Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

La Victoire de l'Église

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Avec le IVe siècle s'ouvre une période toute nouvelle de l'histoire de l'Église, celle de sa première entente avec l'Empire. « Nous la voyons sortir comme d'un long hiver, consolider et développer ses cadres, arrêter les lignes de ses dogmes, régler le culte, entourer les lieux saints des signes publics de la vénération, assurer des retraites sacrées aux âmes avides de perfection, donner à la moitié latine de l'Église une version plus fidèle de la Bible » (1). Dans ce IVe siècle, tous les genres de littérature religieuse, exégèse biblique, prédication, dogmatique, morale, histoire, hymnes d'Église, poésie didactique, épique et lyrique, vont briller d'un vif éclat, au soleil de la liberté enfin obtenue. L'art même va devenir « une théologie en images, une apologétique figurée » (2).

Dans ce vaste mouvement, les Grecs, avec leur goût de la spéculation et leur culture, ont joué le principal rôle, et, si l'on excepte Ambroise et Augustin - ont eu les plus grands noms. On les voit se passionner pour des controverses théologiques. D'autre part, les Latins leur ont été supérieurs par leur esprit pratique et la précision de leurs formules. On les voit s'absorber dans les discussions soulevées par les hérésies priscillianiste, donatiste et pélagienne.

Rappelons brièvement les faits.
Le 1er mai 305 - nous l'avons vu (p. 216) - Dioclétien avait abdiqué. Galère et Constance Chlore, devenus empereurs, avaient nommé deux Césars, Sévère et Maximin Daïa, en écartant Maxence, fils de, Maximien (collègue de Dioclétien) et Constantin, fils de Constance. Les princes évincés se révoltèrent, et, après sept ans de luttes, le pouvoir, en Occident, tomba aux mains de Constantin, vainqueur de Maxence qui se noya dans le Tibre, près de Rome (28 octobre 312). Il laissa l'Orient à Licinius. et, adhérant à la religion longtemps persécutée, il promulgua l'édit de Milan (février 313), qui accordait la liberté du culte « aux chrétiens et aux autres ». Le 13 juin, à Nicomédie, Licinius, tout en restant païen, fit un édit analogue pour l'Orient. Plus tard, Constantin, brouillé avec lui, finit par l'écraser (323), et il le fit périr l'année suivante. En 337, année de sa mort (le 22 mai), il partagea l'Empire entre ses trois fils et ses neveux.

Les sentiments qui ont inspiré l'attitude de Constantin envers l'Église sont assez mystérieux. Certains historiens (3) le dépeignent comme un politique habile, sceptique en religion, attentif à tenir la balance égale entre le paganisme et le christianisme. La vérité parait tout autre, comme Ferdinand Lot l'a montré avec force dans son grand ouvrage, La Fin du Monde antique (1re partie, ch. III). « Dans son adhésion au christianisme, écrit-il, il y a une grande part de sincérité. Il fut très certainement religieux. On le voit tourmenté par les problèmes de la nature intime du Christ et de ses rapports avec le Père». Cet historien reconnaît pourtant que (Constantin a été surtout un politique superstitieux. À cette époque, les esprits étaient troublés par la destinée tragique de tous ceux qui avaient persécuté les chrétiens. Galère lui-même, leur plus féroce ennemi, avait fait afficher le 30 avril 311, à Nicomédie, au cours d'une grave maladie, une déclaration où il renonçait à les, persécuter et demandait leurs prières pour le salut de l'État. En lutte contre Maxence, à la suite de visions (4), Constantin se sentit, de son côté, poussé à « miser sur le Dieu des chrétiens ».

Sa conversion fut superficielle, comme le prouvent les sentiments ambitieux et sanguinaires qui continuèrent à l'animer (5), et le retard de son baptême différé jusqu'à sa mort, mais son adhésion extérieure à la religion nouvelle, à partir de l'édit de Milan, fut manifeste. Dès avant sa victoire sur Maxence, il avait fait graver le symbole Jésus-Christ sur le bouclier de ses soldats. À son entrée à Rome, le 29 octobre 312, il ordonna de mettre une croix sur la main de la statue que le Sénat lui avait offerte comme signe de sa divinité. En 317, en élevant deux de ses fils au rang de Césars, il créa le labarum, étendard impérial, ancien vexillum dont la couronne porta un monogramme chrétien. Une série de monnaies, frappées de 317 à 320, montre deux monogrammes chrétiens sur le casque de l'empereur (6).

Constantin ménagea les vieux cultes du paganisme pendant une dizaine d'années. « Trop avisé pour les supprimer, dit P. Batiffol, il se contenta de leur laisser leur vie propre qui était à bout, en s'appliquant à ce que nul n'ignorât qu'il n'était plus leur fidèle » (7). Sa partialité envers l'Église était déjà évidente.

Il défendit aux Juifs, sous peine du feu, de lapider ceux des leurs qui se convertiraient. Il interdit aux municipalités d'obliger les chrétiens à célébrer les sacrifices. Il octroya des immunités au clergé catholique. Il accorda aux évêques une juridiction civile temporaire (8). Mais c'est surtout à partir de la disparition de Licinius, en 324, que l'empereur laisse éclater son zèle. Il fait graver le labarum sur les monnaies. Il interdit de conserver ses images dans les temples païens. Il bâtit des églises à Antioche, à Nicomédie, à, Bethléem (la seule qui subsiste encore) ; il consacre, en 325, la célèbre basilique de Jérusalem. Il intervient dans les affaires de l'Église, il convoque le concile de Nicée (325). Il invite ses sujets à devenir chrétiens. Il condamne le culte d'Apollon, dont l'oracle avait déchaîné la persécution de Dioclétien. Il interdit les sacrifices privée, et (après 330) il défend aux fonctionnaires toute participation publique aux cultes païens. Il conserve, il est vrai, jusqu'à la fin le titre de pontifex maximus, mais il en avait abandonné les fonctions à un promagister.

La plus grande preuve d'attachement qu'il donna au Christianisme fut la fondation de Constantinople. Inexplicable par des raisons purement politiques, au moment où l'empereur devenait le seul maître du monde romain, à la fin de 324, elle fut l'effet d'une décision rapide, inspirée par le désir de transporter la capitale, de Rome infectée de paganisme, à une ville nouvelle toute chrétienne (9). L'agrandissement de l'antique ville de Byzance fut commencé en 324, et la nouvelle cité fut inaugurée le 11 mai 330. Elle reçut le nom de Constantinopolis. Sa superficie fut quadruplée. Les portes de bronze, les toits dorés, les statues des temples païens servirent à l'orner. L'empereur y transporta une partie du Sénat et fit bâtir des palais pour les vieilles familles, qu'il y attira. Les lois furent toutes romaines. La langue de la cour et des bureaux fut le latin. Constantin se plut tellement dans cette capitale que, sauf de rares interruptions, il ne la quitta plus jusqu'à sa mort.

En croyant avoir fait de Constantinople le centre du cercle chrétien, il se trompait. Cet honneur devait passer à Rome, et sa ville, artificiellement romanisée, allait redevenir une cité grecque, étrangère à la langue et à la littérature latines, foyer d'une rivalité religieuse, qui devait aboutir au grand Schisme d'Orient, du XIe siècle. Double résultat que n'avait pas prévu l'empereur, ce Latin qui savait peu le grec, cet autocrate passionné pour l'unité de foi (10).
Son règne fut marqué par la grande controverse sur la définition des rapports entre le Père et le Fils.

Arius, qui en fut la cause, était originaire de Libye et disciple de Lucien d'Antioche. Devenu diacre d'Alexandrie, il fut excommunié par l'évêque Pierre, pour avoir soutenu Mélétius, évêque de Lycopolis, qui avait résisté aux empiétements de ce prélat sur les droits de ses collègues de la province. Nommé presbytre par Achillas, qui avait remplacé Pierre, il fit opposition à son successeur, Alexandre, à cause de son autoritarisme et de ses vues sur la Trinité. Devant son refus de revenir à la foi orthodoxe, le patriarche réunit à Alexandrie un synode qui l'excommunia (321), et, après qu'Arius eut fondé à Alexandrie une église gagnée à ses idées, il l'expulsa, (322). À Nicomédie, où il s'était réfugié, Arius écrivit son fameux ouvrage Thalie (grec Thaléia, banquet), dont il ne reste que quelques fragments, mélange d'aperçus dogmatiques et de poésies populaires composées pour les voyageurs et les pêcheurs. D'après lui, le Fils a été créé du néant (ex ouk ontôn) par le Dieu unique. Le Fils n'est pas égal au Père ; il ne participe pas à son essence et à, son éternité. Il n'est même pas semblable à lui ; il est d'une autre substance (hétérousios). Il a eu la liberté de rester bon ou de se tourner vers le mal. N'étant pas divin par nature, il l'est devenu par pure grâce. Il a été appelé Logos parce qu'il a participé au Logos qui est en Dieu. Le Père est incompréhensible pour le Fils, mais il a bien voulu se révéler à lui en quelque mesure. Le Saint-Esprit est la première créature du Fils. La Rédemption est l'ascension de l'homme vers Dieu par les efforts de sa liberté. Tout en rabaissant le Fils, Arius le relevait en l'appelant Dieu parfait, antérieur à la Création, ce qui créait une équivoque propre à dérouter les esprits (11).

Deux synodes tenus, l'un en Bithynie, l'autre en Palestine demandèrent la réintégration d'Arius et de ses partisans. La foule se passionna pour ce conflit. On discutait sur les rapports du Père et du Fils jusque dans les boutiques des commerçants. Constantin, préoccupé par ces divisions, écrivit à Alexandre et à son contradicteur de tâcher de se mettre d'accord. Hosius, évêque de Cordoue, qui vivait à la cour, chargé de porter cette lettre, s'efforça, mais en vain, de les réconcilier. 'Pour en finir (12), l'empereur convoqua à Nicée le premier concile oecuménique.

Il s'y tint entre mai et septembre M. De nombreux évêques y étaient venus (trois cents environ, d'après Athanase), la plupart Orientaux. On y voyait aussi des prêtres et des diacres, en particulier le jeune diacre Athanase, compagnon du patriarche Alexandre. On y remarqua surtout la présence de Constantin.

La plupart des évêques n'avaient pas de credo très précis et n'étaient guère prêts à voter les décisions fermes que l'empereur réclamait. Soutenu par Eusèbe, évêque de Nicomédie, et Théognis, évêque de Nicée, Arius exposa ses vues, mais il fut fortement combattu par Athanase, que secondaient Hosius et Marcel d'Ancyre. Ils firent adopter cette formule : « le Fils est issu de la substance du Père », en précisant qu'il lui était « consubstantiel » (grec homoousios). Athanase fit remarquer qu'elle impliquait à la fois l'unité de la substance divine et la distinction des personnes. Devant cette formule contradictoire, Eusèbe, l'illustre évêque de Césarée, représentant du bon sens et de la conciliation, proposa une définition large, appelant le Christ « le Logos de Dieu, le premier-né de toute la Création », mais muette sur la consubstantialité (13). Mais cette définition, bien qu'elle affirmât en Termes suffisants la divinité du Christ, fut jugée inadéquate par Constantin (14) et ses conseillers et le concile finit par adopter le symbole dit « de Nicée » (15), proclamant « le Fils unique engendré du Père, c'est-à-dire de la substance du Père, Dieu issu de Dieu, engendré et non fait... » (16). Dans cette lutte, « Athanase domine Arius, non par la, dialectique mais par la profondeur du sentiment chrétien... et parce qu'il est porté par le flot grossissant du sentiment populaire, qui, d'instinct, adopte toute théorie qui grandira le Christ le plus possible, sans se soucier des difficultés, ni même des contradictions qui naîtront de son assimilation à la divinité » (F. Lot, P. 49).

Athanase triomphait, mais à quel prix ! En sacrifiant, non seulement la logique, mais la vérité historique, cette foi des tout premiers disciples, dont on trouve des échos dans les Synoptiques, les Actes et l'épître de Jacques, au prophète « puissant en oeuvres et en paroles », élevé par Dieu à la dignité de Messie (17).

Les membres du concile durent signer le symbole. Presque tous le firent, sauf deux évêques égyptiens. Le concile les frappa d'anathème, ainsi qu'Arius et ses écrits, et l'empereur les exila. Le même sort atteignit trois évêques dont l'adhésion à la formule avait été jugée trop tardive, Eusèbe de Nicomédie, Théognis de Nicée et un autre.

Trois ans après, Constantin, à l'instigation, d'un presbytre, rappelait Arius, ainsi qu'Eusèbe et Théognis, et se déclarait satisfait de leurs explications théologiques. Poussé par Eusèbe, il enjoignit à Athanase, devenu, depuis 328, le successeur d'Alexandre, de lever l'excommunication qui pesait sur Arius, sous peine de déposition et d'exil. Devant le refus du courageux évêque, l'empereur n'osa pas sévir, mais il l'invita plus tard à répondre à diverses accusations portées contre lui par les Mélétiens. Athanase n'eut pas de peine à se justifier, mais il dut comparaître devant le synode de Tyr (335), convoqué par Constantin sur la demande des Eusébiens. Malgré l'invraisemblance des accusations, qu'ils ne purent prouver, les adversaires d'Athanase obtinrent sa destitution et la levée de l'excommunication prononcée contre Arius et ses partisans. Peu après, le patriarche incriminé déjà, bien à tort, d'inconduite et de violences, fut accusé d'avoir empêché les blés d'Égypte d'arriver à Constantinople, et il fut exilé à Trêves. Les Eusébiens, présents dans la capitale, y réunirent un synode, malgré Alexandre, qui en était l'évêque ; ils destituèrent Marcel d'Ancyre, et décidèrent la rentrée solennelle d'Arius dans l'Église. La veille du jour fixé pour la cérémonie , le célèbre hérétique mourut subitement à Constantinople (336).

Nous arrêtons ici l'histoire de l'Église. Nous l'avons prise à son berceau, nous l'avons même considérée dans ses origines, la tradition hébraïque et la grande âme du Christ. Nous l'avons suivie au cours de son adolescence rapide, belle de ferveur communicative, assombrie par les persécutions. Nous la laissons lors de son mariage avec l'Empire. Union triomphante mais dangereuse, qui lui a donné la sécurité matérielle et a consacré son autorité, mais en lui prenant sa liberté et en la poussant à supprimer celle des autres, païens ou hérétiques, et en faisant baisser son niveau moral par l'abondance mal triée des recrues, attirées par la flamme du succès. Toutefois, de grandes destinées l'attendent, car elle porte l'évangile en elle ou plutôt elle est portée par lui.

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(1) Paul Lejay, Revue Loisy 1900, P. 187. 
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(2) L. Bréhier, L'Art chrétien, Paris 1918, p. 107.
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(3) Victor Duruy, Histoire des Romains (T. VI et VII) ; Ed. Schwartz, Kaiser Constantin und die christliche Kirche, Leipzig 1913.
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(4) Apparition de lu croix dam le ciel, au couchant, avec ces mots : en ceci sois victorieux (en toutô nica), apparition du Christ à l'empereur la nuit suivante. 
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(5) Il tua plus tard un de ses fils. et sa propre femme, Fausta. Pourtant, il avait de nobles aspirations. il adoucit la rigueur du code civil, et il protégea les enfants pauvres, les esclaves, les petits propriétaires tout en se montrant très dur dans la répression des délits contre les moeurs (F. Lot, p. 113-114). 
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(6) Jules Maurice, Numismatique constantinienne, trois vol. Paris 1911. 
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(7) La Paix constantinienne et le Catholicisme. Paris 1914, P. 399. 
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(8) Émile Chénon, Conséquences Juridiques de L'Édit de Milan (Nouvelle Revue historique de Droit, 1914, p. 255-263). 
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(9) Jules Maurice, Les Origines de Constantinople, 1904, et F. Lot, ouvrage cité, p. 39-44.
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(10) F. Lot, ouvrage cité, p. 43-44. 
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(11) Voir dans l'Encycl. Licht., le remarquable article du professeur A. Jundt sur l'Arianisme. 
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(12) Eusèbe, Vie de Constantin, IlI, 6. 
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(13) Ce projet se trouve dans l'Hist. ecclés. de Théodoret, I, 12. 
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(14) G. Boissier, La Fin du Paganisme, T. I, p. 72-75. 
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(15) Texte reproduit dans l'Hist. ecclés. de Socrate (I, 91) et celle de Théodoret (I, 12). 
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(16) Le concile s'occupa aussi d'autres questions importantes. Il adopta le point de vue romain sur la date de la fête pascale ; il apaisa presque entièrement le conflit qui, depuis une vingtaine d'années dressait contre le patriarche d'Alexandrie les évêques partisans de Mélétius ; il reconnut officiellement les droits des patriarches de Rome, d'Antioche et d'Alexandrie. Saisi d'un projet tendant à faire décréter le célibat des prêtres à. depuis vingt ans, par le concile d'Elvire pour d'Espagne, Il ne prit aucune décision. 
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(17) Maurice Vernes, Les Étapes de la déification de Jésus, Leroux, Paris 1918, p. 5 ss. 
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