Après
Tertullien, les églises latines d'Afrique, en particulier de l'Afrique
proconsulaire (1),
n'ont guère compté qu'un grand nom, au IIIe siècle, celui de Cyprien,
évêque de Carthage. Il convient pourtant de mentionner plusieurs
écrivains distingués : avant lui, Minucius Félix, après lui, Arnobe et
Lactance.
Minucius Félix, brillant avocat à
Rome, (De Viris, 58), païen converti, est connu par son dialogue
élégant, pittoresque et chaleureux, l'Octavius (2),
« la perle de la littérature
apologétique », pourrait-on dire avec Renan, à condition de placer
au-dessus d'elle le diamant aux mille feux qu'est l'Apologétique de
Tertullien.
La discussion transcrite dans ce
dialogue a été peut-être imaginée, mais les personnages ont réellement
existé. Octavius Januarius, dont le nom a été donné à l'ouvrage, était
un chrétien sorti du paganisme. Quant à Cécilius Natalis, avocat des
faux dieux, il était peut-être ce Cécilius qui éleva un arc de
triomphe
à Cirta (Constantine), vers l'an 215.
L'Octavius comprend quatre parties.
Une introduction (ch. 1-4) met d'abord les personnages en scène. Trois
amis se promènent près d'Ostie. Cécilius ayant envoyé un baiser à une
statue de Sérapis, Octavius raille cet enfantillage. Piqué au vif, le
païen engage avec le chrétien une discussion serrée, présidée par
Minucius Félix, désigné ici sous le nom de Marcus (3).
Son discours remplit la deuxième
partie (5-13). Après une profession de foi agnostique, Cécilius défend
avec énergie, par piété civique, la religion romaine, à, laquelle,
d'après lui, a été liée la grandeur de l'Empire, et il s'emporte
contre
les chrétiens, ces novateurs à demi-nus (seminudi), misérables et
infâmes, acharnés à le détruire, ennemis même du genre humain,
stupides
adorateurs d'un crucifié. Il critique enfin le dogme de l'ubiquité de
Dieu et' celui de la résurrection.
Dans la troisième partie (14-38),
Octavius réfute point par point son adversaire. Il défend la foi en la
Providence et en l'unité de Dieu, et la réputation de ses frères en
Christ. Il attaque la mythologie du paganisme et ses rites impurs. Il
s'applique enfin à établir divers dogmes, en particulier la
résurrection et les châtiments d'outre-tombe. Après un silence, vient
la conclusion (39-41). Cécilius se déclare convaincu. « Nous nous
séparâmes, dit Minucius Félix, heureux et ravis, Cécilius d'avoir cru,
Octavius d'avoir vaincu, et moi de la foi de l'un et de la victoire de
l'autre ».
On a reproché (G. Boissier, p. 280
ss) à ce séduisant dialogue l'imprécision du christianisme qu'il
soutient. À peine une phrase sur le Christ (29, § 2) ! On a tenté
d'expliquer cette discrétion excessive par la discipline de l'arcane
(secret), qui défendait aux initiés de parler de la foi et du culte en
présence des païens, mais cette discipline était loin d'être stricte (4)
; Tertullien et d'autres ne s'y
soumettaient pas. Renan, d'autre part, a cru reconnaître dans les
lacunes de l'Octavius un procédé d'« habile avocat », éludant les
difficultés de la foi pour emporter l'adhésion (Marc-Aurèle, p. 403).
Mais comment taxer de dissimulation cet ardent apologète ? Il semble
plus équitable de penser, avec Labriolle (p. 167-171), que l'auteur
s'est borné à répondre aux critiques des milieux qu'il fréquentait,
sans s'astreindre à rédiger un véritable manuel de religion
chrétienne.
L'Octavius, dit Paul Monceaux, est «
Une mosaïque d'idées, de scènes et de détails pris de tous côtés » (1,
p. 490). On y a relevé des emprunts à deux traités de Cicéron, le De
Natura Deorum et le De Divinatione, ainsi qu'au De Providentia et au
De
Superstitione de Sénèque. Il offre aussi de frappantes analogies de
vocabulaire et de style avec l'Apologeticum de Tertullien. Rien
n'autorise à penser que c'est ce dernier qui a imité Minucius Félix,
car, selon son habitude, il l'aurait cité. D'ailleurs, selon la
remarque d'Harnack, si l'auteur du dialogue avait eu la priorité, son
mérite d'initiateur aurait été célébré dans l'antiquité chrétienne
plus
qu'il ne semble l'avoir été. Le chef-d'oeuvre de Tertullien datant de
197, l'Octavius a dû être composé au début du IIIe siècle.
Cyprien (5), d'origine
africaine, après une
jeunesse studieuse mais assez dissipée, fut converti par le prêtre
Cécilius, et 9 distribua, une partie de ses biens aux
pauvres.
Il fut élevé au sacerdoce. Il écrivit à cette époque un
ouvrage dédié à Donat (Ad Donatum), où il exprimait, non sans
rhétorique, sa joie d'avoir trouvé la paix et engageait son ami à
l'imiter. C'est peut-être aussi à cette période que se rattache son
opuscule sur les idoles (Quod idola dii non sint), suite de notes
tirées de l'Octavius et de l'Apologétique de Tertullien, en qui il
saluait son maître (6).
Devenu évêque de Carthage au début de l'an 249, il fut bientôt atteint
par la persécution de Décius, à laquelle il se déroba par la fuite.
Cette attitude fut mal jugée dans sa ville et même à Rome, et il
éprouva le besoin de s'en justifier (voir ses épîtres N° 7, 14, 20).
Il avait, en effet, à lutter, à
Carthage même, contre une minorité indisciplinée, de tendance
montaniste. Quand il avait été porté à l'épiscopat, deux ans seulement
après son baptême, un groupe de cinq prêtres, dirigé par un certain
Novatus, impétueux et hostile à la hiérarchie, avait protesté contre
son élection. Insensible à la longanimité de son évêque, Novatus nomma
diacre un de ses amis, Félicissimus, sans le prévenir et sans lui
demander son autorisation. Cyprien protesta contre cet acte
d'indépendance outrée, mais, dans l'intérêt de la paix, il ne cassa
pas
cette élection. Ce même groupe malveillant profita de sa fuite pour le
discréditer, et il dut répondre à ses critiques en déclarant qu'il
n'avait fait qu'obéir aux ordres même du Christ.
La question des lapsi raviva le
conflit .7).
Le perfide édit de Décius avait provoqué de nombreuses apostasies à
Carthage. Convoqués au Capitole, les chrétiens vinrent en foule pour
s'y faire délivrer le certificat de sacrifice (8).
D'autres se le procurèrent à prix
d'argent (9).
Dès que la persécution se fut relâchée, les apostats demandèrent leur
réintégration dans l'église. Malgré son hostilité à cette mesure,
Cyprien fut bouleversé. « Dans mon coeur, dira-t-il, dans son
admirable
traité De Lapsis (Les Tombés), retentissent les souffrances de chacun
». Du fond de sa retraite, il écrivit que, à la fin de la persécution,
il examinerait les cas particuliers avec son clergé (épître 15). En
dépit de cette sage modération, le groupe dissident, oubliant son
propre rigorisme, cria à la sévérité, et il poussa les confesseurs de
la foi, encore incarcérés, à accorder des lettres de grâce aux lapsi.
La situation devenait critique. Ces martyrs étaient très admirés, et
ils le savaient. Certains d'entre eux finissaient par croire que le
fait d'être « associés à la passion du Christ » leur conférait le
titre
de dispensateurs de son pardon. Dans une lettre qu'ils lui écrivirent
de leur prison, ils notifièrent à Cyprien qu'ils avaient « accordé la
paix » à tous les lapsi dont il aurait pu constater la bonne conduite
depuis leur reniement. Ils donnèrent « par milliers » (épître 20) des
certificats de réhabilitation, parfois pour la famille entière, avec
cette formule : « la communion à un tel, avec les siens » (épître 15),
et les détenteurs de ces billets se montrèrent parfois impérieux
(épître 20).
Cyprien, s'adressant aux confesseurs
de la foi, leur fit sentir qu'ils allaient troubler l'église (épître
15) et qu'ils usurpaient un droit de pardon qui n'appartenait qu'à
Jésus-Christ (épître 27), et il les pria de se contenter
de
désigner les apostats qui leur paraîtraient dignes d'être absous. À
ses prêtres, il montra le scandale de communions « sans pénitence
régulière, sans imposition des mains de l'évêque et du clergé »
(épître
16). Il déclara enfin au peuple chrétien qu'il ne ferait rien « sans
son consentement » (épître 14). Il en appela encore au clergé romain,
alors sans évêque, et eut la joie d'avoir son approbation, par la
plume
de Novatien. Il s'adressa aux martyrs emprisonnés à Rome, et l'un
d'eux
lui envoya sa chaleureuse adhésion (épître 30). Enfin, il réclama des
lapsi une prompte soumission.
Après avoir fixé avec son clergé et
les autres évêques la procédure à suivre, il se montra inflexible
envers les délinquants assez inconscients pour réclamer le pardon
comme
un dû, mais indulgent à l'égard de ceux qui s'humiliaient. Il blâma
les
prêtres qui avaient renoué avec eux des relations prématurées, et il
réserva à l'église assemblée et à son évêque le verdict définitif. Il
soutint ces principes dans son De Lapsis. Un concile, tenu à Carthage
en avril 251, où Cyprien lut, à ce qu'il semble, ce traité si plein de
tact et d'onction, se montra sévère pour les plus coupables, les
condamnant à ne recevoir le pardon qu'à l'heure de la mort. Quant à
ceux qui se déroberaient à la pénitence, il fut décidé qu'on ne les
absoudrait pas (épître 55). L'année suivante, un concile de
quarante-deux évêques amnistia les lapsi en règle, tout en excluant du
sacerdoce les prêtres, diacres et évêques qui avaient abjuré.
Ce triomphe pacifique de Cyprien ne
désarma pas la minorité hostile. À peine rentré à, Carthage, il se
heurta au schisme. Le diacre Félicissimus, assez influent dans sa
paroisse un peu isolée, protesta contre l'inspection ecclésiastique
qu'il voulait faire dans les divers quartiers de la ville, et il se
sépara de l'église, soutenu par quelques prêtres dont l'un, Fortunat,
devint évêque schismatique. À bout de patience, Cyprien les
excommunia,
et il fit ratifier sa sentence par un concile d'évêques africains,
tenu
à Carthage.
La lutte s'apaisa, mais pour se
raviver à Rome, sous l'action de Novatus qui s'y était rendu « avec sa
tempête ». Quand Novatien, déçu dans son ambition, se dressa contre
Corneille, Cyprien défendit contre lui l'autorité de l'épiscopat
régulier, et après avoir reçu de lui une lettre éloquente, les martyrs
romains, qui avaient d'abord soutenu l'évêque schismatique,
confessèrent leur égarement devant l'assemblée des fidèles et se
déclarèrent persuadés qu'« il ne doit y avoir (dans la même ville)
qu'un évêque de l'église catholique ». Cyprien envoya à Rome son
traité
sur l'Unité de l'Église (De Unitate Ecclesioe), composé sous
l'étreinte
de ses démêlés avec Félicissimus (10).
Puis il se retourna contre le
prêtre Maxime, qui, envoyé par Novatien, s'était fait nommer par un
petit groupe évêque à Carthage, sans s'occuper d'ailleurs de Fortunat
(épître 59).
À ces luttes si douloureuses vint
s'ajouter, en 255, un différend, qui finit par devenir acerbe, avec
Étienne, évêque de Rome, sur la valeur du baptême conféré par les
hérétiques. Fallait-il rebaptiser ceux des leurs qui demandaient à
rentrer dans l'Église, ou suffisait-il, comme on le faisait à Rome, de
les oindre d'huile et de leur imposer les mains ? Consulté par
plusieurs évêques, Cyprien répondait : « Personne ne peut être baptisé
en dehors de l'Église, puisqu'un seul baptême y a été institué » (ép.
70). Il ajoutait : « Hors de l'Église, point de salut » (Salus extra
ecclèsiam non est : ép. 73). Il prétendait même que, en dehors d'elle,
tout perd sa valeur, même le martyre (ép. 3, et De Unitate, 14 et 15).
Étienne, invoquant la tradition, répliquait : « Imposez les mains à
l'hérétique en vue de sa pénitence» (in poenitentiam: ép. 74).
D'accord
avec l'épiscopat africain, Cyprien lui résista. À la tradition il
oppose la vérité. « Elle est, écrivait-il, plus
grande que la coutume » (ép. 73). « La coutume, sans la vérité, est
l'ancienneté de l'erreur » (Consuetudo sine veritale vetustas erroris
est : ép. 74). La seule autorité décisive était, pour lui, celle des
livres saints.
Ce qui fait le grand intérêt de
cette controverse, c'est que l'évêque de Carthage fut amené à donner
son opinion sur la primauté de l'épiscopat romain. Dans l'épître 71,
il
admet que l'unité de l'Église a eu une représentation idéale dans la
personne de Pierre, mais il déclare que cet apôtre, discutant avec
Paul, « n'eut pas l'arrogance de soutenir qu'il avait la primauté (non
arroganter assumpsit ut diceret se primatum tenere). Ce point de vue
est développé, avec plus d'ampleur dans le De Unitate Ecclesioe (eh. 4
et 5). Parlant du célèbre passage (Matth. 16, y. 18 ss) où Jésus fonde
l'Église sur Pierre, Cyprien affirme que cette prééminence a été, non
pas réelle mais symbolique. Les autres apôtres restaient ses égaux
(pari consortio proediti et honoris et potestatis). Si l'épiscopat
forme un tout, chaque évêque en détient une partie, en pleine égalité
avec les autres. « Dans le système de Cyprien, dit Auguste Sabatier,
il
n'y a point de place pour un évêque universel. L'autorité suprême de
l'Église ne saurait être que dans le conseil délibérant de tous les
évêques, dans ce Sénat chrétien et catholique que l'on appelle un
Concile » (Religions, p. 178) (11).
Étienne, irrité de son opposition,
le traita de « faux apôtre » (ép. 75) et l'excommunia, refusant de
recevoir ses délégués et interdisant même à ses fidèles de leur
accorder l'hospitalité (tectum, et hospitium : ép. 75). Cyprien
riposta
vivement : « Honore-t-il Dieu, écrivit-il, celui qui accepte le
baptême
de Marcion... et prononce, l'excommunication contre les prêtres de
Dieu
qui gardent la vérité du Christ et l'unité de l'Église ?... L'Église
n'a plus qu'à céder à l'hérésie, Christ à l'Antichrist ! » (ép. 74).
Denys d'Alexandrie repoussa les prétentions d'Étienne et approuva
Cyprien (Jérôme, De Viris, 69). Firmilien, de Césarée, rappela que
l'Orient n'avait pas obéi à Victor, évêque de Rome, désireux d'imposer
à la chrétienté l'uniformité de célébration de la fête pascale, et que
l'unité des églises n'en avait pas moins été maintenue. Il écrivit à
Étienne : « Tu es pire que tous les hérétiques ! » Il lui reprocha de
troubler la paix du monde chrétien et de condamner les défenseurs de
la
vérité (Cyprien, ép. 78).
La persécution une fois passée, l'activité de
Cyprien devint immense. Il prêchait souvent, à Carthage et ailleurs.
Il
composa plusieurs traités. Déjà, en 249, il avait fait un livre sur la
Tenue des 'Vierges (De Habitu Virginum), où il louait la virginité
sans
pourtant la prescrire comme un devoir absolu. Dans l'Oraison
dominicale
(De dominicd Oratione), où abondent, comme dans l'ouvrage précédent,
les réminiscences de son maître favori Tertullien (12),
il insiste avec raison sur le
caractère social de la « Prière du Seigneur », s'exprimant par les
termes « Notre Père ». La même
influence se retrouve dans le Bienfait de la Patience (De Bono
Patientioe), où il prescrit aux siens cette vertu, même à l'égard de
leurs persécuteurs. Dans le De Opere et Eleemosynis (Oeuvres et
Aumônes), il souligne le devoir et le privilège de ces bonnes actions,
et il offre en exemple le désintéressement de l'Église primitive. Les
Témoignages à Quirinus (Testimonia ad Quirinum) sont un Compendium
(Abrégé) en trois livres, manuel de controverse adressé à un chrétien
qu'il appelle « son très cher fils ». Cet aide-mémoire sur la divinité
du Christ et les prescriptions morales et disciplinaires, présenté
sous
forme de « thèses » corroborées par de nombreuses citations du Nouveau
Testament, fut souvent lu et utilisé. Le traité A Démétrianus (Ad
Demetrianum) est une éloquente réplique à un païen haineux qui
cherchait à faire retomber sur les chrétiens la responsabilité des
calamités récentes. Cyprien déclare qu'elle pèse uniquement sur les
vices païens, et il montre la supériorité des églises sur les milieux
profanes en résignation et en confiance. Enfin, le traité Ad
Fortunatum, de Exhortatione Martyrii, encourage, avec textes bibliques
à l'appui, les « soldats du Christ» (milites Christi) à se préparer au
grand honneur du martyre.
L'influence de Cyprien s'étendit au
loin. On le consultait d'Afrique, de Gaule, de Rome, de Cappadoce. On
apprenait ses lettres par coeur. Il soutint à Rome la candidature de
Corneille, qui fut élu évêque contre Novatien, en mars 251. Il ouvrit
une souscription pour le rachat de chrétiens numides qui avaient été
razziés. Il exerça également une activité charitable. Pendant une
peste
qui désola Carthage, entre 252 et 254, il se dépensa sans compter.
Pour
rendre le courage et la paix à certains, d'entre ses fidèles qui se
révoltaient à la pensée que le fléau n'avait pas épargné les leurs, il
rédigea une touchante instruction pastorale, le De Mortalitate. Il y
déclarait que la foi n'est pas une assurance contre l'infortune, et
que
le seul privilège du chrétien est celui de la souffrance acceptée
comme un moyen d'éducation
pour la vie éternelle.
À la suite de l'édit de Valérien
(août 257), Cyprien comparut devant le tribunal du proconsul Aspasius
Paternus (13),
et il fut exilé le 30 août à Curubis, petite ville de la côte
nord-ouest de la province africaine. Un an plus tard, il comparut de
nouveau devant le gouverneur Galerius Maximus et fut condamné à mort
(septembre 258). Il fut exécuté un mois après à la villa Sexti, près
de
Carthage. Son souvenir fut conservé avec une extrême ferveur. On
lisait
partout ses écrits, avec presque autant de vénération que les livres
saints. On célébrait son anniversaire (le 14 septembre) en Afrique, à
Rome, en Espagne, à Byzance. On lui éleva trois basiliques à Carthage
(14).
Cyprien a été de la race des grands évêques, administrateurs et
conducteurs de leur peuple. « Il eut, dit Labriolle, le sentiment le
plus vif de ses prérogatives... Mais cette foi un peu hautaine en sa
mission n'excluait pas une diplomatie très habile... Il avait,
d'ailleurs, la prudence, le goût de l'harmonie et de la paix. Homme de
gouvernement plutôt qu'homme de doctrine, il a le dédain des
spéculations. Sa lecture est bornée, sa philosophie assez courte. Au
point de vue littéraire, il est bien inférieur à Tertullien » (ouvrage
cité, P. 178-181).
Arnobe (15), professeur de
rhétorique à Sicca,
petite ville de la Numidie proconsulaire, rallié vers la soixantième
année à la foi chrétienne
qu'il avait jusqu'alors combattue, composa, vers l'an 300, un traité
en
sept livres Contre les Païens (Adversus Nationes), à la demande de son
évêque qui désirait avoir un gage de sa sincérité (Jérôme, De Viris,
79). Dans les deux premiers, il répond au grief qui rendait le
christianisme responsable des fléaux déchaînés sur l'Empire. Il
complète ce plaidoyer par un cinglant réquisitoire (L. III-VII), d'une
verve et d'une érudition remarquables, qui semble chercher. plutôt à
humilier qu'à persuader, contre les superstitions gréco-romaines et
même la philosophie. Il y reproduit, sans rien y ajouter de bien
nouveau (16),
la polémique des philosophes contre le ciel mythologique que Calvin
appellera plus tard « une garenne de petits dieux ».
La foi qu'il expose n'est guère
qu'un spiritualisme élevé. Il cite à peine les livres sacrés, il
dédaigne même l'Ancien Testament dont les anthropomorphismes le
choquent. Il est influencé, au contraire, par le platonisme, le
stoïcisme et même les spéculations gnostiques. Son Dieu est
insensible,
et c'est à un Démiurge qu'il attribue la création des âmes. Pourtant,
il est chrétien. Il célèbre la divinité du Christ et l'immensité de
ses
bienfaits. Il affirme la révélation en se basant sur la misère de
l'homme « vil et sans beauté », et sur l'impuissance de sa raison à
découvrir la vérité. « Il est, observe P. de Labriolle, le premier en
date de ces apologistes hardis, et très probablement téméraires, qui
fondent le dogmatisme religieux sur le pyrrhonisme philosophique » (p.
261). L'ouvrage se distingue par l'abondance des réminiscences (17),
l'accumulation
des mots, des apostrophes et des antithèses, et une
ampleur de phrases qui n'évite pas la redondance. Le prestige d'Arnobe
n'a pas été grand. À part Jérôme, les écrivains chrétiens ne l'ont
guère mentionné.
Plus important fut son élève, le
philosophe chrétien Lactance (18).
Né vers 250, aux environ de Cirta
(Constantine), Coecilius Firmianus, surnommé Lactantius, enseigna la
rhétorique en Afrique, puis à Nicomédie (en Bithynie), résidence de
Dioclétien, qui l'y avait appelé. C'est là qu'il devint chrétien (vers
l'an 300). Il traversa non sans peine la terrible persécution de 303,
et, plus tard, il reçut de Constantin la mission d'enseigner la
littérature latine à l'un de ses fils. On ignore le lieu et la date de
sa mort.
Rallié à la foi chrétienne, Lactance
renonça aux essais poétiques et aux études grammaticales où il s'était
complu, pour s'adonner à l'apologétique. Dans son opuscule, De
Opificio
Dei (L'Ouvrage de Dieu), paru vers l'an 305, adressé à un chrétien,
Démétrianus, un de ses anciens élèves, il s'applique, en s'inspirant
surtout de Cicéron, à établir, contre les Épicuriens, l'existence de
Dieu par les merveilles du corps humain et de l'âme. Mais l'ouvrage
qui
a fait sa réputation est son traité intitulé Divinoe Institutiones
(Institutions divines), en sept livres, publié vers 310. S'adressant
aux Romains cultivés, il s'efforce de les convaincre, non pas en
tirant
des Écritures une argumentation qu'ils étaient trop enclins à rejeter,
mais par un appel à l'autorité des philosophes et des historiens, et
même à celle des Sybilles païennes. Il lui arrive, sans doute, de
maltraiter la philosophie, de lui appliquer les épithètes de « sottise
», de « folle » ou d'« aveuglement », de triompher des aveux
d'impuissance échappés à Anaxagore, Démocrite ou Socrate (L. III, 30,
6), ou des défaillances morales de tel autre (III, 15, 8), mais, en
dépit de ces duretés, familières à la polémique de l'époque, il sait
rendre hommage à Socrate et à Platon, « lés rois de la
philosophie
», à Cicéron, « le philosophe parfait comme l'orateur
parfait », à Sénèque, « le peintre le plus vrai et le plus rude ennemi
des vices de son temps ». Il puise dans tous les systèmes quelques
éléments pour constituer sa doctrine. « Il admet, dit Pichon, la durée
limitée du monde, comme Épicure, mais sans l'atomisme ni le pessimisme
; la création, comme Platon, mais sans le dogme de l'éternité de la
matière ; la finalité, comme les Stoïciens, mais sans le panthéisme.
Et, pour choisir ces vérités éparses, comme pour les réunir, sa règle
fixe est l'idée de Dieu » (Lactance, p. 101). Il appelle aussi à son
aide toutes les ressources d'un style classique, correct, oratoire,
chargé d'énumérations et d'antithèses, animé par des interpellations
brusques de l'adversaire, qui lui a valu le titré de « Cicéron
chrétien
» (19).
Les trois premiers livres des
Institutions divines font la critique du polythéisme (De falsâ
Religione et De origine Erroris), et celle de la philosophie (De falsâ
Sapientiâ). À partir du IVe livre (De verâ Sapientiâ et Religione),
Lactance, montre l'indissoluble union de la « sagesse » et de la
religion. Il développe les articles principaux de sa foi : Dieu, père
qui aime et châtie, le Verbe, associé par son père, au gouvernement du
monde, les miracles, où il faut voir surtout les symboles des réalités
spirituelles, l'Incarnation, acceptable pour tous ceux qui sentent la
grandeur de la vie volontairement humble et souffrante (20).
Dans le livre V (De Justitiâ), il
étudie la notion de justice brouillée par les philosophies païennes.
Le
livre VI (De vero Cultu) traite de la morale chrétienne. Dans le VIIe,
l'auteur aborde les raisons de la création, l'immortalité de l'âme, le
problème eschatologique, et il termine par de nombreuses exhortations.
Il y a dans cet ouvrage des erreurs
fâcheuses qui ont égayé Voltaire (21),
en
particulier des descriptions millénaristes enfantines, mais on peut
y admirer, dit Labriolle, « de fines intuitions, le sens vraiment
profond de l'efficacité morale du christianisme, sa vue claire de la
différence des deux religions, la chrétienne et la païenne, l'une
basée
sur l'amour pour Dieu, l'autre sur des rites « auxquels les doigts
seuls avaient part » (V, 19, 29). À ces grandes et justes pensées se
mêlent pourtant des idées étroites. Lactance ne veut pas que le
chrétien fasse son devoir militaire ou s'adonne au commerce, et il le
met en garde contre l'art et les agréments de la vie.
Signalons, en terminant, deux
traités de cet écrivain. Dans celui qui a pour titre De Irâ Dei (La
Colère de Dieu), il étudie une question qui préoccupait les chrétiens.
Comment défendre, en face de la notion, courante dans la philosophie
grecque, d'une divinité inaccessible aux passions, celle d'un Dieu qui
s'irrite contre les pécheurs ? Origène avait déjà suggéré que le Dieu
de l'Ancien Testament avait feint d'éprouver ce sentiment, pour mieux
'amener les hommes au salut. Lactance est plus énergique. « Tout
commandement, dit-il, a pour fondement la crainte, et la crainte est
provoquée par la colère ». En Dieu, ce sentiment n'est qu'une sainte
indignation, source des justes punitions et capable, d'ailleurs, de
patienter.
Le De Mortibus Persecutorum (La Mort
des Persécuteurs) peut être regardé comme une suite du traité
précédent, le tableau de quelques effets du courroux divin. Ce livre,
écrit au lendemain de la paix établie par Constantin, dépeint avec une
satisfaction évidente la débâcle des ennemis de l'Église, la mort
tragique de ses grands bourreaux, en particulier celle des plus
récents, Maximien qui se pend, Galère qui expire dévoré par les vers.
Lactance, tout frémissant encore des persécutions endurées, voit dans
ces affreux dénouements le doigt
de Dieu. Il y a dans ce livre passionné des renseignements
intéressants
sur l'histoire de ce temps, et, malgré leur partialité très dure à
l'égard des empereurs païens, on peut y voir, avec Pichon et Monceaux,
une source historique sérieuse, comme on a pu s'en convaincre par le
témoignage de la numismatique et de l'iconographie.
Nous ignorons l'effet produit par
les diverses tentatives apologétiques de Lactance. En tout cas, la
Renaissance l'a beaucoup admiré et souvent édité. Il le mérite, non
pas
sans doute pour son originalité qui est faible, mais pour la noblesse
de ses intentions et la belle tenue de son style.
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