Le
christianisme oriental, au Ve siècle, s'est concentré, pour ainsi
dire,
dans quelques personnalités ecclésiastiques, dont l'activité s'est
exercée, en général, à Constantinople
La première, en ancienneté et en
importance, est Jean Chrysostome (1).
Nommé par surprise évêque de cette
métropole, il y fut consacré le 26 février 398 par Théophile,
patriarche d'Alexandrie. Il se mit à l'oeuvre avec toute son éloquence
et toute sa conscience. Il prêchait à Sainte-Sophie, au centre de la
ville, à la Résurrection (Anastasie), à Sainte-Irène ou dans quelque
chapelle rustique (2).
Mais il s'occupa surtout de réformer les abus. Réagissant contre le
faste des prêtres, que son prédécesseur Nectaire, évêque grand
seigneur, avait toléré ou encouragé, il vendit les objets de luxe de
la
maison épiscopale, et mena, selon le mot de ses ennemis (3),
« une vie de cyclope ». Il décida une veuve très
riche, Olympias,
à refuser ses largesses aux gens d'Église indiscrets. Il entreprit de
tourner à une activité utile les moines fainéants. Il combattit avec
énergie la cohabitation des ecclésiastiques avec des femmes autres que
leurs mères, leurs soeurs ou leurs tantes, et il écrivit, dans ce but,
deux traités ou l'ironie se mêlait à la hardiesse des descriptions (4).
Il
entra en lutte, parfois avec rudesse, contre certains hérétiques.
Ainsi, il opposa des processions orthodoxes à celles que les ariens,
privés de leurs églises par Théodose, faisaient à Constantinople en se
rendant aux réunions, qu'ils tenaient à la campagne, et il en résulta
des rixes très regrettables. L'ardent réformateur fit aussi une oeuvre
positive. Il créa des hôpitaux et des maisons de retraite, Il prit à
coeur l'évangélisation des paysans de Thrace, encore trop attachés au
paganisme et il ramena à la foi nicéenne un certain nombre de Goths de
la région, en leur donnant des églises et en recrutant un clergé dans
leurs rangs.
Cette énergie purificatrice,
succédant à la nonchalance de Nectaire, ne pouvait manquer de dresser
contre le prophète une ligne de mécontents, d'autant plus hostile
qu'il
s'aigrissait davantage.
Un premier conflit le mit aux prises
avec Eutrope. Il blâma en chaire la cupidité malhonnête du ministre,
et
il osa même lui faire des remontrances. Lorsque l'eunuque, enivré de
sa
puissance, sollicita et obtint du faible Arcadius l'abolition du droit
d'asile que les églises avaient hérité des temples païens, Chrysostome
protesta. On sait que, par une étrange ironie, l'eunuque, tombé peu
après du pouvoir et vivement poursuivi, se hâta de se réfugier dans
une
église de la capitale, au pied d'une colonne qu'il tenait embrassée. À
cette occasion, le grand évêque, dans un
discours célèbre, en petites phrases courtes, semées d'interrogations
et de métaphores à la façon asiatique, commenta, à l'usage du proscrit
et en sa présence, avec une rudesse qui fut critiquée mais qui n'était
pas imméritée, le cri mélancolique de l'Ecclésiaste : « Vanité des
vanités, tout est vanité ! ». Il terminait, d'ailleurs, son homélie en
invitant la foule à faire appel à la clémence de l'empereur (5).
Une absence de Jean, parti pour
Éphèse (fin de 401), où un synode jugea six évêques, coupables de
simonie, et donna un successeur au métropolitain de la ville
discrédité
et d'ailleurs décédé, offrit à, ses ennemis l'occasion de hâter sa
disgrâce. Cette ligue (6) comptait
des ecclésiastiques jaloux
et irrités, en particulier, Sévérien, évêque de Gabala (Syrie), fort
intrigant, et surtout Théophile d'Alexandrie, prélat dévoré par
l'ambition et la vengeance, qui ne lui pardonnait pas d'avoir
supplanté, sur le siège de Constantinople, le prêtre Isidore qu'il
s'était flatté d'y faire placer. Jean avait aussi contre lui les
femmes, qu'il avait critiquées, et à leur tête l'impératrice (7),
cupide
et irritable, à laquelle il avait adressé des reproches pour
avoir ravi un domaine a son possesseur.
Au début de l'an 403, Théophile,
accusé de brutalités à l'égard de quatre moines égyptiens suspects
d'origénisme, qui étaient venus se réfugier auprès de Jean, fut cité
devant un synode convoqué à Chalcédoine, ville de Bithynie en face de
Constantinople, dans un domaine appelé le Chêne. Mais, devenu
accusateur, avec la complicité d'un certain nombre d'évêques
mécontents, il produisit une longue liste de griefs contre son ennemi.
Ce dernier fut déposé pour de prétendues infractions à la discipline ecclésiastique,
avec des considérants
qui signalaient l'empereur certains griefs de lèse-majesté.
Il fut enlevé de nuit et embarqué,
au milieu des protestations du peuple qui l'aimait à cause de sa
simplicité et de ses campagnes en faveur de la justice, Mais son exil
fut court. Un événement, resté mystérieux (8),
effraya Eudoxie. Elle écrivit à Jean
une lettre de repentir et le fit rappeler. Des vaisseaux cinglèrent à
sa rencontre sur le Bosphore. Contraint par la foule de remonter en
chaire, Jean félicita ses fidèles de leur courage. « J'ai grande joie,
disait-il, que vous ayez vaincu, et vaincu sans moi », et il prononça
des paroles de réconciliation. Il reprit sa charge sans être
réhabilité, violant sur ce point les canons du concile d'Antioche
(341).
La paix ne dura que deux mois. À l'automne de 403,
il se brouilla de nouveau avec Eudoxie. Il avait blâmé, en effet, le
caractère païen des fêtes données à propos de l'érection de sa statue
en argent sur la grande place de Constantinople, en face de la
cathédrale. D'après Socrate (VI, 18), il l'avait fait avec son
intempérance de langage coutumière, comparant l'impératrice à Hérodias
désireuse « d'obtenir la tête de Jean sur un plateau » (9).
Un second concile, tenu à
Constantinople, sous l'inspiration de Théophile, le déposa pour avoir
repris illégalement possession de sa charge, et pressa l'empereur
de le bannir avant les
fêtes de Pâques (404). Jean partit avec une, escorte de soldats, qui,
dit-il lui-même (ép. X), l'entourèrent d'égards. On l'envoyait dans la
bourgade de Cucuse, à la frontière de la petite Arménie. La région
étant infestée de brigands, il fut dirigé sur une forteresse voisine,
à
Arabissos (ép. VI-IX). Du fond de son exil, il écrivit à des évêques,
des prêtres, des moines, des femmes de haut rang (10)
dont l'une, la diaconesse Olympias,
reçut de lui dix-sept lettres où il racontait ses souffrances et
s'appliquait à la réconforter. Il surveillait aussi, en les
encourageant, les missions qu'il avait fondées en Perse, en Arabie, et
en Phénicie, où il avait aidé, Porphyre, évêque de Gaza.
Ces messages, pleins d'éloquence et
de vaillance, se détachent ceux qu'il adressa à Innocent 1er, « évêque
de Rome ». Dans le premier, postérieur de lieu à sa disgrâce, il lui
racontait ses tribulations et le suppliait d'intervenir en sa faveur.
Innocent décida Honorius à écrire à son frère une lettre de
protestation, mais le souverain n'obtint pas de réponse. Le noble et
infortuné banni remercia son collègue de Rome, et il reçut de lui une
lettre fraternelle, qui l'appelait « pasteur de tant de peuples », et
le réconfortait en lui rappelant qu'une bonne conscience est une
grande
consolation (11).
Les ennemis de Chrysostome,
mécontents do la popularité qu'il gardait à Constantinople, où une
petite église de ses fidèles (les Johannites) s'étaient constituée, en
dehors de son successeur Atticus, le firent reléguer dans un lieu
désert, sur les bords du Pont-Euxin. Forcé de faire à pied de longues
marches, tête nue sous le soleil, l'illustre vieillard, dont le corps
n'était plus depuis longtemps, selon son expression, qu'« un petit
corps d'araignée », périt d'épuisement auprès
du tombeau d'un saint, le 14 septembre 407, après avoir communié et
dit
: « Gloire à Dieu pour tout ! » (Palladius, Dialogue, 11).
Le schisme des Johannites dura une
trentaine d'années. Pendant ce temps, la réhabilitation du
prédicateur-martyr se fit peu à peu. Atticus dut rétablir son nom sur
les diptyques de l'Église. En 438, ses restes furent ramenés en grande
pompe à Constantinople, et déposés dans l'église des Apôtres par le
fils même d'Eudoxie, Théodose Il (Théodoret, V, 36).
Jean Chrysostome avait la taille
petite, la tête chauve, le front ridé, le corps affaibli par une grave
maladie d'estomac qui l'avait décidé à, manger seul. Mais il avait le
regard perçant et une grande autorité. « Il est, dit Villemain, le
plus
beau génie de la société entée sur l'ancien monde. Il est, par
excellence, le Grec devenu chrétien ». Son oeuvre littéraire a été
considérable. Outre les ouvrages déjà mentionnés, il composa des
homélies exégétiques, des sermons pour les fêtes chrétiennes, des
panégyriques de saints (l'apôtre Paul surtout), des ouvrages
apologétiques, dont un contre Julien l'Apostat. Chrysostome n'a pas
été
un théologien ; il s'est borné à défendre la foi de Nicée, et il n'a
point pris part aux controverses christologiques. Sa gloire a consisté
à être à la fois le plus éloquent et le plus fervent des moralistes.
Il
a pris au sérieux, comme son Maître, tout l'idéal chrétien, mais la
mesure lui a manqué, et c'est pour cela que son oeuvre a été tronquée.
Malgré tout, il reste le plus grand « chrétien social » de son temps.
Venons-en à un groupe d'évêques qu'il faut
rapprocher parce qu'ils furent mêlés à un grand conflit dogmatique,
celui du Nestorianisme. Nestorius (12),
moine
du couvent d'Euprépius, près d'Antioche, puis presbytre de cette
ville, dut à sa réputation d'éloquence l'honneur d'être appelé par
Théodose Il au siège de Constantinople (428). Il s'y heurta bientôt à
un problème théologique qu'avait soulevé l'intempérance dogmatique du
siècle précédent, et qui n'avait pas encore reçu la solution
officielle
des conciles : le mode d'union, en Christ, de la nature divine et de
la
nature humaine, de façon à constituer une seule personne. L'École
d'Alexandrie, fidèle à la pensée d'Athanase, enseignait que les «
propriétés particulières » ou « idiomates » (grec : idiomata) de la
nature divine s'étaient communiquées intimement à la nature humaine au
moment de l'Incarnation. Il n'y aurait donc eu en Christ qu'une seule
personne, celle du Dieu-homme (théanthropos), qui a contenu la
plénitude de la divinité. Il faut dès lors voir en Marie « la mère de
Dieu » (théotocos), Par contre, l'École d'Antioche, représentée par
Diodore de Tarse, et plus tard par Théodore de Mopsueste, admettait
que
l'union des deux natures avait été progressive et ne s'était consommée
que dans le Christ glorifié.
Il faut insister quelque peu sur ce
point.
Théodore de Mopsueste était cet ami
que Jean Chrysostome avait arraché à la passion pour la rhétorique et
à
un amour d'ailleurs légitime, pour l'amener à l'ascétisme. Devenu
prêtre, il se distingua comme exégète et théologien (13).
En 392, il devint évêque de
Mopsueste, en Cilicie, près du Taurus. Deux ans après, à
Constantinople, il prêcha devant Théodose,
qui exprima son admiration pour son savoir. Large d'esprit et
indépendant, il soutint énergiquement contre ses ennemis Chrysostome
exilé. En 418, il ne craignit pas de recevoir chez lui Julien
d'Eclane,
disciple de Pélage.
Fidèle à la méthode de l'École
d'Antioche, Théodore cherchait à démêler le sens littéral ; il
examinait la langue et le style des auteurs sacrés, il donnait des
introductions à leurs livres, et distinguait avec perspicacité les
différences d'inspiration qu'on y relève (14).
Pourtant, son sens critique
n'était pas toujours sûr Il acceptait la légende de la composition de
la Version des Septante et accordait à ce texte une autorité
excessive.
Il attribuait à saint Paul l'épître aux Hébreux. Sa culture était
vaste, mais ses paraphrases sont sèches, dépourvues de chaleur et de
poésie, et il n'y passe pas la substance religieuse des versets
sacrés.
De ses nombreux ouvrages dogmatiques
indiqués par le Syrien Ebed-Jesu, métropolitain de Saba, au XIVe
siècle (15),
il ne reste que des fragments plus ou moins importants, conservés en
général dans les délibérations des conciles. Théodore admettait la
naissance surnaturelle du Christ, mais il ne voyait en lui qu'un homme
supérieur (16),
dont l'union avec le Logos avait été progressive et n'était devenue
parfaite qu'à la résurrection. Union non pas substantielle mais
morale, le Logos s'étant complu
en Jésus, dont Dieu avait prévu la sainteté. Pour lui, il y avait, en
Christ, deux natures et deux personnes, mais il ajoutait que, en
songeant à leur « adaptation » (synaphéia), on pouvait dire qu'il n'y
avait en lui qu'une personne (17).
En accord avec l'École d'Antioche, Nestorius
rejetait l'idée d'une « union physique » (énôsis physikè) des deux
natures en Christ, et il se bornait à proclamer leur « liaison intime
»
(acra synaphéia), les laissant subsister chacune dans son intégrité.
D'après lui, ce que Marie a appelé à l'existence, ce n'est pas le
Logos, mais son « vêtement », l'homme Jésus. Il refusait d'imiter les
païens qui donnaient des mères à leurs divinités. « Dieu, disait-il,
ne
peut avoir de mère, puisque la créature ne peut engendrer le Créateur
». Il ajoutait « Il ne faut pas élever Marie au rang de déesse ».
Ces vues mirent Nestorius dans une
situation difficile. S'il avait pour lui Théodose Il et l'impératrice
Eudoxie, il était combattu par Pulchérie, soeur de l'empereur, qui
soutenait son ancien compétiteur Proclus, et par le peuple et les
moines, fanatiques du culte de la « mère de Dieu ». C'est par une
controverse sur cette expression que s'ouvrit cette longue controverse
christologique. Un presbytre, venu de Syrie, ayant prêché contre son
emploi, Nestorius l'approuva publiquement. Peu après, il attaqua lui même
avec éloquence l'usage fait de ce
terme par Proclus, et il proposa de le remplacer par celui de « mère
de
Christ » (Christotocos). La même année (429), un synode, tenu à
Constantinople, condamna la manière de voir de Proclus et de ses
partisans.
C'est alors qu'entra dans la lutte
Cyrille, patriarche d'Alexandrie (18).
Cet ancien moine, qui avait succédé,
en 412, à son oncle Théophile, malgré l'opposition de tous ceux qui
redoutaient son caractère impatient et dominateur, blâma les vues de
Nestorius dans une lettre pascale, et il le discrédita auprès de
Célestin, évêque (le Rome, en l'accusant de nier la divinité du
Christ.
Il obtint sa condamnation par deux conciles tenus, l'un à Rome,
l'autre
à Alexandrie, et il dirigea contre lui douze anathématismes restés
célèbres. Il adressa deux mémoires, intitulés La vraie Foi, l'un à
Théodose II, l'autre aux « reines », c'est-à-dire à sa femme et à ses
soeurs, et, en réponse à un recueil de sermons publié par
l'hérésiarque, il écrivit ses cinq livres Contre les Blasphèmes de
Nestorius (430). Ce dernier répliqua par douze formules (19)
dirigées contre la christologie de Cyrille, qui riposta par deux
apologies. Les deux patriarches se reprochaient mutuellement les
conséquences extrêmes de leurs doctrines : Cyrille accusait Nestorius
d'admettre deux personnes en Christ, et son adversaire l'accusait
d'enseigner une transformation du Logos divin en chair. La
réconciliation devenait difficile. Inquiet des progrès du conflit,
l'empereur convoqua un troisième concile oecuménique, à Éphèse (431).
Cette assemblée s'annonça sous
d'heureux auspices pour Nestorius, qui parut dans la ville, accompagné
de gardes du corps et d'un de ses
amis, commissaire impérial. Cyrille arriva, de son côté, avec une
forte
escorte de matelots et de moines. Il avait pour lui la grande majorité
des évêques présents, surtout ceux de Palestine et d'Asie-Mineure.
Président du concile, il l'ouvrit le 22 juin, sans attendre les
évêques
syriens qui annonçaient leur prochaine arrivée. Invité par trois fois
à
comparaître, Nestorius refusa, et il fut destitué et excommunié. Le
concile lui reprochait d'avoir divisé le Christ en deux personnes
distinctes, et il sanctionna les sentences de condamnation portées par
Cyrille et par Célestin. Les évêques de Syrie, arrivés peu après, se
réunirent en concile, sous la présidence de Jean, évêque d'Antioche,
et
ils déposèrent Cyrille ainsi que Memnon, évêque d'Éphèse, en les
excommuniant. La confusion fut accrue par les légats romains arrivés
à,
leur tour - s'érigeant en arbitres, ils se prononcèrent contre
Nestorius. D'autre part, Cyrille, se sentant suspect en haut lieu (20),
composa,
sur la demande de ses partisans, une Explication justificative
de ses anathématismes, et quand il fut de retour à Alexandrie (le 31
octobre), il essaya de se disculper entièrement par un mémoire à
l'empereur.
Ces luttes déplorables eurent leur
contre-coup à Constantinople, où la foule, surexcitée par les moines,
proféra des menaces contre soit patriarche. Théodose II, cédant à la
pression de ses adversaires, le déposa, mais, afin de paraître
impartial, il décida également la destitution de Cyrille et de Memnon,
qui ne fut pas suivie d'effet. Nestorius se retira au couvent
d'Euprépius, où il écrivit, à ce qu'il semble, sa première apologie.
Mais, malgré, la protection du comte Irénée, qui devait être nommé,
vers 445, évêque de Tyr, il fut poursuivi par la haine de ses
contradicteurs. Exilé, sur l'ordre de l'empereur, en Arable puis en
Égypte, il fut en butte aux persécutions du
préfet de ce pays, qui le faisait transporter d'un lieu dans un autre
sans lui laisser de repos. C'est là qu'il mourut vers Pari 440, après
avoir rédigé deux autres apologies, dont la dernière seule a été
conservée (21).
D'autre part, en 433, un compromis
avait eu lieu, en une formule équivoque, par l'entremise de Paul
d'Emèse, entre Cyrille et Jean d'Antioche qui, sacrifiant Nestorius,
approuva la condamnation de ses doctrines « perverses et impies ».
L'Église de Syrie lui ayant reproché son infidélité, il somma les
évêques de ce pays d'y souscrire aussi, Plusieurs se soumirent, entre
autres Théodoret, évêque de Cyr (en Syrie euphratésienne), excellent
orateur, écrivain et commentateur distingué, chrétien sincère et
généreux, qui avait réfuté les anathématismes de Cyrille (22).
D'autres
résistèrent et ils furent déposés (23).
L'infatigable patriarche
d'Alexandrie ne s'en tint pas à ce succès. Il attaqua la mémoire de
Théodore de Mopsueste, longtemps regardé comme orthodoxe, et, à la
suite d'une longue controverse, parfois violente, où Théodoret prit sa
défense, sa victime fut frappée a Constantinople, en 553, d'une
condamnation que le pape Vigile finit par sanctionner. Ses oeuvres
pourchassées disparurent, sauf en Syrie où elles furent traduites et
méditées, et, grâce à ces versions, il en a subsisté des fragments.
Cyrille s'entendit en outre avec
Proclus, le successeur de Nestorius, pour obtenir de l'empereur des
mesures de rigueur contre ses écrits et ses partisans. Il attaqua le
foyer de nestorianisme qu'était I'École d'Edesse, dirigée par le
presbytre Ibas, en décidant Rabboula, évêque de cette ville, à la
fermer. Il fit condamner aussi les écrits de l'École de Tarse (24).
Mais
ces violences soulevèrent les protestations des évêques syriens,
en particulier celles de Jean d'Antioche et de Théodoret, et, à la
mort
de Rabboula, Ibas lui fut donné pour successeur. Il reconstitua
l'École
d'Edesse et traduisit en syriaque les oeuvres de Théodore de
Mopsueste.
Le nestorianisme s'était déjà
propagé en Perse sous l'action de Barsumas, ancien professeur de
l'École d'Edesse, et avec l'approbation des rois de ce pays, heureux
de
voir leurs sujets chrétiens, devenir indépendants de leurs
coreligionnaires romains. Chassé par Rabboula, Barsumas s'était
réfugié
en Perse (435), et il était devenu évêque de Nisibe (25).
C'est dans cette ville que se
reconstitua plus tard l'École d'Edesse, après sa fermeture par
l'empereur Zénon (489). Elle devait y prospérer (26)
jusque vers le milieu du Moyen-Age.
En 498, l'Église persane se constitua indépendante de l'Église
grecque.
Ses membres, que leurs adversaires appelèrent « nestoriens
»,
continuèrent à rejeter l'autorité du concile d'Éphèse et à refuser à
Marie le titre de « Mère de Dieu, ». Leur patriarche, dit « catholique
», résida d'abord à Séleucie, puis à Bagdad (VIIe siècle), puis à
Mossoul (XVIe siècle). De nos jours, il demeure dans une vallée
inaccessible, aux confins de la Perse et de la Turquie.
La victoire de Cyrille d'Alexandrie eut pour effet
d'exciter certains de ses partisans à exagérer sa théologie.
Tel fut le cas d'Eutychès.,
archimandrite d'un des grands monastères de la banlieue de
Constantinople (27).
Moine austère, mais peu instruit, il aboutit à des conclusions qui,
dit
Duchesne, « faisaient de Jésus-Christ un être absolument étranger à
l'humanité ». Un de ses amis, qui discuta avec lui, cédant à cette
intolérance que l'esprit dogmatique avait tant développée, crut devoir
le dénoncer comme hérétique au synode provincial présidé à
Constantinople, en 448, par Flavien, le bienveillant patriarche de la
métropole. Appelé à comparaître, Eutychès refusa d'obéir, alléguant le
voeu qu'il avait fait de ne jamais sortir de son monastère. Après
trois
sommations, il vint à l'assemblée, escorté par une foule tumultueuse
de
moines et par des soldats qu'avait envoyés son ami, l'influent eunuque
Chrysaphe. Soit attitude fut humble et embarrassée. Il se dit tout
prêt
à signer les symboles orthodoxes, mais il répondit vaguement aux
questions qu'on lui posa. Il déclara, avec un bon sens qui aurait dû
trouver un écho, qu'« il ne s'était pas permis jusqu'alors de
raisonner
sur la nature du Seigneur », mais invité à
affirmer que le corps du Christ est de la même substance que les
autres
corps humains, il s'y refusa, et le synode, le trouvant à bon droit
suspect de docétisme, lui ôta sa dignité sacerdotale et ses fonctions
d'archimandrite et l'excommunia.
Eutychès profita de la faveur dont
il jouissait à la cour pour demander la révision de la sentence par un
concile général, et il sollicita l'appui du pape Léon le Grand. Ce
dernier, mis au courant par le patriarche, lui écrivit la lettre
célèbre (le tome à Flavien), où il condamnait Eutychès et exposait la
doctrine catholique sur la question controversée. Dans ce document,
plus précis qu'original, il affirmait en Christ à la foie, la dualité
des natures, gardant leurs attributs respectifs, et l'unité de la
personne, chaque nature agissant toujours dans une intime communion
avec l'autre (cum communione allerius). Malgré la résistance de
Flavien
et de Léon, Eutychès, soutenu par Dioscure, successeur de Cyrille
d'Alexandrie, obtint de Théodose Il la convocation d'un concile
général
à Éphèse (449). Dioscure, qui le présida, empêcha les trois légats de
Léon de lire sa lettre à Flavien. Ce dernier, frappé brutalement
mourut
quelques jours après. Concile déplorable qui a mérité le surnom de
«brigandage d'Éphèse» (latrocinium ephesium), donné par le pape dans
une lettre à Pulchérie, soeur de Théodose Il.
Eutychès se trouva rétabli dans sa
charge, mais Pulchérie, devenue impératrice à la mort de son frère
(450), décida, avec Marcien son époux, la révision de la sentence. Le
IVe concile oecuménique se tint, en 451, à Chalcédoine. Plus de six
cents évêques y prirent part. Le pape y était représenté par quatre
légats. Sa lettre à Flavien, dont ils donnèrent lecture, souleva
l'enthousiasme des assistants. Ils s'écrièrent en choeur : « Pierre a
parlé par la voix de Léon » (28).
Après avoir condamné ceux qui
refusaient à Marie le titre de « Mère de Dieu » et ceux qui
confondaient les deux natures en une seule, le concile proclama le
Christ « consubstantiel au Père quant à sa divinité et consubstantiel
à
nous quant à son humanité, un seul et même Christ... sans que l'union
efface la distinction des natures ».
Eutychès fut déposé et exilé. il
devait mourir peu de temps après. Dioscure fut déposé pour violences
et
banni lui aussi, et Nestorius condamné de nouveau.
À la nouvelle des décisions votées à
Chalcédoine, des émeutes éclatèrent en faveur d'Eutychès et de ses
partisans, qu'on appela monophysites parce qu'ils ne reconnaissaient
qu'une seule nature en Christ (29).
A Jérusalem, des religieux et des
gens du peuple fanatisés mirent le moine Théodose à la place du
patriarche orthodoxe Juvénal. Plus tard, en 457, à Alexandrie,
l'évêque
Protérius fut tué, et le presbytre monophysite Timothée Aelure (30)
s'empara de son siège, mais l'empereur Léon le Thrace l'écarta au
profit d'un évêque conciliant, qui rétablit la paix. À Antioche, le
moine Pierre dit le Foulon, devenu patriarche, suscita un tel trouble
que Léon le fit destituer. Avec Zénon, la doctrine de Chalcédoine
parut
triompher de nouveau, mais quelques années après son avènement,
l'empereur, conseillé par le monophysite Pierre le Bègue,
d'Alexandrie,
et Acace, son collègue orthodoxe de Constantinople, qui avaient conclu
une entente, publia en 482 l'Hénotikon (édit d'union), où il engageait
les évêques à éviter toute controverse sur la personne du Christ et à,
s'en tenir sur ce point aux formules des conciles de Nicée et de Constantinople.
Il se bornait à
souligner l'unité de cette personne.
Cette sage proposition fut jugée
ambiguë, et elle accrut la division au lieu de l'apaiser. Félix III,
évêque de Rome, se faisant le centre de l'opposition orthodoxe contre
Zénon, excommunia Acace, qui l'excommunia à son tour (484). Ainsi
éclata entre les Églises d'Orient et d'Occident un schisme qui ne
devait cesser qu'en 519, grâce à Justin 1er. À cette époque, l'édit
d'union fut rapporté, et les évêques monophysites, Julien
d'Halicarnasse, Sévère d'Antioche, et d'autres, furent destitués. Ils
se réfugièrent à Alexandrie, et la troublèrent par des divisions qui
devaient s'accentuer au siècle suivant. Julien, suivant la pensée
d'Eutychès, affirmait que le corps du Christ avait été incorruptible.
Sévère, esprit puissant et souple, mais assez intrigant, ancien moine
de Gaza, soutenait la thèse contraire (31).
Le monophysisme, qui semblait
alors en déroute, devait se relever, comme nous le verrons au Livre
suivant, sous le règne de Justinien.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |