts sont sensibles en particulier chez Grégoire de Tours.
« Au VIIe siècle, seul en Gaule, Didier, évêque de Cahors, a une
teinture des lettres antiques.
La langue du chroniqueur Frédégaire, celle des chartes, des
formulaires, des vies de saints, sont d'une barbarie comique » (F.
Lot,
p. 437). Des sept arts libéraux décrits par Martien Capella (De
Nuptiis
Philologioe et Mercurii, Ve siècle), on ne retient, dans les écoles,
que la grammaire et le chant. Quant à la théologie, elle est le simple
reflet de celle qui s'élabore en Orient au bruit des querelles. L'art
n'a rien de saillant. Les églises sont de dimensions médiocres, copies
affaiblies des modèles italiens. Plusieurs cathédrales sont simplement
bâties en bois. La sculpture est en veilleuse. « L'orfèvre est le seul
artiste véritable de l'ère mérovingienne » (F. Lot, p. 441). Les
peintures des manuscrits imitent gauchement l'antique, pourtant
l'ornementation des lettres, avec ses enroulements capricieux, dénote
un peu d'originalité.
Par contre, la vie religieuse est
active (4).
Elle se concentre dans l'évêque, sorte de souverain dans son diocèse
(parrochia), qui est une grande famille. Il administre, avec
l'archi-diacre, les biens de son Église. Il soutient les pauvres,
nourrit les prisonniers, rachète les captifs, s'occupe des hôpitaux et
même dés hôtelleries. Parfois, il exécute à ses frais des travaux
publics (5).
Il défend ses paroissiens contre le fisc et obtient des exemptions
d'impôts. Il rend la justice et protège les orphelins et les
incapables. Il assiste et surveille les comtes dans leur
administration. D'autre part, c'est le roi qui le nomme, l'élection
par
le clergé et le peuple n'étant plus guère que nominale. L'évêque,
s'incline, car il n'oublie pas que les Mérovingiens ont extirpé
l'arianisme, mais, au VIIe siècle, il commence à résister.
La dépendance spirituelle à l'égard
de Rome est réelle mais assez relâchée. Les conciles sont fréquents au
Ve siècle, mais ils s'occupent moins de doctrine que de discipline. À
partir du VIIe, ils s'espacent de plus en plus. Le clergé des villes
se
montre trop souvent cupide et ambitieux, et la vie religieuse tend à
se
réfugier dans les monastères. Malgré tout, le christianisme se répand.
Le paganisme est attaqué au centre de ses derniers bastions, dans le
bassin de l'Escaut et de la Meuse et dans le pays de Caux, par Valéry,
Ouen, Éloi, d'autres encore, et, à. la fin du VIIe siècle, il semble
avoir disparu. Pourtant, ce zèle est assez limité, et, au VIIIe,
l'Église devra faire appel, pour évangéliser, à des Scots (Irlandais)
et à des Anglo-Saxons. De plus, la piété est altérée par des
superstitions.
Le culte des saints (martyrs)
s'accentue (6).
On attend d'eux l'intercession auprès de Dieu et des avantages
matériels, Leur corps est censé protéger le pays où il est enseveli,
et
ses fragments sont des talismans qui passent pour guérir les maladies
et les infirmités. On attribue aux reliques de Marie le pouvoir de
faire des miracles (Grégoire de Tours, Hist. Franc. IX, 42).
Résumons à présent l'histoire du
christianisme dans les autres pays d'Occident.
En Espagne, les Églises furent
éprouvées, au Ve siècle, par les luttes des Barbares établis sur son
sol: Vandales, Suèves, Wisigoths, Hérules, etc. (7).
À partir de 475, il y eut une
accalmie d'un siècle, avec le partage du pays entre les Suèves et les
Wisigoths, jusqu'au jour (585)
où ces derniers chassèrent leurs rivaux, en attendant d'être vaincus
par les Arabes en 712.
Le trait saillant du christianisme
espagnol fut sa propagande contre l'arianisme des envahisseurs.
Sévère,
évêque de Malaga, batailla contre Vincent, son collègue arien de
Saragosse. Martin, archevêque de Braga, convertit Mir, roi des Suèves,
en 560. Il lui avait exposé, sur sa demande, dans sa Formule d'une Vie
honnête, les règles de la morale naturelle (8).
De son côté, Léandre, évêque de
Séville où Isidore devait lui succéder, ramenait les Wisigoths à
l'orthodoxie. Il prépara le grand concile de Tolède (mai 1599), où le
roi Reccarède abjura l'arianisme au nom de son peuple et en son nom.
Ce concile prit une grave décision
dogmatique qui devait soulever bien des discussions. S'inspirant d'une
suggestion d'Augustin, qui avait déclaré, dans son traité sur la
Trinité, que le Fils avait le pouvoir (donné par le Père) de faire «
procéder » de lui le Saint-Esprit, il fit au symbole de Nicée
(rédaction de 381) une addition que l'Église grecque devait rejeter.
Il
affirma que le Saint-Esprit procédait non seulement du Père mais du
Fils (filioque). Les résultats de la pensée trinitaire furent fixés
dans le symbole Quicumque (9),
appelé à tort « d'Athanase », rédigé
en Espagne ou en Afrique au IIIe siècle environ (d'après Chaponnière).
Il présente comme la fides catholica (foi universelle) (10),
qu'il faut accepter tout entière
sous peine de damnation éternelle, la croyance à l'unité de l'essence
divine et à, la trinité des personnes divines. « Le Père est Dieu, le
Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu » (art. 115 et 16). « Le Père
n'a été ni fait, ni créé, ni
engendré ; le Fils n'a été ni fait, ni créé, mais engendré par le Père
seul ; le Saint-Esprit n'a été ni créé, ni engendré par le Père et le
Fils mais il procède de l'un et de l'autre » (art. 20-22). « Les trois
personnes sont éternelles et égales entre elles » (art. 24).
En Angleterre, le christianisme, très affaibli au
Ve siècle par la persécution (voir p. 186), se releva vigoureusement à
la fin du suivant, sous l'action du pape Grégoire-le-Grand (11).
Encore simple moine, il avait
remarqué sur le marché aux esclaves à Rome, de jeunes Angles d'une
grande beauté. « Ce ne sont pas des Angles, dit-il, mais des anges ».
Il voulut se rendre dans leur pays pour l'évangéliser, mais il n'en
eut
pas le temps. Nommé pape en 590, il y envoya Augustin, prieur d'un
monastère de Rome, avec quarante missionnaires.
« Le moment était favorable. Des
relations commençaient à s'établir entre l'octarchie saxonne et le
royaume des Francs, déjà converti. Ethelbert, roi de Kent (I'État le
plus important), venait d'épouser Berthe, fille de Caribert, princesse
chrétienne... Débarqués en 597 dans l'île de Thanet, Augustin et ses
compagnons... reçurent l'autorisation de prêcher et de résider à
Cantorbéry... Là, leur genre de vie simple et austère, la mystérieuse
solennité de leur culte et leur crédit auprès de la reine, firent
impression sur les Saxons, qui reçurent le baptême au nombre de dix
mille » (12).
En 601, Grégoire nomma Augustin primat
d'Angleterre. Aidés par de nouveaux collaborateurs, les missionnaires
étendirent leur action.
Ils se trouvèrent en concurrence
avec les Églises celtiques, dites culdéennes (13),
fondées par les Scots, chrétiens
fervents d'Irlande.
Ces Églises formaient trois larges
groupes distincts : celui de la « verte Erin », où s'exerça l'activité
de Patrick, celui d'Écosse, où l'Irlandais Colomban, élève de Finnian,
abbé de Clonard. fonda en 563 le célèbre monastère d'lona, véritable
école de missions pour l'Écosse païenne et pour le continent pendant
plus de trois siècles (14).
Centre d'une, grande activité
intellectuelle, ce couvent fut l'un des derniers asiles du
christianisme indépendant de Rome. Ces moines culdéens devaient se
maintenir en Écosse jusqu'du XIIIe siècle, et ce n'est qu'a cette
époque qu'on les tint pour hérétiques. Le troisième groupe celtique
comprenait le pays de Galles avec la Bretagne française.
C'est là qu'on trouve le nom de
Gildas (Ve siècle), abbé du fameux monastère de Bangor, d'où devait
sortir Colomban. le futur fondateur de Luxeuil et de Bobbio (fin du
VIe
siècle). Chez les Culdéens, l'organisation ecclésiastique était
simple.
Les évêques étaient consacrés par de simples prêtres. Les moines ne
connaissaient ni les voeux perpétuels ni le célibat ; ils n'avaient
pas
la violence des hautains missionnaires de Rome, et leur indépendance
d'esprit était grande. Aussi le primat Augustin ne réussit-il guère à
soumettre ces populations aux usages romains et à sa propre autorité.
Le mariage, en 625, d'Ethelburge,
fille du roi de Kent, avec Edwin, souverain de Northumbrie, étendit le
champ d'action du catholicisme romain, en lui ouvrant
les
provinces entre l'Humber et le Forth (15).
Le royaume voisin d'East-Anglie (le
Norfolk et le Suffolk) se convertit aussi, et, en 634, le pape
Honorius
répartit l'Angleterre chrétienne entre deux primats, celui d'York et
celui de Cantorbery. En 636, ses missionnaires pénétrèrent dans le sud
de l'Irlande.
Après le meurtre d'Ewin, son
successeur Oswald, après avoir laissé les Scots recommencer leur
propagande intensive, favorisa de nouveau le catholicisme romain, et
les pays voisins l'imitèrent. Le primat Théodore, envoyé par un pape
en
669, réorganisa l'Église anglaise. L'Irlande, en 697, reconnut
l'autorité de Rome, et, avant la fin du VIIIe siècle, toutes les
Églises de Grande-Bretagne l'imitèrent, non sans conserver des traits
de leur physionomie primitive.
Les écoles furent prospères, celle
de Jarrow surtout, en Northumberland, illustrée par Bède, surnommé le
Vénérable (674-735), dont l'oeuvre. immense touchait à tous les
sujets,
depuis les rudiments de la grammaire et de la métrique latine jusqu'à
l'exégèse et à l'histoire ecclésiastique, sans excepter les sciences (16).
Venons-en à l'Italie, surtout à Rome. À
l'exception de la Lombardie, dont les Églises, d'abord ariennes puis
gagnées à l'orthodoxie au VIe siècle, restèrent nationales et
réfractaires aux ingérences pontificales, le christianisme italien se
condense dans la papauté, dont le prestige croit lentement mais avec
régularité. Retraçons en détail cette histoire si importante, sans nous
astreindre d'ailleurs à nommer
tous les papes qui furent insignifiants (17).
Malgré ses prétentions et ses
efforts, l'épiscopat romain n'avait pu réaliser, au Ve siècle, son
rêve
d'hégémonie universelle. Léon-le-Grand, malgré toutes ses qualités, y
avait échoué devant la politique des rois barbares. « Adeptes du
christianisme selon Arius ou ralliés à la foi catholique, ils ne
pouvaient admettre que le clergé leur échappât... Aussi avait-on vu se
constituer, au VIe siècle, en Gaule, en Espagne, en Afrique, des
Églises nationales, formant bloc derrière les souverains » (18).
Sans
renoncer à, aucune de ses revendications, la papauté dut se
contenter longtemps d'un rôle secondaire et même subir de cruelles
humiliations. Rappelons les faits.
Anastase 1er (398-401), successeur
de Sirice, ne s'est guère signalé que par sa condamnation des oeuvres.
d'Origène et de Rufin, leur traducteur. Innocent 1er s'honora par son
souci de la discipline, en Gaule surtout, et par l'appui qu'il prêta à
Jean Chrysostome persécuté. Ses successeurs, Zosime (417-418) et
Boniface 10' (10 avril 419-422) furent fort occupés par la doctrine de
Pélage, qu'ils condamnèrent. Célestin 1er (422-432) anathématisa
Nestorius dans un synode romain (430), puis, par l'entremise de ses
légats, au concile d'Éphèse, en 431. Sans nous arrêter à Léon-le-Grand
(440-461), dont le rôle considérable a été rappelé, mentionnons
Hilaire
(461-468), qui éleva de beaux oratoires à saint Jean de Latran, bâtit
des monastères et un hospice pour les pèlerins. Il fit décider dans un
synode (462) qu'un concile général se tiendrait chaque
année
sous la présidence de l'archevêque d'Arles, et que les questions
les plus ardues seraient renvoyées au jugement de Rome. Félix III
(483-492), issu de la grande famille des Anicii et aïeul de
Grégoire-le-Grand, est connu par son opposition à l'Hénotikon de
l'empereur byzantin Zénon (voir p. 204-205),
qui déchaîna un schisme de
trente-cinq ans.
Gélase 1er (492-496) fut un pape
important. Il organisa l'administration des biens pontificaux, et,
d'après le Liber, il sauva Rome de la famine. Il combattit avec
énergie
les superstitions païennes, toujours vivaces à Rome, en s'opposant au
rétablissement de la fête licencieuse des Lupercales. « Nul, dit
Bossuet, n'a parlé plus magnifiquement de la grandeur du siège sur
lequel les papes sont assis ». Dans une lettre à l'empereur Anastase,
Gélase s'écrie : « Sachez que le monde est régi par deux grandes
puissances, celle des Pontifes et celle des Rois, mais l'autorité des
pontifes est d'autant plus grande qu'ils doivent rendre compte à Dieu,
au jour du Jugement, de l'âme des Rois ». Il ajoutait : « Quand le
siège du bienheureux Pierre s'est prononcé, il n'est permis à personne
de juger son jugement ». Son successeur Anastase Il (496-498), esprit
conciliant, se rendit impopulaire auprès des intransigeants en
recevant
avec amitié Photin, vicaire de Salonique, partisan d'Acace, patriarche
de Constantinople, qui avait conseillé à Zénon de publier son « édit
d'union ». Symmaque (498-514), après l'échec de l'anti-pape Laurent,
sacré dans la basilique de sainte Marie Majeure par le parti hostile à
la prolongation du schisme, fut attaqué par ses ennemis, et il dut, en
accord avec Théodoric, convoquer un concile à Rome pour se justifier
(501). Une agression subite le contraignit à se barricader dans la
basilique de saint Pierre, et l'empêcha d'assister à l'assemblée. Il
fut néanmoins acquitté, grâce à l'intervention d'Ennodius, évêque de
Pavie. Il s'occupa surtout de constructions d'églises à Rome ; il
embellit saint Pierre et commença l'édification du Vatican.
Avec Hormisdas (514-523), le schisme
prit fin. Le patriarche de Constantinople signa le formulaire
(Iibellus
fidei) de ce pape, qui anathématisait Nestorius, Eutychès et Acace, et
il effaça des diptyques de l'Église le nom de ce dernier avec ceux des
empereurs Zénon et Anastase. Le pontificat de Jean 1er, son successeur
(523-526) fut court et orageux. Théodoric, qui l'avait envoyé en
mission à Constantinople, pour obtenir de Justin 1er le retrait de son
édit qui ôtait à ses sujets ariens l'usage de leurs églises et leurs
droits civils, fut mécontent de voir qu'il n'avait pas demandé pour
les
ariens convertis le droit de revenir à leur foi. Compromis dans le
complot dont nous avons déjà, parlé (p. 182), Jean fut jeté en prison,
et il y mourut. Sous le prêtre Mercure, devenu pape sous le nom de
Jean
II (532-535), on relève un signe intéressant de l'influence exercée
sur
l'art romain par le style byzantin qui, aux VIe et vue siècles,
suscita
la construction à, Rome de deux églises en forme de rotonde, celles de
saint Théodore et de sainte Anastasie (Résurrection). Jean Il fit
décorer le choeur de saint Clément avec des colonnes ornées de lacis
de
pierre, aux chapiteaux, en forme de corbeilles ajourées (19).
Silvère (536-5,37) eut un sort très
douloureux. Il fut déporté dans le Pont, où il devait mourir, pour
avoir refusé de reconnaître un monophysite comme patriarche de
Constantinople. Vigile (537-555) connut lui aussi la disgrâce. Il
avait
savouré tout d'abord l'ivresse du triomphe. Quand le trouble causé en
Italie par le général ostrogoth Totila se fut dissipé, Justinien
accrut, dans sa célèbre Pragmatique Sanction (554), les prérogatives
temporelles du pontife romain. Ce dernier fut chargé, avec trois
citoyens, de toutes les affaires
municipales, et il eut une part dans la nomination et la surveillance
des régisseurs de provinces. Mais plus tard, s'étant refusé à,
souscrire à la condamnation portée par l'empereur contre les « trois
chapitres» (voir page 262), il dut partir en exil. Quand il eut cédé,
il fut autorisé à regagner son diocèse, mais il mourut en Sicile.
Sur les papes suivants pesèrent, à
partir de 568, la menace ou la tyrannie lombarde. Cette crise
redoutable les amena à rechercher l'assistance politique et militaire
des Francs. Vers 580, Pélage Il (578-590) écrivait à J'évêque
d'Auxerre
que « les Francs, en tant qu'orthodoxes, avaient de Dieu l'obligation
de défendre Rome et toute l'Italie contre la funeste race des Lombards
». Plus tard, devant leur abstention, il se tourna vers
Constantinople,
et, par son nonce, Grégoire, il obtint quelque secours.
Insistons à présent sur le pape
Grégoire le Grand (590-604) (20).
Ancien préteur devenu ascète, il
avait fondé sept monastères. Ordonné diacre, puis envoyé, en 578, en
qualité d'apocrisiaire (nonce) à la cour de Constantinople, il fut
appelé, en 590, par le choix unanime du sénat, du clergé et du peuple,
à remplacer Pélage II, et il dut céder. Il fut un très grand pape. «
Sans parler de sa sollicitude continuelle pour maintenir la foi en
Occident, y combattre les hérésies, y ramener à l'unité les évêques
schismatiques de l'Istrie, y faire fleurir la discipline
ecclésiastique, le pape réforme la prière, et réorganise le chant
liturgique (21),
il assiste les pauvres, remédie aux maux de la famine et de la, peste,
et s'efforce, d'éloigner de Rome et des possessions impériales la
menace des Lombards (22).
Par
ses soins, Augustin et ses moines vont évangéliser l'Angleterre. En
Orient, il entretient des rapports d'amitié avec le patriarche Euloge,
d'Alexandrie, et s'unit à lui pour lutter contre les hérésies
monophysite et nestorienne... Il s'oppose, avec plus d'éclat encore,
aux prétentions du patriarche de Constantinople, Jean le Jeûneur, qui
s'attribuait le titre de patriarche oecuménique (23)...
Quand il mourut, le 12 mars 604,
ou put lui rendre le témoignage d'avoir été le pasteur accompli dont
il
a tracé dans son Pastoral le portrait idéal... La qualité
intellectuelle qui domine en lui parait être un bon sens pratique
poussé jusqu'au génie (24). Moins
théologien que saint Léon,
il possède éminemment, comme lui, l'art de gouverner : c'est un
Romain,
un esprit modéré qui ne tente pas l'impossible. Il veille avec un soin
jaloux à la pureté de la foi, mais il ne veut pas que l'on taxe
d'hérésies de simples imprudences de paroles ou de pestes ; avant de
condamner ou de punir, il avertit et il exhorte... Ajoutons à cela un
grand amour de la justice qui lui fait prendre, en cas de nécessité,
les intérêts des Juifs et des hérétiques ; une puissance surprenante
de
travail dans un corps ruiné par la souffrance et la maladie ; un zèle
ardent, non seulement pour les âmes, mais pour sa sanctification
personnelle, » (25).
Mentionnons encore Boniface III
(607), qui obtint de l'empereur la reconnaissance du siège romain
comme
« la tête de toutes les Églises, à l'encontre de celui
de
Constantinople » ; Boniface IV, qui consacra à Marie le Panthéon
d'Agrippa (26);
Honorius 1er (625-638), qui, invité à condamner les monothélites, s'y
refusa, en écrivant avec un grand bon sens à Serge, de Constantinople
:
« Nous confessons une seule volonté (dans le Christ) ; s'il est à
propos de concevoir une ou deux énergies, c'est une question oiseuse
que nous laissons aux grammairiens ». Ses successeurs, Séverin et Jean
IV, anathématisèrent au contraire l'Ekthésis d'Héraclius. Martin 1er
(649-654), qui avait condamné lui aussi le monothélisme, mourut en
exil. Le règlement de cette épineuse question fut fait par Agathon
(678-681), pontife sicilien, d'humeur souriante. Sous son inspiration,
on s'en souvient, le concile de Constantinople (680) proclama « les
deux volontés naturelles » du Christ.
Avec Serge 1er (678-701), on
constate l'agrandissement du pouvoir papal aux dépens de celui de
l'empereur. « De tout l'Orient byzantin, dit Charles Diehl, des villes
d'Italie et de l'Afrique même, les populations sollicitent la
protection de l'évêque de Rome ». Serge osa résister aux décisions
d'un
concile réuni en 692 par l'autocrate Justinien II. L'exarque de
Ravenne
étant venu l'arrêter, le peuple l'en empêcha. L'empereur dut révoquer
ces décrets et engager avec la papauté des négociations, qui
d'ailleurs, n'aboutissent pas.
Grégoire II (715-731) maintint des
rapports amicaux avec le roi des Lombards et avec l'empereur Léon
l'Isaurien, jusqu'au jour où ce dernier lui ordonna de faire
disparaître toutes les images des églises de Rome. Le pape refusa, et
il eut l'appui de l'Italie, même celui des troupes impériales et des
Lombards. Ce fut lui qui sacra Boniface évêque de Germanie, et ce fut
sous son pontificat que l'abbaye du Mont-Cassin, détruite par les
invasions, fut relevée de ses ruines. Sous Grégoire Ill (731-741)
s'accentua la tendance du siège
romain à chercher du secours auprès des Francs. En 739, ce pape fit
remettre à, Charles Martel les clefs du tombeau des apôtres, mais le
vainqueur de Poitiers ne put alors se décider à une alliance. Les
temps
approchaient, d'ailleurs, où elle devait apparaître comme une
nécessité.
Terminons cette longue revue du
christianisme occidental en indiquant ses progrès en Germanie au VIIIe
siècle (27).
Ils sont liés au nom de Boniface.
Celui qui a été le grand apôtre de
ce pays y fut précédé par Wilfrith, d'York, qui, en 678, évangélisa la
Frise, bientôt suivi par Willibrord, chargé par le pape d'y organiser
l'Église (696). Vingt ans plus tard, Winfrith, plus connu sous le nom
romain de Boniface, peu savant mais énergique et bon organisateur, se
consacra lui aussi à la Frise, puis aux régions voisines. Il venait du
couvent d'Exeter, où il avait étudié à fond la règle de saint Benoît.
Après un premier échec, il alla voir le pape Grégoire II, qui le
nomma,
son légat, en 719, et devait le sacrer, en 723, évêque pour la
Germanie. Dans la Hesse (28), «
il frappa un grand coup, dit
l'historien Paumier, en abattant, avec ses disciples, un chêne
gigantesque consacré à Odin». En Thuringe, il fonda, de 724 à 727, le
couvent d'Ohrdruf, et il appela à son aide des moines, entre autres
Lull, et des religieuses parmi lesquelles Lioba. Nommé par Grégoire
Ill
archevêque pour l'Allemagne entière (732), Boniface s'appliqua, en
serviteur passionné du Saint-Siège, à organiser l'Église. En Bavière,
déjà évangélisée, il brisa l'indépendance des paroisses en les
soumettant à l'autorité absolue du pape. Il fonda plusieurs évêchés et
de nombreux couvents. Vers 740, il fut appelé par Pépin et Carloman,
qui avaient reçu une pieuse éducation au monastère de saint Denis,
pour
rétablir la discipline dans le clergé franc, trop adonné à la chasse
et
aux banquets (29).
Sous son inspiration, trois synodes édictèrent de nombreux canons et
rattachèrent étroitement les Églises du pays à la papauté. On le
retrouve à Mayence, où il exerça les fonctions d'archevêque et où son
fidèle disciple Lull le remplaça. Surpris le 5 juin 735 par une horde
païenne, il fut tué avec quarante de ses compagnons.
Nous ne quitterons pas l'Église, d'Occident sans
attirer l'attention sur l'idéal moral qu'elle a prêché, torche fumeuse
sans doute mais dont l'éclat parfois vif a guidé les âmes et, à
l'occasion, tenir en respect les Barbares. Malgré, les déchets de sa
piété trop superstitieuse et le laisser-aller de nombre de ses membres
et même de ses prêtres, elle a été une grande puissance morale qui,
dans ces siècles d'anarchie, a préparé, par la réforme des moeurs, la
construction d'un nouvel édifice politique et social en Occident. Tel
fut le rôle des évêques et celui des moines. Leur idéal ascétique,
malgré les graves critiques qu'il mérite, a été une réaction, brutale
sans doute mais utile, contre le relâchement général, et il n'a pas
été
sans portée sociale puisqu'il a poussé à la bienfaisance et à
l'évangélisation.
Le plus grand des moines d'Occident
fut saint Benoît (480-543).
Jeune patricien de la grande famille
des Anicii, né à Nursie, en Sabine (Italie), dès l'âge de quatorze
ans,
il se réfugia sur les frontières de sa province, dans le massif
montagneux où l'Anio creuse la gorge sauvage
de Subiaco (30).
Il y passa trois ans dans une tanière, nourri par le moine Romain qui,
chaque jour, lui tendait un pain au bout d'une corde. Il s'y
mortifiait, se roulant dans les épines pour dompter ses passions.
Assiégé par des disciples, il fut amené à fonder douze monastères. On
y
voyait des patriciens, et parmi eux Maur, son compagnon préféré qui
devait devenir célèbre. Après un séjour de trente-cinq ans à Subiaco,
Benoît, écoeuré par les manoeuvres d'un prêtre voisin qui le
jalousait,
laissa ces couvents avec des supérieurs pour les diriger, et il partit
avec quelques compagnons. Aux confins de la Campanie et du Samnium, il
s'arrêta sur, une cime isolée, vaste et arrondie, le Mont Cassin.
C'est
là qu'il fonda la capitale de son Ordre monastique. Sur les débris
d'un
vieux temple d'Apollon qu'il avait fait abattre par les gens du lieu,
jusqu'alors païens, s'éleva le monastère fameux qu'il devait habiter
quatorze ans, de 529 à 543.
Sa vie, dit Montalembert « y fut
plutôt celle d'un missionnaire et d'un apôtre que d'un solitaire ». Il
évangélisait, en effet, la région voisine, guérissait ou soignait ses
possédés et ses malades, lui distribuait les provisions que les riches
lui envoyaient. Il lui arriva de la Protéger contre les Goths. Un jour
il résista à, l'un d'entre eux, le farouche Galla, et son regard lé
terrassa. En 542, Totila, vainqueur à Faenza de l'armée byzantine,
vint
le visiter. Benoît l'attendit assis, et, quand il le vit prosterné
devant lui, il l'exhorta à cesser ses iniquités et lui prédit un règne
de neuf ans et sa mort au cours de la dixième année. Le Barbare fut
touché et se montra généreux dans la suite. Benoît mourut le 21 mars
543, survivant de peu à sa soeur jumelle, Scolastique, fondatrice d'un
monastère de femmes dans le voisinage. Trois jours après leur dernière
entrevue dans un hameau où ils ne se rencontraient
qu'une fois par an, il crut voir l'âme de la sainte entrer dans le
ciel
sous la forme d'une colombe. Comprenant qu'elle n'était plus, il
envoya
chercher son corps et le fit inhumer dans la tombe qu'il s'était
préparée. Il l'y rejoignit quarante jours après.
Ce qui a fait la gloire de saint
Benoît, c'est d'avoir établi une discipline à la fois stricte et
rationnelle. Il l'a exposée dans une Règle en 73 articles, d'un style
tissez rude, -« la première, dit Montalembert, qui ait été écrite en
Occident et pour l'occident » (31).
Elle comprend neuf chapitres sur
les devoirs généraux de l'abbé et des religieux ; treize sur les
offices divins, vingt-neuf sur la discipline, dix sur l'administration
du monastère, douze sur des sujets divers (réception des hôtes,
conduite des frères en voyage, etc.).
Ce qui caractérise cette règle,
c'est l'obéissance et le travail. L'obéissance doit être passive et
absolue à l'égard de l'abbé directeur qui, d'ailleurs, devra consulter
le chapitre (assemblée des moines). Les religieux renoncent à la
propriété individuelle, les dons qu'ils reçoivent de leurs familles
passant à la communauté ; ils gardent un silence presque continuel,
couchent dans un dortoir commun, se servent à table les uns les autres
; ils portent une tunique grossière avec une « coule » (cuculla),
vaste
manteau, avec capuchon, pour les offices du choeur, ou un « scapulaire
» (deux pièces d'étoffe réunies autour du cou, avec capuchon) pour le
travail ; ils sont soumis aux pénitences publiques et même aux
corrections corporelles. Leur travail, manuel et littéraire, est réglé
comme dans un atelier pénitentiaire. Tout en célébrant les louanges de
Dieu sept fois par jour, ils doivent consacrer deux heures à la
lecture
et sept au travail des mains.
L'essor de l'ordre de saint Benoît
fut rapide et considérable (32).
Ses couvents se multiplièrent.
Nommons en France Glanfeuil d'Anjou, fondé par Maur ; le Bec en
Normandie, d'où devaient sortir Lanfranc et Anselme ; Corbie, centre
intellectuel aux VIIe et VIIIe siècles ; saint Denis, saint Germain
des
Prés et plus tard Cluny, en Bourgogne, monastère modèle bâti en 910
par
un duc (33).
Indiquons encore, en Suisse, Einsiedeln (907), et, en Allemagne,
Fulda,
sur la rivière de ce nom dans la Hesse, fondé au VIIIe siècle par le
Bavarois Sturm, qui y déposa les restes de Boniface, son maître. Il
devait être illustré, au siècle suivant, par le savant Raban Maur, qui
fit de cette école un foyer de science et de piété.
Signalons encore, sans prétendre
être complet, d'autres fondations célèbres de la période qui nous
occupe : l'abbaye de saint Germain d'Auxerre, les monastères
d'Arverne,
en Auvergne (vers 525), de Condat (Saint-Claude), d'Agaune
(Saint-Maurice) dans le Valais, métropole monastique du royaume de
Bourgogne, et surtout celui que bâtit à Faviana (Poeschlarn), sur les
bords du Danube, l'apôtre des Bavarois, Séverin (dcd. 482),
remarquable
par son courage, son zèle ascétique, sa bienfaisance et son humilité.
Il fut le conseiller du gouverneur de Faviana, et il força le respect
de chefs barbares (34).
Insistons enfin sur un autre grand
moine, l'Irlandais Colomban (543-615).
Élevé dans le monastère de Bangor,
qui contenait près de trois mille religieux, il partit avec douze compagnons
et évangélisa la Gaule avec
succès (35).
Gontran, roi de Bourgogne, lui ayant permis de fonder ut, monastère
dans les régions désertiques de la Haute-Saône il en éleva un à
Luxeuil, avec le concours de nombreux disciples dont il dirigeait,
avec
une sévère discipline, les travaux de défrichement et de construction.
Ils bâtirent ensuite, à, Remiremont, Laon, Jumièges et ailleurs,
d'autres couvents qui devinrent des centres de culture. Haï par
Brunehaut, dont il avait censuré le petit-fils, Thierry II, coupable
d'adultère, il fut saisi dans sa cellule et condamné, à l'exil. Mais
le
navire qui devait le transporter en Irlande étant resté à sec à
l'embouchure de la Loire, Colomban put s'échapper et parvenir jusqu'au
Rhin. Désireux d'évangéliser l'Alemannie, encore païenne, il se fixa à
Bregentz, sur le lac de Constance, abattant les idoles avec un de ses
disciples, Gall, moine irlandais. Devant une nouvelle menace de
Brunehaut, il gagna l'Italie, où il fut bien accueilli par un roi
lombard, arien tolérant. Il construisit à Bobbio, dans une gorge
retirée des Apennins, un monastère qui fut là la fois une citadelle de
l'orthodoxie contre l'arianisme et un centre de culture, avec une
bibliothèque riche en manuscrits sacrés et profanes. Colomban était,
en
effet, un lettré nourri de souvenirs classiques. Esprit très
indépendant, il osa engager une vive polémique contre le pape Boniface
IV a cause de son attitude dans le conflit des « trois chapitres ». Il
mourut à Bobbio en 615.
Quant à Gall, moins préoccupé que
son maître de couvrir l'Europe, centrale de couvents et désireux
surtout d'évangéliser la Suisse encore païenne, il passa dans ce pays
et commença par y fonder, dans un lieu sauvage, un monastère qui reçut
le nom de saint-Gall, et autour duquel il défricha des forêts et
construisit des routes. La bibliothèque qu'il y créa fut une des
plus riches du Moyen-Age, et,
parmi les disciples qu'il forma plusieurs furent appelés à des sièges
épiscopaux en Suisse, en Souabe et en Thuringe. Othmar, premier abbé
de
saint Gall, continua l'oeuvre du maître, mais, victime de la jalousie
de l'évêque de Constance, il fut arraché 'à son couvent et mourut en
exil. En 746, l'Alemannie ayant passé au pouvoir des Francs, la règle
de saint Benoît fut substituée, dans l'abbaye, à celle de Colomban.
Saint Gall se distingua par ses Chroniques et par son indépendance en
face de la tradition.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |