Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

Tertullien

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Avec Tertullien, la littérature latine chrétienne fait son entrée brillante dans l'histoire, un peu comme le Christ des docètes se montrant soudain aux hommes dans la plénitude de ses attributs. Avant lui, elle n'était représentée que par des ébauches anonymes. Ce retard s'explique par la prédominance du grec, répandu jusque dans le sud de la Gaule et dans l'Afrique du nord (1). La mode en avait renforcé l'usage, surtout avec Claude, Néron, Hadrien, passionnés pour l'hellénisme. Cette langue, qui avait été le véhicule de la propagande chrétienne jusqu'en Occident, était encore employée au IIIe siècle par Hippolyte, prêtre romain. Tertullien lui-même, d'après son propre témoignage, s'en servit, ainsi que du latin, pour trois de ses traités (2).

Cependant, la nécessité se fit sentir, au IIe siècle, de traductions latines à l'usage des chrétiens peu versés dans le grec (3). Des versions de la Bible apparurent, à des dates et dans des conditions restées obscures. Tertullien en avait sous les yeux, mais elles ne faisaient pas autorité, et il traduisait d'ordinaire ses citations d'après l'original grec (4). Composées dans un absolu respect pour la Version des Septante et pour les livres qui allaient se constituer en Nouveau Testament, elles étaient très littérales, sans élégance, chargées de termes d'origine hellénique et même hébraïque. On signale aussi, vers la fin IIe siècle, quelques lettres écrites en latin par Victor, évêque de Rome, sur la question de la fête de Pâques et celle du Montanisme (5) et le catalogue, en latin incorrect, appelé Canon de Muratori.




Tertullien (6) est le Père de l'Église latine le plus remarquable au IIIe siècle, riche en dons intellectuels et oratoires, plus riche encore en aspirations morales et religieuses diverses, parfois contradictoires, « âme de catholique fanatique et d'individualiste protestant, d'orthodoxe et d'hérétique, de spiritualiste chrétien et de matérialiste naïf, de traditionaliste et de novateur » (7). Emporté par sa passion pour ce qu'il croit être le vrai et le bien, dans son impatience, qu'il confesse, il exagère les principes en les appliquant durement à la réalité complexe, il cultive le paradoxe, il brandit parfois des arguments mauvais. Mais quel savoir et quelle éloquence 1 « Qui est plus érudit et plus pénétrant que lui ? » disait Jérôme. Versé dans la langue grecque, dans la philosophie profane, la littérature chrétienne, la science juridique, la rhétorique de la prose d'art, il s'exprime. en une langue nerveuse, colorée, riche en expressions originales, forgée§ en général d'accord avec la logique (8) et en formules de juriste frappées en quelques sorte au marteau, criblée d'antithèses, parfois concise jusqu'à l'obscurité, parfois prolixe et subtile. Écrivain génial, il fut, comme Paul l'avait été pour le grec, le créateur du latin d'Église (Norden).

Tertullien naquit à Carthage vers l'an 155 (9). Il était païen, et, de son propre aveu, (La Résurrection de la Chair, 59), il ne fut pas irréprochable. Ému par la sincérité et l'héroïsme des chrétiens et par la lecture de leurs livres sacrés, il adhéra passionnément à leur foi et à, leur discipline (10). Il se marie, comme le prouve l'existence de deux lettres de lui à sa femme. D'après Jérôme, il fut nommé prêtre dans l'importante église de Carthage (vers l'an 200). Cette ville était un centre commercial très animé, le grand marché du blé (11). Elle montrait avec orgueil à l'étranger son Capitole, un cirque immense, un stade, des théâtres, des maisons luxueuses, des sanctuaires où l'on adorait Thent, patronne de la cité, sous les traits d'une jeune fille portée par un lion et sous le nom de Coelestis, et d'autres divinités telle que Baal-Hammon, Esculape, Cybèle, Sérapis, Isis et Mithra. Les moeurs étaient sensuelles et sanguinaires, en particulier dans les cérémonies religieuses. C'est dans ce milieu bigarré et bruyant, où l'église, bien organisée d'ailleurs, avait à se défendre contre l'hostilité et l'impureté païennes et l'infiltration des hérésies, que le brillant et fougueux néophyte composa ses ouvrages d'apologétique, ses traités contre le Gnosticisme et plusieurs livres à l'usage des fidèles.

Le premier (12) écrit apologétique de Tertullien fut le Ad Nationes (Aux Nations), jailli de son coeur en 197, comme on a pu le conclure de l'allusion à la défaite subie près de Lyon, le 19 février de cette année-là, par Albinus, en conflit avec Septime-Sévère. À cette époque, la haine populaire, qui allait hâter l'édit de cet empereur (202), commençait à tourmenter les chrétiens. On les attaquait à coups de pierres, dit Tertullien, on allait jusqu'à déterrer des, cadavres pour en disperser les débris. Un Juif avait représenté leur Dieu sous la forme d'un monstre, « avec des oreilles d'âne, une toge, un livre et un pied cornu ». L'auteur de l'Ad Nationes riposta en attaquant les moeurs des païens (L. I) et. leurs croyances telles que Varron, en particulier, les avait présentées (L. II).

Autrement achevé et puissant est le second traité de Tertullien (entre 197 et 200), son célèbre Apologeticum (Apologétique), oeuvre étincelante et émouvante (13), déparée, il est vrai, par la subtilité et l'ironie (14). S'adressant aux gouverneurs de provinces (proesides provinciarum), en particulier au proconsul d'Afrique, il commence, avec sa grande compétence juridique, par critiquer la procédure suivie à, l'égard des chrétiens, d'après lui irrégulière et absurde (ch. 1-3), et les lois vexatoires, contraires au droit naturel (4-6). La foi chrétienne, s'écrie-t-il, demande qu'on ne la condamne pas sans examen. « Vous ne connaissez pas aussi longtemps que vous haïssez, et vous haïssez injustement tant que vous ne connaissez pas». On ne poursuit que le nom de chrétien, sans s'informer s'il s'y attache des forfaits. « On déteste un nom innocent dans des hommes innocents... Plus on s'améliore en devenant chrétien, plus on se rend odieux ! » Tertullien montre avec éloquence, que là religion proscrite est exempte des crimes qu'on lui reproche et qu'elle est même un bien. La loi qui la condamne s'est trompée, et il faut la réformer, comme les Lacédémoniens ont « corrigé les ordonnances de Lycurgue, comme les Romains ont abrogé les mesures sévères contre le luxe et l'ambition ». Il écarte (7-9) l'accusation d'égorger des enfants pour les manger et celle de commettre des infamies dans l'obscurité, crimes qui seraient plutôt le fait des païens habitués à sacrifier des êtres humains et à se livrer à une luxure sans frein.

Au chapitre 10, il aborde les grandes accusations de lèse-divinité (loesoe divinitatis) et de lèse-majesté (loesoe majestatis). Les dieux païens, dit-il, sont, non pas des dieux, mais des. hommes divinisés après leur mort, tels Saturne ou Bacchus. Comment croire, en effet, que le Dieu suprême ait eu besoin de leur conférer la divinité ? S'il l'a vraiment fait, pourquoi ne pas l'avoir accordé à qui valait mieux qu'eux, à un Aristide ou à un Platon ? Les dieux de bois ou de pierre sont insensibles et ils « ne trompent ni les rats ni les araignées », et quand ils sont usés on les met au rebut. Leurs fidèles, au reste, leur manquent de respect dans leurs « fables ridicules », dans les pièces de théâtre qui étalent leurs turpitudes, surtout celles de Jupiter, et en faisant de leurs temples des lieux de débauche. À cette misérable religion, Tertullien oppose la foi des chrétiens (16 ss). On dit qu'ils adorent une tête d'âne ... Quelle absurdité ! Ils n'admettent qu'un Dieu, créateur et organisateur du monde, qui, pour se faire connaître, a donné l'Écriture « où ceux qui le cherchent le trou vent ». L'autorité de ces livres saints découle de leur antiquité, car ils remontent à Moïse, antérieur de plus de cinq cents ans à Homère, et mieux encore de l'accomplissement de leurs prophéties. Les chrétiens croient aussi à Jésus, Fils de Dieu, issu de lui par expansion de substance, comme le rayon venu du soleil, « par qui et en qui Dieu veut être connu et adoré ». Qu'on examine « si sa religion corrige et rend meilleurs ceux qui là connaissent». En son nom, ils ont le pouvoir de chasser les démons. Revenant à la charge contre les dieux païens bien incapables d'assurer, quoi qu'on l'ait dit, la fortune des Romains, le fougueux polémiste conclut que « leur religion n'en est pas une 3), et qu'on n'est point coupable de s'en détacher.

Aussi vain est le grief de lèse-majesté (28 ss). « Nous demandons à Dieu pour tous les empereurs une longue vie, un règne tranquille, la fidélité dans le sénat,' la vertu dans le peuple, la paix dans l'univers ... Nous respectons en eux les élus de notre Seigneur ... Sommes-nous donc les ennemis de l'État parce que nous célébrons leurs fêtes par de bonnes pensées et non par des orgies ? » Nous sommes leurs sujets paisibles et dévoués, malgré les tourments dont on nous accable. « Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos châteaux, vos municipes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos dé. curies, le palais, le sénat, le forum : nous ne vous laissons que vos temples. Quelle guerre ne serions-nous pas capables d'entreprendre ?... Mais nous n'avons aucun intérêt à former des factions illicites » (37 et 38).

Passant à la seconde partie de sa démonstration, Tertullien trace un émouvant tableau des vertus chrétiennes. Il peint le culte (ch. 39), avec la méditation des Écritures, les offrandes pour les pauvres et les malheureux, les repas en commun, si différents des orgies païennes, commencés et terminée par la prière, pleins de simplicité et de décence, et surtout animés de cet esprit fraternel qui fait dire aux étrangers : « Voyez comme ils s'aiment, comme ils sont prêts à mourir les uns pour les autres 1 » Il justifie ensuite (40-41) ses frères en la foi du reproche d'avoir attiré des calamités publiques, qui se sont multipliées bien avant la venue du Christ et qui sont toujours des châtiments de Dieu. Il nie aussi qu'ils soient « des membres inutiles à la société » (42-45). S'ils n'assistent pas aux cérémonies, ils n'en sont pas moins des travailleurs et des consommateurs, ils sont surtout une force morale. Puis, Tertullien compare à la philosophie la foi nouvelle, et, en un parallèle mordant (46), il met en contraste les incertitudes et les tares des philosophes avec l'assurance des chrétiens et ce bel idéal qui a poussé telle jeune fille à préférer aller au lion que chez l'entremetteur (ad leonem potius quam ad lenonem). Il conclut avec une saisissante éloquence, que les cruautés les plus raffinées ne serviront qu'à, « donner plus d'attrait à leur religion,» (50). Nous multiplions à mesure que vous nous moissonnez : le sang des chrétiens est une semence » (semen est sanguis Christianorum) !

Dans son troisième traité, ingénieux mais assez superficiel, le De Testimonio Animoe (le Témoignage de l'Ame), Tertullien, renonçant à l'apologétique courante qui défendait la foi, soit en faisant appel aux livres chrétiens rejetés par les adversaires, soit en montrant son accord avec la pensée païenne, qu'il détestait, s'adresse à l'âme humaine toute simple, ingénue et sans déformation (te simplicem et rudem, et impolitam et idioticam compello), et il affirme qu'on y découvre un christianisme latent, en particulier la croyance à la bonté de Dieu et à la vie future. C'est le fameux « témoignage de l'âme naturellement chrétienne » (testimonium animoe naturaliter christianoe) (15), que Tertullien complète et corrige par cette déclaration pénétrante : « On ne naît pas chrétien, on le devient » (non nascuntur sed fiunt christiani).,

Dans le traité Ad Scapulam (A Scapula), adressé plus tard, en 212 (16), au proconsul d'Afrique de ce nom, persécuteur des chrétiens, il affirme avec énergie leur loyalisme politique. « Nous honorons l'empereur, écrit-il, comme un homme qui est le second après Dieu ». Il réclame, en termes lapidaires, la liberté de conscience. Employant une expression chère aux stoïciens, il s'écrie : « Il est de droit humain et de droit naturel que chacun puisse adorer ce qu'il veut » (Humani juris et naturalis est unicuique quod putaverit colere). Il dit encore : « Il n'appartient pas à la religion de contraindre la religion » (Non est religionis cogere religionem). Après avoir rappelé divers fléaux récents, signes avant-coureurs de la colère de Dieu, et les châtiments qui ont frappé certains persécuteurs, il adjure le proconsul de ne pas « combattre » Dieu.

Signalons enfin l'Adversus Judoeos (contre les Juifs), dirigé contre les Juifs, nombreux en Afrique (17), qui excitaient les païens contre les chrétiens (18). Il essaie de les convaincre que la Loi mosaïque a été remplacée par une Loi nouvelle, et que le Messie annoncé par les prophètes est réellement venu.

Tout en défendant la foi chrétienne devant les païens, Tertullien s'appliqua également à la maintenir contre les altérations gnostiques.

Dans son vigoureux traité De Proescriptione Hoereticorum (De la Prescription des Hérétiques), publié vers l'an 200, après avoir mis l'Église en garde contre les hérétiques - les gnostiques savants (ch. 1-14), il invoque contre eux (15-37) un procédé de jurisprudence romaine qui consistait à opposer au demandeur une fin de non-recevoir. Ici, la prescription est la doctrine de l'Église, résumée dans la règle de la foi (regula fidei), dont l'autorité, dit-il en s'inspirant d'Irénée, est irrésistible parce qu'elle procède du Christ lui-même par les apôtres et leurs successeurs réguliers (ch. 13 et 20). Comme l'a montré Batiffol (19), Tertullien ne prend pas le terme de prescription dans son sens uniquement restreint (20), le droit de quiconque possédait un fonds de terre depuis dix ans de repousser toute réclamation du précédent propriétaire (longoe possessionis proescriptio). Il soutient (ch. 29 ss) que, les Écritures appartenant à l'Église, non seulement par droit d'ancienneté (21) mais par héritage direct, les hérétiques n'ont pas le droit d'en disposer à leur guise pour étayer leurs rêveries. Il conclut que leur doctrine n'est pas recevable parce qu'elle est nouvelle (22). Il ajoute pourtant que l'Église, après avoir opposé cette fin de non-recevoir, a tout intérêt à passer à la réfutation des hérétiques. Il s'applique lui-même (38-44) à les discréditer par la peinture de leurs divergences doctrinales et de leur indiscipline.

Dans l'Adversus Marcionem (Contre Marcion), paru vers l'an 207, Tertullien fait le procès de ce gnostique avec une prestigieuse dialectique, en un style tour à tour brillant, ironique et éloquent. Son jugement, d'ailleurs, ne doit être utilisé qu'avec circonspection. « En général, écrit E. de Faye, il est sincère, mais... il est incapable d'être impartial » (23). Il est dur pour Marcion, dont il méconnaît les mérites. Il discute les bases philosophiques de son système (L. I) et ses applications historiques (II). Il établit l'unité du Christ (III) et réfute les Antithèses de l'hérétique entre la Loi et l'Évangile ainsi qu'entre le Dieu de l'Ancien Testament et celui du Nouveau (IV). Le livre V s'applique à ruiner sa prétention à confisquer à son profit l'apostolat de Paul, et montre que les épîtres de l'apôtre, ainsi que l'évangile de Luc, condamnent son système. Le passage le plus convaincant du livre est celui qui réduit à néant l'attribution de la bonté à l'un des Dieux et celle de la Justice à l'autre, ces deux notions étant inséparables et complémentaires. Juste aussi est la critique de l'ascétisme excessif de Marcion.

Quelques années avant, Tertullien avait attaqué un disciple de Marcion à Carthage, le peintre Hermogène, qui faisait de la Matière un second principe, éternel comme Dieu. Dans son Adversus Hermogenem, il lui reproche, en style juridique et avec violence, d'attenter à la toute-puissance divine, et d'être aussi mauvais philosophe que mauvais peintre.

Tertullien écrivit aussi divers traités à l'usage des fidèles, qu'il s'agissait de guider, ou dont la foi « frivole et froide » (frivola et frigida) avait besoin d'être stimulée. Passionné par le salut des âmes et avide de discipline, pour lui-même comme pour les autres, il projeta dans ces écrits toute son horreur pour la vie païenne et une tendance déjà marquée à l'ascétisme.

Le plus ancien (197) est la lettre aux Martyrs (Ad Martyras). En un langage qui n'est pas sans beauté, il exhorte certains confesseurs de la foi jetés en prison à s'entendre sur les sujets qui les divisaient et à braver héroïquement la mort. Dans le De Spectaculis (Les Spectacles), composé vers l'an 200, Tertullien aborde la question très délicate de l'assistance des chrétiens aux spectacles du cirque, du stade ou du théâtre. Sa réponse est sans ambages : abstention absolue, au nom des Écritures et à cause de ces manifestations d'idolâtrie et d'immoralité. Il termine par une terrible description du Jugement dernier.

Voici encore trois traités qui roulent sur la vie ecclésiastique (entre 200 et 207) : le De Baptismo (Le Baptême), mettant les néophytes en garde contre une certaine Quintilla et indiquant les détails et les effets du baptême chrétien et la valeur de celui qu'administraient les hérétiques ; le De Oratione (de lit Prière), qui explique l'Oraison dominicale, précise les conditions morales, physiques et liturgiques de la prière et l'excellence de ses effets ; le De Poenitentia (La Pénitence), qui prescrit la pénitence à faire avant le baptême et celle que doit S'imposer le baptisé qui a failli.

Dans le De Patientia (La Patience), paru entre 200 et 207, Tertullien exhorte les chrétiens à déployer sous les maux envoyés par la Providence une patience confiante, très distincte de l'indifférence stoïcienne. Son De Cultu Feminarum (La Toilette des Femmes) est une exhortation souvent satirique à pratiquer la simplicité du costume et le soin du corps et du visage (24). Enfin, dans les deux lettres à sa femme (Ad Uxorem), de la même époque que les deux précédents traités, il jette une première esquisse de sa rude théorie sur les secondes noces : il l'engage, s'il meurt avant elle, à ne pas se remarier, ou, en tout cas, à ne pas contracter un mariage mixte (avec un païen).

Indiquons enfin deux traités de dogmatique, qui datent, semble-t-il, des environs de l'an 210 : le De Carne Christi (La Chair du Christ) et le De resurrectione Carnis (La résurrection de la Chair). Dans le premier, il réfute les diverses formes de docétisme, chez Marcion, Apelle, Valentin, etc., et soutient la résurrection corporelle du Christ. Dans le second, après avoir loué la chair et son rôle dans l'oeuvre de la sanctification, il prétend que sa résurrection est possible à Dieu, convenable et nécessaire. N'est-elle pas enseignée, d'ailleurs, par l'Écriture ? Il précise ensuite dans quelles conditions pratiques se fera cette résurrection.




En l'an 213 survint un événement des plus graves. Tertullien, de plus en plus enthousiaste de la prophétie montaniste et finalement écoeuré par le relâchement de la discipline ecclésiastique à Rome, consomma sa rupture avec l'Église.

Il en avait respecté jusqu'alors les doctrines et les coutumes, même quand il commençait à s'en détacher. « Sans doute, écrit le professeur Berton, conservait-il un souci de liberté et de spiritualité qui, de plus en plus, devait être banni de la pensée catholique... Pourtant il acceptait que l'autorité fût la tradition qui, par la succession apostolique, remontait jusqu'à Jésus-Christ et trouvait son expression dans la règle de foi ». S'il quitta l'Église, ce ne fut point par hostilité, pour elle en tant que telle. Il continuait à l'appeler « notre mère » (Monogamie, ch. 7). Ce ne fut pas non plus pour une question de dogme. Pour lui, la règle de foi restait intangible, et il demeurait l'adversaire des hérésies (La Pudeur, ch. 19). On lui doit même l'élaboration d'une formule de la Trinité, Trinitas, terme latin qu'il a été le premier à employer (La Pudeur, ch. 21). Contre Praxéas, qui affirmait que le Père lui-même s'était incarné et avait souffert sur la croix, il soutient qu'il existe entre les trois éléments de la Trinité une réelle unité de substance, compatible, d'ailleurs, avec cette trinité de personnels (25), qui constitue, au reste, une hiérarchie (Contre Praxéas, ch. 2, 5, 7, 8, etc.). Sur ce dernier point, sa pensée est flottante et certaines de ses vues n'ont pas été ratifiées par l'orthodoxie du IVe siècle. Pour Tertullien, il y a eu un temps où le Fils n'existait pas, et il lui arrive de désigner le Verbe (Logos) par le terme d'« Esprit », mais il y avait pourtant, dans ces tâtonnements, un effort méritoire pour éclaircir le dogme obscur et contradictoire vers lequel la chrétienté était entraînée.

Ce qui le dressa contre l'Église, ce fut son désaccord avec elle sur les questions connexes de la révélation et de l'autorité, et sur la conception de la vie chrétienne.

Le point de départ du conflit fut l'impression produite sur Tertullien par la ferveur montaniste. Bien qu'il répugnât à ses excentricités, ce mélange de respect pour la tradition et d'initiative spirituelle ne pouvait que plaire à un homme soucieux à la fois d'opposer aux Gnosticisme une ferme doctrine et de trouver un précédent qui l'aidât à justifier ses prescriptions morales parfois si dures. De plus, dans cette religion, tournée vers l'action plutôt que vers la connaissance, il puisait avec une joie intense une force qui le rendait meilleur (26).

Cet enthousiasme s'était exprimé dans le De Anima (De L'Âme), publié vers 212, où Tertullien étudiait la nature de l'âme, son origine et sa destinée. Il y racontait avec sympathie un cas de prophétie, celui d'une « soeur » qui s'y adonnait au culte dominical à Carthage (ch. 9), et il cherchait à justifier ce « charisme de révélations » en le rattachant aux phénomènes extatiques de Corinthe. Il y voyait une nouvelle manifestation du Paraclet.

Cette idée de la révélation par le Montanisme se trouva liée dans son esprit à celle de l'autorité dans l'Église. Ses vues sur ce dernier point furent radicalement, transformées par le spectacle de ce que Mgr Duchesne appelle « les conflits romains ».

On sait (voir L. II, ch. III) que Tertullien avait été indigné de l'hostilité témoignée par les évêques romains Victor et Zéphyrin aux montanistes qu'il révérait. Son ressentiment fut accru quand il vit l'incapacité de ce dernier, sa faiblesse à l'égard de Calliste, ancien banqueroutier condamné aux mines. Tenu à l'écart par Victor, cet intrigant avait réussi à s'imposer à Zéphyrin et à se faire nommer diacre en attendant de devenir évêque. Poussé par lui, Zéphyrin rendit un décret (27), qui, aux yeux de Tertullien, avait le double tort de « remettre les péchés d'adultère et de fornication aux pénitents » et de « conférer à l'évêque de Rome le droit d'absolution ». Mêlé à ces événements pendant un séjour qu'il fit à Rome et dont il est difficile de préciser la date, il épancha son indignation dans son célèbre traité De Pudicitia (De la Pudeur), vers 213. Plus tard, le spectacle du duel engagé entre Calliste et le schismatique Hippolyte ne put que le confirmer dans son hostilité envers la, hiérarchie.

Il soutint la lutte avec sa fougue coutumière, exaspérée par les scandales et par les attaques (28). Elle porta sur deux points principaux : l'autorité de l'évêque et l'idéal de vie chrétienne.
Lui, qui avait longtemps vu dans l'évêque le summus sacerdos, par analogie avec le grand-prêtre du Judaïsme, et qui avait reconnu à celui de Rome une certaine primauté (De Proescr. Hoer. 36), il va se dresser contre l'épiscopat. Quelques attaques sont déjà visibles dans les traités sur la Fuite pendant la persécution (De Fuga in persecutione) et sur le Jeûne (De Jejunio). Dans le premier, il lui reproche ses préoccupations matérielles (ch. 13) ; dans le second, il le blâme de mettre des bornes (palos terminales) à l'action de Dieu dans la prophétie (ch. 14). Dans le De Pudicitia, qui a sans doute été écrit entre 217 et 222 (Batiffol), Tertullien monte à l'assaut (29).

Il s'en prend au « pouvoir des clefs », au privilège de législation et de juridiction conféré par Jésus à Pierre (Matth. 17, 19) et, d'après l'Église, transmis à, ses successeurs sur le siège de Rome. Ce pouvoir, s'écrie Tertullien (ch. 21), a été personnel à Pierre. C'est à lui, non à l'Église, que les clefs du royaume des cieux ont été promises. D'ailleurs, les apôtres ont reçu des facultés spéciales de guérison parce qu'ils étaient les hommes de l'Esprit. « Qu'est-ce que le Pouvoir ? C'est l'Esprit, et l'Esprit c'est Dieu ! » Puis vient un coup droit. « Homme apostolique, exhibe-moi maintenant tes manifestations prophétiques (prophetica exempla), et je reconnaîtrai ton autorité divine, (divinitatem) ». Il continue : « Si ton rôle se réduit au maintien de la discipline, ... d'où vient ton droit de pardonner ? » (30). Ce droit est réservé à l'Église qui est fidèle à l'esprit prophétique, « à l'Église-Esprit, agissant par le moyen d'un homme animé de l'Esprit (le prophète), et non à l'Église collection d'évêques (Ecclesia spiritus per spiritalem hominem, non ecclesia numerus episcoporum). Elle n'a d'ailleurs qu'une simple délégation. « Le pardon, dit-il, est le droit souverain du Seigneur, non celui de son serviteur ; c'est le droit de Dieu même, non celui du prêtre » (Domini, non famuli, est jus et arbitrium ; Dei ipsius, non sacerdotis). Ainsi, le laïque, pourvu qu'il soit « spirituel », a le pas sur le « psychique », même s'il est évêque. L'autorité suprême appartient au Paraclet, dont le ministère, dit Tertullien dans un autre traité (Le Voile des Vierges, ch. I), consiste à « régler la discipline, à interpréter les Écritures, faire avancer la perfection ». Son action s'exerce par le voyant dont il efface la personnalité (31).

En ce qui touche l'idéal de vie chrétienne, on peut dire qu'il est dominé chez Tertullien par l'espérance millénaire. Cette attente, déjà exprimée dans l'Apologeticum (ch. 32 et 39), et surtout dans l'Adversus Marcionem, où il parle de la cité future qu'on aperçut pendant quarante jours entre ciel et terre (III, 24), devient chez lui, dans la période schismatique de sa vie, l'inspiratrice de son ascétisme, déjà stimulé par son dégoût pour la corruption païenne et l'indulgence épiscopale. Il faut reconnaître, avec de Labriolle, qu'il l'a poussé jusqu'au « fanatisme ».

Dans le De Pudicitia, il répudie ce qu'il avait admis dans son De Poenitentia, la possibilité pour le baptisé qui s'est rendu coupable d'idolâtrie ou d'immoralité d'obtenir le pardon, grâce à une profonde repentance exprimée devant « tous les frères » (32), en une confession qu'il appelait exomologesis. « Il distingue les péchés véniels qui, après exomologèse, sont pardonnés par Dieu, l'évêque servant d'intermédiaire entre Dieu et le pécheur, et les péchés irrémissibles qui aboutissent à la damnatio, point de départ d'une expiation à laquelle Dieu, suivant son bon plaisir, peut parfois mettre fin » (33). De même, dans le De Exhortatione Castitatis, (Exhortation à la Chasteté), il retire certaines concessions qu'il avait faites dans la première lettre à sa femme. Tout en plaçant le célibat au-dessus du mariage et en voyant dans les secondes noces une déchéance, il avait écrit : « Nous ne voyons nulle part que la prohibition de l'union conjugale soit considérée comme un bien » (Ad Uxorem I, 3). Dans l'Exhortation à la Chasteté, il déclare qu'un second mariage n'est qu'une fornication déguisée, et il est ainsi amené à discréditer le premier (ch. 9). Il n'admet que la continence absolue sous ces trois formes : la virginité, l'abstention dans l'union conjugale et le refus de se remarier... Dans le De Monogamia (La Monogamie), il est plus véhément encore et plus sophistique (34). Même outrance de pensée et de langage dans le De Jejunio (Le Jeûne), où, en accord avec la doctrine montaniste, il rend obligatoires les jeûnes du mercredi et du vendredi et les prolonge jusqu'au soir.

Quant au zèle qui va jusqu'à braver la persécution, Tertullien l'encourage à l'excès. Un soldat chrétien, en 211, se présentant pour recevoir le donativum, offert par l'empereur, avait refusé de porter sur sa tête une couronne de lauriers, comme le voulait le règlement. Réprimandé, il avait jeté ses armes et était allé en prison attendre la mort. Ce zèle, jugé excessif et dangereux par les églises, fut célébré par Tertullien dans son De Coronâ (La Couronne). Il va plus loin. Dans son De Fugâ, écrit après 213, il condamne, comme contraire à la volonté de Dieu, la fuite du chrétien persécuté, que, dans sa première lettre à sa femme (§ 3), il tenait pour légitime (35).

Pour conclure, disons que Tertullien fut, non pas un hérétique sans doute, mais un schismatique (36) par devoir et par tempérament. Ultra-individualiste, il n'a pas été excommunié, il s'est séparé. Il a changé de camp ; il s'est affilié au groupe montaniste de Carthage. Il n'y est, d'ailleurs, pas resté. Il fonda dans cette ville une communauté, qui eut une basilique et subsista jusqu'au IVe siècle, époque où elle fit retour à l'église régulière (d'après saint Augustin, De Hoeresibus, ch. 86). Quant à lui, il n'y rentra pas, quoi qu'on en ait dit. « Le ton sur lequel les écrivains ecclésiastiques ont parlé de lui, écrit avec raison P. de Labriolle, exclut l'hypothèse d'une résipiscence tardive ». Au dire de Jérôme, il vécut jusqu'à l'extrême vieillesse. « Comment se fait-il, s'est demandé Guignebert, qu'il soit mort si âgé, et, vraisemblablement, sans avoir été inquiété ? » Après avoir discuté toutes les hypothèses, il s'arrête aux conclusions suivantes - « Avant de passer au christianisme, Tertullien était avantageusement connu à Carthage, dans la haute société, et... il passa, aux yeux des magistrats, pour une sorte de philosophe excentrique et d'avocat officiel d'une secte encore bien plus méprisée que redoutée. Ce fut seulement après sa mort que le danger de ses doctrines apparut, et que l'Empire, comme la société civile, purent avoir l'impression nette de la nécessité d'une réaction » (ouvrage cité, p. 584-589).

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(1) Thieling, Der Hellenismus in Kieinnatrica, Leipzig 1911, p. 30 ss. 
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(2) Les Spectacles, Le Baptême et Le Voile des Vierges. 
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(3) Labriolle, Littér. lat., p. 64-71. 
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(4) Labriolle, Bulletin d'ancienne Littérature et d'Archéologie chrétiennes, Paris 1914, p. 210-213. 
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(5) Puech, Littér. grecque, II, p. 542 ; Labriolle, La Crise montaniste, 1913, p. 271 ss. 
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(6) Une grande partie de ses ouvrages se trouve dans le ms dit l'Agobardinus, parce qu'il fut copié sur l'ordre d'Agobard, évêque de Lyon (mort en 840). Ce ms, conservé à la Bibliothèque nationale de Paris, contient treize traités. La fin, qui manque, en avait huit autres dont cinq sont totalement perdus. Une deuxième famille de mss comprend, en particulier, le Montepessulanus (à Montpellier), XIe siècle, avec sept traités, ainsi que deux mss florentins du XVe siècle. L'Apologelicum, en raison de son importance, a été mieux conservé, dans une vingtaine de mss, dont les meilleurs sont le Parisinus (Xe siècle) et le Fuldensis, autrefois conservé à la bibliothèque de Fulda, en Prusse (il a été perdu, mais il en reste des copies ; cf Waltzing, Étude sur le Codex, Fuldensis, Liège 1917)
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(7) A. Sujol, Évangile et Liberté, mai 1928.
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(8) Hoppe, Syntax und Stil des Tertuilians, Leipzig 1903. 
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(9) Sa vie n'est guère connue que par ses rares indications et par la notice de Jérôme (De Viris, 53).
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(10) Les origines de l'Église d'Afrique sont peu connues. Elles sortent de l'ombre en l'an 180, date des persécutions infligées par le proconsul Vigellius Saturninus à quelques chrétiens de Madaure et de Scilli.
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(11) Cf Paul Monceaux, Les Africains, Paris 1894 ; Gaston Boissier, L'Afrique romaine, Paris 1901 ; Audollent, Carthage romaine, Paris 1904 ; Berton, Tertullien le Schismatique : les Problèmes de la Vie chrétienne et de l'Autorité, Fischbacher, 1928.
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(12) L'ordre chronologique des ouvrages de Tertullien a pu être assez exactement reconstitué. On s'est appuyé pour cela sur leur contenu même, sur quelques allusions qu'on y trouve à des faits historiques bien établis sur des citations que l'auteur a faites de traités déjà publiés. Nous suivons ici l'ordre accepté, à part quelques divergences, par Harnack, Die Chronologie II, Monceaux, Chronologie des oeuvres de Tertullien (Revue de Philosophie, 1898). et d'Alès, La Théologie de Tertullien, Beauchêne, Paris 1905. 
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(13) « Il parle comme un moderne, dit Châteaubriand, ses motifs d'éloquence sont pris dans le cercle des vérités éternelles » (Génie du Christianisme, L. III, 4, 2). 
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(14) Nous suivons ici la traduction de Nisard (Paris, 1845). 
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(15) Voici une belle formule : Nil mirum, si, a Deo data, eadem, canit quae Deus suis dedit nosse (§ V). 
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(16) La date a été inférée de l'allusion à une éclipse de soleil, survenue en août 212.
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(17) Voir Monceaux, Les Colonies juives de l'Afrique Romaine (Revue des Études juives, 1902, p. 1-28).
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(18) Cf Juster, Les Juifs dans l'Empire romain, Paris 1914.
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(19) L'Église, ch. VI : Les variations de Tertullien. 
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(20) Cuq, Les Instit. jurid. des Romains, T. I, 2e éd. 1904, p. 249.
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(21) Voici une de ses formules : Posterior nostra res non est, imo omnibus prior est (ch. 35).
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(22) Principe dangereux, que Tertullien devait corriger lui-même quand il fut passé parmi les novateurs. avec Montan. Il s'est rétracté ainsi : Christus non dixit, sum Consuetudo, sed sum Veritas (Le Voile des Vierges, ch. 1). 
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(23) E. de Faye, Gnostiques et Gnosticisme. 2e éd., p. 145. 
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(24) Signalons un curieux passage, d'une rhétorique étincelante, sur les vertus dont les femmes doivent s'embellir (ch 15). Un peu plus tard, Tertullien s'est encore occupé de la toilette féminine dans son De velandis Virginibus (Le Voile des Vierges). Il y précise la longueur du Voile qui leur convient et l'âge où elles doivent commencer à le porter. 
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(25) Il disait : « Tres unum sunt, non unus » (ch. 25). 
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(26) Il le déclare lui-même dans le De Pudicitia (I, 11), 
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(27) Cf Pierre de Labriolle, La Crise montaniste ; Duchesne, Origines du Culte chrétien, p. 429. 
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(28) Voici le témoignage de Jérôme : « Invidia et contumeIiis clerîccrum romanae ecclesiae ad Montani dogma delapsus » (De Viris, 159).
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(29) Voir Berton, op. cit., p. 98-99 et 137-144. 
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(30) Tertullien va même jusqu'à donner à l'évêque de Rome le titre païen de ponti ex maximus. il l'appelle aussi, non sans ironie, évêque des évêques (episcopus episcoporum) bien que, d'après le professeur d'Alès, l'évêque de Rome n'ait pas, à cette époque, revendiqué ce titre. 
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(31) Voir sur ce point le traité De Eestasi (L'Extase). 
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(32) A noter cette formule : An melius est damnatum latere quam palam absolvi ? (De Poenit. 10). on le voit, l'humiliation en public était indispensable, pour Tertullien mais il ne précisait pas cette absolution, encore moins en faisait-il le monopole des prêtres. 
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(33) Berton, Tertullien, p. 133-134.
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(34) P. de Labriolle, La Crise montaniste, p. 390.
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(35) Plus raisonnable aussi était le traité qui porte le nom bizarre de Scorpiace (Remède contre la morsure des scorpions). Il y soutenait le devoir de subir le martyre, s'il le fallait Pour tout ce qui concerne ses idées morales et civiques, voir l'ouvrage capital de Charles Guignebert Tertullien, Etude sur ses sentiments à l'égard de l'Empire et de la société civile, Leroux, Paris 1901.
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(36) C'est un point sur lequel Berton insiste avec raison.
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