Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

Les Grandes Hérésies du Ve siècle et la Réaction orthodoxe.

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Le Gnosticisme, dont la vogue se poursuivit au IIIe siècle, y fut marqué par trois traits principaux : le dévergondage métaphysique, le mélange des systèmes, le goût et la pratique des sacrements avec, pour conséquence, la transformation des écoles gnostiques en confréries religieuses.

Celui de Rome, au début du IIIe siècle, a été décrit par Hippolyte dans ses Philosophoumena (1). Ses adhérents s'y adonnaient activement à la philosophie platonicienne et stoïcienne, à l'étude des mythes, orientaux, de l'astrologie, et des grands systèmes gnostiques qu'ils modifiaient à leur fantaisie. L'indépendance des esprits y était grande, en effet, comme dans les écoles de philosophie. Il n'y avait pas d'orthodoxie gnostique à, respecter ou à défendre. La moralité de ces hérétiques romains était bonne. Ils poussaient même l'ascétisme jusqu'à la condamnation de la chair. Cet intense mouvement d'idées exerçait un réel attrait sur les intellectuels chrétiens, qui ne trouvaient guère d'aperçu& intéressants, sur les problèmes philosophiques importants, chez les écrivains de la grande Église, du moins avant la belle époque de l'École d'Alexandrie.

Parmi les sectes diverses qu'Hippolyte passe en revue, nous ne retiendrons que trois groupes dont les idées sont apparentées : les Naassènes, qui avaient emprunté aux Ophites la notion du serpent, titre qu'ils appliquaient, avec les désignations de Christ et de Psyché, au principe divin immanent au Cosinos ; les Pérates, ceux qui « traversent » (grec péraô), à l'aide de la gnose, l'abîme du péché et de la mort, et les Séthiens, qui, comme les Pérates, appelaient aussi le Fils « le Serpent ». Un de leurs adeptes, poète aux images agréables mais parfois choquantes, montrait le Sauveur prenant la forme de ce reptile pour tromper la matière, geôlier de l'élément divin (2).




Un autre genre de Gnosticisme, curieux mélange de spéculations médiocres et d'esprit sacramentaire, nous a été révélé par la publication, d'abord (1851) d'un écrit en langue copte, la Pistis Sophia, puis (1891) d'un papyrus également copte, dit « de Bruce » (3). Ces divers ouvrages se rattachent visiblement à la même famille. Le cadre est identique : Jésus y est censé communiquer ses révélations suprêmes aux apôtres et aux saintes femmes. Même conception du monde supra-sensible de la personne du Christ, de la rédemption, même attitude - nullement marcionite - vis-à-vis de l'Ancien Testament. Pourtant, Il y a des différences dans les sujets, les tendances, les époques et les auteurs.

Sur l'école et le pays dont ils procèdent, on est réduit à des conjectures, mais la date approximative a pu être déterminée. Comme l'a fortement établi Harnack, soutenu par Karl Schmidt et E. de Faye, on doit la fixer au IIIe siècle. C'est ce que montrent l'utilisation d'un canon officiel (quatre évangiles et épîtres de Paul), la foi à l'efficacité des sacrements, les complications de la hiérarchie des entités, et la préoccupation du sort des chrétiens qui ont péché après le baptême. Parmi ces écrits se détachent des parties plus anciennes, le IVe livre de la Pistis Sophia et les deux livres de Jéû (Karl Schmidt).

La Pistis Sophia (en quatre livres) se compose de deux écrits distincts. Le premier (§ 1-180 inclus) raconte, en un style médiocre et avec des détails puérils, la chute et la délivrance de l'éon qui porte ce nom. Pistis Sophia, qui a voulu s'élever, par ambition, jusqu'à la grande lumière, trompée par une fausse clarté qu'a fait miroiter devant elle un archonte mauvais projetant une force « à face de lion », est tombée dans le chaos. Harcelée par des entités hostiles, elle commence sa libération en chantant treize hymnes de pénitence (4). Jésus la soutient , et, après diverses péripéties, coupées par ses hymnes de gratitude, il lui rend sa place après avoir dépouillé les entités de leur lumière.

Vient ensuite un autre écrit, qu'on a de sérieuses raisons d'identifier avec un ouvrage, gnostique perdu, Les petites questions de Marie (Marie-Madeleine). L'auteur, hanté par le problème du sort des âmes dans l'au-delà, en particulier de 'celles qui ne se sont pas repenties, place dans la bouche de Jésus de consolantes révélations. Le Sauveur décrit l'ascension des âmes privilégiées (les « pneumatiques »), celles des apôtres, des saintes femmes et des ascètes : elles posséderont toute la gnose et auront les premières places. Quant aux autres, Jésus promet le pardon à celles qui se repentiront, à part quelques cas désespérés. Marie demande ensuite comment les « mystères », en particulier ceux « des trois baptêmes » (d'eau, de feu et d'esprit), procurent la rémission des péchés. Il lui est répondu : « En les dévorant comme un feu ». Le rite, en effet, opère par lui-même. Marie veut connaître encore les châtiments des damnés. Jésus décrit le lieu des tourments et leur nature, non sans indiquer à quelles conditions ils pourront y échapper. On le voit, dans cet écrit la gnose ne contribue guère au salut. Il met l'accent sur les « petits mystères », sans révéler les « grands mystères » qui effacent les péchés commis après le baptême, ni le « suprême mystère » qui peut procurer le pardon même des fautes irrémissibles. Pourtant, le magisme baptismal n'y est pas absolu. Une volonté perverse peut paralyser sa vertu. « Pour être sauvée, l'âme doit se transformer en rayon lumineux» (B. de Faye, p. 905-306) (5).




Le « papyrus de Bruce » se compose de deux écrits distincts.
Dans le premier, qui paraît s'identifier avec les livres de Jéû dont parle la Pistis Sophia, Jésus décrit à ses disciples les émanations. Le Père a commencé par en projeter une, Jéû, « le vrai Dieu ». Sous son action, Jéû crie et déclenche jusqu'à vingt-huit émations, successives. Puis Jésus, voyageant avec ses disciples à travers le monde supérieur, leur dit le mot de passe, bizarre et démesuré, qui doit leur ouvrir les portes des « trésors » célestes. Il y a là, semble-t-il, moins une spéculation qu'un viatique spirituel, où l'élément moral ne fait pas défaut. La seconde partie, qui s'accorde avec la précédente, comme l'a montré Karl Schmidt, la complète en exposant les trois baptêmes qui effacent tous les péchés et changent les initiés en dieux (analogie avec le IVe livre de la Pistis Sophia), et elle annonce, sans les décrire (sans doute parce que le texte est tronqué), l'initiation aux grands mystères.

Le second écrit du papyrus de Bruce, composé de 31 feuillets, n'est guère qu'une banale et pesante description du monde invisible qui donne la nausée, sans être rachetée par quelque préoccupation du salut des âmes. Il est d'un autre auteur que le premier (Schmidt, de Faye). II semble lui être postérieur.

Si tous ces ouvrages n'ont qu'une faible valeur spéculative, leur portée morale et spirituelle n'est pas négligeable (6). On y sent, en général, le besoin de rédemption. Le rôle qu'ils assignent au Christ est des plus importants. Il sauve les êtres déchus, à la fois dans le monde transcendant et celui d'en bas. Il brise l'antique Destin, il est le Juge, il est le liturge qui célèbre les rites irrésistibles. Mais le trait saillant de ces productions gnostiques, c'est leur esprit sacramentel, à moitié magique, à moitié spiritualiste, qui a favorisé le changement de ces écoles en confréries religieuses, dont la prospérité inquiéta la grande Église. Elle se défendit avec énergie (7), non sans en subir l'influence. Des idées et des expressions de saveur gnostique se retrouvent, non seulement dans la littérature pseudépigraphique de cette époque (par exemple les Actes de Thomas), mais chez certains Pères renommés. Sans parler d'Irénée, qui était allé jusqu'à emprunter des termes aux Gnostiques (Harnack, Précis, p. 90), Clément d'Alexandrie, influencé par leur docétisme, trouvait risible de supposer que le corps de Jésus avait été soumis aux nécessités et infirmités ordinaires (Stromates, L. VI, 9). Quant à Origène, on sait combien il a été tributaire de la spéculation de Valentin (8). De plus, la notion sacramentelle gnostique a inspiré aux communautés orthodoxes des idées et des gestes liturgiques, qui n'ont rien de commun avec l'évangile de Jésus. « il existe, observe E. de Faye, les plus frappantes analogies de forme et de fond entre les descriptions du baptême et de l'eucharistie que nous lisons, soit dans la Pistis Sophia soit dans les livres coptes de Jéû, et les rites correspondants de l'Église » (Gnostiques, p. 16).

Elle eut à coeur, cependant, d'affirmer qu'elle se distinguait du Gnosticisme et de le combattre. Ses plus illustres docteurs eurent soin de formuler des règles de foi, où ils voyaient le résumé de l'enseignement apostolique et la norme de l'instruction à donner aux catéchumènes. On en trouve, par exemple, chez Tertullien (Le Voile des Vierges, ch. I ; Contre Praxéas, ch. 2 ; La Prescription des Hérétiques, ch. 3), et chez Origène (Les Principes, L. 1, ch. 4). Ces formules variaient, mais on y constate des termes stéréotypés qui se retrouveront dans le Symbole des Apôtres (9). Il s'y ajouta peu à peu la mention de « l'Église » (Tertullien, Le Baptême, ch. 5 ; Cyprien, épître à Januarius). Novatien (La Trinité) parait avoir eu sous les yeux une formule qui renfermait tous les éléments du Symbole, à part les deux articles de « la descente aux enfers et de « la communion des Saints ». Mêmes éléments, avec lacunes identiques, dans le Credo inséré au ch. 42 du Livre VII des Constitutions apostoliques, (recueil disciplinaire et liturgique qui semble avoir été composé en Syrie vers l'an 400), ainsi que dans le formulaire décrété par le Concile de Nicée (325) (10). On le voit, par un effort lent mais continu, l'Église tendait, comme on cherche une arme défensive, à élaborer l'unité doctrinale, avec d'autant plus d'ardeur qu'elle était plus déconcertée par les désaccords d'opinions théologiques qu'elle pouvait constater chez ses plus illustres docteurs (11). Cet effort s'est également exprimé par un léger progrès dans l'élaboration du Canon, déjà mentionné (p. 207). Le fait saillant à signaler est la répartition, faite par Origène, (d'après Eusèbe, H. E. VI, 25), des écrits sacrés en deux classes : les livres authentiques et les livres contestés.

L'Église eut, au IIIe siècle, d'autres adversaires que le Gnosticisme. Elle s'opposa également aux partisans de la Monarchie (unité de Dieu). Tout en s'appliquant à effacer les arabesques dessinées par la fantaisie de Valentin ou de Marcion autour de l'image du Rédempteur, elle s'efforça de remettre en lumière les traits divins mal marqués par les Adoptiens, qui voyaient en Jésus, en accord avec les chrétiens des tout premiers temps, un homme exceptionnel élevé, par l'adoption du Père, jusqu'à la divinité (12).

Parmi les Adoptiens, indiquons d'abord les Aloges (négateurs du Logos), répandus en Asie-Mineure, hostiles au Montanisme et au IVe Évangile et d'un enthousiasme religieux très modéré. Ils étaient persuadés que la dignité de Jésus avait consisté dans la descente de l'Esprit sur lui et sa gloire de Ressuscité. Leurs plus anciens contradicteurs, Irénée et Hippolyte, les ont relativement ménagés parce qu'ils leur rendaient service dans la résistance au Montanisme. Il y eut aussi à Rome, vers l'an 185, un parti dit théodotien, procédant de Théodote le tanneur, penseur très cultivé et critique biblique judicieux, rallié au point de vue des Aloges. Son successeur, Théodote le changeur, épris comme lui d'exégèse, fit, avec l'évêque Natalis, une tentative infructueuse pour fonder une église, à l'époque de Zéphyrin. Leurs idées - modifiées - furent reprises par Artémon, mais, vers 250, elles furent délaissées à Rome. L'adoptianisme apparut aussi en Orient, avec Bérylle, évêque de Bostra, qui avait gagné de nombreux adhérents en Arabie et en Syrie, mais qu'Origène réussit à ramener à l'orthodoxie. Il fut vigoureusement soutenu par Paul de Samosate, hostile à la philosophie platonicienne. À ses yeux, le Logos était une force impersonnelle, une qualité de Dieu, venue habiter dans le Rédempteur, non sans se distinguer de lui, et Jésus était devenu semblable au Père et un avec lui à force do sainteté et avec les pouvoirs surnaturels qu'il avait reçus. Cet évêque alla jusqu'à supprimer tous les chants d'église qui célébraient la divinité « essentielle » du Christ. Il fut condamné, on le sait mais « son esprit a fécondé, dit Harnack, la fameuse école de savants de Lucien (d'Antioche), le sein maternel qui a nourri l'arianisme » (Précis, p. 118).

Le point de vue monarchien revêtit une forme toute différente, dite modaliste, aussi funeste que l'autre pour la divinité essentielle du Christ. D'après ses partisans, c'est Dieu lui-même qui s'est incarné en lui, souffrant et mourant avec lui. On les a nommés, pour ce motif, patripassiens (voir plus haut, p. 191). Il fut propagé en Asie-Mineure par Noet, de Smyrne, et à Rome, vers 200, par Épigone, son disciple, qui gagna Sabellius. Hippolyte prit parti contre eux, mais les évêques de Rome, Zéphyrin entr'autres, les favorisèrent. Calliste proposa une formule de concorde. II admettait le Logos qui, pour lui, désignait aussi le Père, puis il faisait, comme les Adoptiens, une place à la déification de Jésus. Le modalisme fut fortement attaqué par 'Novatien, dans son livre sur la Trinité, par Cyprien et, vers 260, par Denys, évêque de Rome. Il se maintint pourtant, du moins à l'état latent, dans la chrétienté occidentale, assez indépendante à l'égard de Platon et des spéculations orientales sur le Logos.

Insistons sur une forme plus développée du modalisme, la doctrine de Sabellius. Ce penseur assez original montrait Dieu, substance unique, fils-père (uiopatôr), sortant du silence pour agir, et portant alors le nom de Logos. C'est en tant que Logos qu'il crée et qu'il entreprend le salut de l'humanité. À cet effet, Dieu adopte trois « modes » d'existence différents, ou, comme dit Sabellius, trois « visages » ou trois « noms ». « Il légifère en qualité de Père dans l'ancienne Alliance, il s'incarne en qualité de Fils dans la Nouvelle, il illumine les apôtres en qualité de Saint-Esprit ». Mais ces modes sont temporaires. À ces trois « extensions » successives correspondent trois « contractions » de la Triade (trias), rentrant dans l'unité de la Monade (monas), « comme un rayon revenant se perdre dans le soleil », quand la sanctification de l'Église sera réalisée. Cette doctrine, qui supprimait le Christ historique, fut vivement attaquée en Orient, où Sabellius s'était réfugié après sa condamnation à Rome, par Denys d'Alexandrie, qui la fit réprouver par un concile tenu dans cette ville en 261.

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(1) Voir un important chapitre d'E. de Faye, Gnostiques et Gnosticisme, p. 189-249. Les documents cités par Hippolyte ont été regardés comme des faux, mais ils sont trop variés pour provenir d'un faussaire (cf de Faye, introd. à L'étude du Gnosticisme, p. 24-32 et 62-72 ; Bousset, Hauptprobleme, P. 28 ; Harnack, Chronologie, T. Il, p. 23). 
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(2) Hippolyte mentionne aussi un certain pontife, Justin, avec ses mythes puérils, parfois déplacés. 
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(3) La Pistis Sophia découverte à la fin du XVIIIe siècle, n'a été traduite (en latin) qu'en 1851. Le papyrus de Bruce contenait un autre écrit copte, qui n'a été traduit et publié qu'en 1891, par Amelineau. L'année suivante, Karl Schmidt l'éditait à son tour (Gnostiche Schriften in koptischer Sprache), et, en 1905, il en faisait paraître une nouvelle traduction, accompagnée de celle de la Pistis Sophia (édition des Pères grecs de l'Académie de Berlin). Cf P Batiffol, Anciennes littératures chrétiennes, 1898 : Harnack, T. U., 1891 ; E. de Paye, Introd. à l'étude du Gnosticisme, 1903, p. 109-139, et Gnostiques et Gnosticisme, p, 269-332.
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(4) ils ressemblent à ceux de l'Ancien Testament. 
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(5) Le IVe livre de la Pistis Sophia est regardé par les critiques comme un écrit indépendant. Au lendemain de la résurrection, Jésus raconte à ses disciples, au bord de l'Océan, l'action néfaste, des mauvais archontes. Jéû, intervenant, châtie l'un de ces rebelles avec ses fidèles. L'auteur donne aussi une description - tronquée - des trois baptêmes, où apparaît l'action magique du rite. on pense que ce IVe livre est plus ancien que les trois premiers.
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(6) E. de Faye insiste sur ce point (Gnostiques, p. 333). 
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(7) Sur la rivalité ardente qui dressait, à cette époque, les uns contre les autres, chrétiens, gnostiques et païens, voir le témoignage de Plotin (Carl Schmidt, Plotins Stellung zum Gnost. und Kirchl. Christentum, 1900). 
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(8) E. de Faye, De l'influence dit Gnosticisme sur Origène (R II R, mai-juin 1923). 
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(9) Symbole vient du grec symbolon, « signe distinctif (ici : de l'entrée dans l'Église). 
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(10) Nous arrêtons ici l'histoire du Symbole des Apôtres, qui dépasse le cadre de notre livre. Disons seulement que sa forme définitive ne se cristallisa que vers l'époque de saint Augustin. 
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(11) On a pu s'en rendre compte en lisant nos indications sur les Pères du IIIe siècle (voir notre L. III, ch. I, Il, III, IV).
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(12) Cf Harnack, Précis, trad. Choisy, L. Il, ch. VII.
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