Le
Gnosticisme, dont la vogue se poursuivit au IIIe siècle, y fut marqué
par trois traits principaux : le dévergondage métaphysique, le mélange
des systèmes, le goût et la pratique des sacrements avec, pour
conséquence, la transformation des écoles gnostiques en confréries
religieuses.
Celui de Rome, au début du IIIe
siècle, a été décrit par Hippolyte dans ses Philosophoumena (1).
Ses
adhérents s'y adonnaient activement à la philosophie platonicienne
et stoïcienne, à l'étude des mythes, orientaux, de l'astrologie, et
des
grands systèmes gnostiques qu'ils modifiaient à leur fantaisie.
L'indépendance des esprits y était grande, en effet, comme dans les
écoles de philosophie. Il n'y avait pas d'orthodoxie gnostique à,
respecter ou à défendre. La moralité de ces hérétiques romains était
bonne. Ils poussaient même l'ascétisme jusqu'à la condamnation de la
chair. Cet intense mouvement d'idées exerçait un réel attrait sur les
intellectuels chrétiens, qui ne trouvaient guère d'aperçu&
intéressants, sur les problèmes philosophiques importants, chez les
écrivains de la grande Église, du moins avant la belle époque de
l'École d'Alexandrie.
Parmi les sectes diverses
qu'Hippolyte passe en revue, nous ne retiendrons que trois groupes
dont
les idées sont apparentées : les Naassènes, qui avaient emprunté aux
Ophites la notion du serpent, titre qu'ils appliquaient, avec les
désignations de Christ et de Psyché, au principe divin immanent au
Cosinos ; les Pérates, ceux qui « traversent » (grec péraô), à l'aide
de la gnose, l'abîme du péché et de la mort, et les Séthiens, qui,
comme les Pérates, appelaient aussi le Fils « le Serpent ». Un de
leurs
adeptes, poète aux images agréables mais parfois choquantes, montrait
le Sauveur prenant la forme de ce reptile pour tromper la matière,
geôlier de l'élément divin (2).
Un autre genre de Gnosticisme, curieux mélange de
spéculations médiocres et d'esprit sacramentaire, nous a été révélé
par
la publication, d'abord (1851) d'un écrit en langue copte, la Pistis
Sophia, puis (1891) d'un papyrus également copte, dit « de Bruce » (3).
Ces
divers ouvrages se rattachent visiblement à la même famille. Le
cadre est identique : Jésus y est censé communiquer ses révélations
suprêmes aux apôtres et aux saintes femmes. Même conception du monde
supra-sensible de la personne du Christ, de la rédemption, même
attitude - nullement marcionite
- vis-à-vis de l'Ancien Testament. Pourtant, Il y a des différences
dans les sujets, les tendances, les époques et les auteurs.
Sur l'école et le pays dont ils
procèdent, on est réduit à des conjectures, mais la date approximative
a pu être déterminée. Comme l'a fortement établi Harnack, soutenu par
Karl Schmidt et E. de Faye, on doit la fixer au IIIe siècle. C'est ce
que montrent l'utilisation d'un canon officiel (quatre évangiles et
épîtres de Paul), la foi à l'efficacité des sacrements, les
complications de la hiérarchie des entités, et la préoccupation du
sort
des chrétiens qui ont péché après le baptême. Parmi ces écrits se
détachent des parties plus anciennes, le IVe livre de la Pistis Sophia
et les deux livres de Jéû (Karl Schmidt).
La Pistis Sophia (en quatre livres)
se compose de deux écrits distincts. Le premier (§ 1-180 inclus)
raconte, en un style médiocre et avec des détails puérils, la chute et
la délivrance de l'éon qui porte ce nom. Pistis Sophia, qui a voulu
s'élever, par ambition, jusqu'à la grande lumière, trompée par une
fausse clarté qu'a fait miroiter devant elle un archonte mauvais
projetant une force « à face de lion », est tombée dans le chaos.
Harcelée par des entités hostiles, elle commence sa libération en
chantant treize hymnes de pénitence (4).
Jésus la soutient , et, après
diverses péripéties, coupées par ses hymnes de gratitude, il lui rend
sa place après avoir dépouillé les entités de leur lumière.
Vient ensuite un autre écrit, qu'on
a de sérieuses raisons d'identifier avec un ouvrage, gnostique perdu,
Les petites questions de Marie (Marie-Madeleine). L'auteur, hanté par
le problème du sort des âmes dans l'au-delà, en particulier de 'celles
qui ne se sont pas repenties, place dans la bouche de Jésus de
consolantes révélations. Le Sauveur décrit l'ascension des âmes
privilégiées (les « pneumatiques »), celles
des apôtres, des saintes femmes et des ascètes : elles posséderont
toute la gnose et auront les premières places. Quant aux autres, Jésus
promet le pardon à celles qui se repentiront, à part quelques cas
désespérés. Marie demande ensuite comment les « mystères », en
particulier ceux « des trois baptêmes » (d'eau, de feu et d'esprit),
procurent la rémission des péchés. Il lui est répondu : « En les
dévorant comme un feu ». Le rite, en effet, opère par lui-même. Marie
veut connaître encore les châtiments des damnés. Jésus décrit le lieu
des tourments et leur nature, non sans indiquer à quelles conditions
ils pourront y échapper. On le voit, dans cet écrit la gnose ne
contribue guère au salut. Il met l'accent sur les « petits mystères »,
sans révéler les « grands mystères » qui effacent les péchés commis
après le baptême, ni le « suprême mystère » qui peut procurer le
pardon
même des fautes irrémissibles. Pourtant, le magisme baptismal n'y est
pas absolu. Une volonté perverse peut paralyser sa vertu. « Pour être
sauvée, l'âme doit se transformer en rayon lumineux» (B. de Faye, p.
905-306) (5).
Le « papyrus de Bruce » se compose de deux écrits
distincts.
Dans le premier, qui paraît
s'identifier avec les livres de Jéû dont parle la Pistis Sophia, Jésus
décrit à ses disciples les émanations. Le Père a commencé par en
projeter une, Jéû, « le vrai Dieu ». Sous son action, Jéû crie et
déclenche jusqu'à vingt-huit émations,
successives. Puis Jésus, voyageant avec ses disciples à travers le
monde supérieur, leur dit le mot de passe, bizarre et démesuré, qui
doit leur ouvrir les portes des « trésors » célestes. Il y a là,
semble-t-il, moins une spéculation qu'un viatique spirituel, où
l'élément moral ne fait pas défaut. La seconde partie, qui s'accorde
avec la précédente, comme l'a montré Karl Schmidt, la complète en
exposant les trois baptêmes qui effacent tous les péchés et changent
les initiés en dieux (analogie avec le IVe livre de la Pistis Sophia),
et elle annonce, sans les décrire (sans doute parce que le texte est
tronqué), l'initiation aux grands mystères.
Le second écrit du papyrus de Bruce,
composé de 31 feuillets, n'est guère qu'une banale et pesante
description du monde invisible qui donne la nausée, sans être rachetée
par quelque préoccupation du salut des âmes. Il est d'un autre auteur
que le premier (Schmidt, de Faye). II semble lui être postérieur.
Si tous ces ouvrages n'ont qu'une
faible valeur spéculative, leur portée morale et spirituelle n'est pas
négligeable (6).
On y sent, en général, le besoin de rédemption. Le rôle qu'ils
assignent au Christ est des plus importants. Il sauve les êtres
déchus,
à la fois dans le monde transcendant et celui d'en bas. Il brise
l'antique Destin, il est le Juge, il est le liturge qui célèbre les
rites irrésistibles. Mais le trait saillant de ces productions
gnostiques, c'est leur esprit sacramentel, à moitié magique, à moitié
spiritualiste, qui a favorisé le changement de ces écoles en
confréries
religieuses, dont la prospérité inquiéta la grande Église. Elle se
défendit avec énergie (7), non sans
en subir l'influence. Des
idées et des expressions de saveur gnostique se retrouvent, non
seulement dans la littérature
pseudépigraphique de cette époque (par exemple les Actes de Thomas),
mais chez certains Pères renommés. Sans parler d'Irénée, qui était
allé
jusqu'à emprunter des termes aux Gnostiques (Harnack, Précis, p. 90),
Clément d'Alexandrie, influencé par leur docétisme, trouvait risible
de
supposer que le corps de Jésus avait été soumis aux nécessités et
infirmités ordinaires (Stromates, L. VI, 9). Quant à Origène, on sait
combien il a été tributaire de la spéculation de Valentin (8).
De
plus, la notion sacramentelle gnostique a inspiré aux communautés
orthodoxes des idées et des gestes liturgiques, qui n'ont rien de
commun avec l'évangile de Jésus. « il existe, observe E. de Faye, les
plus frappantes analogies de forme et de fond entre les descriptions
du
baptême et de l'eucharistie que nous lisons, soit dans la Pistis
Sophia
soit dans les livres coptes de Jéû, et les rites correspondants de
l'Église » (Gnostiques, p. 16).
Elle eut à coeur, cependant,
d'affirmer qu'elle se distinguait du Gnosticisme et de le combattre.
Ses plus illustres docteurs eurent soin de formuler des règles de foi,
où ils voyaient le résumé de l'enseignement apostolique et la norme de
l'instruction à donner aux catéchumènes. On en trouve, par exemple,
chez Tertullien (Le Voile des Vierges, ch. I ; Contre Praxéas, ch. 2 ;
La Prescription des Hérétiques, ch. 3), et chez Origène (Les
Principes,
L. 1, ch. 4). Ces formules variaient, mais on y constate des termes
stéréotypés qui se retrouveront dans le Symbole des Apôtres (9).
Il
s'y ajouta peu à peu la mention de « l'Église » (Tertullien, Le
Baptême, ch. 5 ; Cyprien, épître à Januarius). Novatien (La Trinité)
parait avoir eu sous les yeux une formule qui renfermait tous les
éléments du Symbole, à part les deux articles
de « la descente aux enfers et de « la communion des Saints ». Mêmes
éléments, avec lacunes identiques, dans le Credo inséré au ch. 42 du
Livre VII des Constitutions apostoliques, (recueil disciplinaire et
liturgique qui semble avoir été composé en Syrie vers l'an 400), ainsi
que dans le formulaire décrété par le Concile de Nicée (325) (10).
On
le voit, par un effort lent mais continu, l'Église tendait, comme on
cherche une arme défensive, à élaborer l'unité doctrinale, avec
d'autant plus d'ardeur qu'elle était plus déconcertée par les
désaccords d'opinions théologiques qu'elle pouvait constater chez ses
plus illustres docteurs (11). Cet
effort s'est également exprimé
par un léger progrès dans l'élaboration du Canon, déjà mentionné (p.
207). Le fait saillant à signaler est la répartition, faite par
Origène, (d'après Eusèbe, H. E. VI, 25), des écrits sacrés en deux
classes : les livres authentiques et les livres contestés.
L'Église eut, au IIIe siècle,
d'autres adversaires que le Gnosticisme. Elle s'opposa également aux
partisans de la Monarchie (unité de Dieu). Tout en s'appliquant à
effacer les arabesques dessinées par la fantaisie de Valentin ou de
Marcion autour de l'image du Rédempteur, elle s'efforça de remettre en
lumière les traits divins mal marqués par les Adoptiens, qui voyaient
en Jésus, en accord avec les chrétiens des tout premiers temps, un
homme exceptionnel élevé, par l'adoption du Père, jusqu'à la divinité
(12).
Parmi les Adoptiens, indiquons
d'abord les Aloges (négateurs du Logos), répandus en Asie-Mineure,
hostiles au Montanisme et au IVe Évangile et d'un enthousiasme
religieux très modéré. Ils étaient persuadés que la dignité de Jésus
avait consisté dans la descente de l'Esprit sur lui et sa gloire de
Ressuscité. Leurs plus anciens contradicteurs, Irénée et Hippolyte,
les
ont relativement ménagés parce qu'ils leur rendaient service dans la
résistance au Montanisme. Il y eut aussi à Rome, vers l'an 185, un
parti dit théodotien, procédant de Théodote le tanneur, penseur très
cultivé et critique biblique judicieux, rallié au point de vue des
Aloges. Son successeur, Théodote le changeur, épris comme lui
d'exégèse, fit, avec l'évêque Natalis, une tentative infructueuse pour
fonder une église, à l'époque de Zéphyrin. Leurs idées - modifiées -
furent reprises par Artémon, mais, vers 250, elles furent délaissées à
Rome. L'adoptianisme apparut aussi en Orient, avec Bérylle, évêque de
Bostra, qui avait gagné de nombreux adhérents en Arabie et en Syrie,
mais qu'Origène réussit à ramener à l'orthodoxie. Il fut
vigoureusement
soutenu par Paul de Samosate, hostile à la philosophie platonicienne.
À
ses yeux, le Logos était une force impersonnelle, une qualité de Dieu,
venue habiter dans le Rédempteur, non sans se distinguer de lui, et
Jésus était devenu semblable au Père et un avec lui à force do
sainteté
et avec les pouvoirs surnaturels qu'il avait reçus. Cet évêque alla
jusqu'à supprimer tous les chants d'église qui célébraient la divinité
« essentielle » du Christ. Il fut condamné, on le sait mais « son
esprit a fécondé, dit Harnack, la fameuse école de savants de Lucien
(d'Antioche), le sein maternel qui a nourri l'arianisme » (Précis, p.
118).
Le point de vue monarchien revêtit
une forme toute différente, dite modaliste, aussi funeste que l'autre
pour la divinité essentielle du Christ. D'après ses partisans, c'est
Dieu lui-même qui s'est incarné en lui, souffrant et mourant avec lui.
On les a nommés, pour ce motif, patripassiens (voir plus haut, p.
191).
Il fut propagé en Asie-Mineure par Noet, de Smyrne, et
à
Rome, vers 200, par Épigone, son disciple, qui gagna Sabellius.
Hippolyte prit parti contre eux, mais les évêques de Rome, Zéphyrin
entr'autres, les favorisèrent. Calliste proposa une formule de
concorde. II admettait le Logos qui, pour lui, désignait aussi le
Père,
puis il faisait, comme les Adoptiens, une place à la déification de
Jésus. Le modalisme fut fortement attaqué par 'Novatien, dans son
livre
sur la Trinité, par Cyprien et, vers 260, par Denys, évêque de Rome.
Il
se maintint pourtant, du moins à l'état latent, dans la chrétienté
occidentale, assez indépendante à l'égard de Platon et des
spéculations
orientales sur le Logos.
Insistons sur une forme plus
développée du modalisme, la doctrine de Sabellius. Ce penseur assez
original montrait Dieu, substance unique, fils-père (uiopatôr),
sortant
du silence pour agir, et portant alors le nom de Logos. C'est en tant
que Logos qu'il crée et qu'il entreprend le salut de l'humanité. À cet
effet, Dieu adopte trois « modes » d'existence différents, ou, comme
dit Sabellius, trois « visages » ou trois « noms ». « Il légifère en
qualité de Père dans l'ancienne Alliance, il s'incarne en qualité de
Fils dans la Nouvelle, il illumine les apôtres en qualité de
Saint-Esprit ». Mais ces modes sont temporaires. À ces trois «
extensions » successives correspondent trois « contractions » de la
Triade (trias), rentrant dans l'unité de la Monade (monas), « comme un
rayon revenant se perdre dans le soleil », quand la sanctification de
l'Église sera réalisée. Cette doctrine, qui supprimait le Christ
historique, fut vivement attaquée en Orient, où Sabellius s'était
réfugié après sa condamnation à Rome, par Denys d'Alexandrie, qui la
fit réprouver par un concile tenu dans cette ville en 261.
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