L ÉVANGILE ET LA VIE
J'AI APPRIS À ÊTRE
CONTENT
LECTURE
Dans toutes ces calamités,
nous sommes plus que vainqueurs par celui
qui nous a aimés; car je suis
assuré que ni la mort ni la vie, ni
anges ni archanges, ni choses
présentes ni choses à venir,
ni puissances, ni hauteur ni abîme,
ni rien au monde, ne pourra nous
séparer de l'amour que Dieu nous a
témoigné en
Jésus-Christ notre
Seigneur.
Rom. VIII, 39.
Ne vous glorifiez pas,
n'élevez pas si haut votre
tête, ne parlez pas avec tant
d'arrogance. Car ce n'est ni de l'Orient
ni de l'Occident, ni du désert que
vient l'élévation; mais Dieu
est celui qui juge, il abaisse l'un et il
élève l'autre.
Ps. LXXV, 6-8.
C'est un grand gain que la
piété, jointe au
contentement d'esprit.
I Tim. VI, 7.
Plus tu es
élevé, plus il te convient
d'être humble. C'est alors que Dieu
te sera propice.
Sir. III, 20.
(Apocryphe)
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J'AI APPRIS À ÊTRE
CONTENT
J'ai appris à
être content dans toutes les situations
où je me trouve : je sais vivre à
l'étroit et je sais vivre dans l'aisance; en
tout et partout, j'ai appris à être
rassasié et à avoir faim, à
être dans l'abondance et à être
dans la disette; je puis tout par Celui qui me
fortifie.
Phil. IV, 11.
De quel genre de contentement S'agit-il
ici? Ce n'est ni celui des satisfaits ni celui des
résignés.
Les satisfaits n'ont pas voix au
chapitre. Un homme qui n'est content que parce que
tout va bien pour lui, n'est pas qualifié
pour se donner en exemple aux autres. Il y a de la
dureté de coeur et de la
sottise, quand on est bien portant, riche, heureux,
à dire aux malades, aux pauvres, aux
affligés : faites comme moi.
Il n'est pas question non plus de
résignation. Accepter sa situation ne
signifie pas être content. Il y a d'ailleurs
une résignation mauvaise qui n'est que de
l'apathie et du laisser-aller. Trop nombreux
sont-ils, ces faux-résignés,
prêts à tout, faits à tout, que
plus rien n'étonne ni ne révolte. Ce
sont les pires vaincus. Il ne faut jamais se
résigner à être mauvais,
médiocre, opprimé, ni même
malheureux, quand on peut aspirer à mieux.
Le Christ, à la fin de sa prière,
ramasse tout son espoir en Dieu et toute sa
confiance, dans cette parole qui semble soulever
toutes les chaînes, tous les jougs, tous les
fardeaux de l'humanité, délivre-nous
du mal! Il n'est donc pas permis
d'interpréter la parole : «que ta
volonté soit faite », comme une maxime
équivalente au: «c'était
écrit » des musulmans, et de dire :
«tout ce qui arrive devait arriver, tout
ce qui est fait est bien fait.
Acceptons le monde tel qu'il est, notre situation
ou notre tempérament tels qu'ils sont, et
n'essayons pas d'y rien changer. »
À y regarder de près, le
chrétien est plutôt un
mécontent. Mais ce n'est pas un
mécontent de profession. Le mécontent
de profession ne croit pas au bien, ne s'efforce
pas de l'atteindre, et ne critique rien avec plus
d'amertume que les tentatives
d'amélioration. Il vit dans son
mécontentement comme le poisson dans l'eau,
et comme certains partis politiques, dans
l'opposition quand même. Enlevez-lui la
plainte, c'est comme si vous lui enleviez sa raison
de vivre.
Le chrétien, lui, est un
mécontent qui croit au mieux. Le
contentement auquel il parvient à
s'élever ne consiste pas à
s'accommoder aux circonstances comme la pâte
au pétrin, mais à triompher des
circonstances et à se maintenir
debout malgré elles. Le
mot d'ailleurs l'indique : content signifie «
qui se tient ». Être content de ce
contentement-là, c'est s'affirmer et se
maintenir au milieu du changement; marquer la
prééminence de la force
intérieure et de la vie spirituelle sur les
formes extérieures de l'existence.
Ce contentement-là, dans un monde
vacillant et fuyant comme le nôtre, est la
science des sciences, la science de
l'équilibre divin. Il peut s'appuyer sur un
don naturel de fermeté et de
sérénité. Et certes, ceux qui
ont reçu de Dieu cet heureux don de savoir
se retrouver et se débrouiller au milieu des
difficultés et des obstacles,
possèdent un trésor des plus
précieux, un trésor dont profitent
leurs compagnons autant qu'eux-mêmes. Ce
n'est pourtant pas de ce don naturel, quelque beau
qu'il puisse être, que notre texte veut
parler. Il s'agit d'une conquête. Saint Paul
dit : J'ai appris. Son contentement n'est pas un
héritage. Il l'a péniblement acquis
à l'école, et quelle école! La
vie de cet homme offre des
exemples de tous les hauts et de tous les bas, de
toutes les grandeurs et de toutes les humiliations,
de toutes les plus rares émotions du
bonheur, comme des tentations les plus poignantes
de l'infortune. Réputation brillante et
précoce popularité du jeune
pharisien, ivresse du savoir et de l'influence,
confiance en soi-même, en sa sagesse et sa
croyance jusqu'au fanatisme. Puis,
ébranlement intérieur, orages de la
conscience, naufrage de ce qui lui avait paru le
plus certain, naissance à une foi nouvelle,
longue solitude de l'âme. Réveil
à l'action, luttes pour Dieu et son Christ,
conquêtes merveilleuses, batailles,
blessures, persécution, prison. Chez les
frères en Jésus, parmi les enfants
spirituels, traité comme un père
vénéré, un messager de Dieu :
ailleurs, honni, conspué, lapidé.
Aujourd'hui riche de tout ce que l'amour lui
offrait en abondance; demain pauvre, exposé
à toutes les privations. Et peut-être
plus profondément ressenti que tout cela, le
flux et le reflux
mystérieux de la vie de
l'âme, cet abîme insondable où
les jours lumineux alternent avec les nuits noires.
Personne, mieux que saint Paul, n'a connu les
tristesses et les ravissements intérieurs,
les grandes forces et les grandes misères.
Et il aurait pu dire en parlant de la vie, ce que
dit le poète en parlant de la mer :
J'en ai bu la tendresse et
mangé l'épouvante.
Voilà l'homme qui a le droit de parler et
d'enseigner, car il a d'abord appris.
Mais il ne se contente pas de dire: j'ai
appris; car il a, mieux que personne, fait
l'expérience que savoir ne suffit pas. Il
dit : je puis. je puis tout par Celui qui me
fortifie. Par l'effort personnel, j'ai appris; par
la force de Dieu, je puis. Par quelque chose qui
est plus grand que la pauvreté, je sais
être pauvre; par quelque chose qui est plus
grand que la richesse, je sais être dans
l'abondance. Cette alliance du labeur
humain et de l'assistance de
Dieu, il ne faut jamais l'oublier!
La chose du monde dont nous avons le
plus besoin, c'est d'apprendre à rester par
la force de Dieu les maîtres des
circonstances, au lieu d'en être les
esclaves.
Celui qui est pauvre et ne sait pas
être pauvre, est un esclave de la
pauvreté. Il la traîne comme un boulet
il en est affligé comme d'une bosse; il en
savoure toutes les misères, il en
épuise toutes les hontes. Mais sa
sainteté, sa beauté, son
obscurité heureuse, il ne les
connaîtra jamais.
Celui qui est riche et ne sait pas
être riche est esclave de sa richesse. Il en
use comme un brigand d'une proie, il s'en affuble
comme d'un déguisement, il s'y noie, et ces
deux esclaves ne diffèrent que par la
livrée. Voilà ce que d'ordinaire on
ne discerne pas. Le commun des mortels s'imagine
que ce qui fait le riche c'est la
richesse, et ce qui fait le
pauvre c'est la pauvreté. Quel jugement
puéril et superficiel! Est-ce le pinceau qui
fait le peintre, et l'archet qui fait le musicien?
De même, il ne suffit pas d'être pauvre
pour se servir de la pauvreté, et riche pour
bien employer sa richesse.
Un pauvre qui est un homme, sans envie
comme sans servilité, qui s'arrange selon
ses besoins, tire beaucoup de ses faibles moyens,
et, sentant le prix de sa dignité, demeure
respectueux de celle des autres, celui-là
sait être pauvre. Rien de plus admirable,
rien de plus rare. J'en dirai autant d'un riche qui
est un homme, qui ne méprise personne,
connaît la pitié et ne commet pas la
vulgaire erreur de se confondre avec ce qu'il
possède et de s'estimer exactement au poids
de sa fortune. Qu'est-ce qu'un riche qui tombe dans
cette erreur, et à quoi le comparer, si ce
n'est à un tableau dont le cadre
constitue toute la valeur? Que
le marteau des destinées contraires brise le
cadre: le tableau ne vaut plus rien. Mais que le
tableau vaille par lui-même, et la perte du
cadre n'est plus qu'un accident de second
ordre.
Ici nous touchons à un point, le
plus délicat de tous. S'il est difficile de
savoir être pauvre ou riche, il est encore
plus difficile de savoir être pauvre quand on
a été riche, ou riche quand on a
été pauvre.
Quelle calamité pour un homme de
perdre sa fortune, quand toute sa vie consistait
dans ses équipages, son écurie, sa
table, ses habits, ses titres, les fêtes
qu'il donnait, et les relations qu'il cultivait.
C'est un homme à l'eau et un homme perdu. Du
jour au lendemain, il perd toute sa dignité,
descend au rang d'un obséquieux parasite et
d'un mendiant sans vergogne.
Et le pauvre qui devient riche par un
coup de hasard, s'il n'a pas su
être pauvre, ne saura pas être riche.
Du jour au lendemain, il oubliera son passé,
ses frères, ses amis. Il les
méprisera avec le dernier cynisme. Son
orgueil ne connaîtra pas de bornes, et ses
caprices ne rencontreront aucun frein. Sa brillante
situation ne sera pour lui qu'un moyen plus
sûr et plus odieux de révéler
son âme basse et ses goûts
dégradants.
Rien n'est plus instructif à cet
égard que l'étude des temps
troublés, des révolutions, des
guerres, des commotions sociales, qui font dans les
situations respectives des hommes de profonds
changements, labourent les couches de la
population, et jettent souvent à la surface
ce qui gisait au fond, en précipitant vers
le fond ce qui tenait le haut du terrain. C'est
alors qu'on peut voir de quel grain est l'homme, et
ce qu'il vaut en lui-même. La richesse subite
et le pouvoir rapide, de
même que la pauvreté accidentelle et
inattendue nous font voir les caractères
comme à travers un verre grossissant, Leurs
qualités et leurs défauts prennent
soudain des proportions colossales. Jamais l'homme
n'est plus laid, plus haïssable, plus
effrayant. Jamais la brute qui sommeille en lui ne
se réveille avec des gestes plus
menaçants et des actes plus monstrueux.
jamais aussi les germes de vertu et
d'héroïsme que contient notre coeur ne
se développent autant; jamais l'homme n'est
plus saint, plus grand, plus touchant!
Comme certains vins ne supportent pas
les cahots et les voyages, il y a des hommes, et
c'est le plus grand nombre, qui ne supportent pas
les soubresauts de la fortune. L'épreuve de
l'abondance ou de la disette, de
l'élévation ou de l'abaissement leur
est fatale. En vérité, il faut
être d'une trempe extraordinaire pour ne pas
succomber; les forces humaines
ne suffisent pas, il faut la force de Dieu. Nous
avons vu, de nos jours, des hommes qui, au sommet
du pouvoir ont pétri la matière
humaine comme le potier la terre glaise,
manifesté pour l'écrasement de leurs
adversaires une volonté de fer, un coup
d'oeil d'aigle, étonné le monde par
leur énergie qui semblait invincible.
Tombés du pouvoir, ils nous ont donné
le spectacle pénible de toutes les
faiblesses de caractère, de toutes les
petitesses. La retraite et la chute, qui en avaient
grandi tant d'autres, les ont fait paraître
au-dessous de la taille commune. Ils ne savaient
pas être vaincus, eux qui avaient tant de
fois infligé ce sort aux autres. Ils
manquaient, en somme, de la vraie force
d'âme, de celle qui est également
capable de nous rendre cléments dans la
victoire et de nous soutenir dans la
défaite.
La marche de nos idées nous
amène à parler du pouvoir.
Arrêtons-nous ici un instant. Saint Paul dit
: je sais être élevé et je sais
être humble; ce qui équivaut à
peu près à dire : je sais commander
et je sais obéir.
Qu'est-ce que c'est que commander ? Cela
consiste-t-il à faire plier ses semblables
sous le poids de sa domination, à les
maintenir comme on maintient par terre les lutteurs
terrassés, en leur mettant le talon sur la
nuque? Non. Briser une porte à coups de
hache, trancher un noeud avec le glaive, ouvrir les
boutons des fleurs avec des doigts grossiers, cela
ne s'appelle pas ouvrir une porte, résoudre
un problème, activer un
développement; et la tyrannie n'est pas le
commandement. Les violents et les oppresseurs, tous
ceux qui tonnent, menacent, n'ont jamais su quelle
est cette force subtile, spirituelle,
incompréhensible qu'on appelle l'ascendant
moral, sans laquelle il n'y a pas de commandement.
C'est en elle qu'est la royauté, le secret
du pouvoir, l'investiture qui
seule confère de vrais droits. Ceux qui la
possèdent commandent par la grâce de
Dieu, n'auraient-ils ni titres, ni mandats, ni
aucune légitimation humaine. Mais ils ne
commandent pas en leur nom, ils commandent au nom
de la justice qui est plus grande qu'eux. En somme,
ils obéissent en commandant, et donnent, en
la réclamant, l'exemple de la soumission. Ce
n'est pas à eux qu'on se soumet; on
s'associe à leur obéissance
plutôt. Un homme qui commande ainsi n'est
jamais plus humble que lorsqu'il donne un ordre,
car à ce moment-là il s'incline,
courbé par la majesté de sa
conscience, et le mouvement de son âme se
communique à d'autres âmes. Savoir
commander, c'est savoir obéir, et c'est
révéler aux autres le secret de
l'obéissance.
Voilà ce que les tyrans ne savent
pas. Ils ne savent pas commander, parce qu'ils ne
savent pas obéir. Partout
où ils paraissent, l'arbitraire qui les
anime, la haine et la férocité qui
agitent leur sang, se communiquent à ceux
qu'ils prétendent mener. Une parole d'eux,
un geste, un regard suffit pour éveiller
dans le coeur des hommes les reptiles endormis des
plus basses et des plus sinistres passions. Ils
sont excitateurs, fauteurs de désordre,
semeurs de révoltes. Et il est bon qu'il en
soit ainsi. Dieu le veut. Il ne donne sa gloire
à aucun autre. Il ne donne pas aux
oppresseurs, aux impies qui méprisent
à la fois l'humanité et les lois
éternelles, il ne leur donne pas la clef des
coeurs et des volontés. Pour être
grand devant les hommes, respecté,
obéi, il faut qu'on soit petit devant Dieu.
Mais celui qui est petit devant Dieu, sait aussi le
mieux s'accommoder aux plus dures exigences de la
vie, aux situations inférieures. Au dernier
rang, il demeure grand, comme il est modeste au
premier; car il sait qu'il n'y a qu'une seule
grandeur, celle de l'âme qui tient de Dieu,
et c'est pour cela que jamais il
ne touchera, en commandant, aux droits
sacrés et inviolables des autres, et que,
dans l'humilité, la servitude même, il
garde sa noblesse.
Ce sont là des choses qui se
vérifient dans l'histoire des peuples comme
dans les relations journalières. On dit :
nous manquons d'hommes. Le prestige s'en va. Le
respect diminue. Il y a du frottement entre les
classes. Tout cela vient de la même cause :
nous ne connaissons pas Celui par qui l'on peut
toutes choses, obéir et commander. C'est
pour cela que l'on rencontre tant de gens qui sont
mécontents de leur situation. Le monde est
plein de génies méconnus, de
grandeurs incomprises. Chacun se croit fait pour
des fonctions plus élevées et se
trouve déplacé dans la sphère
qu'il occupe. Il néglige d'être
fidèle dans les petites choses, sous
prétexte qu'il est capable d'en accomplir de
grandes. Que prouve, cependant,
toute cette inquiète agitation d'une
multitude qui désire arriver aux
degrés supérieurs de
l'échelle, sans avoir passé par les
inférieurs? Cela ne prouve que
l'incapacité de tirer parti de ce qu'on
a.
Méfions-nous de ces esprits mal
faits, et gardons-nous de leur confier ce qu'ils
envient pour remplacer ce qu'ils
méprisent.
Pour être digne du rang d'officier
ou de général, il faut encore autre
chose que de se sentir déplacé dans
le rôle de caporal, et de s'y montrer
négligent, arrogant et propre à rien.
Les gens qui ne savent pas exercer dignement et
joyeusement une fonction quelconque, pourvu qu'elle
soit humaine et supportable, montreraient partout
la même impuissance. Ce sont de mauvais
pauvres qui feraient de mauvais riches, de mauvais
serviteurs qui feraient de mauvais
maîtres.
Hélas! combien n'y a-t-il pas,
pour notre plus grand malheur,
de ces subalternes indisciplinés auxquels on
ne voudrait pas obéir un seul jour, s'ils
étaient les maîtres; de ces
maîtres peu intéressants dont on ne
pourrait pas se servir comme domestiques, race
toujours en murmure, nulle part à l'aise,
que dépeindrait à merveille la parole
de saint Paul retournée : je n'ai appris
à être content dans aucune position
où je me trouve; je ne sais vivre ni
à l'étroit ni dans l'aisance; en rien
et nulle part, je n'ai pu me faire à
l'abondance ou à la disette ; je ne sais me
tenir ni en haut ni en bas, je ne puis rien, et
celui qui fortifie, je ne le connais pas!
Le sens de la parole de saint Paul
s'étend au delà de la situation de
fortune ou du rang social. Essayons de lui
emprunter encore quelques rayons
capables d'éclairer notre route. Voici, par
exemple, entre beaucoup d'autres, deux applications
qu'on peut faire de cette parole: Savoir être
jeune, savoir être vieux; savoir être
heureux, savoir être malheureux.
Quel dommage devoir un jardin gracieux
livré à une bande de sangliers qui
labourent les parterres, piétinent les
semis, se vautrent dans les fleurs, gâtent
les fruits ! C'est le spectacle qu'offre à
nos yeux tous les jours ce beau et divin jardin de
la Jeunesse, quand il est occupé,
dévasté, saccagé par les
instincts inférieurs, les appétits
grossiers.
Les viveurs ne savent pas être
jeunes. Les jeunes ambitieux ne le savent pas non
plus. Quoi ! voici le matin, des gouttes de
rosée pendent à chaque feuille, il y
a des nids et des battements d'ailes dans tous les
buissons, et au lieu d'ouvrir ton âme aux
brises du printemps, d'être joyeux, bon pour
tout ce qui souffre, de sourire et de chanter sous
le ciel qui te sourit, tu restes
froid et tu calcules; tu te fais l'oiseleur qui
tend ses pièges; tu combines et tu ne
rêves qu'à la meilleure façon
de surpasser tes compagnons, de préparer ton
piédestal, de faire valoir ton personnage!
jeune diplomate, je te plains d'avoir ce cadre et
d'y installer tes batteries, de n'avoir pu trouver
de plus beau rôle dans cet Eden, que celui de
l'araignée qui tend ses toiles d'une fleur
à l'autre.
Et ceux qui marchent là-bas
tête baissée, enveloppés d'un
manteau de brume, revenus de tout avant d'avoir
rien vu, drapés dans leur pessimisme qu'ils
confondent avec le sérieux, ou dans leur
morne rigidité qu'ils prennent pour de la
vertu ! Et plus loin, ces orgueilleux, sans respect
pour personne, plus sages que leur père et
leur mère, tombés du ciel avec la
science infuse. De la jeunesse, cela! Aucun de
ceux-là n'a jamais su ce que c'est que
d'être jeune, frère de tout ce qui
germe, se lève, aspire et cherche; aucun
d'eux n'a entrevu ce qu'une pareille
situation comportait de joie et
de pitié, d'espérance et de modestie,
de vigilance et d'entrain.
Et quand les années ont
passé sur leur jeunesse qu'ils n'ont ni
respectée, ni employée, et dont ils
n'ont pas su jouir, ces hommes incapables
d'être jeunes ne savent pas être vieux.
Lorsque la lumière devient moins vive, le
son moins éclatant, le sang moins chaud, le
bras moins solide; lorsque le soir descend sur le
voyageur fatigué, ils ne savent pas ralentir
le pas sans murmure, ni quitter sans plainte ce
festin auquel ils ont fait si peu honneur. On
dirait qu'ils sont les premiers à qui ces
choses arrivent. L'âge les rend maussades,
envieux, décourageants. Ils vont partout,
disant du mal de cette pauvre vie qu'ils ont si peu
estimée, déroutant la jeunesse,
raillant l'enthousiasme, accomplissant
jusqu'à la fin, jusqu'à
l'effondrement final (car de
telles vieillesses sont des effondrements) la
même oeuvre néfaste.
Oh! qu'ils sont plus beaux dans la
lumière clémente du soir, ces hommes
qui ont su être jeunes, qui ont aimé
la vie pour ce qu'elle a de grand et de saint,
donné leur force pour tout ce qui est digne
d'être aimé, usé leurs jours au
service de leurs frères; qui ont su, de leur
temps, mieux rire que personne, frapper plus ferme
que personne, travailler plus dur que personne; qui
ont blessé leurs pieds aux ronces du chemin,
mais qui n'ont jamais abandonné
l'espérance. Maintenant, dans le sentier
solitaire où ils marchent avec des forces
diminuées, ils sont heureux du bonheur des
autres, se réchauffent au contact de ceux
qui commencent à vivre, s'intéressent
à l'avenir, oubliant leurs misères
pour faire bonne figure aux nouveaux venus! lis ont
gardé dans leur coeur le Dieu de leur
jeunesse, et Celui qui les a
aidés à vivre leur apprendra à
mourir. Ils voient sans regret leur soleil se
coucher, parce qu'ils en connaissent un qui ne se
couchera jamais, et c'est bien d'eux qu'on peut
dire avec vérité :
Mon coeur ne dépend plus d'un
rayon de soleil
(1).
Savoir être heureux, savoir être
malheureux. L'opinion courante est qu'on s'habitue
plus aisément au bonheur qu'au malheur. Cela
ne veut pas dire qu'on sache plus facilement porter
le fardeau des jours faciles que celui des jours
mauvais. On peut même affirmer que bien peu
d'entre nous savent être heureux. Nous ne
supportons pas facilement le bonheur : il nous
amollit, nous entame, nous fait lentement perdre
une partie de nos
qualités. Il faut une âme haute,
constamment en contact avec la
réalité, maintenue par le sentiment
de la présence de Dieu et purifiée
par le partage des souffrances d'autrui, pour ne
pas se dissoudre dans la félicité et
pour y garder du caractère. À
beaucoup d'hommes les heures sévères
ont fait plus de bien que les heures
agréables. Le bonheur constitue donc une
redoutable épreuve.
Mais la question a souvent
été envisagée sous cette face.
Elle en a une autre infiniment moins connue et qui
mérite l'attention. La voici : Nous ne
savons pas être heureux parce que nous
manquons de confiance. On est si franchement
malheureux, si complètement
désolé dans certains cas. Pourquoi
donc ne peut-on pas être, comme par une sorte
de compensation, absolument heureux dans d'autres
cas? Pourquoi ces arrière-pensées,
ces ombres, ces pressentiments
qui gâtent bien plus nos
jours heureux que les souvenirs lumineux ou les
espérances ne consolent nos jours
d'infortune? C'est que l'homme perd la confiance,
la sécurité, la faculté de se
réjouir. Certains malheurs le troublent pour
toujours. Vous viviez dans la confiance, ayant au
coeur le calme nécessaire pour marcher vers
l'avenir. Mais, comme le malfaiteur au coin d'un
bois, le malheur a fondu sur vous, vous a
terrassé, mutilé. Depuis lors vous ne
croyez plus au lendemain, vous ne pouvez plus
goûter une joie pure. Il vous semble que vous
êtes tombé sous le gouvernement d'un
autre Dieu. Vous appartenez maintenant à la
vieille fatalité, à quelque puissance
jalouse du sourire des hommes et qui vous fait
expier chaque bonheur. Quelle triste situation
d'esprit, et que de myriades d'hommes en ont la vie
à jamais dévastée! Je ne
comprends que trop cette insécurité
d'une âme terrorisée et j'y compatis
plus qu'à toute autre souffrance. Mais si
elle est légitime, explicable,
s'il ne faut la reprocher
à personne, elle n'en contient pas moins une
injustice envers Dieu. Même quand la vie nous
a maltraités, balafrés à coup
de hache, il faut faire à Dieu cet honneur
de nous réchauffer dans le rayon qu'il nous
en. voie, affirmer notre confiance en lui, en
maintenant le droit de sourire. Pour un être
froissé, durement éprouvé,
l'une des façons les plus sublimes de servir
Dieu est de se réjouir, ne fût-ce
qu'une heure, quand l'occasion lui en est offerte.
Le Dieu qui compte nos soupirs, recueillera notre
joie, et elle rayonnera comme une pure
lumière jusqu'au coeur de la compassion
infinie.
Ces réflexions se prolongent. Je
ne peux les clore pourtant qu'en appuyant une
dernière fois sur ce mot : en tout et pour
tout, qui dit tant de choses impossibles à
énumérer et se rapporte non seulement
aux vicissitudes du dehors, mais
à celles de la vie
intérieure. Nous voyons bien que pour vivre
il faut être relié à la source
de vie. C'est parce que le Christ vivait dans son
âme que saint Paul était fort.
Quiconque sur la terre a un ressort puissant le
doit à quelque saint amour, à quelque
haute inspiration qui le met en contact avec le
monde spirituel. Celui-là seul connaît
le charme de la lutte, la fortifiante saveur des
difficultés, à qui a
été révélé le
pouvoir mystérieux des présences
invisibles et aimées, grâce auxquelles
on n'est jamais ni seul ni. perdu. Que l'homme est
misérable quand il n'a ni amour, ni passion,
ni foi, quand il en est réduit à
devenir quelque chose pour être
détruit, à grandir pour mieux
goûter l'amertume de la mort et qu'il passe
sa vie à ignorer ce qu'est la vie!
Mais cette lumière qui nous
soutient se voile quelquefois, ce désir
intérieur se tait, ce souffle
des cieux qui ranime nos
âmes et les vivifie dans la grande lutte, ne
se fait plus sentir. Ce sont les jours de
misère spirituelle, où il semble que
l'armure, d'ordinaire invincible malgré tous
les obstacles, nous ait été
enlevée. Voilà l'épreuve des
épreuves. Là encore il faut savoir
dire: je sais être dans la disette. J'admire
saint Paul dans la pauvreté, la prison, la
faim, les adversités; mais quand il se
glorifie de sa faiblesse, quand il sait renoncer
même à se sentir fort, courageux,
visiblement porté par l'esprit, pour se
consoler dans les grandes détresses
intérieures avec cette parole : « Que
ma grâce te suffise, ma force est puissante
dans la faiblesse », alors je voudrais nie
mettre à genoux, car je sens bien que c'est
Dieu qui passe!
On a l'habitude de parler de faits
chrétiens et de désigner de ce nom
des événements historiques qui ont
une date. je n'y vois pas de mal.
Mais l'accès vers ces faits est
difficile pour une foule de raisons. Es se passent
hors de nous, là bas. Le temps, les moeurs
changées, le monde transformé, la
pensée modifiée créent entre
eux et nous des distances plus ou moins grandes.
Heureusement pour nous qu'il y a des faits
chrétiens actuels. Ce que d'autres yeux ont
vu, ce qu'affirment de lointains témoins,
n'est pas tout. Le Dieu de bonté s'est
réservé des moyens pour nous sauver
à tous les âges, directement, en
renouvelant autour de nous et dans nos âmes
les grands actes du salut, et en nous permettant de
dire, autrement que sur la foi des documents
historiques : je puis tout par Celui qui me
fortifie !
O Christ, les traits de ta figure
mortelle sont inconnus aux hommes; le peintre qui
te montre à nos yeux ne le peut faire que
d'une manière tout-à-fait imparfaite.
Personne jamais ne
connaîtra le son de ta
voix qui pourtant domine les siècles, ni
l'éclat de tes yeux par lesquels la
bonté infinie a rayonné dans nos
ténèbres. Les livres qui doivent nous
servir à reconstituer ta physionomie
spirituelle et ta vie, nous laissent sur beaucoup
de points dans une cruelle incertitude. Que de fois
ton évangile s'est dissipé en vapeur
entre les mains de la sagesse de ce monde, ou
condensé en glace sur les lèvres de
ceux qui se nomment tes mandataires officiels. Mais
tu nous as laissé ton image, ta signature
authentique, et comme le stigmate de ta puissance,
dans tous ceux qui vivent de ton esprit,
brûlent de ton amour, souffrent de ta
pitié, marchent dans ton espérance.
En eux, tu célèbres d'âge en
âge ta victoire sur le monde, lorsque sentant
agir dans leur intérieur le même Dieu
qui était en toi, ils reçoivent la
preuve permanente de cette parole : Si quelqu'un
croit en moi, des fleuves d'eau vive couleront de
son sein. Ah! toi, grand vivant, apprends-nous
à vivre, sois riche dans
notre misère, fort dans notre
infirmité, et que ce monde que tu as tant
aimé te garde, à travers ses nuits et
ses naufrages, jusqu'au matin éternel!
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