La triste
situation morale et sociale de l'Empire s'était un peu améliorée sous
les Antonins (1).
Leurs jurisconsultes avaient adouci la législation étroite des XII
Tables dans le sens du droit naturel. La justice basée sur la force,
celle des droits créés par la conquête et le privilège, laissa une
place à l'équité. Les empereurs firent des fondations pour les
nécessiteux. Trajan distribuait des secours aux enfants pauvres, dans
un but politique, il est vrai, pour garder de futurs soldats à la
patrie. Des citoyens s'honorèrent par des dons généreux à leurs villes
en faveur des misérables. Mais ces bonnes intentions furent à peu près
paralysées par les vices du régime impérial (2)
qui maintenait l'inégalité et la
morgue, - servitude du sénat qui se vengeait de son avilissement en
méprisant la foule, dégradation croissante des classes inférieures,
progrès de la paresse et de la délation, plaie d'un célibat toujours
plus hostile aux responsabilités familiales, exaspération du
libertinage dont Apulée a fait la triste peinture dans son livre L'Ane
d'or, et surtout condition toujours lamentable des esclaves, comme on
peut en juger par les douloureuses descriptions de cet écrivain
(Métamorphoses, ch. 9).
En face de cet esprit païen l'idéal
chrétien s'affirmait dans les pages enflammées des grands docteurs de
l'Église et, à un moindre degré, comme on pouvait s'y attendre, dans
la
vie des fidèles. L'accroissement de leur nombre nuisait, en effet, à,
leur qualité, et il y en avait salis doute beaucoup dont l'âme ne
portait qu'un léger badigeon évangélique, vite brûlé par le feu des
tentations et surtout celui des persécutions. Il y avait, d'autre
part,
les exaltés, prêchant et pratiquant l'ascétisme et l'esprit de
révolte.
Mais, entre ces deux extrêmes, il y avait de nombreux disciples de
Jésus, sel de cette époque de décadence, pépinière des grandes
personnalités dont les écrits vont nous permettre de préciser l'idéal
chrétien au IIIe siècle.
« Ayez le mal en horreur et
attachez-vous fortement au bien », écrivait l'apôtre Paul aux Romains
(12,
9). Tel était le mot d'ordre de ces communautés, toujours
frémissantes des souvenirs sacrés du Christ et des apôtres. Dans le
désert de la sécheresse générale, les familles chrétiennes, comme des
oasis fraîches et verdoyantes, offraient le reposant spectacle du
noble
amour, qui tâche de se préserver de l'égoïsme et des souillures. La
femme y apparaît dans sa dignité d'épouse et de mère. C'était là une
conquête chrétienne déjà vieille de deux siècles, une tradition qui
s'était affirmée avec force dans l'âge précédent, comme le prouve le
cas de cette femme, mentionnée par Justin Martyr (Apol. I, 1), qui
refusa d'obéir à, son misérable époux et se laissa maltraiter par lui
plutôt que de se prêter à une infamie. Le respect de la femme, tel est
l'ordre éloquent de Clément d'Alexandrie. L'homme doit avoir les plus
grands égards pour «la mère de ses enfants », et considérer la jeune
fille comme (c sa propre fille » (Pédag. Il, 10). Il y a égalité
morale, dit-il encore, entre l'homme et la femme, « tenus à une même
perfection » (IVe Stromate, 19).
Les Pères du IIIe siècle ont célébré
la beauté du mariage chrétien qui, dit Tertullien, ne peut être rompu
que pour cause d'adultère
(Contre Marcion, XIV, 34). Clément d'Alexandrie, qui ne voulait pas
qu'«on cherchât à chanter au-dessus du ton » et que le « gnostique »
(le chrétien idéal) mît une perfection fantastique au-dessus de la vie
normale, préférait le mariage au célibat. Dieu, dit-il, a
manifestement
formé l'homme et la femme pour l'union conjugale. Comment
pourrait-elle
être mauvaise en elle-même ? Plusieurs apôtres étaient mariés, même
Paul (3).
Cet état est une vertu, comme la virginité. Il s'impose « à cause de
la
patrie et de la succession des enfants, et pour la perfection du
monde,
autant qu'elle dépend de nous ». Comme elle est belle, la tâche du
mari, avec le soin qu'il prend des siens ! Ne peut-il s'occuper avec
sa
compagne des choses du Seigneur ? « Celui-là surpasse les autres, qui,
dans l'union conjugale, la procréation des enfants et le soin de sa
maison, se met au-dessus du plaisir et de la peine ». Quant à
l'épouse,
elle est la gloire de son mari et comme la diaconesse de la famille.
Le
miel de la charité découle de ses lèvres, et ses enfants la bénissent
dès le matin. Elle s'applique, de concert avec son mari, à cultiver
ces
« fleurs du mariage », surtout la jeune fille, qu'il faut tenir
éloignée des spectacles funestes, des festins et même des boutiques où
l'on entend des plaisanteries équivoques. « Honorons la jeunesse,
ajoute Clément, en lui apprenant la discipline de Dieu » (4).
Sentiment
admirable autant que naturel, qui poussait le père d'Origène
à déposer un baiser respectueux et tendre sur la poitrine de son fils
endormi !
Tertullien tient un langage analogue (5).
«
Une même espérance, dit-il, unit le mari et la femme... Ensemble ils
fléchissent les genoux, ensemble ils jeûnent. Ils s'exhortent l'un
l'autre, ils se soutiennent dans leur faiblesse. On les voit ensemble
dans l'église de Dieu, à la
table eucharistique... Point de feinte ni de dissimulation. Ils ne se
contrarient en rien, les sacrifices sont consentis sans avarice, leur
zèle chrétien ne connaît pas d'entraves... Le Christ, témoin d'une
telle union, s'en réjouit » (Christus talia videns et audiens gaudet).
Toutefois, chez Tertullien, on voit
poindre, puis s'affirmer cette tendance ascétique (6)
qui devait, au siècle suivant, se
déployer dans la vie monacale. Oubliant que l'union conjugale, quand
elle est pénétrée de respect mutuel et de délicatesse, est la source
d'un bonheur merveilleux dont on n'a pas à rougir, car il est lié à un
devoir envers l'espèce et il est une force qui aide à porter de nobles
mais lourdes responsabilités, ce Père, qui semble n'avoir pas eu
d'enfants, dans l'intention louable de réagir contre une sensualité
dont les excès lui faisaient horreur, déclare dans son premier livre A
sa femme : « C'est la nécessité qui justifie le mariage, mais la
nécessité discrédite ce qu'elle autorise » (ch. 3). Plus tard, il ose
écrire, dans son Exhortation à la chasteté (ch. 9) : « Le mariage
repose sur la convoitise et l'impureté » (stuprum). À plus forte
raison
condamne-t-il les secondes noces comme honteuses (7).
Il va jusqu'à féliciter le veuf et
la veuve d'être délivrés de leurs conjoints. Il invoque la
spiritualité
et l'indissolubilité du lien matrimonial, et il soutient que le second
mariage est anormal parce que « deux femmes y enveloppent le mari,
l'une en esprit, l'autre en réalité » (8).
Sur cette question, Tertullien se
trouve d'accord avec d'autres Pères. Athénagore et Justin avaient
traité les secondes noces d'adultère décent ; Clément les qualifiait
d'« Impureté » (Ille Stromate, 12) ; Origène affirmait
que
« le digame (le remarié) n'avait pas de part dans le royaume de
Dieu » (Homélie 17 sur Luc).
Chez les Pères de ce temps se
montrait la tendance à mettre la chasteté au-dessus du mariage, au
sommet de la pyramide des vertus. « Elle est, disait Tertullien, la
fleur des moeurs, l'honneur du corps, l'ornement des sexes, le
fondement de la sainteté ». Cyprien écrivait de son côté : « Elle est
la fleur et l'ornement de l'Église » (La Tenue des Vierges, ch. 3). Ce
qui est prôné surtout, c'est le célibat du clergé. Dès le second
siècle., les secondes noces lui sont interdites. Mais on permettait
aux
prêtres mariés de ne pas se séparer de leurs femmes (9).
La famille chrétienne répondait-elle
à ce qu'il y a de juste et de touchant dans l'idéal prêché par Clément
et Tertullien ? Il le semble bien surtout si l'on en juge d'après les
inscriptions funéraires des Catacombes. Il s'en dégage une impression
de noblesse et de tendresse. Une grande place y est faite à la femme,
souvent représentée en prières. On y voit aussi des tombes de petits
enfants, près desquelles leurs jouets sont dessinés.
La vie sociale des chrétiens, au
IIIe siècle, se distingua, comme aux âges précédents, par l'esprit
fraternel et égalitaire. « Leur législateur, avait déjà dit Lucien,
leur a persuadé qu'ils sont tous frères » (Pérégrinus, ch. 13). Le
grand railleur avait raison cette fois. « Le riche, écrivait le poète
Commodien; soutient le pauvre comme l'arbre soutient la vigne a). On
secourait avec empressement et sans morgue. L'idée de la propriété
s'était, en effet, modifiée. Elle n'était plus la consécration par
l'État des terres obtenues par la conquête ou autrement. Le chrétien
attribuait à Dieu pour ainsi dire la nu-propriété de ses biens, dont
les indigents devaient partager
avec lui-même les revenus, car il n'en était que l'administrateur. On
faisait à l'étranger une place au repas et au culte de famille. On
l'accueillait même - et ce n'était pas sans danger - quand il était
proscrit. On donnait pour le rachat des captifs, avec d'autant plus de
zèle qu'on voyait en eux, comme le rappelait Cyprien, « les
représentants de Jésus-Christ » (ép. 62). L'élan charitable était tel
qu'on vit, dès la fin du 1er siècle (10),
des chrétiens s'offrir pour servir
à la place de quelques prisonniers. On vit aussi, à Carthage, au cours
d'une peste meurtrière, les chrétiens s'empresser auprès des mourants,
où ils pouvaient reconnaître d'anciens persécuteurs. Même dévouement
admirable à Alexandrie, où nombre d'entre eux périrent en soignant les
pestiférés, même païens (H. E. VIII, 22).
Leurs tendances égalitaires furent
aussi remarquables. S'ils se tinrent en dehors des révoltes sociales,
ils n'en continuèrent pas moins à sentir la dignité des esclaves des
deux sexes, et là où ils le pouvaient - au foyer familial - ils eurent
à coeur d'améliorer leur condition (11).
« Il ne faut pas traiter ses
serviteurs comme des animaux, dit Clément ; maîtres, accordez-leur la
justice et l'égalité » (Pédag. III, 11 ; IVe Stromate, 8). On doit
songer à l'âme de l'esclave. « Ne lui présentez pas, écrit encore
Clément, de spectacles corrupteurs » (Pédag. III, 3). - « Nous nous
tournons vers l'esclave grossier, dit Origène, pour le rendre
meilleur... Nous lui enseignons à prendre une âme d'homme libre »
(Contre Celse, III. 49, 55). Au culte, ce serviteur si longtemps
méprisé était mis sur le même pied que son maître. Parfois,
catéchumène
avant lui, il le devançait à la table. eucharistique. Il devenait, à
l'occasion, son guide spirituel (12).
Il pouvait être nommé diacre et
prêtre (13),
et même s'élever plus haut. À l'exemple de ces esclaves qui, d'après
Sénèque, « se taisaient dans, les, supplices », refusant de dénoncer
leurs maîtres, il subissait héroïquement le martyre pour rendre
témoignage au sien ! L'Église favorisa les affranchissements, et, plus
tard (14),
elle recommandera aux chrétiens d'employer leur biens à ces mesures
humanitaires. Elle montra également sa sympathie aux artisans, si peu
considérés, dont les métiers avaient été pourtant honorés par le
travail de Jésus et celui de Paul, et ils purent s'élever eux aussi
aux
charges ecclésiastiques et à la gloire du. martyre.
Cette tendance égalitaire éclate
dans les Catacombes, où voisinent, dans l'éternel sommeil des corps,
les humbles et les représentants des grandes familles, celles des
Coecilii, des Aemilii, même des Flavii. Les inscriptions sont muettes
sur la situation sociale et les titres des défunts... Quelques
décorations seulement sur la tombe des riches, parfois creusée en
forme
de niche voûtée. Les peintures glorifient le travail manuel. On y voit
le forgeron frappant sur son enclume, le cultivateur avec sa bêche, le
cardeur de laine avec son peigne...
Toutefois, en dépit de cet esprit
fraternel qui savait, comme nous l'avons vu, s'étendre aux païens, la
vie des chrétiens avait un caractère antisocial que nous avons déjà
constaté dès le 1er siècle, et que la foule leur reprochait avec une
amertume croissante (15).
Ce n'est pas qu'ils fussent, en
général, hostiles à l'Empire. Si Commodien prévoyait avec joie le
temps où Rome sera ruinée
par les Barbares (Carmen apologeticum, vers 809 ss), Tertullien
acceptait sans discussion le principe du régime impérial, parce qu'il
y
voyait une institution de Dieu (16),
et, en temps de persécution, il
prêchait la patience et la passivité. Les fidèles priaient pour
l'empereur (Tertullien, Apol. 32) et pour la patrie (Contre Celse, V,
37). Mais le conflit d'idées entre le Christianisme et l'Empire n'en
restait pas moins aigu. Les chrétiens plaçaient la patrie céleste
au-dessus de la patrie terrestre, leur conscience au-dessus du pouvoir
impérial, la sainteté au-dessus de la société. De là leur réserve
vis-à-vis d'elle. En principe, ils admettaient l'exercice des
fonctions
publiques. « Il est permis, disait Clément, de les remplir »
(politeusasthaï , Pédag. III, 11). - Qu'on les accepte, ajoutait
Tertullien, à condition de « se maintenir intact de toute idolâtrie à)
(L'Idolâtrie, ch. 17). Tâche très ardue, comme ce Père le
reconnaissait. Aussi concluait-il que ces charges étaient à fuir. Sur
la question du service militaire, les chrétiens étaient divisés. Ce
métier n'impliquait-il pas des rites idolâtres et l'esprit de meurtre
et même de conquête ? Les uns le condamnaient au nom de l'évangile (Matth.
26,
52). Les autres prétendaient qu'il n'en avait réprouvé
que les excès. Tertullien soutint que l'on ne devait pas se faire
soldat de peur d'avoir à verser le sang, et même que le soldat, s'il
devenait chrétien sous les drapeaux, devait les fuir. (La couronne,
ch.
11). Cette dernière recommandation ne fut pas suivie, et l'Église
conseilla aux fidèles de faire le service militaire, s'il leur était
imposé, à condition d'éviter les violences et les rapines.
D'autre part, les chrétiens se
montraient peu aux repas païens et dans les théâtres déshonorés par
les
ballets licencieux et dont les représentations étaient, au reste, si
inférieures au grand art d'Eschyle et de Sophocle. À plus forte raison
fuyaient-ils le cirque et ses
jeux barbares, où le sang des leurs avait trop souvent coulé (17).
Quelques-uns,
pourtant, s'y sentaient attirés, et Tertullien dut
s'appliquer à, réfuter leurs sophismes (Les Spectacles). Il montra
que,
si l'Écriture n'a pas formellement interdit d'aller à l'amphithéâtre,
elle réprouve les sentiments « démoniaques » qui s'y étalent :
idolâtrie, meurtre, impudicité ! « Si la cruauté et l'impiété sont
licites, s'écrie-t-il, allons-y » Il insiste : « Pourquoi serait-il
permis d'écouter ce qu'il est défendu de dire ? » La vertu chrétienne
ne peut que perdre et se perdre en ces lieux où l'« on ne se possède
plus », où l'air est chargé d'impuretés de toute sorte. « Les mains
qu'on a élevées vers le Seigneur (pour la prière), il ne convient pas
de les fatiguer ensuite à applaudir un histrion ». De même, Minucius
Félix condamnait l'amphithéâtre, cette « école d'homicide ». L'Église
a
poussé cette hostilité jusqu'à refuser de recevoir comme catéchumènes
les acteurs et les gens dont les métiers touchaient à ces coupables
divertissements.
C'est cette même préoccupation morale qui mit les
chrétiens en défiance envers l'art païen. Ils lui reprochaient sa
futilité. Avec ses décorations, que l'imagination créatrice avait
fuies
et dont la monotonie était devenue désolante (18),
cet art n'était guère qu'un
enjolivement stérile, sans inspiration supérieure, pour ceux qui
pensaient, avec Clément d'Alexandrie, que « la véritable beauté est
celle de l'âme, la vertu » (Pédag. I, 12). Ils blâmaient aussi ses
tentatives de représenter la divinité, dont la figuration était, pour
eux comme pour les Juifs, inadmissible, et surtout sa tendance à
l'exprimer dans des scènes indignes d'elle. C'est ainsi que Clément
déplorait ces épisodes de
l'histoire de Vénus ou de Jupiter qui s'étalaient sur les murs des
appartements et sur les chatons des bagues. Ce qui indignait le, plus,
en effet, l'âme chrétienne contre l'art païen, c'était son goût pour
l'obscénité. Voilà ce qui excitait sa répulsion pour les théâtres, les
statues de femmes qui, au dire de Clément, inspiraient des passions,
les peintures inconvenantes, la musique lascive. Elle était,
d'ailleurs, dégoûtée par le dévergondage des modèles, qui
rejaillissait
sur les artistes eux-mêmes.
Pourtant, les chrétiens ne
proscrivaient pas l'art en soi (19).
Lorsque Clément d'Alexandrie
s'écriait douloureusement : « 0 beauté, mère de l'adultère ! », il
n'entendait pas jeter le discrédit sur la beauté en général, sur celle
de la Création. « Elle forme, disait-il au contraire, une symphonie
dont le Logos est le chorège » (Le Convertisseur, I, 5). Tertullien
écrivait de son côté : « Si je te présente une rose, tu ne dédaigneras
pas le, Créateur » (Contre Marcion, I, 14). Le chef-d'oeuvre de la
nature, pensait-il encore, est cette forme humaine que le Verbe devait
revêtir » (La Résurrection de la Chair, ch. 6). Ces grands docteurs
célébraient d'autant plus volontiers la beauté de la création, qu'ils
avaient à réagir contre le Gnosticisme, acharné à identifier la nature
avec le mal.
Ainsi, les chrétiens, loin de
condamner l'art en lui-même, l'ont aimé, mais à condition qu'il servît
à l'édification. Clément recommande la musique au chrétien instruit
parce qu'elle orne l'esprit et adoucit les moeurs, et parce que ses
modes, de même que les mathématiques, enferment le sens mystique des
choses divines (VIe Stromate, 11). Il admet la musique dans l'église,
à
condition qu'elle soit sobre et grave et exécutée sur la harpe et le
luth, et il permet qu'on la fasse entendre dans les repas privés
(Pédag. II, 4). L'Église faisait aussi une place à la littérature,
à
condition qu'elle ne charriât pas d'impuretés ou de vaine rhétorique,
et qu'elle eût une portée apologétique. Quant à la peinture, elle l'a
si peu dédaignée qu'elle l'a prodiguée dans les Catacombes (20).
Les
symboles les plus fréquemment gravés sur les tombes étaient la
colombe représentant le Saint-Esprit, volant sur la coupe
eucharistique, le navire, image de l'Église, l'ancre, signe de
l'espérance chrétienne, le poisson qui désignait à la fois
Jésus-Christ
et les âmes tirées de l'océan du péché, le paon et le phénix dont les
mutations de plumage ou la prétendue renaissance figuraient la
résurrection. On y voit aussi de touchants tableaux : le bon Pasteur
ramenant les brebis égarées, Jésus adoré par les mages, conversant
avec
la Samaritaine ou ressuscitant Lazare, David avec sa fronde, Daniel
dans la fosse aux lions, les trois jeunes gens dans la fournaise, Elie
enlevé au ciel. On y aperçoit surtout la croix, formant monogramme par
l'entrecroisement de l'I et de l'X (Jésous Christos) (21).
Toutes ces décorations portent la
marque de la technique du temps. On y trouve même des motifs païens,
tels que les Saisons ou Orphée, ce qui s'explique, par le fait que les
artistes devenus chrétiens conservaient, comme le suggère Guignebert (22),
les
procédés qu'ils avaient appris. La preuve en est fournie par le
fameux vase, de plomb découvert en Tunisie, où l'on trouve pèle-mêle,
réunis dans le simple but de produire un bel effet, les types
décoratifs usuels de l'art chrétien et de l'art païen (23).
Toutefois, l'Église versa dans
cette technique profane, toute la spiritualité jaillissant des grandes
personnalités qu'elle faisait représenter, et par là elle préparait le
renouvellement de la peinture,
de même que sa sévérité idéaliste préparait celui de la musique,
l'avènement d'un art nouveau créateur de la véritable beauté, où à la
joie esthétique vient s'ajouter le ravissement de l'âme.
Insistons, en terminant, sur
l'apport du Christianisme antique à la poésie religieuse.
Il fut médiocre et lent. Au 1er
siècle, la piété des fidèles se nourrissait de la lecture des Psaumes,
des autres passages lyriques de l'Ancien Testament, et des cantiques
de
Marie et de Siméon (Luc,
1,46-55 ; 2,
29-32). Au IIe siècle, à l'exemple des gnostiques et des
montanistes, ils adoptèrent quelques hymnes (24),
mais ils se servaient plutôt de
cantiques en prose. Le recueil le plus connu est celui des Odes. de
Salomon, composé de quarante-deux pièces mystiques (25).
Ces chants, d'un lyrisme élevé
mais déparés par la redondance et le mauvais goût, ont dû être d'abord
le livre de cantiques d'une communauté juive, interpolés, comme l'a
bien vu Harnack, par un auteur chrétien., C'est ce que montrent les
allusions au Christ crucifié (odes 27, 31 et 42), à sa naissance
surnaturelle (odes 7 et 17), à son rôle rédempteur (odes 7 et 9).
Au IIIe siècle, les essais de poésie
religieuse se font moins rares. Le Pédagogue de Clément d'Alexandrie
se
termine par un « hymne au Seigneur », où la ferveur s'exprime en
strophes chargées d'images. À la fin du Banquet des dix Vierges, de
Méthodius, Thécla chante un cantique de vingt-quatre couplets, avec ce
refrain répété par ses compagnes : «
Je reste pure pour toi et portant des lampes brillantes : époux, je
vais au devant de toi ! ».
La poésie chrétienne s'est exprimée
aussi dans les curieux Oracles sybillins, dont l'idée fut empruntée à
la tradition à la fois païenne et juive (26).
On sait que les Grecs, et Surtout
les Romains, attribuaient des oracles à des prophétesses mystérieuses
qu'ils appelaient des Sibylles., dont la plus célèbre fut celle de
Cumes. Les Juifs, profitant du crédit dont elles jouissaient, mirent
dans leur bouche des anathèmes dirigés contre les antisémites. Les
chrétiens utilisèrent d'abord les recueils existants, puis, vers la
fin
du 1er siècle, ils fabriquèrent eux-mêmes des oracles, comme Celse le
leur reprocha (27).
Il nous en est parvenu une collection, en quatorze livres, publiée à
Bâle au XVIe siècle, et augmentée depuis (28).
Certains d'entre eux portent une
marque chrétienne assez accentuée. Dans le 1er, un croyant annonce
l'incarnation du Fils de Dieu ; dans le lIe, il est question de la
sainte Vierge ; dans le VIe, on remarque la prédiction de la venue du
Christ et une invocation à la croix. Le VIIIe, composé au temps
d'Hadrien, exalte l'oeuvre du Rédempteur et annonce sa descente aux
enfers et sa résurrection. L'autorité de la Sibylle s'est maintenue
jusqu'au Moyen-Age. « Elle apparaîtra, dit Puech, dans les drames
liturgiques pour énumérer les signes précurseurs du Jugement dernier.
L'art chrétien l'accueillera ; elle figurera, à côté d'Hermès
Trismégiste, sur le pavement de la cathédrale de Sienne ; elle sera
peinte par Michel-Ange, et aujourd'hui encore le chant du Dies irae ne
cesse pas de faire retentir, dans nos Églises, son nom associé à celui
de David :
La poésie chrétienne grecque s'est exprimée enfin
dans des épitaphes, peu, nombreuses étant donné l'humilité des
croyants (29).
La plus connue est l'inscription d'Abercios, en vingt-deux vers, qui
dater de l'an 200 environ. Mentionnée dans la Vie de Saint Abercios,
évêque d'Hiérapolis, en Phrygie, qui la cite, (édition Nissen, Leipzig
1912), elle a été retrouvée en partie, dans cette ville, avec le cippe
funéraire qui la portait, par l'illustre explorateur de
l'Asie-Mineure,
Ramsay (30).
Abercios, qui, d'après Duchesne, fut réellement évêque d'Hiérapolis,
s'y déclare disciple du saint Pasteur. « C'est lui, dit-il, qui
m'envoya à Rome contempler la souveraine et voir la reine aux
vêtements
d'or, aux chaussures d'or. Je vis là un peuple (les chrétiens) qui
porte un sceau brillant (le cachet du baptême) ». Abercios parle
ensuite du poisson (le Christ) « qu'a pêché une vierge pure » (Marie)
et de l'eucharistie. On relève aussi dans l'inscription une allusion
(tronquée) à Paul (Batiffol, L'Église, p. 209-213).
Chez les chrétiens de langue latine,
la poésie religieuse s'exprima d'abord par des commentaires en vers
des
morceaux bibliques les plus édifiants. Ils y voyaient un moyen de
fortifier leur foi et de la propager en lui donnant un vêtement
agréable aux intellectuels (31).
C'étaient, en général, de longues
descriptions, où l'on voit apparaître, non sans surprise, le Tartare
et, l'Élysée. Avec le IVe siècle, se développa également une poésie
extra-liturgique. Le premier poète qui mérite d'être nommé est
Juvencus, prêtre espagnol de noble extraction (début du IVe siècle).
Son Histoire évangélique, écrite à l'époque de Constantin (Jérôme, De
Viris, 84), se présente comme une épopée chrétienne (32).
« Je veux chanter, dit-il, leshauts faits du Christ
sur la terre »,
et, dans son prologue, il remplace l'invocation des Muses par un appel
au Saint-Esprit. Ce poème en quatre livres, composé de plus de trois
mille vers, est écrit en un style sobre en général, à part certaines
périphrases parfois fastidieuses. On y sent l'imitation d'Ovide, de
Lucrèce, de Virgile surtout. L'admiration dont ce dernier poète était
entourée inspira l'idée d'écrire des poèmes en lui empruntant des
hémistiches. Cette mode, déjà signalée par Tertullien, incita la femme
d'un préfet de Rome, Proba, à raconter, en une oeuvre bizarre et sans
intérêt, divers épisodes de la Bible. Ce n'est qu'à la fin du IVe
siècle, avec Prudence, que la poésie chrétienne latine se relèvera.
Il y aurait pourtant de l'injustice
à passer Boue silence un poète peu instruit mais fervent, Commodien,
qui dut vivre en Afrique vers la fin du IIIe siècle, comme on peut le
conclure de ses emprunts à Cyprien et de ses allusions aux menaces qui
pèsent encore sur les églises (33).
Simple laïque, ancien païen devenu
chrétien actif, il était probablement, selon l'ingénieuse supposition
de Monceaux, un de ces seniores laïci qui, dès la fin du IIIe siècle,
aidaient les évêques dans leur administration, peut-être domine
trésoriers. C'est ce que parait impliquer l'insistance avec laquelle
il
sollicite les aumônes des fidèles. Il s'intitule « mendiant pour le
Christ » (mendicus Christi) ! Il reste de lui deux ouvrages en vers
pleins de vie mais sans correction. et sans grâce. Ses instructions se
composent de deux livres de quatre-vingts poésies assez brèves,
sévères
pour les: païens, les Juifs et les chrétiens. Quant au Carmen
apologeticum ou Poème apologétique contre les Juifs et les païens,
découvert par Pitra et édité en 1852, c'est une sorte de traité en
vers
sur Dieu et le Christ.
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