Avec
Tertullien, la littérature latine chrétienne fait son entrée brillante
dans l'histoire, un peu comme le Christ des docètes se montrant
soudain
aux hommes dans la plénitude de ses attributs. Avant lui, elle n'était
représentée que par des ébauches anonymes. Ce retard s'explique par la
prédominance du grec, répandu jusque dans le sud de la Gaule et dans
l'Afrique du nord (1).
La mode en avait renforcé l'usage, surtout avec Claude, Néron,
Hadrien,
passionnés pour l'hellénisme. Cette langue, qui avait été le véhicule
de la propagande chrétienne jusqu'en Occident, était encore employée
au
IIIe siècle par Hippolyte, prêtre romain. Tertullien lui-même, d'après
son propre témoignage, s'en servit, ainsi que du latin, pour trois de
ses traités (2).
Cependant, la nécessité se fit
sentir, au IIe siècle, de traductions latines à l'usage des chrétiens
peu versés dans le grec (3). Des
versions de la Bible apparurent,
à des dates et dans des conditions restées obscures. Tertullien en
avait sous les yeux, mais elles ne faisaient pas autorité, et il
traduisait d'ordinaire ses citations d'après l'original grec (4).
Composées
dans un absolu respect pour la Version des Septante et pour
les livres qui allaient se constituer en Nouveau Testament, elles
étaient très littérales, sans élégance, chargées
de termes d'origine hellénique et même hébraïque. On signale aussi,
vers la fin IIe siècle, quelques lettres écrites en latin par Victor,
évêque de Rome, sur la question de la fête de Pâques et celle du
Montanisme (5)
et le catalogue, en latin incorrect, appelé Canon de Muratori.
Tertullien (6) est le Père de
l'Église latine le
plus remarquable au IIIe siècle, riche en dons intellectuels et
oratoires, plus riche encore en aspirations morales et religieuses
diverses, parfois contradictoires, « âme de catholique fanatique et
d'individualiste protestant, d'orthodoxe et d'hérétique, de
spiritualiste chrétien et de matérialiste naïf, de traditionaliste et
de novateur » (7).
Emporté par sa passion pour ce qu'il croit être le vrai et le bien,
dans son impatience, qu'il confesse, il exagère les principes en les
appliquant durement à la réalité complexe, il cultive le paradoxe, il
brandit parfois des arguments mauvais. Mais quel savoir et quelle
éloquence 1 « Qui est plus érudit et plus pénétrant que lui ? » disait
Jérôme. Versé dans la langue grecque, dans la philosophie profane, la
littérature chrétienne, la science
juridique, la rhétorique de la prose d'art, il s'exprime. en une
langue
nerveuse, colorée, riche en expressions originales, forgée§ en général
d'accord avec la logique (8) et en
formules de juriste frappées en
quelques sorte au marteau, criblée d'antithèses, parfois concise
jusqu'à l'obscurité, parfois prolixe et subtile. Écrivain génial, il
fut, comme Paul l'avait été pour le grec, le créateur du latin
d'Église
(Norden).
Tertullien naquit à Carthage vers
l'an 155 (9).
Il était païen, et, de son propre aveu, (La Résurrection de la Chair,
59), il ne fut pas irréprochable. Ému par la sincérité et l'héroïsme
des chrétiens et par la lecture de leurs livres sacrés, il adhéra
passionnément à leur foi et à, leur discipline (10).
Il se marie, comme le prouve
l'existence de deux lettres de lui à sa femme. D'après Jérôme, il fut
nommé prêtre dans l'importante église de Carthage (vers l'an 200).
Cette ville était un centre commercial très animé, le grand marché du
blé (11).
Elle montrait avec orgueil à l'étranger son Capitole, un cirque
immense, un stade, des théâtres, des maisons luxueuses, des
sanctuaires
où l'on adorait Thent, patronne de la cité, sous les traits d'une
jeune
fille portée par un lion et sous le nom de Coelestis, et d'autres
divinités telle que Baal-Hammon, Esculape, Cybèle, Sérapis, Isis et
Mithra. Les moeurs étaient sensuelles et sanguinaires, en particulier
dans les cérémonies religieuses. C'est dans ce milieu bigarré et
bruyant, où l'église, bien organisée
d'ailleurs, avait à se défendre contre l'hostilité et l'impureté
païennes et l'infiltration des hérésies, que le brillant et fougueux
néophyte composa ses ouvrages d'apologétique, ses traités contre le
Gnosticisme et plusieurs livres à l'usage des fidèles.
Le premier (12)
écrit apologétique de Tertullien
fut le Ad Nationes (Aux Nations), jailli de son coeur en 197, comme on
a pu le conclure de l'allusion à la défaite subie près de Lyon, le 19
février de cette année-là, par Albinus, en conflit avec
Septime-Sévère.
À cette époque, la haine populaire, qui allait hâter l'édit de cet
empereur (202), commençait à tourmenter les chrétiens. On les
attaquait
à coups de pierres, dit Tertullien, on allait jusqu'à déterrer des,
cadavres pour en disperser les débris. Un Juif avait représenté leur
Dieu sous la forme d'un monstre, « avec des oreilles d'âne, une toge,
un livre et un pied cornu ». L'auteur de l'Ad Nationes riposta en
attaquant les moeurs des païens (L. I) et. leurs croyances telles que
Varron, en particulier, les avait présentées (L. II).
Autrement achevé et puissant est le
second traité de Tertullien (entre 197 et 200), son célèbre
Apologeticum (Apologétique), oeuvre étincelante et émouvante (13),
déparée,
il est vrai, par la subtilité et l'ironie (14).
S'adressant aux gouverneurs de
provinces (proesides
provinciarum), en particulier au proconsul d'Afrique, il commence,
avec
sa grande compétence juridique, par critiquer la procédure suivie à,
l'égard des chrétiens, d'après lui irrégulière et absurde (ch. 1-3),
et
les lois vexatoires, contraires au droit naturel (4-6). La foi
chrétienne, s'écrie-t-il, demande qu'on ne la condamne pas sans
examen.
« Vous ne connaissez pas aussi longtemps que vous haïssez, et vous
haïssez injustement tant que vous ne connaissez pas». On ne poursuit
que le nom de chrétien, sans s'informer s'il s'y attache des forfaits.
« On déteste un nom innocent dans des hommes innocents... Plus on
s'améliore en devenant chrétien, plus on se rend odieux ! » Tertullien
montre avec éloquence, que là religion proscrite est exempte des
crimes
qu'on lui reproche et qu'elle est même un bien. La loi qui la condamne
s'est trompée, et il faut la réformer, comme les Lacédémoniens ont «
corrigé les ordonnances de Lycurgue, comme les Romains ont abrogé les
mesures sévères contre le luxe et l'ambition ». Il écarte (7-9)
l'accusation d'égorger des enfants pour les manger et celle de
commettre des infamies dans l'obscurité, crimes qui seraient plutôt le
fait des païens habitués à sacrifier des êtres humains et à se livrer
à
une luxure sans frein.
Au chapitre 10, il aborde les
grandes accusations de lèse-divinité (loesoe divinitatis) et de
lèse-majesté (loesoe majestatis). Les dieux païens, dit-il, sont, non
pas des dieux, mais des. hommes divinisés après leur mort, tels
Saturne
ou Bacchus. Comment croire, en effet, que le Dieu suprême ait eu
besoin
de leur conférer la divinité ? S'il l'a vraiment fait, pourquoi ne pas
l'avoir accordé à qui valait mieux qu'eux, à un Aristide ou à un
Platon
? Les dieux de bois ou de pierre sont insensibles et ils « ne trompent
ni les rats ni les araignées », et quand ils sont usés on les met au
rebut. Leurs fidèles, au reste, leur manquent de respect dans leurs «
fables ridicules », dans les pièces de théâtre qui étalent leurs
turpitudes, surtout celles de Jupiter, et en faisant de leurs temples
des lieux de débauche. À cette
misérable religion, Tertullien oppose la foi des chrétiens (16 ss). On
dit qu'ils adorent une tête d'âne ... Quelle absurdité ! Ils
n'admettent qu'un Dieu, créateur et organisateur du monde, qui, pour
se
faire connaître, a donné l'Écriture « où ceux qui le cherchent le trou
vent ». L'autorité de ces livres saints découle de leur antiquité, car
ils remontent à Moïse, antérieur de plus de cinq cents ans à Homère,
et
mieux encore de l'accomplissement de leurs prophéties. Les chrétiens
croient aussi à Jésus, Fils de Dieu, issu de lui par expansion de
substance, comme le rayon venu du soleil, « par qui et en qui Dieu
veut
être connu et adoré ». Qu'on examine « si sa religion corrige et rend
meilleurs ceux qui là connaissent». En son nom, ils ont le pouvoir de
chasser les démons. Revenant à la charge contre les dieux païens bien
incapables d'assurer, quoi qu'on l'ait dit, la fortune des Romains, le
fougueux polémiste conclut que « leur religion n'en est pas une 3), et
qu'on n'est point coupable de s'en détacher.
Aussi vain est le grief de
lèse-majesté (28 ss). « Nous demandons à Dieu pour tous les empereurs
une longue vie, un règne tranquille, la fidélité dans le sénat,' la
vertu dans le peuple, la paix dans l'univers ... Nous respectons en
eux
les élus de notre Seigneur ... Sommes-nous donc les ennemis de l'État
parce que nous célébrons leurs fêtes par de bonnes pensées et non par
des orgies ? » Nous sommes leurs sujets paisibles et dévoués, malgré
les tourments dont on nous accable. « Nous ne sommes que d'hier, et
nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos châteaux, vos
municipes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos dé. curies, le
palais, le sénat, le forum : nous ne vous laissons que vos temples.
Quelle guerre ne serions-nous pas capables d'entreprendre ?... Mais
nous n'avons aucun intérêt à former des factions illicites » (37 et
38).
Passant à la seconde partie de sa
démonstration, Tertullien trace un émouvant tableau des vertus
chrétiennes. Il peint le culte (ch. 39), avec la méditation des
Écritures, les offrandes pour les
pauvres et les malheureux, les repas en commun, si différents des
orgies païennes, commencés et terminée par la prière, pleins de
simplicité et de décence, et surtout animés de cet esprit fraternel
qui
fait dire aux étrangers : « Voyez comme ils s'aiment, comme ils sont
prêts à mourir les uns pour les autres 1 » Il justifie ensuite (40-41)
ses frères en la foi du reproche d'avoir attiré des calamités
publiques, qui se sont multipliées bien avant la venue du Christ et
qui
sont toujours des châtiments de Dieu. Il nie aussi qu'ils soient « des
membres inutiles à la société » (42-45). S'ils n'assistent pas aux
cérémonies, ils n'en sont pas moins des travailleurs et des
consommateurs, ils sont surtout une force morale. Puis, Tertullien
compare à la philosophie la foi nouvelle, et, en un parallèle mordant
(46), il met en contraste les incertitudes et les tares des
philosophes
avec l'assurance des chrétiens et ce bel idéal qui a poussé telle
jeune
fille à préférer aller au lion que chez l'entremetteur (ad leonem
potius quam ad lenonem). Il conclut avec une saisissante éloquence,
que
les cruautés les plus raffinées ne serviront qu'à, « donner plus
d'attrait à leur religion,» (50). Nous multiplions à mesure que vous
nous moissonnez : le sang des chrétiens est une semence » (semen est
sanguis Christianorum) !
Dans son troisième traité, ingénieux
mais assez superficiel, le De Testimonio Animoe (le Témoignage de
l'Ame), Tertullien, renonçant à l'apologétique courante qui défendait
la foi, soit en faisant appel aux livres chrétiens rejetés par les
adversaires, soit en montrant son accord avec la pensée païenne, qu'il
détestait, s'adresse à l'âme humaine toute simple, ingénue et sans
déformation (te simplicem et rudem, et impolitam et idioticam
compello), et il affirme qu'on y découvre un christianisme latent, en
particulier la croyance à la bonté de Dieu et à la vie future. C'est
le
fameux « témoignage de l'âme naturellement chrétienne » (testimonium
animoe naturaliter christianoe) (15),
que
Tertullien complète et corrige par cette déclaration pénétrante : «
On ne naît pas chrétien, on le devient » (non nascuntur sed fiunt
christiani).,
Dans le traité Ad Scapulam (A
Scapula), adressé plus tard, en 212 (16),
au proconsul d'Afrique de ce nom,
persécuteur des chrétiens, il affirme avec énergie leur loyalisme
politique. « Nous honorons l'empereur, écrit-il, comme un homme qui
est
le second après Dieu ». Il réclame, en termes lapidaires, la liberté
de
conscience. Employant une expression chère aux stoïciens, il s'écrie :
« Il est de droit humain et de droit naturel que chacun puisse adorer
ce qu'il veut » (Humani juris et naturalis est unicuique quod
putaverit
colere). Il dit encore : « Il n'appartient pas à la religion de
contraindre la religion » (Non est religionis cogere religionem).
Après
avoir rappelé divers fléaux récents, signes avant-coureurs de la
colère
de Dieu, et les châtiments qui ont frappé certains persécuteurs, il
adjure le proconsul de ne pas « combattre » Dieu.
Signalons enfin l'Adversus Judoeos
(contre les Juifs), dirigé contre les Juifs, nombreux en Afrique (17),
qui
excitaient les païens contre les chrétiens (18).
Il essaie de les convaincre que la
Loi mosaïque a été remplacée par une Loi nouvelle, et que le Messie
annoncé par les prophètes est réellement venu.
Tout en défendant la foi chrétienne
devant les païens, Tertullien s'appliqua également à la maintenir
contre les altérations gnostiques.
Dans son vigoureux traité De
Proescriptione Hoereticorum (De la Prescription des Hérétiques),
publié
vers l'an 200, après avoir mis l'Église en garde contre les hérétiques
- les gnostiques savants (ch. 1-14), il invoque contre eux (15-37) un
procédé de jurisprudence romaine qui consistait à opposer au demandeur
une fin de non-recevoir. Ici, la prescription est la doctrine de
l'Église, résumée dans la règle de la foi (regula fidei), dont
l'autorité, dit-il en s'inspirant d'Irénée, est irrésistible parce
qu'elle procède du Christ lui-même par les apôtres et leurs
successeurs
réguliers (ch. 13 et 20). Comme l'a montré Batiffol (19),
Tertullien ne prend pas le terme
de prescription dans son sens uniquement restreint (20),
le droit de quiconque possédait un
fonds de terre depuis dix ans de repousser toute réclamation du
précédent propriétaire (longoe possessionis proescriptio). Il soutient
(ch. 29 ss) que, les Écritures appartenant à l'Église, non seulement
par droit d'ancienneté (21) mais
par héritage direct, les
hérétiques n'ont pas le droit d'en disposer à leur guise pour étayer
leurs rêveries. Il conclut que leur doctrine n'est pas recevable parce
qu'elle est nouvelle (22). Il
ajoute pourtant que l'Église,
après avoir opposé cette fin de non-recevoir, a tout intérêt à passer
à
la réfutation des hérétiques. Il s'applique lui-même (38-44) à les
discréditer par la peinture de leurs divergences doctrinales et de
leur
indiscipline.
Dans l'Adversus Marcionem (Contre
Marcion), paru vers l'an 207, Tertullien fait le procès de ce
gnostique
avec une prestigieuse dialectique, en un style tour
à
tour brillant, ironique et éloquent. Son jugement, d'ailleurs, ne
doit être utilisé qu'avec circonspection. « En général, écrit E. de
Faye, il est sincère, mais... il est incapable d'être impartial » (23).
Il
est dur pour Marcion, dont il méconnaît les mérites. Il discute les
bases philosophiques de son système (L. I) et ses applications
historiques (II). Il établit l'unité du Christ (III) et réfute les
Antithèses de l'hérétique entre la Loi et l'Évangile ainsi qu'entre le
Dieu de l'Ancien Testament et celui du Nouveau (IV). Le livre V
s'applique à ruiner sa prétention à confisquer à son profit
l'apostolat
de Paul, et montre que les épîtres de l'apôtre, ainsi que l'évangile
de
Luc, condamnent son système. Le passage le plus convaincant du livre
est celui qui réduit à néant l'attribution de la bonté à l'un des
Dieux
et celle de la Justice à l'autre, ces deux notions étant inséparables
et complémentaires. Juste aussi est la critique de l'ascétisme
excessif
de Marcion.
Quelques années avant, Tertullien
avait attaqué un disciple de Marcion à Carthage, le peintre Hermogène,
qui faisait de la Matière un second principe, éternel comme Dieu. Dans
son Adversus Hermogenem, il lui reproche, en style juridique et avec
violence, d'attenter à la toute-puissance divine, et d'être aussi
mauvais philosophe que mauvais peintre.
Tertullien écrivit aussi divers
traités à l'usage des fidèles, qu'il s'agissait de guider, ou dont la
foi « frivole et froide » (frivola et frigida) avait besoin d'être
stimulée. Passionné par le salut des âmes et avide de discipline, pour
lui-même comme pour les autres, il projeta dans ces écrits toute son
horreur pour la vie païenne et une tendance déjà marquée à
l'ascétisme.
Le plus ancien (197) est la lettre
aux Martyrs (Ad Martyras). En un langage qui n'est pas sans beauté, il
exhorte certains confesseurs de la
foi jetés en prison à s'entendre sur les sujets qui les divisaient et
à
braver héroïquement la mort. Dans le De Spectaculis (Les Spectacles),
composé vers l'an 200, Tertullien aborde la question très délicate de
l'assistance des chrétiens aux spectacles du cirque, du stade ou du
théâtre. Sa réponse est sans ambages : abstention absolue, au nom des
Écritures et à cause de ces manifestations d'idolâtrie et
d'immoralité.
Il termine par une terrible description du Jugement dernier.
Voici encore trois traités qui
roulent sur la vie ecclésiastique (entre 200 et 207) : le De Baptismo
(Le Baptême), mettant les néophytes en garde contre une certaine
Quintilla et indiquant les détails et les effets du baptême chrétien
et
la valeur de celui qu'administraient les hérétiques ; le De Oratione
(de lit Prière), qui explique l'Oraison dominicale, précise les
conditions morales, physiques et liturgiques de la prière et
l'excellence de ses effets ; le De Poenitentia (La Pénitence), qui
prescrit la pénitence à faire avant le baptême et celle que doit
S'imposer le baptisé qui a failli.
Dans le De Patientia (La Patience),
paru entre 200 et 207, Tertullien exhorte les chrétiens à déployer
sous
les maux envoyés par la Providence une patience confiante, très
distincte de l'indifférence stoïcienne. Son De Cultu Feminarum (La
Toilette des Femmes) est une exhortation souvent satirique à pratiquer
la simplicité du costume et le soin du corps et du visage (24).
Enfin,
dans les deux lettres à sa femme (Ad Uxorem), de la même époque
que les deux précédents traités, il jette une première esquisse de sa
rude théorie sur les secondes noces : il l'engage, s'il meurt avant
elle, à ne pas se remarier, ou, en tout
cas, à ne pas contracter un mariage mixte (avec un païen).
Indiquons enfin deux traités de
dogmatique, qui datent, semble-t-il, des environs de l'an 210 : le De
Carne Christi (La Chair du Christ) et le De resurrectione Carnis (La
résurrection de la Chair). Dans le premier, il réfute les diverses
formes de docétisme, chez Marcion, Apelle, Valentin, etc., et soutient
la résurrection corporelle du Christ. Dans le second, après avoir loué
la chair et son rôle dans l'oeuvre de la sanctification, il prétend
que
sa résurrection est possible à Dieu, convenable et nécessaire.
N'est-elle pas enseignée, d'ailleurs, par l'Écriture ? Il précise
ensuite dans quelles conditions pratiques se fera cette résurrection.
En l'an 213 survint un événement des plus graves.
Tertullien, de plus en plus enthousiaste de la prophétie montaniste et
finalement écoeuré par le relâchement de la discipline ecclésiastique
à
Rome, consomma sa rupture avec l'Église.
Il en avait respecté jusqu'alors les
doctrines et les coutumes, même quand il commençait à s'en détacher. «
Sans doute, écrit le professeur Berton, conservait-il un souci de
liberté et de spiritualité qui, de plus en plus, devait être banni de
la pensée catholique... Pourtant il acceptait que l'autorité fût la
tradition qui, par la succession apostolique, remontait jusqu'à
Jésus-Christ et trouvait son expression dans la règle de foi ». S'il
quitta l'Église, ce ne fut point par hostilité, pour elle en tant que
telle. Il continuait à l'appeler « notre mère » (Monogamie, ch. 7). Ce
ne fut pas non plus pour une question de dogme. Pour lui, la règle de
foi restait intangible, et il demeurait l'adversaire des hérésies (La
Pudeur, ch. 19). On lui doit même l'élaboration d'une formule de la
Trinité, Trinitas, terme latin qu'il a été le premier à employer (La
Pudeur, ch. 21). Contre Praxéas, qui affirmait que
le Père lui-même s'était incarné et avait souffert sur la croix, il
soutient qu'il existe entre les trois éléments de la Trinité une
réelle
unité de substance, compatible, d'ailleurs, avec cette trinité de
personnels (25),
qui constitue, au reste, une hiérarchie (Contre Praxéas, ch. 2, 5, 7,
8, etc.). Sur ce dernier point, sa pensée est flottante et certaines
de
ses vues n'ont pas été ratifiées par l'orthodoxie du IVe siècle. Pour
Tertullien, il y a eu un temps où le Fils n'existait pas, et il lui
arrive de désigner le Verbe (Logos) par le terme d'« Esprit », mais il
y avait pourtant, dans ces tâtonnements, un effort méritoire pour
éclaircir le dogme obscur et contradictoire vers lequel la chrétienté
était entraînée.
Ce qui le dressa contre l'Église, ce
fut son désaccord avec elle sur les questions connexes de la
révélation
et de l'autorité, et sur la conception de la vie chrétienne.
Le point de départ du conflit fut
l'impression produite sur Tertullien par la ferveur montaniste. Bien
qu'il répugnât à ses excentricités, ce mélange de respect pour la
tradition et d'initiative spirituelle ne pouvait que plaire à un homme
soucieux à la fois d'opposer aux Gnosticisme une ferme doctrine et de
trouver un précédent qui l'aidât à justifier ses prescriptions morales
parfois si dures. De plus, dans cette religion, tournée vers l'action
plutôt que vers la connaissance, il puisait avec une joie intense une
force qui le rendait meilleur (26).
Cet enthousiasme s'était exprimé
dans le De Anima (De L'Âme), publié vers 212, où Tertullien étudiait
la
nature de l'âme, son origine et sa destinée. Il y racontait avec
sympathie un cas de prophétie, celui d'une « soeur » qui s'y adonnait
au culte dominical à Carthage (ch. 9), et il cherchait à justifier ce
«
charisme de révélations » en le rattachant aux phénomènes
extatiques
de Corinthe. Il y voyait une nouvelle manifestation du
Paraclet.
Cette idée de la révélation par le
Montanisme se trouva liée dans son esprit à celle de l'autorité dans
l'Église. Ses vues sur ce dernier point furent radicalement,
transformées par le spectacle de ce que Mgr Duchesne appelle « les
conflits romains ».
On sait (voir L. II, ch. III) que
Tertullien avait été indigné de l'hostilité témoignée par les évêques
romains Victor et Zéphyrin aux montanistes qu'il révérait. Son
ressentiment fut accru quand il vit l'incapacité de ce dernier, sa
faiblesse à l'égard de Calliste, ancien banqueroutier condamné aux
mines. Tenu à l'écart par Victor, cet intrigant avait réussi à
s'imposer à Zéphyrin et à se faire nommer diacre en attendant de
devenir évêque. Poussé par lui, Zéphyrin rendit un décret (27),
qui,
aux yeux de Tertullien, avait le double tort de « remettre les
péchés d'adultère et de fornication aux pénitents » et de « conférer à
l'évêque de Rome le droit d'absolution ». Mêlé à ces événements
pendant
un séjour qu'il fit à Rome et dont il est difficile de préciser la
date, il épancha son indignation dans son célèbre traité De Pudicitia
(De la Pudeur), vers 213. Plus tard, le spectacle du duel engagé entre
Calliste et le schismatique Hippolyte ne put que le confirmer dans son
hostilité envers la, hiérarchie.
Il soutint la lutte avec sa fougue
coutumière, exaspérée par les scandales et par les attaques (28).
Elle
porta sur deux points principaux : l'autorité de l'évêque et
l'idéal de vie chrétienne.
Lui, qui avait longtemps vu dans
l'évêque le summus sacerdos, par analogie avec le grand-prêtre du Judaïsme,
et qui avait reconnu à celui
de Rome une certaine primauté (De Proescr. Hoer. 36), il va se dresser
contre l'épiscopat. Quelques attaques sont déjà visibles dans les
traités sur la Fuite pendant la persécution (De Fuga in persecutione)
et sur le Jeûne (De Jejunio). Dans le premier, il lui reproche ses
préoccupations matérielles (ch. 13) ; dans le second, il le blâme de
mettre des bornes (palos terminales) à l'action de Dieu dans la
prophétie (ch. 14). Dans le De Pudicitia, qui a sans doute été écrit
entre 217 et 222 (Batiffol), Tertullien monte à l'assaut (29).
Il s'en prend au « pouvoir des clefs
», au privilège de législation et de juridiction conféré par Jésus à
Pierre (Matth.
17, 19) et, d'après l'Église,
transmis à, ses successeurs sur le siège de Rome. Ce pouvoir, s'écrie
Tertullien (ch. 21), a été personnel à Pierre. C'est à lui, non à
l'Église, que les clefs du royaume des cieux ont été promises.
D'ailleurs, les apôtres ont reçu des facultés spéciales de guérison
parce qu'ils étaient les hommes de l'Esprit. « Qu'est-ce que le
Pouvoir
? C'est l'Esprit, et l'Esprit c'est Dieu ! » Puis vient un coup droit.
« Homme apostolique, exhibe-moi maintenant tes manifestations
prophétiques (prophetica exempla), et je reconnaîtrai ton autorité
divine, (divinitatem) ». Il continue : « Si ton rôle se réduit au
maintien de la discipline, ... d'où vient ton droit de pardonner ? » (30).
Ce
droit est réservé à l'Église qui est fidèle à l'esprit prophétique,
« à l'Église-Esprit, agissant par le moyen d'un homme animé de
l'Esprit
(le prophète), et non à l'Église collection d'évêques (Ecclesia
spiritus per spiritalem hominem, non ecclesia numerus episcoporum).
Elle n'a d'ailleurs qu'une simple délégation. « Le pardon, dit-il, est
le droit souverain du Seigneur, non celui de son serviteur
;
c'est le droit de Dieu même, non celui du prêtre » (Domini, non
famuli, est jus et arbitrium ; Dei ipsius, non sacerdotis). Ainsi, le
laïque, pourvu qu'il soit « spirituel », a le pas sur le « psychique
»,
même s'il est évêque. L'autorité suprême appartient au Paraclet, dont
le ministère, dit Tertullien dans un autre traité (Le Voile des
Vierges, ch. I), consiste à « régler la discipline, à interpréter les
Écritures, faire avancer la perfection ». Son action s'exerce par le
voyant dont il efface la personnalité (31).
En ce qui touche l'idéal de vie
chrétienne, on peut dire qu'il est dominé chez Tertullien par
l'espérance millénaire. Cette attente, déjà exprimée dans
l'Apologeticum (ch. 32 et 39), et surtout dans l'Adversus Marcionem,
où
il parle de la cité future qu'on aperçut pendant quarante jours entre
ciel et terre (III, 24), devient chez lui, dans la période
schismatique
de sa vie, l'inspiratrice de son ascétisme, déjà stimulé par son
dégoût
pour la corruption païenne et l'indulgence épiscopale. Il faut
reconnaître, avec de Labriolle, qu'il l'a poussé jusqu'au « fanatisme
».
Dans le De Pudicitia, il répudie ce
qu'il avait admis dans son De Poenitentia, la possibilité pour le
baptisé qui s'est rendu coupable d'idolâtrie ou d'immoralité d'obtenir
le pardon, grâce à une profonde repentance exprimée devant « tous les
frères » (32),
en une confession qu'il appelait exomologesis. « Il distingue les
péchés véniels qui, après exomologèse, sont pardonnés par Dieu,
l'évêque servant d'intermédiaire entre Dieu et le pécheur, et les
péchés irrémissibles qui
aboutissent à la damnatio, point de départ d'une expiation à laquelle
Dieu, suivant son bon plaisir, peut parfois mettre fin » (33).
De
même, dans le De Exhortatione Castitatis, (Exhortation à la
Chasteté), il retire certaines concessions qu'il avait faites dans la
première lettre à sa femme. Tout en plaçant le célibat au-dessus du
mariage et en voyant dans les secondes noces une déchéance, il avait
écrit : « Nous ne voyons nulle part que la prohibition de l'union
conjugale soit considérée comme un bien » (Ad Uxorem I, 3). Dans
l'Exhortation à la Chasteté, il déclare qu'un second mariage n'est
qu'une fornication déguisée, et il est ainsi amené à discréditer le
premier (ch. 9). Il n'admet que la continence absolue sous ces trois
formes : la virginité, l'abstention dans l'union conjugale et le refus
de se remarier... Dans le De Monogamia (La Monogamie), il est plus
véhément encore et plus sophistique (34).
Même outrance de pensée et de
langage dans le De Jejunio (Le Jeûne), où, en accord avec la doctrine
montaniste, il rend obligatoires les jeûnes du mercredi et du vendredi
et les prolonge jusqu'au soir.
Quant au zèle qui va jusqu'à braver
la persécution, Tertullien l'encourage à l'excès. Un soldat chrétien,
en 211, se présentant pour recevoir le donativum, offert par
l'empereur, avait refusé de porter sur sa tête une couronne de
lauriers, comme le voulait le règlement. Réprimandé, il avait jeté ses
armes et était allé en prison attendre la mort. Ce zèle, jugé excessif
et dangereux par les églises, fut célébré par Tertullien dans son De
Coronâ (La Couronne). Il va plus loin. Dans son De Fugâ, écrit après
213, il condamne, comme contraire à la volonté de Dieu, la fuite du
chrétien persécuté, que, dans sa première lettre à sa femme (§ 3), il
tenait pour légitime (35).
Pour conclure, disons que Tertullien
fut, non pas un hérétique sans doute, mais un schismatique (36)
par devoir et par tempérament. Ultra-individualiste, il n'a pas été
excommunié, il s'est séparé. Il a changé de camp ; il s'est affilié au
groupe montaniste de Carthage. Il n'y est, d'ailleurs, pas resté. Il
fonda dans cette ville une communauté, qui eut une basilique et
subsista jusqu'au IVe siècle, époque où elle fit retour à l'église
régulière (d'après saint Augustin, De Hoeresibus, ch. 86). Quant à
lui,
il n'y rentra pas, quoi qu'on en ait dit. « Le ton sur lequel les
écrivains ecclésiastiques ont parlé de lui, écrit avec raison P. de
Labriolle, exclut l'hypothèse d'une résipiscence tardive ». Au dire de
Jérôme, il vécut jusqu'à l'extrême vieillesse. « Comment se fait-il,
s'est demandé Guignebert, qu'il soit mort si âgé, et,
vraisemblablement, sans avoir été inquiété ? » Après avoir discuté
toutes les hypothèses, il s'arrête aux conclusions suivantes - « Avant
de passer au christianisme, Tertullien était avantageusement connu à
Carthage, dans la haute société, et... il passa, aux yeux des
magistrats, pour une sorte de philosophe excentrique et d'avocat
officiel d'une secte encore bien plus méprisée que redoutée. Ce fut
seulement après sa mort que le danger de ses doctrines apparut, et que
l'Empire, comme la société civile, purent avoir l'impression nette de
la nécessité d'une réaction » (ouvrage cité, p. 584-589).
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