Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

Les tendances morales, sociales et artistiques des chrétiens, au Ille siècle.

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La triste situation morale et sociale de l'Empire s'était un peu améliorée sous les Antonins (1). Leurs jurisconsultes avaient adouci la législation étroite des XII Tables dans le sens du droit naturel. La justice basée sur la force, celle des droits créés par la conquête et le privilège, laissa une place à l'équité. Les empereurs firent des fondations pour les nécessiteux. Trajan distribuait des secours aux enfants pauvres, dans un but politique, il est vrai, pour garder de futurs soldats à la patrie. Des citoyens s'honorèrent par des dons généreux à leurs villes en faveur des misérables. Mais ces bonnes intentions furent à peu près paralysées par les vices du régime impérial (2) qui maintenait l'inégalité et la morgue, - servitude du sénat qui se vengeait de son avilissement en méprisant la foule, dégradation croissante des classes inférieures, progrès de la paresse et de la délation, plaie d'un célibat toujours plus hostile aux responsabilités familiales, exaspération du libertinage dont Apulée a fait la triste peinture dans son livre L'Ane d'or, et surtout condition toujours lamentable des esclaves, comme on peut en juger par les douloureuses descriptions de cet écrivain (Métamorphoses, ch. 9).

En face de cet esprit païen l'idéal chrétien s'affirmait dans les pages enflammées des grands docteurs de l'Église et, à un moindre degré, comme on pouvait s'y attendre, dans la vie des fidèles. L'accroissement de leur nombre nuisait, en effet, à, leur qualité, et il y en avait salis doute beaucoup dont l'âme ne portait qu'un léger badigeon évangélique, vite brûlé par le feu des tentations et surtout celui des persécutions. Il y avait, d'autre part, les exaltés, prêchant et pratiquant l'ascétisme et l'esprit de révolte. Mais, entre ces deux extrêmes, il y avait de nombreux disciples de Jésus, sel de cette époque de décadence, pépinière des grandes personnalités dont les écrits vont nous permettre de préciser l'idéal chrétien au IIIe siècle.

« Ayez le mal en horreur et attachez-vous fortement au bien », écrivait l'apôtre Paul aux Romains (12, 9). Tel était le mot d'ordre de ces communautés, toujours frémissantes des souvenirs sacrés du Christ et des apôtres. Dans le désert de la sécheresse générale, les familles chrétiennes, comme des oasis fraîches et verdoyantes, offraient le reposant spectacle du noble amour, qui tâche de se préserver de l'égoïsme et des souillures. La femme y apparaît dans sa dignité d'épouse et de mère. C'était là une conquête chrétienne déjà vieille de deux siècles, une tradition qui s'était affirmée avec force dans l'âge précédent, comme le prouve le cas de cette femme, mentionnée par Justin Martyr (Apol. I, 1), qui refusa d'obéir à, son misérable époux et se laissa maltraiter par lui plutôt que de se prêter à une infamie. Le respect de la femme, tel est l'ordre éloquent de Clément d'Alexandrie. L'homme doit avoir les plus grands égards pour «la mère de ses enfants », et considérer la jeune fille comme (c sa propre fille » (Pédag. Il, 10). Il y a égalité morale, dit-il encore, entre l'homme et la femme, « tenus à une même perfection » (IVe Stromate, 19).

Les Pères du IIIe siècle ont célébré la beauté du mariage chrétien qui, dit Tertullien, ne peut être rompu que pour cause d'adultère (Contre Marcion, XIV, 34). Clément d'Alexandrie, qui ne voulait pas qu'«on cherchât à chanter au-dessus du ton » et que le « gnostique » (le chrétien idéal) mît une perfection fantastique au-dessus de la vie normale, préférait le mariage au célibat. Dieu, dit-il, a manifestement formé l'homme et la femme pour l'union conjugale. Comment pourrait-elle être mauvaise en elle-même ? Plusieurs apôtres étaient mariés, même Paul (3). Cet état est une vertu, comme la virginité. Il s'impose « à cause de la patrie et de la succession des enfants, et pour la perfection du monde, autant qu'elle dépend de nous ». Comme elle est belle, la tâche du mari, avec le soin qu'il prend des siens ! Ne peut-il s'occuper avec sa compagne des choses du Seigneur ? « Celui-là surpasse les autres, qui, dans l'union conjugale, la procréation des enfants et le soin de sa maison, se met au-dessus du plaisir et de la peine ». Quant à l'épouse, elle est la gloire de son mari et comme la diaconesse de la famille. Le miel de la charité découle de ses lèvres, et ses enfants la bénissent dès le matin. Elle s'applique, de concert avec son mari, à cultiver ces « fleurs du mariage », surtout la jeune fille, qu'il faut tenir éloignée des spectacles funestes, des festins et même des boutiques où l'on entend des plaisanteries équivoques. « Honorons la jeunesse, ajoute Clément, en lui apprenant la discipline de Dieu » (4). Sentiment admirable autant que naturel, qui poussait le père d'Origène à déposer un baiser respectueux et tendre sur la poitrine de son fils endormi !

Tertullien tient un langage analogue (5). « Une même espérance, dit-il, unit le mari et la femme... Ensemble ils fléchissent les genoux, ensemble ils jeûnent. Ils s'exhortent l'un l'autre, ils se soutiennent dans leur faiblesse. On les voit ensemble dans l'église de Dieu, à la table eucharistique... Point de feinte ni de dissimulation. Ils ne se contrarient en rien, les sacrifices sont consentis sans avarice, leur zèle chrétien ne connaît pas d'entraves... Le Christ, témoin d'une telle union, s'en réjouit » (Christus talia videns et audiens gaudet).

Toutefois, chez Tertullien, on voit poindre, puis s'affirmer cette tendance ascétique (6) qui devait, au siècle suivant, se déployer dans la vie monacale. Oubliant que l'union conjugale, quand elle est pénétrée de respect mutuel et de délicatesse, est la source d'un bonheur merveilleux dont on n'a pas à rougir, car il est lié à un devoir envers l'espèce et il est une force qui aide à porter de nobles mais lourdes responsabilités, ce Père, qui semble n'avoir pas eu d'enfants, dans l'intention louable de réagir contre une sensualité dont les excès lui faisaient horreur, déclare dans son premier livre A sa femme : « C'est la nécessité qui justifie le mariage, mais la nécessité discrédite ce qu'elle autorise » (ch. 3). Plus tard, il ose écrire, dans son Exhortation à la chasteté (ch. 9) : « Le mariage repose sur la convoitise et l'impureté » (stuprum). À plus forte raison condamne-t-il les secondes noces comme honteuses (7). Il va jusqu'à féliciter le veuf et la veuve d'être délivrés de leurs conjoints. Il invoque la spiritualité et l'indissolubilité du lien matrimonial, et il soutient que le second mariage est anormal parce que « deux femmes y enveloppent le mari, l'une en esprit, l'autre en réalité » (8). Sur cette question, Tertullien se trouve d'accord avec d'autres Pères. Athénagore et Justin avaient traité les secondes noces d'adultère décent ; Clément les qualifiait d'« Impureté » (Ille Stromate, 12) ; Origène affirmait que « le digame (le remarié) n'avait pas de part dans le royaume de Dieu » (Homélie 17 sur Luc).

Chez les Pères de ce temps se montrait la tendance à mettre la chasteté au-dessus du mariage, au sommet de la pyramide des vertus. « Elle est, disait Tertullien, la fleur des moeurs, l'honneur du corps, l'ornement des sexes, le fondement de la sainteté ». Cyprien écrivait de son côté : « Elle est la fleur et l'ornement de l'Église » (La Tenue des Vierges, ch. 3). Ce qui est prôné surtout, c'est le célibat du clergé. Dès le second siècle., les secondes noces lui sont interdites. Mais on permettait aux prêtres mariés de ne pas se séparer de leurs femmes (9).

La famille chrétienne répondait-elle à ce qu'il y a de juste et de touchant dans l'idéal prêché par Clément et Tertullien ? Il le semble bien surtout si l'on en juge d'après les inscriptions funéraires des Catacombes. Il s'en dégage une impression de noblesse et de tendresse. Une grande place y est faite à la femme, souvent représentée en prières. On y voit aussi des tombes de petits enfants, près desquelles leurs jouets sont dessinés.

La vie sociale des chrétiens, au IIIe siècle, se distingua, comme aux âges précédents, par l'esprit fraternel et égalitaire. « Leur législateur, avait déjà dit Lucien, leur a persuadé qu'ils sont tous frères » (Pérégrinus, ch. 13). Le grand railleur avait raison cette fois. « Le riche, écrivait le poète Commodien; soutient le pauvre comme l'arbre soutient la vigne a). On secourait avec empressement et sans morgue. L'idée de la propriété s'était, en effet, modifiée. Elle n'était plus la consécration par l'État des terres obtenues par la conquête ou autrement. Le chrétien attribuait à Dieu pour ainsi dire la nu-propriété de ses biens, dont les indigents devaient partager avec lui-même les revenus, car il n'en était que l'administrateur. On faisait à l'étranger une place au repas et au culte de famille. On l'accueillait même - et ce n'était pas sans danger - quand il était proscrit. On donnait pour le rachat des captifs, avec d'autant plus de zèle qu'on voyait en eux, comme le rappelait Cyprien, « les représentants de Jésus-Christ » (ép. 62). L'élan charitable était tel qu'on vit, dès la fin du 1er siècle (10), des chrétiens s'offrir pour servir à la place de quelques prisonniers. On vit aussi, à Carthage, au cours d'une peste meurtrière, les chrétiens s'empresser auprès des mourants, où ils pouvaient reconnaître d'anciens persécuteurs. Même dévouement admirable à Alexandrie, où nombre d'entre eux périrent en soignant les pestiférés, même païens (H. E. VIII, 22).

Leurs tendances égalitaires furent aussi remarquables. S'ils se tinrent en dehors des révoltes sociales, ils n'en continuèrent pas moins à sentir la dignité des esclaves des deux sexes, et là où ils le pouvaient - au foyer familial - ils eurent à coeur d'améliorer leur condition (11). « Il ne faut pas traiter ses serviteurs comme des animaux, dit Clément ; maîtres, accordez-leur la justice et l'égalité » (Pédag. III, 11 ; IVe Stromate, 8). On doit songer à l'âme de l'esclave. « Ne lui présentez pas, écrit encore Clément, de spectacles corrupteurs » (Pédag. III, 3). - « Nous nous tournons vers l'esclave grossier, dit Origène, pour le rendre meilleur... Nous lui enseignons à prendre une âme d'homme libre » (Contre Celse, III. 49, 55). Au culte, ce serviteur si longtemps méprisé était mis sur le même pied que son maître. Parfois, catéchumène avant lui, il le devançait à la table. eucharistique. Il devenait, à l'occasion, son guide spirituel (12).

Il pouvait être nommé diacre et prêtre (13), et même s'élever plus haut. À l'exemple de ces esclaves qui, d'après Sénèque, « se taisaient dans, les, supplices », refusant de dénoncer leurs maîtres, il subissait héroïquement le martyre pour rendre témoignage au sien ! L'Église favorisa les affranchissements, et, plus tard (14), elle recommandera aux chrétiens d'employer leur biens à ces mesures humanitaires. Elle montra également sa sympathie aux artisans, si peu considérés, dont les métiers avaient été pourtant honorés par le travail de Jésus et celui de Paul, et ils purent s'élever eux aussi aux charges ecclésiastiques et à la gloire du. martyre.

Cette tendance égalitaire éclate dans les Catacombes, où voisinent, dans l'éternel sommeil des corps, les humbles et les représentants des grandes familles, celles des Coecilii, des Aemilii, même des Flavii. Les inscriptions sont muettes sur la situation sociale et les titres des défunts... Quelques décorations seulement sur la tombe des riches, parfois creusée en forme de niche voûtée. Les peintures glorifient le travail manuel. On y voit le forgeron frappant sur son enclume, le cultivateur avec sa bêche, le cardeur de laine avec son peigne...

Toutefois, en dépit de cet esprit fraternel qui savait, comme nous l'avons vu, s'étendre aux païens, la vie des chrétiens avait un caractère antisocial que nous avons déjà constaté dès le 1er siècle, et que la foule leur reprochait avec une amertume croissante (15).

Ce n'est pas qu'ils fussent, en général, hostiles à l'Empire. Si Commodien prévoyait avec joie le temps où Rome sera ruinée par les Barbares (Carmen apologeticum, vers 809 ss), Tertullien acceptait sans discussion le principe du régime impérial, parce qu'il y voyait une institution de Dieu (16), et, en temps de persécution, il prêchait la patience et la passivité. Les fidèles priaient pour l'empereur (Tertullien, Apol. 32) et pour la patrie (Contre Celse, V, 37). Mais le conflit d'idées entre le Christianisme et l'Empire n'en restait pas moins aigu. Les chrétiens plaçaient la patrie céleste au-dessus de la patrie terrestre, leur conscience au-dessus du pouvoir impérial, la sainteté au-dessus de la société. De là leur réserve vis-à-vis d'elle. En principe, ils admettaient l'exercice des fonctions publiques. « Il est permis, disait Clément, de les remplir » (politeusasthaï , Pédag. III, 11). - Qu'on les accepte, ajoutait Tertullien, à condition de « se maintenir intact de toute idolâtrie à) (L'Idolâtrie, ch. 17). Tâche très ardue, comme ce Père le reconnaissait. Aussi concluait-il que ces charges étaient à fuir. Sur la question du service militaire, les chrétiens étaient divisés. Ce métier n'impliquait-il pas des rites idolâtres et l'esprit de meurtre et même de conquête ? Les uns le condamnaient au nom de l'évangile (Matth. 26, 52). Les autres prétendaient qu'il n'en avait réprouvé que les excès. Tertullien soutint que l'on ne devait pas se faire soldat de peur d'avoir à verser le sang, et même que le soldat, s'il devenait chrétien sous les drapeaux, devait les fuir. (La couronne, ch. 11). Cette dernière recommandation ne fut pas suivie, et l'Église conseilla aux fidèles de faire le service militaire, s'il leur était imposé, à condition d'éviter les violences et les rapines.

D'autre part, les chrétiens se montraient peu aux repas païens et dans les théâtres déshonorés par les ballets licencieux et dont les représentations étaient, au reste, si inférieures au grand art d'Eschyle et de Sophocle. À plus forte raison fuyaient-ils le cirque et ses jeux barbares, où le sang des leurs avait trop souvent coulé (17). Quelques-uns, pourtant, s'y sentaient attirés, et Tertullien dut s'appliquer à, réfuter leurs sophismes (Les Spectacles). Il montra que, si l'Écriture n'a pas formellement interdit d'aller à l'amphithéâtre, elle réprouve les sentiments « démoniaques » qui s'y étalent : idolâtrie, meurtre, impudicité ! « Si la cruauté et l'impiété sont licites, s'écrie-t-il, allons-y » Il insiste : « Pourquoi serait-il permis d'écouter ce qu'il est défendu de dire ? » La vertu chrétienne ne peut que perdre et se perdre en ces lieux où l'« on ne se possède plus », où l'air est chargé d'impuretés de toute sorte. « Les mains qu'on a élevées vers le Seigneur (pour la prière), il ne convient pas de les fatiguer ensuite à applaudir un histrion ». De même, Minucius Félix condamnait l'amphithéâtre, cette « école d'homicide ». L'Église a poussé cette hostilité jusqu'à refuser de recevoir comme catéchumènes les acteurs et les gens dont les métiers touchaient à ces coupables divertissements.




C'est cette même préoccupation morale qui mit les chrétiens en défiance envers l'art païen. Ils lui reprochaient sa futilité. Avec ses décorations, que l'imagination créatrice avait fuies et dont la monotonie était devenue désolante (18), cet art n'était guère qu'un enjolivement stérile, sans inspiration supérieure, pour ceux qui pensaient, avec Clément d'Alexandrie, que « la véritable beauté est celle de l'âme, la vertu » (Pédag. I, 12). Ils blâmaient aussi ses tentatives de représenter la divinité, dont la figuration était, pour eux comme pour les Juifs, inadmissible, et surtout sa tendance à l'exprimer dans des scènes indignes d'elle. C'est ainsi que Clément déplorait ces épisodes de l'histoire de Vénus ou de Jupiter qui s'étalaient sur les murs des appartements et sur les chatons des bagues. Ce qui indignait le, plus, en effet, l'âme chrétienne contre l'art païen, c'était son goût pour l'obscénité. Voilà ce qui excitait sa répulsion pour les théâtres, les statues de femmes qui, au dire de Clément, inspiraient des passions, les peintures inconvenantes, la musique lascive. Elle était, d'ailleurs, dégoûtée par le dévergondage des modèles, qui rejaillissait sur les artistes eux-mêmes.

Pourtant, les chrétiens ne proscrivaient pas l'art en soi (19). Lorsque Clément d'Alexandrie s'écriait douloureusement : « 0 beauté, mère de l'adultère ! », il n'entendait pas jeter le discrédit sur la beauté en général, sur celle de la Création. « Elle forme, disait-il au contraire, une symphonie dont le Logos est le chorège » (Le Convertisseur, I, 5). Tertullien écrivait de son côté : « Si je te présente une rose, tu ne dédaigneras pas le, Créateur » (Contre Marcion, I, 14). Le chef-d'oeuvre de la nature, pensait-il encore, est cette forme humaine que le Verbe devait revêtir » (La Résurrection de la Chair, ch. 6). Ces grands docteurs célébraient d'autant plus volontiers la beauté de la création, qu'ils avaient à réagir contre le Gnosticisme, acharné à identifier la nature avec le mal.

Ainsi, les chrétiens, loin de condamner l'art en lui-même, l'ont aimé, mais à condition qu'il servît à l'édification. Clément recommande la musique au chrétien instruit parce qu'elle orne l'esprit et adoucit les moeurs, et parce que ses modes, de même que les mathématiques, enferment le sens mystique des choses divines (VIe Stromate, 11). Il admet la musique dans l'église, à condition qu'elle soit sobre et grave et exécutée sur la harpe et le luth, et il permet qu'on la fasse entendre dans les repas privés (Pédag. II, 4). L'Église faisait aussi une place à la littérature, à condition qu'elle ne charriât pas d'impuretés ou de vaine rhétorique, et qu'elle eût une portée apologétique. Quant à la peinture, elle l'a si peu dédaignée qu'elle l'a prodiguée dans les Catacombes (20). Les symboles les plus fréquemment gravés sur les tombes étaient la colombe représentant le Saint-Esprit, volant sur la coupe eucharistique, le navire, image de l'Église, l'ancre, signe de l'espérance chrétienne, le poisson qui désignait à la fois Jésus-Christ et les âmes tirées de l'océan du péché, le paon et le phénix dont les mutations de plumage ou la prétendue renaissance figuraient la résurrection. On y voit aussi de touchants tableaux : le bon Pasteur ramenant les brebis égarées, Jésus adoré par les mages, conversant avec la Samaritaine ou ressuscitant Lazare, David avec sa fronde, Daniel dans la fosse aux lions, les trois jeunes gens dans la fournaise, Elie enlevé au ciel. On y aperçoit surtout la croix, formant monogramme par l'entrecroisement de l'I et de l'X (Jésous Christos) (21). Toutes ces décorations portent la marque de la technique du temps. On y trouve même des motifs païens, tels que les Saisons ou Orphée, ce qui s'explique, par le fait que les artistes devenus chrétiens conservaient, comme le suggère Guignebert (22), les procédés qu'ils avaient appris. La preuve en est fournie par le fameux vase, de plomb découvert en Tunisie, où l'on trouve pèle-mêle, réunis dans le simple but de produire un bel effet, les types décoratifs usuels de l'art chrétien et de l'art païen (23). Toutefois, l'Église versa dans cette technique profane, toute la spiritualité jaillissant des grandes personnalités qu'elle faisait représenter, et par là elle préparait le renouvellement de la peinture, de même que sa sévérité idéaliste préparait celui de la musique, l'avènement d'un art nouveau créateur de la véritable beauté, où à la joie esthétique vient s'ajouter le ravissement de l'âme.

Insistons, en terminant, sur l'apport du Christianisme antique à la poésie religieuse.

Il fut médiocre et lent. Au 1er siècle, la piété des fidèles se nourrissait de la lecture des Psaumes, des autres passages lyriques de l'Ancien Testament, et des cantiques de Marie et de Siméon (Luc, 1,46-55 ; 2, 29-32). Au IIe siècle, à l'exemple des gnostiques et des montanistes, ils adoptèrent quelques hymnes (24), mais ils se servaient plutôt de cantiques en prose. Le recueil le plus connu est celui des Odes. de Salomon, composé de quarante-deux pièces mystiques (25). Ces chants, d'un lyrisme élevé mais déparés par la redondance et le mauvais goût, ont dû être d'abord le livre de cantiques d'une communauté juive, interpolés, comme l'a bien vu Harnack, par un auteur chrétien., C'est ce que montrent les allusions au Christ crucifié (odes 27, 31 et 42), à sa naissance surnaturelle (odes 7 et 17), à son rôle rédempteur (odes 7 et 9).

Au IIIe siècle, les essais de poésie religieuse se font moins rares. Le Pédagogue de Clément d'Alexandrie se termine par un « hymne au Seigneur », où la ferveur s'exprime en strophes chargées d'images. À la fin du Banquet des dix Vierges, de Méthodius, Thécla chante un cantique de vingt-quatre couplets, avec ce refrain répété par ses compagnes : « Je reste pure pour toi et portant des lampes brillantes : époux, je vais au devant de toi ! ».

La poésie chrétienne s'est exprimée aussi dans les curieux Oracles sybillins, dont l'idée fut empruntée à la tradition à la fois païenne et juive (26). On sait que les Grecs, et Surtout les Romains, attribuaient des oracles à des prophétesses mystérieuses qu'ils appelaient des Sibylles., dont la plus célèbre fut celle de Cumes. Les Juifs, profitant du crédit dont elles jouissaient, mirent dans leur bouche des anathèmes dirigés contre les antisémites. Les chrétiens utilisèrent d'abord les recueils existants, puis, vers la fin du 1er siècle, ils fabriquèrent eux-mêmes des oracles, comme Celse le leur reprocha (27). Il nous en est parvenu une collection, en quatorze livres, publiée à Bâle au XVIe siècle, et augmentée depuis (28). Certains d'entre eux portent une marque chrétienne assez accentuée. Dans le 1er, un croyant annonce l'incarnation du Fils de Dieu ; dans le lIe, il est question de la sainte Vierge ; dans le VIe, on remarque la prédiction de la venue du Christ et une invocation à la croix. Le VIIIe, composé au temps d'Hadrien, exalte l'oeuvre du Rédempteur et annonce sa descente aux enfers et sa résurrection. L'autorité de la Sibylle s'est maintenue jusqu'au Moyen-Age. « Elle apparaîtra, dit Puech, dans les drames liturgiques pour énumérer les signes précurseurs du Jugement dernier. L'art chrétien l'accueillera ; elle figurera, à côté d'Hermès Trismégiste, sur le pavement de la cathédrale de Sienne ; elle sera peinte par Michel-Ange, et aujourd'hui encore le chant du Dies irae ne cesse pas de faire retentir, dans nos Églises, son nom associé à celui de David :

Teste David cum Sibylla ».

La poésie chrétienne grecque s'est exprimée enfin dans des épitaphes, peu, nombreuses étant donné l'humilité des croyants (29). La plus connue est l'inscription d'Abercios, en vingt-deux vers, qui dater de l'an 200 environ. Mentionnée dans la Vie de Saint Abercios, évêque d'Hiérapolis, en Phrygie, qui la cite, (édition Nissen, Leipzig 1912), elle a été retrouvée en partie, dans cette ville, avec le cippe funéraire qui la portait, par l'illustre explorateur de l'Asie-Mineure, Ramsay (30). Abercios, qui, d'après Duchesne, fut réellement évêque d'Hiérapolis, s'y déclare disciple du saint Pasteur. « C'est lui, dit-il, qui m'envoya à Rome contempler la souveraine et voir la reine aux vêtements d'or, aux chaussures d'or. Je vis là un peuple (les chrétiens) qui porte un sceau brillant (le cachet du baptême) ». Abercios parle ensuite du poisson (le Christ) « qu'a pêché une vierge pure » (Marie) et de l'eucharistie. On relève aussi dans l'inscription une allusion (tronquée) à Paul (Batiffol, L'Église, p. 209-213).

Chez les chrétiens de langue latine, la poésie religieuse s'exprima d'abord par des commentaires en vers des morceaux bibliques les plus édifiants. Ils y voyaient un moyen de fortifier leur foi et de la propager en lui donnant un vêtement agréable aux intellectuels (31). C'étaient, en général, de longues descriptions, où l'on voit apparaître, non sans surprise, le Tartare et, l'Élysée. Avec le IVe siècle, se développa également une poésie extra-liturgique. Le premier poète qui mérite d'être nommé est Juvencus, prêtre espagnol de noble extraction (début du IVe siècle). Son Histoire évangélique, écrite à l'époque de Constantin (Jérôme, De Viris, 84), se présente comme une épopée chrétienne (32). « Je veux chanter, dit-il, leshauts faits du Christ sur la terre », et, dans son prologue, il remplace l'invocation des Muses par un appel au Saint-Esprit. Ce poème en quatre livres, composé de plus de trois mille vers, est écrit en un style sobre en général, à part certaines périphrases parfois fastidieuses. On y sent l'imitation d'Ovide, de Lucrèce, de Virgile surtout. L'admiration dont ce dernier poète était entourée inspira l'idée d'écrire des poèmes en lui empruntant des hémistiches. Cette mode, déjà signalée par Tertullien, incita la femme d'un préfet de Rome, Proba, à raconter, en une oeuvre bizarre et sans intérêt, divers épisodes de la Bible. Ce n'est qu'à la fin du IVe siècle, avec Prudence, que la poésie chrétienne latine se relèvera.

Il y aurait pourtant de l'injustice à passer Boue silence un poète peu instruit mais fervent, Commodien, qui dut vivre en Afrique vers la fin du IIIe siècle, comme on peut le conclure de ses emprunts à Cyprien et de ses allusions aux menaces qui pèsent encore sur les églises (33). Simple laïque, ancien païen devenu chrétien actif, il était probablement, selon l'ingénieuse supposition de Monceaux, un de ces seniores laïci qui, dès la fin du IIIe siècle, aidaient les évêques dans leur administration, peut-être domine trésoriers. C'est ce que parait impliquer l'insistance avec laquelle il sollicite les aumônes des fidèles. Il s'intitule « mendiant pour le Christ » (mendicus Christi) ! Il reste de lui deux ouvrages en vers pleins de vie mais sans correction. et sans grâce. Ses instructions se composent de deux livres de quatre-vingts poésies assez brèves, sévères pour les: païens, les Juifs et les chrétiens. Quant au Carmen apologeticum ou Poème apologétique contre les Juifs et les païens, découvert par Pitra et édité en 1852, c'est une sorte de traité en vers sur Dieu et le Christ.

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(1) En ce qui touche la situation de la femme, cf Bene Pichon, Les Questions féminines dans l'ancienne Rome (Revue des Deux Mondes, 13 août 1912). 
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(2) Voir Friedlaender, Moeurs romaines, trad. franç. Paris 1874.
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(3) Ce fait est très douteux (voir nos Origines, p. 122). 
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(4) Clément, Stromates III, IV et VII ; Pédagogue, II, 10; III, 1, 10, 49, 67, etc.
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(5) A sa femme, L. Il, 17.
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(6) Venue d'Orient, elle a inspiré les Esséniens en Judée, les Thérapeutes en Égypte les Gnostiques, les Montanistes, les Actes de Thomas, les Actes de Paul, le Pasteur d'Hermas lui-même, vantant la chasteté « qui fera de l'épouse une soeur » (L. 1 Vision II). 
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(7) Il les avait d'abord admises (À sa femme, L. 11),
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(8) Monogamie (ch. 9-10) et Exhortation à la Chasteté.
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(9) Le concile de Nicée abolit une décision d'un concile qui avait décrété cette séparation. 
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(10) Clément de Rome, ép. aux Romains, ch. 57), 
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(11) E. de Pressensé, Vie des Chrétiens, L. III, ch. III.
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(12) Les Actes des Martyrs abondent en récits de maîtres convertis par leurs esclaves.
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(13) Calliste, évêque de Rome, était un ancien esclave. 
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(14) Voir les Constitutions apostoliques, IV, 17, 
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(15) Voir le remarquable ouvrage de Guignebert sur Tertullien, en particulier la IIe partie. 
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(16) « César est plus à nous qu'à vous (païens) puisqu'il a été établi (constilutusi par notre Dieu » (Apol. 33). 
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(17) E. de Pressensé, Vie des Chrétiens, p. 501-512. 
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(18) Sur la décadence de l'art à cette époque, voir F. Lot, La Fin du Monde antique et te Début du Moyen-Age, 1927, 1re partie, ch. VIII.
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(19) Cf André Pératé , L'Archéologie chrétienne, Paris 1892; Dom Leclercq Manuel d'Archéologie chrétienne, 2 vol. Paris 1907 ; Louis Bréhier, L'Art chrétien, Paris 1918. 
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(20) Pourtant Tertullien, très austère, comme on sait, désapprouvait l'usage des calices de verre ornés de la figure du Bon Pasteur (La Pudeur, ch. 7).
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(21) Voir l'art. de Roller, Catacombes (Encycl. Licht.).
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(22) Voir le chapitre XV (L'Art) de son Tertullien.
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(23) Le Blant les ateliers de sculpture chez les premiers chrétiens, Rome 1884
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(24) Irénée en cite un, dû à un anonyme qu'il appelle, divin vieillard». Voir, sur la poésie chrétienne grecque, Wilamowitz, Griechische Verkunst, Berlin 1921. 
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(25) Voir Goguel, Les Odes de Salomon (Revue Chrétienne, 1911, p. 152-161 et 230-340). Découvert Par Rendel Harris dans un manuscrit syriaque de la région du Tigre, ce recueil a été édité par lui, à la suite des Psaumes de Salomon (collection, de dix-huit hymnes juifs), à Cambridge (1909) et réédité, en allemand, par Flemming. (T. U., Leipzig 1910), et, en français, par Batiffol et Labourt (Paris 1911).
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(26) Cf Puech, Littér. grecque, T. II, L. IX, ch. Il. 
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(27) Origène, Contre Celse, VII, 53.
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(28) Mitions d'Alexandre Oracles sibyllins, Paris 1853-1858 et, 1869, et de Geffcken, Leipzig 1902.
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(29) De Rossi, Inscriptiones christianae. 
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(30) La pierre est conservée au Musée de Latran. 
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(31) 6. Boissier, La Fin du Paganisme, T. II, L. IV. 
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(32) Elle n'a été publiée en entier qu'en 1888, par Pitra. 
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(33) Bibliographie. - G. Boissier, Commodien (Mélanges Renier 1887) ; P. Monceaux, Histoire, T. III; A. d'Alès, Commodien et son Temps (Recherches de Science religieuse, 1911, n° 5 et 6) ; J. Durel, Commodien, Paris 1912 ; J. Durel, Les Instructions de Commodien, Paris 1912. 
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