Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

Cyprien et l'Église d'Afrique

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Après Tertullien, les églises latines d'Afrique, en particulier de l'Afrique proconsulaire (1), n'ont guère compté qu'un grand nom, au IIIe siècle, celui de Cyprien, évêque de Carthage. Il convient pourtant de mentionner plusieurs écrivains distingués : avant lui, Minucius Félix, après lui, Arnobe et Lactance.

Minucius Félix, brillant avocat à Rome, (De Viris, 58), païen converti, est connu par son dialogue élégant, pittoresque et chaleureux, l'Octavius (2), « la perle de la littérature apologétique », pourrait-on dire avec Renan, à condition de placer au-dessus d'elle le diamant aux mille feux qu'est l'Apologétique de Tertullien.

La discussion transcrite dans ce dialogue a été peut-être imaginée, mais les personnages ont réellement existé. Octavius Januarius, dont le nom a été donné à l'ouvrage, était un chrétien sorti du paganisme. Quant à Cécilius Natalis, avocat des faux dieux, il était peut-être ce Cécilius qui éleva un arc de triomphe à Cirta (Constantine), vers l'an 215.

L'Octavius comprend quatre parties. Une introduction (ch. 1-4) met d'abord les personnages en scène. Trois amis se promènent près d'Ostie. Cécilius ayant envoyé un baiser à une statue de Sérapis, Octavius raille cet enfantillage. Piqué au vif, le païen engage avec le chrétien une discussion serrée, présidée par Minucius Félix, désigné ici sous le nom de Marcus (3). Son discours remplit la deuxième partie (5-13). Après une profession de foi agnostique, Cécilius défend avec énergie, par piété civique, la religion romaine, à, laquelle, d'après lui, a été liée la grandeur de l'Empire, et il s'emporte contre les chrétiens, ces novateurs à demi-nus (seminudi), misérables et infâmes, acharnés à le détruire, ennemis même du genre humain, stupides adorateurs d'un crucifié. Il critique enfin le dogme de l'ubiquité de Dieu et' celui de la résurrection.

Dans la troisième partie (14-38), Octavius réfute point par point son adversaire. Il défend la foi en la Providence et en l'unité de Dieu, et la réputation de ses frères en Christ. Il attaque la mythologie du paganisme et ses rites impurs. Il s'applique enfin à établir divers dogmes, en particulier la résurrection et les châtiments d'outre-tombe. Après un silence, vient la conclusion (39-41). Cécilius se déclare convaincu. « Nous nous séparâmes, dit Minucius Félix, heureux et ravis, Cécilius d'avoir cru, Octavius d'avoir vaincu, et moi de la foi de l'un et de la victoire de l'autre ».

On a reproché (G. Boissier, p. 280 ss) à ce séduisant dialogue l'imprécision du christianisme qu'il soutient. À peine une phrase sur le Christ (29, § 2) ! On a tenté d'expliquer cette discrétion excessive par la discipline de l'arcane (secret), qui défendait aux initiés de parler de la foi et du culte en présence des païens, mais cette discipline était loin d'être stricte (4) ; Tertullien et d'autres ne s'y soumettaient pas. Renan, d'autre part, a cru reconnaître dans les lacunes de l'Octavius un procédé d'« habile avocat », éludant les difficultés de la foi pour emporter l'adhésion (Marc-Aurèle, p. 403). Mais comment taxer de dissimulation cet ardent apologète ? Il semble plus équitable de penser, avec Labriolle (p. 167-171), que l'auteur s'est borné à répondre aux critiques des milieux qu'il fréquentait, sans s'astreindre à rédiger un véritable manuel de religion chrétienne.

L'Octavius, dit Paul Monceaux, est « Une mosaïque d'idées, de scènes et de détails pris de tous côtés » (1, p. 490). On y a relevé des emprunts à deux traités de Cicéron, le De Natura Deorum et le De Divinatione, ainsi qu'au De Providentia et au De Superstitione de Sénèque. Il offre aussi de frappantes analogies de vocabulaire et de style avec l'Apologeticum de Tertullien. Rien n'autorise à penser que c'est ce dernier qui a imité Minucius Félix, car, selon son habitude, il l'aurait cité. D'ailleurs, selon la remarque d'Harnack, si l'auteur du dialogue avait eu la priorité, son mérite d'initiateur aurait été célébré dans l'antiquité chrétienne plus qu'il ne semble l'avoir été. Le chef-d'oeuvre de Tertullien datant de 197, l'Octavius a dû être composé au début du IIIe siècle.

Cyprien (5), d'origine africaine, après une jeunesse studieuse mais assez dissipée, fut converti par le prêtre Cécilius, et 9 distribua, une partie de ses biens aux pauvres. Il fut élevé au sacerdoce. Il écrivit à cette époque un ouvrage dédié à Donat (Ad Donatum), où il exprimait, non sans rhétorique, sa joie d'avoir trouvé la paix et engageait son ami à l'imiter. C'est peut-être aussi à cette période que se rattache son opuscule sur les idoles (Quod idola dii non sint), suite de notes tirées de l'Octavius et de l'Apologétique de Tertullien, en qui il saluait son maître (6). Devenu évêque de Carthage au début de l'an 249, il fut bientôt atteint par la persécution de Décius, à laquelle il se déroba par la fuite. Cette attitude fut mal jugée dans sa ville et même à Rome, et il éprouva le besoin de s'en justifier (voir ses épîtres N° 7, 14, 20).

Il avait, en effet, à lutter, à Carthage même, contre une minorité indisciplinée, de tendance montaniste. Quand il avait été porté à l'épiscopat, deux ans seulement après son baptême, un groupe de cinq prêtres, dirigé par un certain Novatus, impétueux et hostile à la hiérarchie, avait protesté contre son élection. Insensible à la longanimité de son évêque, Novatus nomma diacre un de ses amis, Félicissimus, sans le prévenir et sans lui demander son autorisation. Cyprien protesta contre cet acte d'indépendance outrée, mais, dans l'intérêt de la paix, il ne cassa pas cette élection. Ce même groupe malveillant profita de sa fuite pour le discréditer, et il dut répondre à ses critiques en déclarant qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres même du Christ.
La question des lapsi raviva le conflit .7). Le perfide édit de Décius avait provoqué de nombreuses apostasies à Carthage. Convoqués au Capitole, les chrétiens vinrent en foule pour s'y faire délivrer le certificat de sacrifice (8). D'autres se le procurèrent à prix d'argent (9). Dès que la persécution se fut relâchée, les apostats demandèrent leur réintégration dans l'église. Malgré son hostilité à cette mesure, Cyprien fut bouleversé. « Dans mon coeur, dira-t-il, dans son admirable traité De Lapsis (Les Tombés), retentissent les souffrances de chacun ». Du fond de sa retraite, il écrivit que, à la fin de la persécution, il examinerait les cas particuliers avec son clergé (épître 15). En dépit de cette sage modération, le groupe dissident, oubliant son propre rigorisme, cria à la sévérité, et il poussa les confesseurs de la foi, encore incarcérés, à accorder des lettres de grâce aux lapsi. La situation devenait critique. Ces martyrs étaient très admirés, et ils le savaient. Certains d'entre eux finissaient par croire que le fait d'être « associés à la passion du Christ » leur conférait le titre de dispensateurs de son pardon. Dans une lettre qu'ils lui écrivirent de leur prison, ils notifièrent à Cyprien qu'ils avaient « accordé la paix » à tous les lapsi dont il aurait pu constater la bonne conduite depuis leur reniement. Ils donnèrent « par milliers » (épître 20) des certificats de réhabilitation, parfois pour la famille entière, avec cette formule : « la communion à un tel, avec les siens » (épître 15), et les détenteurs de ces billets se montrèrent parfois impérieux (épître 20).

Cyprien, s'adressant aux confesseurs de la foi, leur fit sentir qu'ils allaient troubler l'église (épître 15) et qu'ils usurpaient un droit de pardon qui n'appartenait qu'à Jésus-Christ (épître 27), et il les pria de se contenter de désigner les apostats qui leur paraîtraient dignes d'être absous. À ses prêtres, il montra le scandale de communions « sans pénitence régulière, sans imposition des mains de l'évêque et du clergé » (épître 16). Il déclara enfin au peuple chrétien qu'il ne ferait rien « sans son consentement » (épître 14). Il en appela encore au clergé romain, alors sans évêque, et eut la joie d'avoir son approbation, par la plume de Novatien. Il s'adressa aux martyrs emprisonnés à Rome, et l'un d'eux lui envoya sa chaleureuse adhésion (épître 30). Enfin, il réclama des lapsi une prompte soumission.

Après avoir fixé avec son clergé et les autres évêques la procédure à suivre, il se montra inflexible envers les délinquants assez inconscients pour réclamer le pardon comme un dû, mais indulgent à l'égard de ceux qui s'humiliaient. Il blâma les prêtres qui avaient renoué avec eux des relations prématurées, et il réserva à l'église assemblée et à son évêque le verdict définitif. Il soutint ces principes dans son De Lapsis. Un concile, tenu à Carthage en avril 251, où Cyprien lut, à ce qu'il semble, ce traité si plein de tact et d'onction, se montra sévère pour les plus coupables, les condamnant à ne recevoir le pardon qu'à l'heure de la mort. Quant à ceux qui se déroberaient à la pénitence, il fut décidé qu'on ne les absoudrait pas (épître 55). L'année suivante, un concile de quarante-deux évêques amnistia les lapsi en règle, tout en excluant du sacerdoce les prêtres, diacres et évêques qui avaient abjuré.

Ce triomphe pacifique de Cyprien ne désarma pas la minorité hostile. À peine rentré à, Carthage, il se heurta au schisme. Le diacre Félicissimus, assez influent dans sa paroisse un peu isolée, protesta contre l'inspection ecclésiastique qu'il voulait faire dans les divers quartiers de la ville, et il se sépara de l'église, soutenu par quelques prêtres dont l'un, Fortunat, devint évêque schismatique. À bout de patience, Cyprien les excommunia, et il fit ratifier sa sentence par un concile d'évêques africains, tenu à Carthage.

La lutte s'apaisa, mais pour se raviver à Rome, sous l'action de Novatus qui s'y était rendu « avec sa tempête ». Quand Novatien, déçu dans son ambition, se dressa contre Corneille, Cyprien défendit contre lui l'autorité de l'épiscopat régulier, et après avoir reçu de lui une lettre éloquente, les martyrs romains, qui avaient d'abord soutenu l'évêque schismatique, confessèrent leur égarement devant l'assemblée des fidèles et se déclarèrent persuadés qu'« il ne doit y avoir (dans la même ville) qu'un évêque de l'église catholique ». Cyprien envoya à Rome son traité sur l'Unité de l'Église (De Unitate Ecclesioe), composé sous l'étreinte de ses démêlés avec Félicissimus (10). Puis il se retourna contre le prêtre Maxime, qui, envoyé par Novatien, s'était fait nommer par un petit groupe évêque à Carthage, sans s'occuper d'ailleurs de Fortunat (épître 59).

À ces luttes si douloureuses vint s'ajouter, en 255, un différend, qui finit par devenir acerbe, avec Étienne, évêque de Rome, sur la valeur du baptême conféré par les hérétiques. Fallait-il rebaptiser ceux des leurs qui demandaient à rentrer dans l'Église, ou suffisait-il, comme on le faisait à Rome, de les oindre d'huile et de leur imposer les mains ? Consulté par plusieurs évêques, Cyprien répondait : « Personne ne peut être baptisé en dehors de l'Église, puisqu'un seul baptême y a été institué » (ép. 70). Il ajoutait : « Hors de l'Église, point de salut » (Salus extra ecclèsiam non est : ép. 73). Il prétendait même que, en dehors d'elle, tout perd sa valeur, même le martyre (ép. 3, et De Unitate, 14 et 15). Étienne, invoquant la tradition, répliquait : « Imposez les mains à l'hérétique en vue de sa pénitence» (in poenitentiam: ép. 74). D'accord avec l'épiscopat africain, Cyprien lui résista. À la tradition il oppose la vérité. « Elle est, écrivait-il, plus grande que la coutume » (ép. 73). « La coutume, sans la vérité, est l'ancienneté de l'erreur » (Consuetudo sine veritale vetustas erroris est : ép. 74). La seule autorité décisive était, pour lui, celle des livres saints.

Ce qui fait le grand intérêt de cette controverse, c'est que l'évêque de Carthage fut amené à donner son opinion sur la primauté de l'épiscopat romain. Dans l'épître 71, il admet que l'unité de l'Église a eu une représentation idéale dans la personne de Pierre, mais il déclare que cet apôtre, discutant avec Paul, « n'eut pas l'arrogance de soutenir qu'il avait la primauté (non arroganter assumpsit ut diceret se primatum tenere). Ce point de vue est développé, avec plus d'ampleur dans le De Unitate Ecclesioe (eh. 4 et 5). Parlant du célèbre passage (Matth. 16, y. 18 ss) où Jésus fonde l'Église sur Pierre, Cyprien affirme que cette prééminence a été, non pas réelle mais symbolique. Les autres apôtres restaient ses égaux (pari consortio proediti et honoris et potestatis). Si l'épiscopat forme un tout, chaque évêque en détient une partie, en pleine égalité avec les autres. « Dans le système de Cyprien, dit Auguste Sabatier, il n'y a point de place pour un évêque universel. L'autorité suprême de l'Église ne saurait être que dans le conseil délibérant de tous les évêques, dans ce Sénat chrétien et catholique que l'on appelle un Concile » (Religions, p. 178) (11).

Étienne, irrité de son opposition, le traita de « faux apôtre » (ép. 75) et l'excommunia, refusant de recevoir ses délégués et interdisant même à ses fidèles de leur accorder l'hospitalité (tectum, et hospitium : ép. 75). Cyprien riposta vivement : « Honore-t-il Dieu, écrivit-il, celui qui accepte le baptême de Marcion... et prononce, l'excommunication contre les prêtres de Dieu qui gardent la vérité du Christ et l'unité de l'Église ?... L'Église n'a plus qu'à céder à l'hérésie, Christ à l'Antichrist ! » (ép. 74). Denys d'Alexandrie repoussa les prétentions d'Étienne et approuva Cyprien (Jérôme, De Viris, 69). Firmilien, de Césarée, rappela que l'Orient n'avait pas obéi à Victor, évêque de Rome, désireux d'imposer à la chrétienté l'uniformité de célébration de la fête pascale, et que l'unité des églises n'en avait pas moins été maintenue. Il écrivit à Étienne : « Tu es pire que tous les hérétiques ! » Il lui reprocha de troubler la paix du monde chrétien et de condamner les défenseurs de la vérité (Cyprien, ép. 78).




La persécution une fois passée, l'activité de Cyprien devint immense. Il prêchait souvent, à Carthage et ailleurs. Il composa plusieurs traités. Déjà, en 249, il avait fait un livre sur la Tenue des 'Vierges (De Habitu Virginum), où il louait la virginité sans pourtant la prescrire comme un devoir absolu. Dans l'Oraison dominicale (De dominicd Oratione), où abondent, comme dans l'ouvrage précédent, les réminiscences de son maître favori Tertullien (12), il insiste avec raison sur le caractère social de la « Prière du Seigneur », s'exprimant par les termes « Notre Père ». La même influence se retrouve dans le Bienfait de la Patience (De Bono Patientioe), où il prescrit aux siens cette vertu, même à l'égard de leurs persécuteurs. Dans le De Opere et Eleemosynis (Oeuvres et Aumônes), il souligne le devoir et le privilège de ces bonnes actions, et il offre en exemple le désintéressement de l'Église primitive. Les Témoignages à Quirinus (Testimonia ad Quirinum) sont un Compendium (Abrégé) en trois livres, manuel de controverse adressé à un chrétien qu'il appelle « son très cher fils ». Cet aide-mémoire sur la divinité du Christ et les prescriptions morales et disciplinaires, présenté sous forme de « thèses » corroborées par de nombreuses citations du Nouveau Testament, fut souvent lu et utilisé. Le traité A Démétrianus (Ad Demetrianum) est une éloquente réplique à un païen haineux qui cherchait à faire retomber sur les chrétiens la responsabilité des calamités récentes. Cyprien déclare qu'elle pèse uniquement sur les vices païens, et il montre la supériorité des églises sur les milieux profanes en résignation et en confiance. Enfin, le traité Ad Fortunatum, de Exhortatione Martyrii, encourage, avec textes bibliques à l'appui, les « soldats du Christ» (milites Christi) à se préparer au grand honneur du martyre.

L'influence de Cyprien s'étendit au loin. On le consultait d'Afrique, de Gaule, de Rome, de Cappadoce. On apprenait ses lettres par coeur. Il soutint à Rome la candidature de Corneille, qui fut élu évêque contre Novatien, en mars 251. Il ouvrit une souscription pour le rachat de chrétiens numides qui avaient été razziés. Il exerça également une activité charitable. Pendant une peste qui désola Carthage, entre 252 et 254, il se dépensa sans compter. Pour rendre le courage et la paix à certains, d'entre ses fidèles qui se révoltaient à la pensée que le fléau n'avait pas épargné les leurs, il rédigea une touchante instruction pastorale, le De Mortalitate. Il y déclarait que la foi n'est pas une assurance contre l'infortune, et que le seul privilège du chrétien est celui de la souffrance acceptée comme un moyen d'éducation pour la vie éternelle.

À la suite de l'édit de Valérien (août 257), Cyprien comparut devant le tribunal du proconsul Aspasius Paternus (13), et il fut exilé le 30 août à Curubis, petite ville de la côte nord-ouest de la province africaine. Un an plus tard, il comparut de nouveau devant le gouverneur Galerius Maximus et fut condamné à mort (septembre 258). Il fut exécuté un mois après à la villa Sexti, près de Carthage. Son souvenir fut conservé avec une extrême ferveur. On lisait partout ses écrits, avec presque autant de vénération que les livres saints. On célébrait son anniversaire (le 14 septembre) en Afrique, à Rome, en Espagne, à Byzance. On lui éleva trois basiliques à Carthage (14). Cyprien a été de la race des grands évêques, administrateurs et conducteurs de leur peuple. « Il eut, dit Labriolle, le sentiment le plus vif de ses prérogatives... Mais cette foi un peu hautaine en sa mission n'excluait pas une diplomatie très habile... Il avait, d'ailleurs, la prudence, le goût de l'harmonie et de la paix. Homme de gouvernement plutôt qu'homme de doctrine, il a le dédain des spéculations. Sa lecture est bornée, sa philosophie assez courte. Au point de vue littéraire, il est bien inférieur à Tertullien » (ouvrage cité, P. 178-181).




Arnobe (15), professeur de rhétorique à Sicca, petite ville de la Numidie proconsulaire, rallié vers la soixantième année à la foi chrétienne qu'il avait jusqu'alors combattue, composa, vers l'an 300, un traité en sept livres Contre les Païens (Adversus Nationes), à la demande de son évêque qui désirait avoir un gage de sa sincérité (Jérôme, De Viris, 79). Dans les deux premiers, il répond au grief qui rendait le christianisme responsable des fléaux déchaînés sur l'Empire. Il complète ce plaidoyer par un cinglant réquisitoire (L. III-VII), d'une verve et d'une érudition remarquables, qui semble chercher. plutôt à humilier qu'à persuader, contre les superstitions gréco-romaines et même la philosophie. Il y reproduit, sans rien y ajouter de bien nouveau (16), la polémique des philosophes contre le ciel mythologique que Calvin appellera plus tard « une garenne de petits dieux ».

La foi qu'il expose n'est guère qu'un spiritualisme élevé. Il cite à peine les livres sacrés, il dédaigne même l'Ancien Testament dont les anthropomorphismes le choquent. Il est influencé, au contraire, par le platonisme, le stoïcisme et même les spéculations gnostiques. Son Dieu est insensible, et c'est à un Démiurge qu'il attribue la création des âmes. Pourtant, il est chrétien. Il célèbre la divinité du Christ et l'immensité de ses bienfaits. Il affirme la révélation en se basant sur la misère de l'homme « vil et sans beauté », et sur l'impuissance de sa raison à découvrir la vérité. « Il est, observe P. de Labriolle, le premier en date de ces apologistes hardis, et très probablement téméraires, qui fondent le dogmatisme religieux sur le pyrrhonisme philosophique » (p. 261). L'ouvrage se distingue par l'abondance des réminiscences (17), l'accumulation des mots, des apostrophes et des antithèses, et une ampleur de phrases qui n'évite pas la redondance. Le prestige d'Arnobe n'a pas été grand. À part Jérôme, les écrivains chrétiens ne l'ont guère mentionné.
Plus important fut son élève, le philosophe chrétien Lactance (18).

Né vers 250, aux environ de Cirta (Constantine), Coecilius Firmianus, surnommé Lactantius, enseigna la rhétorique en Afrique, puis à Nicomédie (en Bithynie), résidence de Dioclétien, qui l'y avait appelé. C'est là qu'il devint chrétien (vers l'an 300). Il traversa non sans peine la terrible persécution de 303, et, plus tard, il reçut de Constantin la mission d'enseigner la littérature latine à l'un de ses fils. On ignore le lieu et la date de sa mort.

Rallié à la foi chrétienne, Lactance renonça aux essais poétiques et aux études grammaticales où il s'était complu, pour s'adonner à l'apologétique. Dans son opuscule, De Opificio Dei (L'Ouvrage de Dieu), paru vers l'an 305, adressé à un chrétien, Démétrianus, un de ses anciens élèves, il s'applique, en s'inspirant surtout de Cicéron, à établir, contre les Épicuriens, l'existence de Dieu par les merveilles du corps humain et de l'âme. Mais l'ouvrage qui a fait sa réputation est son traité intitulé Divinoe Institutiones (Institutions divines), en sept livres, publié vers 310. S'adressant aux Romains cultivés, il s'efforce de les convaincre, non pas en tirant des Écritures une argumentation qu'ils étaient trop enclins à rejeter, mais par un appel à l'autorité des philosophes et des historiens, et même à celle des Sybilles païennes. Il lui arrive, sans doute, de maltraiter la philosophie, de lui appliquer les épithètes de « sottise », de « folle » ou d'« aveuglement », de triompher des aveux d'impuissance échappés à Anaxagore, Démocrite ou Socrate (L. III, 30, 6), ou des défaillances morales de tel autre (III, 15, 8), mais, en dépit de ces duretés, familières à la polémique de l'époque, il sait rendre hommage à Socrate et à Platon, « lés rois de la philosophie », à Cicéron, « le philosophe parfait comme l'orateur parfait », à Sénèque, « le peintre le plus vrai et le plus rude ennemi des vices de son temps ». Il puise dans tous les systèmes quelques éléments pour constituer sa doctrine. « Il admet, dit Pichon, la durée limitée du monde, comme Épicure, mais sans l'atomisme ni le pessimisme ; la création, comme Platon, mais sans le dogme de l'éternité de la matière ; la finalité, comme les Stoïciens, mais sans le panthéisme. Et, pour choisir ces vérités éparses, comme pour les réunir, sa règle fixe est l'idée de Dieu » (Lactance, p. 101). Il appelle aussi à son aide toutes les ressources d'un style classique, correct, oratoire, chargé d'énumérations et d'antithèses, animé par des interpellations brusques de l'adversaire, qui lui a valu le titré de « Cicéron chrétien » (19).

Les trois premiers livres des Institutions divines font la critique du polythéisme (De falsâ Religione et De origine Erroris), et celle de la philosophie (De falsâ Sapientiâ). À partir du IVe livre (De verâ Sapientiâ et Religione), Lactance, montre l'indissoluble union de la « sagesse » et de la religion. Il développe les articles principaux de sa foi : Dieu, père qui aime et châtie, le Verbe, associé par son père, au gouvernement du monde, les miracles, où il faut voir surtout les symboles des réalités spirituelles, l'Incarnation, acceptable pour tous ceux qui sentent la grandeur de la vie volontairement humble et souffrante (20). Dans le livre V (De Justitiâ), il étudie la notion de justice brouillée par les philosophies païennes. Le livre VI (De vero Cultu) traite de la morale chrétienne. Dans le VIIe, l'auteur aborde les raisons de la création, l'immortalité de l'âme, le problème eschatologique, et il termine par de nombreuses exhortations.
Il y a dans cet ouvrage des erreurs fâcheuses qui ont égayé Voltaire (21), en particulier des descriptions millénaristes enfantines, mais on peut y admirer, dit Labriolle, « de fines intuitions, le sens vraiment profond de l'efficacité morale du christianisme, sa vue claire de la différence des deux religions, la chrétienne et la païenne, l'une basée sur l'amour pour Dieu, l'autre sur des rites « auxquels les doigts seuls avaient part » (V, 19, 29). À ces grandes et justes pensées se mêlent pourtant des idées étroites. Lactance ne veut pas que le chrétien fasse son devoir militaire ou s'adonne au commerce, et il le met en garde contre l'art et les agréments de la vie.

Signalons, en terminant, deux traités de cet écrivain. Dans celui qui a pour titre De Irâ Dei (La Colère de Dieu), il étudie une question qui préoccupait les chrétiens. Comment défendre, en face de la notion, courante dans la philosophie grecque, d'une divinité inaccessible aux passions, celle d'un Dieu qui s'irrite contre les pécheurs ? Origène avait déjà suggéré que le Dieu de l'Ancien Testament avait feint d'éprouver ce sentiment, pour mieux 'amener les hommes au salut. Lactance est plus énergique. « Tout commandement, dit-il, a pour fondement la crainte, et la crainte est provoquée par la colère ». En Dieu, ce sentiment n'est qu'une sainte indignation, source des justes punitions et capable, d'ailleurs, de patienter.

Le De Mortibus Persecutorum (La Mort des Persécuteurs) peut être regardé comme une suite du traité précédent, le tableau de quelques effets du courroux divin. Ce livre, écrit au lendemain de la paix établie par Constantin, dépeint avec une satisfaction évidente la débâcle des ennemis de l'Église, la mort tragique de ses grands bourreaux, en particulier celle des plus récents, Maximien qui se pend, Galère qui expire dévoré par les vers. Lactance, tout frémissant encore des persécutions endurées, voit dans ces affreux dénouements le doigt de Dieu. Il y a dans ce livre passionné des renseignements intéressants sur l'histoire de ce temps, et, malgré leur partialité très dure à l'égard des empereurs païens, on peut y voir, avec Pichon et Monceaux, une source historique sérieuse, comme on a pu s'en convaincre par le témoignage de la numismatique et de l'iconographie.

Nous ignorons l'effet produit par les diverses tentatives apologétiques de Lactance. En tout cas, la Renaissance l'a beaucoup admiré et souvent édité. Il le mérite, non pas sans doute pour son originalité qui est faible, mais pour la noblesse de ses intentions et la belle tenue de son style.

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(1) Elle comprenait à peu près le territoire de la Tunisie actuelle. 
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(2) Bibliographie. - Paul de Félice, Étude sur L'Octavius, Blois 1880 Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, Paris 1891, T. I; Paul Monceaux, Histoire, T. I, Paris 1901 ; édition Waltzing, Louvain 1903, trad. franç. et comment. par record, Paris 1911 ; Labriolle, Littér. latine, L. Il, ch, 1. 
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(3) Son nom complet (Marcus Minutius Felix) est donné par Lactance et Jérôme. 
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(4) Cf Batiffol, Études d'Histoire et de Théologie positive, Paris 1902. 
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(5) Bibliographie. - Édition von Hartel, Corpus de Vienne (1868-71) ; Freppel, Saint-Cyprien, Paris, 3e éd. 1890 ; E. de Faye, Saint Cyprien et les influences qui L'ont formé (revue de Lausanne, 1893, p. 105 ss) ; Benson, Cyprian, hislife, his times, his work, Londres 1897 ; Paul Monceaux, Saint Cyprien et son Temps (Histoire T. II, Paris 1902) et Saint Cyprien (coll. Les Saints), Paris 1914 ; Labriolle, Littér. W., L. II, ch. Il ; d'Alès, La Théologie de Saint Cyprien, Paris 1922. Sa vie est connue par une notice de Jérôme (De Viris, 67), les 59 lettres qu'on a conservées (Cyprien en gardait des copies qu'il réunissait en dossiers), une Vita Cypriani, due à Pontius, clerc de Carthage, débordante d'admiration, déparée par la rhétorique et des lacunes, et enfin les Acta proconsularia Cypriani, procès-verbaux de ses interrogatoires et de son supplice (voir plus loin). 
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(6) Da magistrum (donne-moi le maître), disait-il souvent quand il voulait le lire. 
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(7) Cette histoire est connue par les lettres de Cyprien (Voir de Pressensé, Vie des chrétiens. L. 1, ch. VII). 
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(8) Cepx qui le recevaient furent appelés sacrificatici. 
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(9) On les nommait les libellatici. 
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(10) Dom Chapman (Revue Bénédictine, 1903, p. 26 ss). 
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(11) Les vues de Cyprien sur la primauté de Rome ont été examinées avec soin par Koch T. U. 1910). D'après lui, il la rejetait (telle est aussi, l'opinion de Loofs et de Benson). Koch allègue son attitude vis-à-vis d'Étienne, dans l'affaire du baptême conféré par les hérétiques et dans d'autres encore, telles que celle de deux évêques espagnols, déposés comme novatiens et remplacés. puis réintégrés par leur collègue de Rome. Cyprien protesta, alléguant qu'Étienne avait été mai renseigné (ép. 57), et il fut soutenu par un nombreux synode tenu à Carthage. On ne peut donc concéder à certains historiens qu'il ait admis la suprématie de Rome. Il lui reconnaissait sans doute une place à part ; il l'appelait « l'église principale d'où est sortie l'unité sacerdotale, (ép. 59) ; il la consultait pour renforcer l'autorité des suffrages des évêques africains, quand ils n'étaient pas assez nombreux (ép. 55), mais il savait lui résister. Ce défenseur énergique de l'épiscopat n'a pas été avocat de la papauté. 
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(12) Cf Von der Goltz, Das Gebet ln der aeltesten Christenheit, Leipzig 1902, p. 279-287. 
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(13) Voir sur ce point les Acta proconsularla Cypriani. 
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(14) Sa renommée fut si grande qu'on lui attribua divers ouvrages apocryphes. dont un De Spectaculis et une instruction pastorale Ad Novatianum, qui reproche avec vivacité à Novatien les rigueurs qu'il brandissait contre les apostats.
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(15) Freppel, Commodien, Arnobe. Lactance, Paris 1893 ; P. Monceaux, Histoire, T. III, Paris 1905 ; Labriolle, Litt. latine, L. II, ch. IV.
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(16) Cf B. Aubè, Saint Justin philosophe et martyr, Paris 1875, p. 326 ; Paul Decharme, La Critique des Traditions religieuses chez les Grecs, Paris M. 
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(17) Cf Thiersch, De Arnobii studiis latinis, Iéna 1905. 
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(18) Bibliographie. - René Pichon, Lactance : étude sur le mouvement philosophique et religieux sous le règne de Constantin, Hachette, Paris 1901 ; Paul Monceaux, Histoire T. III, Paris 1905 ; Labriolle, Littér. latine, L. II, ch. IV,
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(19) Pichon, Lactance, Ile partie, ch. IV : Lactance et Cicéron. 
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(20) Voir, pour les détails, Pichon, Lactance, p. 111-129.
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(21) Dictionnaire philosophique, article Ciel matériel. 
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