Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

Les grands évêques orientaux au Ve siècle.

-------

Le christianisme oriental, au Ve siècle, s'est concentré, pour ainsi dire, dans quelques personnalités ecclésiastiques, dont l'activité s'est exercée, en général, à Constantinople
La première, en ancienneté et en importance, est Jean Chrysostome (1).

Nommé par surprise évêque de cette métropole, il y fut consacré le 26 février 398 par Théophile, patriarche d'Alexandrie. Il se mit à l'oeuvre avec toute son éloquence et toute sa conscience. Il prêchait à Sainte-Sophie, au centre de la ville, à la Résurrection (Anastasie), à Sainte-Irène ou dans quelque chapelle rustique (2). Mais il s'occupa surtout de réformer les abus. Réagissant contre le faste des prêtres, que son prédécesseur Nectaire, évêque grand seigneur, avait toléré ou encouragé, il vendit les objets de luxe de la maison épiscopale, et mena, selon le mot de ses ennemis (3), « une vie de cyclope ». Il décida une veuve très riche, Olympias, à refuser ses largesses aux gens d'Église indiscrets. Il entreprit de tourner à une activité utile les moines fainéants. Il combattit avec énergie la cohabitation des ecclésiastiques avec des femmes autres que leurs mères, leurs soeurs ou leurs tantes, et il écrivit, dans ce but, deux traités ou l'ironie se mêlait à la hardiesse des descriptions (4). Il entra en lutte, parfois avec rudesse, contre certains hérétiques. Ainsi, il opposa des processions orthodoxes à celles que les ariens, privés de leurs églises par Théodose, faisaient à Constantinople en se rendant aux réunions, qu'ils tenaient à la campagne, et il en résulta des rixes très regrettables. L'ardent réformateur fit aussi une oeuvre positive. Il créa des hôpitaux et des maisons de retraite, Il prit à coeur l'évangélisation des paysans de Thrace, encore trop attachés au paganisme et il ramena à la foi nicéenne un certain nombre de Goths de la région, en leur donnant des églises et en recrutant un clergé dans leurs rangs.

Cette énergie purificatrice, succédant à la nonchalance de Nectaire, ne pouvait manquer de dresser contre le prophète une ligne de mécontents, d'autant plus hostile qu'il s'aigrissait davantage.

Un premier conflit le mit aux prises avec Eutrope. Il blâma en chaire la cupidité malhonnête du ministre, et il osa même lui faire des remontrances. Lorsque l'eunuque, enivré de sa puissance, sollicita et obtint du faible Arcadius l'abolition du droit d'asile que les églises avaient hérité des temples païens, Chrysostome protesta. On sait que, par une étrange ironie, l'eunuque, tombé peu après du pouvoir et vivement poursuivi, se hâta de se réfugier dans une église de la capitale, au pied d'une colonne qu'il tenait embrassée. À cette occasion, le grand évêque, dans un discours célèbre, en petites phrases courtes, semées d'interrogations et de métaphores à la façon asiatique, commenta, à l'usage du proscrit et en sa présence, avec une rudesse qui fut critiquée mais qui n'était pas imméritée, le cri mélancolique de l'Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ! ». Il terminait, d'ailleurs, son homélie en invitant la foule à faire appel à la clémence de l'empereur (5).

Une absence de Jean, parti pour Éphèse (fin de 401), où un synode jugea six évêques, coupables de simonie, et donna un successeur au métropolitain de la ville discrédité et d'ailleurs décédé, offrit à, ses ennemis l'occasion de hâter sa disgrâce. Cette ligue (6) comptait des ecclésiastiques jaloux et irrités, en particulier, Sévérien, évêque de Gabala (Syrie), fort intrigant, et surtout Théophile d'Alexandrie, prélat dévoré par l'ambition et la vengeance, qui ne lui pardonnait pas d'avoir supplanté, sur le siège de Constantinople, le prêtre Isidore qu'il s'était flatté d'y faire placer. Jean avait aussi contre lui les femmes, qu'il avait critiquées, et à leur tête l'impératrice (7), cupide et irritable, à laquelle il avait adressé des reproches pour avoir ravi un domaine a son possesseur.

Au début de l'an 403, Théophile, accusé de brutalités à l'égard de quatre moines égyptiens suspects d'origénisme, qui étaient venus se réfugier auprès de Jean, fut cité devant un synode convoqué à Chalcédoine, ville de Bithynie en face de Constantinople, dans un domaine appelé le Chêne. Mais, devenu accusateur, avec la complicité d'un certain nombre d'évêques mécontents, il produisit une longue liste de griefs contre son ennemi. Ce dernier fut déposé pour de prétendues infractions à la discipline ecclésiastique, avec des considérants qui signalaient l'empereur certains griefs de lèse-majesté.

Il fut enlevé de nuit et embarqué, au milieu des protestations du peuple qui l'aimait à cause de sa simplicité et de ses campagnes en faveur de la justice, Mais son exil fut court. Un événement, resté mystérieux (8), effraya Eudoxie. Elle écrivit à Jean une lettre de repentir et le fit rappeler. Des vaisseaux cinglèrent à sa rencontre sur le Bosphore. Contraint par la foule de remonter en chaire, Jean félicita ses fidèles de leur courage. « J'ai grande joie, disait-il, que vous ayez vaincu, et vaincu sans moi », et il prononça des paroles de réconciliation. Il reprit sa charge sans être réhabilité, violant sur ce point les canons du concile d'Antioche (341).




La paix ne dura que deux mois. À l'automne de 403, il se brouilla de nouveau avec Eudoxie. Il avait blâmé, en effet, le caractère païen des fêtes données à propos de l'érection de sa statue en argent sur la grande place de Constantinople, en face de la cathédrale. D'après Socrate (VI, 18), il l'avait fait avec son intempérance de langage coutumière, comparant l'impératrice à Hérodias désireuse « d'obtenir la tête de Jean sur un plateau » (9).

Un second concile, tenu à Constantinople, sous l'inspiration de Théophile, le déposa pour avoir repris illégalement possession de sa charge, et pressa l'empereur de le bannir avant les fêtes de Pâques (404). Jean partit avec une, escorte de soldats, qui, dit-il lui-même (ép. X), l'entourèrent d'égards. On l'envoyait dans la bourgade de Cucuse, à la frontière de la petite Arménie. La région étant infestée de brigands, il fut dirigé sur une forteresse voisine, à Arabissos (ép. VI-IX). Du fond de son exil, il écrivit à des évêques, des prêtres, des moines, des femmes de haut rang (10) dont l'une, la diaconesse Olympias, reçut de lui dix-sept lettres où il racontait ses souffrances et s'appliquait à la réconforter. Il surveillait aussi, en les encourageant, les missions qu'il avait fondées en Perse, en Arabie, et en Phénicie, où il avait aidé, Porphyre, évêque de Gaza.

Ces messages, pleins d'éloquence et de vaillance, se détachent ceux qu'il adressa à Innocent 1er, « évêque de Rome ». Dans le premier, postérieur de lieu à sa disgrâce, il lui racontait ses tribulations et le suppliait d'intervenir en sa faveur. Innocent décida Honorius à écrire à son frère une lettre de protestation, mais le souverain n'obtint pas de réponse. Le noble et infortuné banni remercia son collègue de Rome, et il reçut de lui une lettre fraternelle, qui l'appelait « pasteur de tant de peuples », et le réconfortait en lui rappelant qu'une bonne conscience est une grande consolation (11).

Les ennemis de Chrysostome, mécontents do la popularité qu'il gardait à Constantinople, où une petite église de ses fidèles (les Johannites) s'étaient constituée, en dehors de son successeur Atticus, le firent reléguer dans un lieu désert, sur les bords du Pont-Euxin. Forcé de faire à pied de longues marches, tête nue sous le soleil, l'illustre vieillard, dont le corps n'était plus depuis longtemps, selon son expression, qu'« un petit corps d'araignée », périt d'épuisement auprès du tombeau d'un saint, le 14 septembre 407, après avoir communié et dit : « Gloire à Dieu pour tout ! » (Palladius, Dialogue, 11).

Le schisme des Johannites dura une trentaine d'années. Pendant ce temps, la réhabilitation du prédicateur-martyr se fit peu à peu. Atticus dut rétablir son nom sur les diptyques de l'Église. En 438, ses restes furent ramenés en grande pompe à Constantinople, et déposés dans l'église des Apôtres par le fils même d'Eudoxie, Théodose Il (Théodoret, V, 36).

Jean Chrysostome avait la taille petite, la tête chauve, le front ridé, le corps affaibli par une grave maladie d'estomac qui l'avait décidé à, manger seul. Mais il avait le regard perçant et une grande autorité. « Il est, dit Villemain, le plus beau génie de la société entée sur l'ancien monde. Il est, par excellence, le Grec devenu chrétien ». Son oeuvre littéraire a été considérable. Outre les ouvrages déjà mentionnés, il composa des homélies exégétiques, des sermons pour les fêtes chrétiennes, des panégyriques de saints (l'apôtre Paul surtout), des ouvrages apologétiques, dont un contre Julien l'Apostat. Chrysostome n'a pas été un théologien ; il s'est borné à défendre la foi de Nicée, et il n'a point pris part aux controverses christologiques. Sa gloire a consisté à être à la fois le plus éloquent et le plus fervent des moralistes. Il a pris au sérieux, comme son Maître, tout l'idéal chrétien, mais la mesure lui a manqué, et c'est pour cela que son oeuvre a été tronquée. Malgré tout, il reste le plus grand « chrétien social » de son temps.




Venons-en à un groupe d'évêques qu'il faut rapprocher parce qu'ils furent mêlés à un grand conflit dogmatique, celui du Nestorianisme. Nestorius (12), moine du couvent d'Euprépius, près d'Antioche, puis presbytre de cette ville, dut à sa réputation d'éloquence l'honneur d'être appelé par Théodose Il au siège de Constantinople (428). Il s'y heurta bientôt à un problème théologique qu'avait soulevé l'intempérance dogmatique du siècle précédent, et qui n'avait pas encore reçu la solution officielle des conciles : le mode d'union, en Christ, de la nature divine et de la nature humaine, de façon à constituer une seule personne. L'École d'Alexandrie, fidèle à la pensée d'Athanase, enseignait que les « propriétés particulières » ou « idiomates » (grec : idiomata) de la nature divine s'étaient communiquées intimement à la nature humaine au moment de l'Incarnation. Il n'y aurait donc eu en Christ qu'une seule personne, celle du Dieu-homme (théanthropos), qui a contenu la plénitude de la divinité. Il faut dès lors voir en Marie « la mère de Dieu » (théotocos), Par contre, l'École d'Antioche, représentée par Diodore de Tarse, et plus tard par Théodore de Mopsueste, admettait que l'union des deux natures avait été progressive et ne s'était consommée que dans le Christ glorifié.

Il faut insister quelque peu sur ce point.
Théodore de Mopsueste était cet ami que Jean Chrysostome avait arraché à la passion pour la rhétorique et à un amour d'ailleurs légitime, pour l'amener à l'ascétisme. Devenu prêtre, il se distingua comme exégète et théologien (13). En 392, il devint évêque de Mopsueste, en Cilicie, près du Taurus. Deux ans après, à Constantinople, il prêcha devant Théodose, qui exprima son admiration pour son savoir. Large d'esprit et indépendant, il soutint énergiquement contre ses ennemis Chrysostome exilé. En 418, il ne craignit pas de recevoir chez lui Julien d'Eclane, disciple de Pélage.

Fidèle à la méthode de l'École d'Antioche, Théodore cherchait à démêler le sens littéral ; il examinait la langue et le style des auteurs sacrés, il donnait des introductions à leurs livres, et distinguait avec perspicacité les différences d'inspiration qu'on y relève (14). Pourtant, son sens critique n'était pas toujours sûr Il acceptait la légende de la composition de la Version des Septante et accordait à ce texte une autorité excessive. Il attribuait à saint Paul l'épître aux Hébreux. Sa culture était vaste, mais ses paraphrases sont sèches, dépourvues de chaleur et de poésie, et il n'y passe pas la substance religieuse des versets sacrés.

De ses nombreux ouvrages dogmatiques indiqués par le Syrien Ebed-Jesu, métropolitain de Saba, au XIVe siècle (15), il ne reste que des fragments plus ou moins importants, conservés en général dans les délibérations des conciles. Théodore admettait la naissance surnaturelle du Christ, mais il ne voyait en lui qu'un homme supérieur (16), dont l'union avec le Logos avait été progressive et n'était devenue parfaite qu'à la résurrection. Union non pas substantielle mais morale, le Logos s'étant complu en Jésus, dont Dieu avait prévu la sainteté. Pour lui, il y avait, en Christ, deux natures et deux personnes, mais il ajoutait que, en songeant à leur « adaptation » (synaphéia), on pouvait dire qu'il n'y avait en lui qu'une personne (17).




En accord avec l'École d'Antioche, Nestorius rejetait l'idée d'une « union physique » (énôsis physikè) des deux natures en Christ, et il se bornait à proclamer leur « liaison intime » (acra synaphéia), les laissant subsister chacune dans son intégrité. D'après lui, ce que Marie a appelé à l'existence, ce n'est pas le Logos, mais son « vêtement », l'homme Jésus. Il refusait d'imiter les païens qui donnaient des mères à leurs divinités. « Dieu, disait-il, ne peut avoir de mère, puisque la créature ne peut engendrer le Créateur ». Il ajoutait « Il ne faut pas élever Marie au rang de déesse ».

Ces vues mirent Nestorius dans une situation difficile. S'il avait pour lui Théodose Il et l'impératrice Eudoxie, il était combattu par Pulchérie, soeur de l'empereur, qui soutenait son ancien compétiteur Proclus, et par le peuple et les moines, fanatiques du culte de la « mère de Dieu ». C'est par une controverse sur cette expression que s'ouvrit cette longue controverse christologique. Un presbytre, venu de Syrie, ayant prêché contre son emploi, Nestorius l'approuva publiquement. Peu après, il attaqua lui même avec éloquence l'usage fait de ce terme par Proclus, et il proposa de le remplacer par celui de « mère de Christ » (Christotocos). La même année (429), un synode, tenu à Constantinople, condamna la manière de voir de Proclus et de ses partisans.
C'est alors qu'entra dans la lutte Cyrille, patriarche d'Alexandrie (18).

Cet ancien moine, qui avait succédé, en 412, à son oncle Théophile, malgré l'opposition de tous ceux qui redoutaient son caractère impatient et dominateur, blâma les vues de Nestorius dans une lettre pascale, et il le discrédita auprès de Célestin, évêque (le Rome, en l'accusant de nier la divinité du Christ. Il obtint sa condamnation par deux conciles tenus, l'un à Rome, l'autre à Alexandrie, et il dirigea contre lui douze anathématismes restés célèbres. Il adressa deux mémoires, intitulés La vraie Foi, l'un à Théodose II, l'autre aux « reines », c'est-à-dire à sa femme et à ses soeurs, et, en réponse à un recueil de sermons publié par l'hérésiarque, il écrivit ses cinq livres Contre les Blasphèmes de Nestorius (430). Ce dernier répliqua par douze formules (19) dirigées contre la christologie de Cyrille, qui riposta par deux apologies. Les deux patriarches se reprochaient mutuellement les conséquences extrêmes de leurs doctrines : Cyrille accusait Nestorius d'admettre deux personnes en Christ, et son adversaire l'accusait d'enseigner une transformation du Logos divin en chair. La réconciliation devenait difficile. Inquiet des progrès du conflit, l'empereur convoqua un troisième concile oecuménique, à Éphèse (431).

Cette assemblée s'annonça sous d'heureux auspices pour Nestorius, qui parut dans la ville, accompagné de gardes du corps et d'un de ses amis, commissaire impérial. Cyrille arriva, de son côté, avec une forte escorte de matelots et de moines. Il avait pour lui la grande majorité des évêques présents, surtout ceux de Palestine et d'Asie-Mineure. Président du concile, il l'ouvrit le 22 juin, sans attendre les évêques syriens qui annonçaient leur prochaine arrivée. Invité par trois fois à comparaître, Nestorius refusa, et il fut destitué et excommunié. Le concile lui reprochait d'avoir divisé le Christ en deux personnes distinctes, et il sanctionna les sentences de condamnation portées par Cyrille et par Célestin. Les évêques de Syrie, arrivés peu après, se réunirent en concile, sous la présidence de Jean, évêque d'Antioche, et ils déposèrent Cyrille ainsi que Memnon, évêque d'Éphèse, en les excommuniant. La confusion fut accrue par les légats romains arrivés à, leur tour - s'érigeant en arbitres, ils se prononcèrent contre Nestorius. D'autre part, Cyrille, se sentant suspect en haut lieu (20), composa, sur la demande de ses partisans, une Explication justificative de ses anathématismes, et quand il fut de retour à Alexandrie (le 31 octobre), il essaya de se disculper entièrement par un mémoire à l'empereur.

Ces luttes déplorables eurent leur contre-coup à Constantinople, où la foule, surexcitée par les moines, proféra des menaces contre soit patriarche. Théodose II, cédant à la pression de ses adversaires, le déposa, mais, afin de paraître impartial, il décida également la destitution de Cyrille et de Memnon, qui ne fut pas suivie d'effet. Nestorius se retira au couvent d'Euprépius, où il écrivit, à ce qu'il semble, sa première apologie. Mais, malgré, la protection du comte Irénée, qui devait être nommé, vers 445, évêque de Tyr, il fut poursuivi par la haine de ses contradicteurs. Exilé, sur l'ordre de l'empereur, en Arable puis en Égypte, il fut en butte aux persécutions du préfet de ce pays, qui le faisait transporter d'un lieu dans un autre sans lui laisser de repos. C'est là qu'il mourut vers Pari 440, après avoir rédigé deux autres apologies, dont la dernière seule a été conservée (21).

D'autre part, en 433, un compromis avait eu lieu, en une formule équivoque, par l'entremise de Paul d'Emèse, entre Cyrille et Jean d'Antioche qui, sacrifiant Nestorius, approuva la condamnation de ses doctrines « perverses et impies ». L'Église de Syrie lui ayant reproché son infidélité, il somma les évêques de ce pays d'y souscrire aussi, Plusieurs se soumirent, entre autres Théodoret, évêque de Cyr (en Syrie euphratésienne), excellent orateur, écrivain et commentateur distingué, chrétien sincère et généreux, qui avait réfuté les anathématismes de Cyrille (22). D'autres résistèrent et ils furent déposés (23). L'infatigable patriarche d'Alexandrie ne s'en tint pas à ce succès. Il attaqua la mémoire de Théodore de Mopsueste, longtemps regardé comme orthodoxe, et, à la suite d'une longue controverse, parfois violente, où Théodoret prit sa défense, sa victime fut frappée a Constantinople, en 553, d'une condamnation que le pape Vigile finit par sanctionner. Ses oeuvres pourchassées disparurent, sauf en Syrie où elles furent traduites et méditées, et, grâce à ces versions, il en a subsisté des fragments.

Cyrille s'entendit en outre avec Proclus, le successeur de Nestorius, pour obtenir de l'empereur des mesures de rigueur contre ses écrits et ses partisans. Il attaqua le foyer de nestorianisme qu'était I'École d'Edesse, dirigée par le presbytre Ibas, en décidant Rabboula, évêque de cette ville, à la fermer. Il fit condamner aussi les écrits de l'École de Tarse (24). Mais ces violences soulevèrent les protestations des évêques syriens, en particulier celles de Jean d'Antioche et de Théodoret, et, à la mort de Rabboula, Ibas lui fut donné pour successeur. Il reconstitua l'École d'Edesse et traduisit en syriaque les oeuvres de Théodore de Mopsueste.

Le nestorianisme s'était déjà propagé en Perse sous l'action de Barsumas, ancien professeur de l'École d'Edesse, et avec l'approbation des rois de ce pays, heureux de voir leurs sujets chrétiens, devenir indépendants de leurs coreligionnaires romains. Chassé par Rabboula, Barsumas s'était réfugié en Perse (435), et il était devenu évêque de Nisibe (25). C'est dans cette ville que se reconstitua plus tard l'École d'Edesse, après sa fermeture par l'empereur Zénon (489). Elle devait y prospérer (26) jusque vers le milieu du Moyen-Age. En 498, l'Église persane se constitua indépendante de l'Église grecque. Ses membres, que leurs adversaires appelèrent « nestoriens », continuèrent à rejeter l'autorité du concile d'Éphèse et à refuser à Marie le titre de « Mère de Dieu, ». Leur patriarche, dit « catholique », résida d'abord à Séleucie, puis à Bagdad (VIIe siècle), puis à Mossoul (XVIe siècle). De nos jours, il demeure dans une vallée inaccessible, aux confins de la Perse et de la Turquie.




La victoire de Cyrille d'Alexandrie eut pour effet d'exciter certains de ses partisans à exagérer sa théologie.

Tel fut le cas d'Eutychès., archimandrite d'un des grands monastères de la banlieue de Constantinople (27). Moine austère, mais peu instruit, il aboutit à des conclusions qui, dit Duchesne, « faisaient de Jésus-Christ un être absolument étranger à l'humanité ». Un de ses amis, qui discuta avec lui, cédant à cette intolérance que l'esprit dogmatique avait tant développée, crut devoir le dénoncer comme hérétique au synode provincial présidé à Constantinople, en 448, par Flavien, le bienveillant patriarche de la métropole. Appelé à comparaître, Eutychès refusa d'obéir, alléguant le voeu qu'il avait fait de ne jamais sortir de son monastère. Après trois sommations, il vint à l'assemblée, escorté par une foule tumultueuse de moines et par des soldats qu'avait envoyés son ami, l'influent eunuque Chrysaphe. Soit attitude fut humble et embarrassée. Il se dit tout prêt à signer les symboles orthodoxes, mais il répondit vaguement aux questions qu'on lui posa. Il déclara, avec un bon sens qui aurait dû trouver un écho, qu'« il ne s'était pas permis jusqu'alors de raisonner sur la nature du Seigneur », mais invité à affirmer que le corps du Christ est de la même substance que les autres corps humains, il s'y refusa, et le synode, le trouvant à bon droit suspect de docétisme, lui ôta sa dignité sacerdotale et ses fonctions d'archimandrite et l'excommunia.

Eutychès profita de la faveur dont il jouissait à la cour pour demander la révision de la sentence par un concile général, et il sollicita l'appui du pape Léon le Grand. Ce dernier, mis au courant par le patriarche, lui écrivit la lettre célèbre (le tome à Flavien), où il condamnait Eutychès et exposait la doctrine catholique sur la question controversée. Dans ce document, plus précis qu'original, il affirmait en Christ à la foie, la dualité des natures, gardant leurs attributs respectifs, et l'unité de la personne, chaque nature agissant toujours dans une intime communion avec l'autre (cum communione allerius). Malgré la résistance de Flavien et de Léon, Eutychès, soutenu par Dioscure, successeur de Cyrille d'Alexandrie, obtint de Théodose Il la convocation d'un concile général à Éphèse (449). Dioscure, qui le présida, empêcha les trois légats de Léon de lire sa lettre à Flavien. Ce dernier, frappé brutalement mourut quelques jours après. Concile déplorable qui a mérité le surnom de «brigandage d'Éphèse» (latrocinium ephesium), donné par le pape dans une lettre à Pulchérie, soeur de Théodose Il.

Eutychès se trouva rétabli dans sa charge, mais Pulchérie, devenue impératrice à la mort de son frère (450), décida, avec Marcien son époux, la révision de la sentence. Le IVe concile oecuménique se tint, en 451, à Chalcédoine. Plus de six cents évêques y prirent part. Le pape y était représenté par quatre légats. Sa lettre à Flavien, dont ils donnèrent lecture, souleva l'enthousiasme des assistants. Ils s'écrièrent en choeur : « Pierre a parlé par la voix de Léon » (28).

Après avoir condamné ceux qui refusaient à Marie le titre de « Mère de Dieu » et ceux qui confondaient les deux natures en une seule, le concile proclama le Christ « consubstantiel au Père quant à sa divinité et consubstantiel à nous quant à son humanité, un seul et même Christ... sans que l'union efface la distinction des natures ».

Eutychès fut déposé et exilé. il devait mourir peu de temps après. Dioscure fut déposé pour violences et banni lui aussi, et Nestorius condamné de nouveau.

À la nouvelle des décisions votées à Chalcédoine, des émeutes éclatèrent en faveur d'Eutychès et de ses partisans, qu'on appela monophysites parce qu'ils ne reconnaissaient qu'une seule nature en Christ (29). A Jérusalem, des religieux et des gens du peuple fanatisés mirent le moine Théodose à la place du patriarche orthodoxe Juvénal. Plus tard, en 457, à Alexandrie, l'évêque Protérius fut tué, et le presbytre monophysite Timothée Aelure (30) s'empara de son siège, mais l'empereur Léon le Thrace l'écarta au profit d'un évêque conciliant, qui rétablit la paix. À Antioche, le moine Pierre dit le Foulon, devenu patriarche, suscita un tel trouble que Léon le fit destituer. Avec Zénon, la doctrine de Chalcédoine parut triompher de nouveau, mais quelques années après son avènement, l'empereur, conseillé par le monophysite Pierre le Bègue, d'Alexandrie, et Acace, son collègue orthodoxe de Constantinople, qui avaient conclu une entente, publia en 482 l'Hénotikon (édit d'union), où il engageait les évêques à éviter toute controverse sur la personne du Christ et à, s'en tenir sur ce point aux formules des conciles de Nicée et de Constantinople. Il se bornait à souligner l'unité de cette personne.

Cette sage proposition fut jugée ambiguë, et elle accrut la division au lieu de l'apaiser. Félix III, évêque de Rome, se faisant le centre de l'opposition orthodoxe contre Zénon, excommunia Acace, qui l'excommunia à son tour (484). Ainsi éclata entre les Églises d'Orient et d'Occident un schisme qui ne devait cesser qu'en 519, grâce à Justin 1er. À cette époque, l'édit d'union fut rapporté, et les évêques monophysites, Julien d'Halicarnasse, Sévère d'Antioche, et d'autres, furent destitués. Ils se réfugièrent à Alexandrie, et la troublèrent par des divisions qui devaient s'accentuer au siècle suivant. Julien, suivant la pensée d'Eutychès, affirmait que le corps du Christ avait été incorruptible. Sévère, esprit puissant et souple, mais assez intrigant, ancien moine de Gaza, soutenait la thèse contraire (31). Le monophysisme, qui semblait alors en déroute, devait se relever, comme nous le verrons au Livre suivant, sous le règne de Justinien.

.
(1) Voir le beau chapitre de Puech (T. III, L. IV, ch. Il). 
.
(2) A cette période appartiennent ses homélies sur les Psaumes et les Actes des Apôtres, etc. 
.
(3) Rapporté par son biographe Palladius (Dialogue, ch. V). 
.
(4) En voici les titres : Contre ceux qui ont chez eux des vierges sous-introduites et Que les religieuses ne doivent pas cohabiter avec des hommes. 
.
(5) On lui attribue une seconde homélie prononcée après l'arrestation d'Eutrope, mais l'exorde seul peut être de lui. 
.
(6) Cf. Socrate H. E, VI, 5. 
.
(7) Amédée Thierry, S. Jean Chr. et l'impératrice Eudoxie, 2e éd. Paris 1874. 
.
(8) Un tremblement de terre peut-être, ou encore la mort de sa fille aînée, Flaccilla. 
.
(9) Cet exorde, qu'on trouve en tête d'une homélie, est sans doute authentique, mais le reste du discours a peu de chance de l'être (Puech, T. III, p. 518). 
.
(10) Il reste environ 240 lettres de cette époque. 
.
(11) Voir ces deux lettres dans le Tableau de Villemain, p. 202-205.
.
(12) Encycl. Licht art. Nestorianisme, par A. Jundt ; Loofs, Nestoriana, Halle 1906 ; F. Nau, Nestorius d'après les sources orientales, Paris 1911 ; Jugie, Nestorius et la Controverse nestorienne, Paris, 1912. 
.
(13) Cf. Dubois, Étude sur les principaux travaux exégétiques de l'École d'Antioche, et, en particulier, sur ceux de Théodore de M., Genève 1885 ; abbé Pirot, L'Oeuvre exégétique de Théodore de M., Rome 1913. 
.
(14) De toute son oeuvre exégétique, il ne reste guère que le commentaire sur les douze, petits prophètes (en grec), celui sur les Psaumes (partiellement, dans une traduction latine, étudié par Mariès, Recherches de Science religieuse, 1911), celui sur Jean (dans une version syriaque, éd. Chabot, Paris 1897), et celui sur les épîtres de Paul (trad. lat. Mitée par Swete, Cambridge 1880, 1892). 
.
(15) Voici les principaux : Sur le, Saint-Esprit, Contre la, Magie des Perses, Sur l'Allégorie et le sens historique (Contre Origène), Sur l'Incarnation, Contre Eunome.
.
(16) C'est pour cela qu'il refusait d'appliquer à Marie l'expression de « Mère de Dieu » (théolocos).
.
(17) Complétons ces détails sur Théodore. Vers la fin de sa vie, il se rallia aux vues de Pélage, et dans un écrit contre Jérôme, il traita d'ineptie » le dogme du péché originel. Des lettres de lui furent réunies sous le titre de Livre de Perles (Liber Margaritarum). Une liturgie employée dans certaines Églises nestoriennes semble devoir lui être attribuée. 
.
(18) Largent, S. Cyrille d'A. Paris 1892 ; Mahé, S. Cyrille (Dict. de Théol. catholique). 
.
(19) Conservées par Marius Mercator dans une traduction latine.
.
(20) Théodose Il le fit garder à vue pendant le concile. 
.
(21) intitulée Livre d'Héraclide (trad. syriaque, éd. Bedjan, Paris 1910 ; trad. franç. Nau, Paris 1910).
.
(22) Il est surtout connu par son Histoire ecclésiastique en cinq livres (éd. Parmentier, Leipzig 1911), qui retrace la période de 323 à 428, en utilisant celle de Socrate, et celle de Sozomène, avocats à Byzance. On lui doit aussi une histoire religieuse, série de notices sur les moines les plus célèbres de l'Orient, et une Histoire des hérésies (en 453). Théodoret finit par adhérer à la condamnation de Nestorius. Malgré cela, un concile condamna plusieurs de ses écrits.
.
(23) Le plus connu est Euthérius, évêque de Tyane (cf. Ficker, Euthérius von Tyana, Leipzig 1908).
.
(24) Ajoutons que Cyrille fut un écrivain des plus féconds. Il écrivit des lettres (il en reste 71), des homélies (il en a survécu 29), des commentaires sur la Bible, des traites de dogmatique, dont deux sur la Trinité, un ouvrage sur l'esprit des lois et des institutions juives, et surtout une mémorable réplique à Julien l'Apostat (en trente livres, dont il ne reste que les dix premiers.), etc. 
.
(25) L'École qu'il y fonda fut illustrée par Narsès, appelé « la Langue d'Orient, la harpe de l'Esprit-Saint ». Ses « homélies liturgiques » ont été publiées par Connolly (Cambridge 1909, Texts and, Studies). 
.
(26) Il faut signaler pourtant le conflit entre Henana, professeur à l'École, et l'abbé Balaï le Grand, inspecteur des monastères de Perse (dcd. 628), qui reprochait au premier d'avoir adopté quelques opinions aventurées d'Origène. 
.
(27) Voir dans l'Encycl. Licht. l'excellent article du professeur François Bonifas sur Eutychès. 
.
(28) Bossuet, Histoire des Variations, L. XIII, ch. XX. 
.
(29) Cf. l'art. d'A. Jundt, Monophysitisme (Encycl. Licht.). 
.
(30) J. Lebon, T. Aelure (Revue d'Hist. ecclés. 1908, p. 677 ss).
.
(31) J. Lebon, Le Monophysisme sévérien ; Peisker, Severus von Antiochien, Halle 1903. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant