« La première conséquence du modalisme, dit
Harnack (p. 126), fut que les disciples d'Origène développèrent la
théorie christologique du Logos dans un sens strictement subordinatien
». Denys d'Alexandrie, précurseur involontaire d'Arius, alla même jusqu'à
désigner le Fils, dans une
lettre doctrinale, comme une simple créature, dont les relations avec
le Père sont les mêmes que celles du cep de vigne avec le vigneron, en
disant qu'« il fut un temps où le Fils n'existait pas ». Réprimandé
par
Denys de Rome, il lui fit quelques concessions (voir notre L. III, ch.
I). La controverse s'étant vite terminée, les disciples d'Origène
purent continuer en paix à propager leur philosophie religieuse, à la
place de l'ancienne foi ordinaire lorsqu'elle les gênait. Mais ils
trouvèrent un adversaire dans Méthodius. L'évêque d'Olympe protesta
énergiquement contre les tendances platonisantes d'Origène, le roman
de
la préexistence des âmes et sa théorie idéaliste de la résurrection.
Il
lui opposa la tradition, en faisant appel aux Apologistes du IIe
siècle, ainsi qu'à Irénée et à saint Paul. Il emprunta aux premiers
leur théorie du libre arbitre pour expliquer l'origine du mal. À
Irénée
et à saint Paul, il doit l'essentiel de ses vues sur l'incarnation, la
passion et la résurrection. Mais il atténua les idées les plus
originales de ce dernier pour les mettre d'accord avec celles des
Apologistes (13).
« Ce que Méthodius a fait pour la
dogmatique, dit Harnack, les évêques le firent, vers l'an 300, pour la
règle de foi. Ils introduisirent la doctrine scientifique du Logos
dans
quelques symboles didactiques, et contribuèrent ainsi à supprimer la
distinction entre la foi et la dogmatique, scientifique. Ils placèrent
les principaux résultats de la spéculation, presque sous le couvert de
la tradition apostolique. Les symboles orientaux de l'époque -
symboles
de Césarée, d'Alexandrie, des six évêques contre Paul de Samosate, de
Grégoire le Thaumaturge - se donnent pour la foi apostolique
indiscutable, tandis qu'ils sont, en réalité, des tractations
philosophiques de la règle de foi » (Précis, p. 131).
L'Église, au IIIe siècle, se
défendit contre les hérésies, non seulement en élaborant des formules
doctrinales, mais en renforçant encore le pouvoir hiérarchique, devenu
le rempart naturel des fidèles.
L'évêque acquiert une importance
croissante (14),
sans être pour cela autocrate. Il préside le culte, mais il partage la
prédication avec les anciens ou même est remplacé par des laïques. Il
impose les mains aux évêques, aux anciens et aux diacres à leur entrée
en fonctions, il est chargé de la discipline. Il préside la cérémonie
solennelle du baptême, mais avec le concours des anciens et, parfois,
celui des diacres et des diaconesses, sans en avoir le monopole, ce
droit étant reconnu aux laïques dans certains cas (Tertullien, Le
Baptême, ch. 17). En résumé, s'il est le chef du diocèse, il partage
le
pouvoir avec le clergé et « le consentement des fidèles » (Cyprien,
ép.
14). Aucun caractère magique ne lui est attaché. Lorsque Calliste
affirme qu'un évêque ne peut perdre son titre, même à la suite du plus
grave péché, il n'est pas suivi. On exige de l'évêque des qualités
morales. Il doit être sobre, pur, humble, pacifique et miséricordieux.
Dans sa polémique relative aux évêques espagnols, Cyprien déclare ces
garanties indispensables.
Le clergé prend aussi de
l'importance, mais l'esprit clérical n'est guère apparent au début du
IIIe siècle. « D'où viennent les évêques et le clergé ? s'écrie
Tertullien. Ne sortent-ils pas de la masse des fidèles (non de
omnibus)
» ? (La Monogamie, ch. 12). Il du ailleurs : « Est-ce que nous,
laïques, nous ne sommes pas aussi des Prêtres (Nonne et laïci
sacerdotes sumus) » ? (Exh. à la Chasteté, ch. 7). Vers le milieu de
ce
siècle, le clergé comprenait l'évêque, des anciens, des diacres, des
sous-diacres des exorcistes, des lecteurs et même des gardiens dès
portes (Eusèbe, Il. E. VI, 43) (15).
À
cette époque, à Alexandrie, les anciens choisissaient l'évêque parmi
eux. Le célibat n'était imposé alors à aucun de ces ecclésiastiques.
Pourtant, on sentait grandir la tendance à le réclamer et surtout à
leur interdire les secondes noces. Le clergé n'avait pas encore de
vêtement spécial qui le distinguât. Le rôle des diacres et des
diaconesses avait acquis plus d'importance avec l'accroissement de
l'Église. L'ordre des veuves existait toujours. D'après Tertullien, on
admettait parmi elles des jeunes filles (Le Voile des Vierges, ch. 9).
L'épiscopat romain gagna quelque
prestige au IIIe siècle, malgré les défauts de quelques-uns de ses
représentants, la faiblesse de Zéphyrin ou l'indulgence excessive de
Calliste et son passé suspect. Les causes diverses qui devaient amener
sa prépondérance continuaient à agir. Les regards se tournaient vers
Rome, et son appui était recherché. Pourtant, comme le montre
l'attitude de Cyprien envers Étienne, sa suprématie était encore
discutée.
Les conciles se multiplièrent, au
IIIe siècle, sans s'écarter encore de leur esprit primitif. Ils se
réunissaient toujours sans date fixe, quand le besoin s'en faisait
sentir. On voyait des laïques y siéger. Cyprien nomme parmi leurs
membres « des diacres, des confesseurs (de la foi) et des laïques
(laïci) » (ép. 55). Ils consultaient les saintes Écritures avec
ferveur
(Cyprien, ép. 55). Ils écoutaient avec déférence les chrétiens accusés
d'hérésie, au lieu de les condamner avec hauteur. C'est ainsi que Paul
de Samosate eut toute liberté de se défendre devant ses collègues. La
lettre communiquant à Étienne la décision du concile de Carthage, au
sujet des évêques espagnols, déclarait qu'il ne voulait « faire
violence ou imposer de loi à personne » (Cyprien, ép. 72).
L'Église se défendit encore en
organisant la discipline dans son sein.
La discipline ecclésiastique, au IIe
siècle, est peu connue. Elle devait ressembler à celle que Tertullien
devait résumer en ces termes : exhortation, censure et exclusion. On
regardait toujours le pardon comme lié à la repentance, et c'est à
Dieu
qu'on l'attribuait. Si l'Église exigeait des pénitents un acte public
de contrition, comme cela se pratiquait au temps de Tertullien (voir
son traité La Pénitence, ch. 9), rien ne montre qu'elle se soit posée
en dispensatrice de cette grâce. D'après le Pasteur d'Hermas (L. II),
la réhabilitation des chrétiens coupables ne pouvait être admise
qu'une
fois, car il était à craindre que les défaillances ne fussent
stimulées
par la perspective de pardons réitérée.
Au IIIe siècle, la discipline
apparaît bien organisée. Elle commandait la pénitence. Le pécheur
repentant se couvrait de vêtements de deuil, jeûnait et réclamait les
prières des fidèles, puis devant l'église assemblée, il faisait à Dieu
la « confession » de sa faute (grec exomologésis). Cette
réhabilitation
n'était, d'après Tertullien, accordée qu'une fois (jam semel sed
amplius nunquam). On trouve divers règlements disciplinaires dans deux
écrits qui paraissent dater de la fin du IIIe siècle , la Didascalie
des Apôtres (16),
composée, semble-t-il en Syrie, et les Canons ecclésiastiques des
Apôtres (17),
présentés tous les deux comme leur oeuvre.
Comme au IIe siècle, l'Église pouvait opposer
encore à la concurrence hérétique son culte et ses rites, toujours
impressifs.
Divers changements s'y étaient
introduits, comme le
reconnaissait Tertullien, qui constatait qu'ils ne pouvaient se
justifier par les Écritures (La Couronne, ch. 4). La partie la plus
solennelle du culte, la Cène, était réservée aux seuls baptisés. Elle
ne commençait qu'après la sortie des catéchumènes et des Pénitents,
quand les diacres avaient dit : « Les choses saintes aux saints ! » La
séparation existait même pendant la première partie du culte. Les
catéchumènes n'avaient pas le droit de s'asseoir à côté des baptisés (18),
et
même ils étaient soumis à un long examen avant d'être admis au
service divin (19).
Cette mise à part de l'eucharistie,
en lui conférant une grande solennité, l'exaltait à l'excès, et de là
à
en faire un acte sacerdotal, il n'y avait qu'un pas, qui allait être
franchi avec l'altération de son idée primitive.
On prit l'habitude de voir en elle,
non seulement un sacrifice d'action de, grâces pour la Rédemption
accordée, mais encore un acte destiné à la compléter, donc pourvu
&une valeur expiatoire (20).
Cet aspect nouveau procédait de la
théorie alors courante sur le sacrifice du Calvaire. Pour Origène,
rappelons-le, sa valeur consistait dans le triomphe, sur le péché. Il
pensait que les souffrances des martyrs le continuaient, en ajoutant
aux incomparables richesses spirituelles apportées par le crucifié un
trésor d'obéissance et de sainteté qui contribuait à la déroute, des
puissances du mal (commentaire sur Jean, VI, 37). Pour Tertullien, la
Rédemption se complétait par la sainteté, l'ascétisme surtout, des
chrétiens (Le Jeûne, ch. 3). Cyprien disait que les aumônes et la
pénitence satisfont à la justice de Dieu, et que l'intercession des
martyrs contribue même au pardon
du péché des autres (Oeuvres et Aumônes, oh. 5). Ce point de vue
devait
modifier l'idée de la Cène, au temps même de Cyprien, et la faire
passer pour un sacrifice renouvelant l'immolation du Calvaire. Il s'y
joignit une idée superstitieuse issue de la coutume de prononcer,
auteur de la table eucharistique, les noms des défunts, des témoins du
Christ entrés dans la gloire, communion mystique qu'Origène a décrite
avec éloquence (La Prière, ch. 11). On s'imagina que le sacrifice
était
en partie offert pour eux et contribuait à leur salut. D'autre part,
on
attribua aux confesseurs (de la foi) qui avaient péri un pouvoir
d'intercession (21).
Tout cela (22)
contribua à, faire attribuer une vertu intrinsèque à la Cène, dont la
distribution aux malades alla en se généralisant.
Esquissons à présent le tableau du
culte chrétien au IIIe siècle. Un de ses éléments était la prière.
Elle
se distinguait par sa simplicité, exempte de rhétorique, son caractère
populaire et surtout sa liberté (23).
« Nous prions du coeur » (de
pectore), disait Tertullien (Apol. ch. 30). L'Oraison dominicale,
formule agréable à Dieu, « qui y reconnaît les paroles de son Fils »
(Cyprien, La prière, ch. 3), figure, dès le IIIe siècle, dans les
cérémonies de la Cène et du baptême (24).
D'autres éléments importants du
culte étaient la lecture suivie des saints écrits, avec choix pourtant
de passages spéciaux pour les grandes fêtes (25),
et la prédication, d'abord libre
improvisation, puis homélie familière, ou allocution adressée à une
assemblée mélangée (26). Elle
était faite, en général, par l'évêque ou par un
laïque autorisé
par lui. Ce droit n'était pas concédé aux femmes (27).
Elle était alors une libre
improvisation, que des scribes reproduisaient. Tel fut, 'en
particulier, le cas d'Origène (H. E. VI, 36). Elle évitait la
rhétorique et la dialectique subtile, et elle ne visait qu'à être «
forte », comme le disait Cyprien. Ce ne fut qu'à la fin du IIIe siècle
qu'elle cessa d'être, selon l'expression de ce Père, « simple comme la
vérité toute nue, et de chercher surtout ce qui parle au coeur plutôt
qu'à l'esprit ».
Au début du IIIe siècle, le
caractère moral du baptême était toujours reconnu, comme le prouvent
les termes d'« illumination » et de « nativité spirituelle », ou celui
d' « enrôlement » (census Dei), que lui appliquaient Clément
d'Alexandrie et Tertullien (28).
Pourtant, on constate dans ce rite
une réglementation plus précise et der, infiltrations de l'idée
sacramentelle, liée au progrès de la notion de sacerdoce et répandue
par le Gnosticisme. On la perçoit dans l'usage naissant du baptême des
enfants, qui devait s'établir au IVe siècle avec le triomphe de
l'Église. Ceux qui attribuaient au baptême une certaine vertu
intrinsèque devaient être amenés à étendre ce bienfait aux enfants.
Cette coutume souleva, d'ailleurs, des résistances, celle de
Tertullien
en particulier (29),
et l'on peut dire que le baptême des adultes était alors prédominant.
On le célébrait, dit Tertullien, à des dates marquantes, la veille de
Pâques et la veille de la Pentecôte, ce qui n'empêchait pas de
l'administrer à domicile dans les cas urgents, en particulier celui de
la maladie. Le rite était célébré, non plus au hasard des cours d'eau,
mais dans les lieux de culte (30).
L'évêque
invitait les catéchumènes, dit Tertullien, à déclarer qu'ils
renonçaient à Satan et à ses oeuvres (31).
Il les faisait plonger trois fois
dans l'eau baptismale, et après avoir écouté leur brève profession de
foi trinitaire, il les baptisait « au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit !) (32), et traçait
sur leur front le signe de la croix (signo Christi signati, dit
Cyprien). Aussitôt après, avait lieu le repas eucharistique, où l'on
offrait aux nouveaux membres de l'Église le lait et le miel qui leur
rappelaient qu'ils venaient d'entrer dans le Canaan spirituel (33).
Le
baptême par aspersion, déjà, pratiqué au temps de. la Didakhé,
remplaçait l'immersion totale dans le cas de maladie (Cyprien, épître
69), et il se répandit assez vite, surtout dans l'Église d'Occident,
vers la fin du IIIe siècle, comme le montrent de nombreux sarcophages
chrétiens.
Les actes religieux n'étaient point
taxés. Les offrandes pour l'Église, déposés sur la table de communion,
étaient libres et volontaires. Au temps de Cyprien, des collecteurs
allaient de maison en maison recueillir des dons pour les pauvres.
Avant le concile de Nicée, les évêques et les anciens ne recevaient
pas
de traitement régulier. On se bornait à compléter les ressources
qu'ils
se procuraient par leur travail (34).
Les agapes subsistaient toujours.
Les unes, célébrées dans les maisons chrétiennes, avaient conservé le
caractère d'un culte. On y lisait les Écritures, et
on
y chantait les louanges de Dieu (Tertullien, Apol. 39). Les abus des
premiers temps s'y retrouvaient parfois, au dire de Clément (Pédag.
II,
1). Pourtant, elles restaient de touchants banquets fraternels.
D'autres agapes étaient de simples repas funéraires qui avaient lieu
dans les Catacombes à l'occasion des ensevelissements.
Les Catacombes (35)
sont de vastes souterrains (36),
creusés dans le tuf granulaire romain (37)
aux IIe et IIIe siècles (38).
Les principales sont celles de saint Calliste, de Domitilla (39),
de
saint Prétextat, de sainte Agnès. La catacombe est un
entrecroisement de couloirs étroits, interrompus par des caveaux
voûtés
sur lesquels on a peint des fresques. Elle a plusieurs étages, reliés
par des escaliers et aérés par de petites ouvertures. On déposait les
morts dans des excavations (loculi) taillées dans les parois, comme le
tombeau qui avait recueilli le Sauveur, et fermées par des tuiles ou
des plaques de marbre (tabuloe), gravées ou peintes d'une inscription
(titulus).
Les catacombes n'étaient pas des
salles de culte, ou, du moins, elles ne le furent
qu'exceptionnellement, en temps de persécution. Elles servaient alors
de lieux de refuge (40). Elles
étaient surtout des
cimetières, où des' millions de chrétiens ont été ensevelis. On les y
déposait solennellement, à la clarté des flambeaux et au chant des
psaumes. L'Église a pu creuser ces grottes et les orner sans être
inquiétée, parce que l'Empire,
comme l'indique, un sénatus-consulte retrouvé, autorisait les
associations funéraires, à condition qu'elles ne tinssent leurs
séances
qu'une fois par mois, « pour payer la contribution nécessaire à la
sépulture du mort » (41). Les
repas en l'honneur des défunts
jouirent de la même tolérance. Les chrétiens usèrent de ce droit en
remplaçant par le Verbe les divinités dont les associations, païennes
prenaient le nom (42).
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