L ÉVANGILE ET LA VIE
L'OBOLE DE LA VEUVE
LECTURE
Il y a des riches qui sont
pauvres, et des pauvres qui sont
riches.
Prov- XIII, 7.
Je n'ai ni argent ni or, mais
ce que j'ai je te le donne.
Actes III, 6.
Pourquoi serions-nous
privés d'apporter notre offrande
à l'Éternel?
Nombres IX, 7.
Je suis petit et
méprisé; mais je n'oublie
point tes ordonnances.
Ps. CXIX, 141.
N'eût-on donné
qu'un verre d'eau froide à l'un de
ces petits, parce qu'il est mon disciple,
je vous dis en vérité qu'on
ne perdra pas sa
récompense.
Matth. X, 42.
Si tu n'as que peu de chose, donne-le du
moins d'un coeur fidèle.
Tobie IV, 9. (Apocryphe)
|
L'OBOLE DE LA VEUVE
Jésus,
s'étant assis en face du trésor,
observait la foule qui mettait de l'argent dans le
tronc. Plusieurs riches y mettaient beaucoup. Il
vint une pauvre veuve qui y mit deux pites, ce qui
fait un quart de sol. Alors Jésus, ayant
appelé ses disciples, leur dit : «Je
vous assure que cette pauvre veuve a donné
plus que tous ceux qui ont mis dans le tronc, car
tous ont mis de leur superflu, tandis qu'elle a
donné de son nécessaire tout ce
qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait
pour vivre.
Marc XII, 41-44.
Il regardait la foule. Quel tableau et
quel contraste dans ces deux mots: le Christ, la
foule! - Celui qui demeure regarde ceux qui
passent. L'assurance éternelle, la
tranquille sécurité de celui qui a
dit: «Je suis la vie», se
trouve en face de ce qu'il y a
de plus mobile et de plus incertain. Et l'on
comprend ce cri échappé de son coeur
en une circonstance analogue: J'ai pitié de
la foule.
La foule est intéressante
partout: Quand elle est agitée, houleuse,
orageuse; ou quand elle se répand au soleil
et sourit, comme une mer calme sourit à ses
rivages. La foule des curieux à la porte
d'un spectacle, serrée, impatiente,
animée du désir de s'émouvoir;
la foule des clients dans le salon d'attente d'un
médecin, inquiète, attendant son
heure et la redoutant comme on redoute le verdict
du juge; la foule des solliciteurs et des
intrigants dans l'antichambre d'un
ministre.
Pour les uns, la foule, c'est la tourbe
dont on détourne les yeux, la masse anonyme
et vulgaire; pour les autres c'est le livre de la
vie, étonnant, inépuisable, tournant
ses feuillets sans nombre où, sur chaque
page, se lisent des choses douces ou
terribles. Le Christ aimait
à regarder la foule. Elle lui disait tant de
choses que l'observateur distrait ne remarque pas,
ou pour lesquelles le spectateur
égoïste ou railleur n'a ni coeur ni
regard. Sur le visage des inconnus, dans leurs
gestes et leurs allures, il déchiffrait, en
centaines, en milliers de variantes, la vieille
histoire humaine, toujours neuve, avec ses
grandeurs et ses détresses.
Aujourd'hui, nous le voyons observer la
foule au temple. La maison de Dieu est un endroit
propice pour étudier la figure de l'homme.
Chacun s'y révèle par sa façon
de se comporter. Que d'attitudes diverses, de ports
de tête, de préoccupations qui n'ont
rien de commun entre elles.
Les uns semblent comme absorbés
dans le sentiment de la présence de Dieu.
Toute vaine distinction humaine s'efface dans leur
esprit, devant l'impression souveraine de la
grandeur, de la sainteté, de la
miséricorde divine.
Les autres ne paraissent pas même
effleurés par ce genre de pensées.
Ils sont entrés dans le saint lieu avec tout
leur personnage, bannières
déployées, rappelant ces grands
seigneurs qui entraient dans les églises
à cheval et entourés de toute leur
suite.
La foule que considère
Jésus se montre à nous en un moment
spécial: le moment où elle apporte
ses offrandes. Non seulement on aperçoit de
quel air elle donne, mais encore ce qu'elle donne.
Cela ressemble à un scrutin public. Il n'y a
rien de caché: chacun peut compter les
sommes ou du moins remarquer si c'est de l'or qui
tombe à la caisse, de l'argent, ou du
billon.
Sur le fond multicolore de ce
défilé de donateurs de tout rang et
de toute mine, une figure se détache: celle
d'une veuve. Le Christ, frappé par tout ce
qu'il entrevoit à travers cette apparition,
arrête sur elle son regard. Ce regard a suffi
pour l'immortaliser.
Que nous dit cette figure,
environnée par le maître d'un doux
rayon de tendresse, et signalée à
notre attention, à notre pieux
respect?
Elle nous parle du don du
pauvre.
Le don du pauvre! Par je ne sais quelle
loi qui fait que les contraires se provoquent et
s'appellent, ces mots me font d'abord penser aux
pauvres qui ne donnent pas.
Parmi eux, au premier rang, je signale
ceux que je nommerai les pauvres de
carrière. Rapaces, envieux, pleins d'astuce;
usurpateurs et profanateurs de cette
pauvreté sainte que le Christ a
honorée pour jamais, vous les verrez
toujours tirer à eux, profiter d'une
occasion de tendre la main, se trouver à
propos sur le passage d'une fête ou d'un
cortège funèbre, battre monnaie avec
nos tristesses ou notre bonne humeur, se faire des
rentes avec notre pitié ou notre
crédulité. Toutes les belles choses
en ce monde ont leur caricature: Le médecin
a le charlatan, le patriote a le
chauvin, le croyant a le fanatique, la vertu a
l'hypocrisie, et la pauvreté a ce loup
toujours en appétit, ce requin vorace qui
est le mendiant de profession, seule forme,
hélas! sous laquelle tant de gens
connaissent la misère et le
dénuement. Celui-là reçoit,
saisit, ramasse... il referme sur l'aumône
ses mains avides; mais il ne donne jamais rien
à personne. Bien plus, il regrette ce que
vous donnez à d'autres, comme si vous
l'aviez prélevé sur sa part; et s'il
en avait le pouvoir, dans son égoïsme
hideux, il supprimerait la portion d'autrui pour
grossir la sienne, il dicterait aux âmes
charitables ce commandement, le premier de tous:
C'est moi qui suis le pauvre, le vrai, le seul,
vous n'en aurez point d'autre!
À côté de ces
pauvres de carrière, il y en a d'autres,
vrais, ceux-là, et dignes de toute
sympathie, mais qui ne donnent pas non plus. Ce
sont les timides et les
découragés, ceux que frappe à
tel point le sentiment de leur indigence, qu'ils se
croient incapables d'être utiles à
autrui ou de pouvoir lui porter secours. Leurs
privations les oppressent au point de leur enlever
la vue de tant de biens qui leur restent.
Pour clore cette
énumération des pauvres qui ne
donnent pas, je veux mentionner encore l'immense
catégorie des pauvres, ou simplement des
gens de situation humble, que j'appellerai les faux
généreux.
On les reconnaît à ce
signe: ils répètent sans cesse: si
j'étais riche, et plus d'un de nous pourra
s'avouer en silence qu'il fait partie de cette
congrégation. - Donc ils disent: Si
j'étais riche, je ferais des heureux, je
prendrais plaisir à ré. parer les
cruautés de la vie, j'encouragerais les
bonnes oeuvres, je soulagerais la vieillesse,
etc.
À ceux qui sont enclins à
tenir de pareils propos,
très sincères d'ailleurs, comme je
veux le croire, je dirai: Prenez garde! Il y a deux
choses mauvaises dans ce soupir en apparence
généreux: si j'étais riche!
D'abord, il y a une critique d'autrui, une sorte de
condamnation indirecte à l'adresse de ceux
qui sont riches. Puis, il y a un éloge de
soi-même, indirect si vous le voulez, mais
non moins téméraire. Rien de plus
facile et de plus inconsidéré que de
se donner ainsi, sans bourse délier, un
témoignage de munificence. Savez-vous
à quoi elles ressemblent, ces platoniques
libéralités dont la parole fait tous
les frais? Elles ressemblent au langage de certains
politiciens qui vont partout disant: si
j'étais député, si
j'étais ministre. Ce sont là propos
de candidats, propos de prétendants ou de
dauphins impatients d'être rois, propos, en
un mot, de tous ceux qui, pour arriver à ce
qu'ils n'ont pas, n'hésitent pas à
promettre ce qu'ils ne pourront jamais
tenir.
Il ne faut pas dire : si j'étais
riche, mon frère.
Ce que tu ferais dans ce cas peu
probable, tu n'en sais rien. Quelques-uns quand ils
sont devenus riches, imitent ce personnage de
Shakespeare, dont voici le raisonnement - «
Tant que j'ai été pauvre j'ai
considéré la richesse comme la pire
des impostures; mais depuis que je suis devenu
riche, je considère la pauvreté
comme, la pire des hontes. »
Méfions-nous des promesses
à longue échéance dans
lesquelles il y a trop de place pour
l'hypothèse et les probabilités
incertaines. Il ne faut pas attendre, pour faire ce
qu'on doit, que soit arrivé ce qui n'est
pas, ce qui ne sera jamais peut-être. Le
devoir de l'homme est sous ses yeux et a les justes
proportions de ses forces. Qui te dit, toi qui te
crois pauvre, que tu n'es pas riche en moyens que
tu ignores et que ta bonne volonté suffira
à mettre en lumière? Si tu n'es pas
généreux, étant pauvre, tu ne
le deviendras pas en devenant
riche. La générosité n'est pas
un objet précieux que l'homme riche seul
peut se payer. C'est une qualité du coeur.
Quand on n'a pas cette qualité, on a beau
avoir des richesses, elles demeurent
stériles. Mais avec cette qualité,
les plus humbles moyens acquièrent un grand
prix.
C'est ce que le Christ a voulu nous dire
par l'exemple de la veuve, et c'est ce que savent
les pauvres qui donnent.
Ils ne perdent pas leur temps à
dire: si j'étais riche. Leur coeur les
pousse à être bons pour quelqu'un,
à s'associer à l'oeuvre de
miséricorde. Ils considèrent comme un
honneur, et le plus grand de tous, la participation
aux charges et aux labeurs qui ont pour but de
soulager les souffrances de leurs frères.
Qu'ils soient pauvres, ils le savent assez. Mais
seraient-ils pour cela réduits à
mériter la pitié sans en
témoigner? Leur serait-il interdit d'avoir
des entrailles? Nulle exclusion ne les froisserait
autant que celle de n'avoir point de part à
la tendresse pour les autres.
Ils se sentiraient injuriés, mis au ban de
l'humanité, et comme leur simple intention
de braves gens les guide bien! Il y a des
exonérations avilissantes et des exemptions
qui sont des hontes, parce que certaines charges
sont nobles et certaines dettes sacrées.
Dire à l'homme : tu ne porteras pas ces
fardeaux, tu n'aideras pas à payer ces
dettes, c'est le déclarer en
déchéance!
Je sais bien qu'il y a là un des
pires obstacles à la bonne volonté
des pauvres et des humbles. On leur dit sur un ton
de protection: Vous, vous êtes trop pauvres,
nous ne vous demandons rien. Gardez votre don pour
vous-mêmes. Et on ne s'aperçoit pas
qu'on les blesse, qu'on les classe parmi les
incapables, les parasites, les irresponsables! Oh,
l'aveugle et orgueilleuse pratique! Quelle injure
gratuite pourrait être pire que celle de
refuser le don du pauvre... par humanité!
D'autres fois, on daigne accepter ce
don; mais on le méprise. Et ici nous sommes
presque tous coupables, quoique avec des
proportions diverses. Puis-je m'empêcher de
parler du mauvais esprit qui règne dans
certaines bonnes oeuvres où les petites gens
sont traités avec hauteur? Il y a même
une morgue spéciale, c'est celle qui se
développe dans les entreprises de
bienfaisance, accessibles seulement aux personnes
d'une grande situation. On y exerce une
charité de noble compagnie dont les
contributions trop humbles pourraient ternir la
distinction. Et si d'aventure il s'y égare
quelqu'un d'un rang modeste, il se sent mal
à l'aise, entouré de froid, et comme
sur l'hôte qui n'avait pas d'habit de
fête, il sent planer sur lui la question:
« Mon ami, comment as-tu
pénétré ici? »
Nous connaissons une
variété spéciale de
matérialisme, une des pires que cette
tendance d'esprit ait produites: c'est le
matérialisme des quêteurs. Ce
matérialisme consiste à avoir la
superstition des grosses sommes et le dédain
des petites. Ceux qui en sont affligés ne
remarquent que ce qui se palpe et se
chiffre.
Je ne veux pas dire de mal du chiffre,
ni critiquer un don parce qu'il est important. Ce
serait injuste et absurde. Rien dans notre texte,
ni aucune autre parole de Jésus, ne nous
autorise à jeter le discrédit sur
ceux qui donnent beaucoup. Mais ce n'est pas la
somme qui compte, c'est l'esprit qu'on y a mis, la
part de soi-même qu'elle représente.
Et cette part, le chiffre ne la marque pas.
Ne soyons pas des hommes du chiffre
quand il s'agit des dons et des offrandes, car le
domaine de chiffre est limité.
En finances, un chiffre est un chiffre.
Deux chiffres égaux ont
la même valeur, et cent francs valent le
double de cinquante et vingt fois plus que cinq
francs. Mais lorsque les intentions s'en
mêlent, c'est autre chose : alors la valeur
des chiffres n'est plus dans leur taille.
Voilà ce que Jésus nous fait
observer. Prenez garde de négliger les
petits sous; il y a des sous qui sont des
poèmes, il y a des sous qui ont une
âme.
Je me représente les hommes de
confiance préposés au trésor
du temple de Jérusalem comptant,
après le départ de la foule, l'argent
recueilli dans le tronc. Ils empilent les
pièces d'or, les pièces d'argent, la
grosse monnaie de billon. Puis, le compte fait, ils
s'aperçoivent qu'il reste sur la table deux
pites oubliées valant ensemble un quart de
sol. je les vois, ces deux pièces jumelles,
dans la main blanche, constellée de bagues,
d'un notable juif, et je l'entends dire: remettons
au tronc cette fraction de sol en attendant que
cela fasse un sou complet.
Ô mystère de la sagesse de
Dieu, devant qui l'humaine
sagesse n'est qu'une conductrice aveugle. Cette
fraction que le comptable ne portera même pas
sur son livre est inscrite quelque part en traits
de lumière sur un autre livre, un livre
où le chiffre brutal n'est plus l'unique
mesure, où sont appréciés les
trésors que le monde ne peut voir.
Là, pauvre obole de veuve, tu rayonnes de
toute la splendeur que donne au moindre don la
seule chose qui est vraiment une, offrande
parfaite: le don de soi-même.
Il s'est passé, l'hiver dernier,
dans Paris, un fait que je placerai à
côté de l'obole de l'Évangile.
Vous remarquerez l'analogie profonde,
l'étroite parenté spirituelle de ces
deux cas.
Dans la bise glaciale de décembre
un abri est dressé. On y offre à
manger aux malheureux une soupe chaude. Une
très vieille femme, qui a longtemps attendu
son tour, est enfin assise et servie. Avant qu'elle
ait touché à sa portion,
elle remarque qu'un ouvrier
jeune et robuste, placé à
côté d'elle, a déjà
consommé la sienne avec une avidité
qui trahit un être affamé.
Aussitôt, elle pousse sa part du
côté de l'ouvrier et lui dit: Je ne me
sens pas d'appétit, voulez-vous manger cela
? L'ouvrier accepte... Mais quelqu'un a tout
remarqué. À la sortie, il prend
à part la vieille femme et lui dit: Vous
n'avez donc pas faim> - Oh si,
répondit-elle en rougissant, mais je suis
vieille et sais la supporter, et ce pauvre jeune
homme avait plus besoin que moi.
Mes frères, les biens pour
lesquels les hommes se jalousent, se disputent, se
ruent à la curée, s'en iront en
poudre avec ceux qui les auront convoités;
mais quand tout le monde visible périrait,
quand la dernière étoile aurait, dans
le froid infini, éteint son dernier rayon,
des actes comme celui-là demeureraient, avec
toute leur grandeur, resplendissants jusqu'au sein
de l'immortalité!
L'importance du don du pauvre ne réside
pas, toutefois, dans son intention seule. Elle
réside aussi dans sa
répétition à l'infini. Ces
menus actes, ajoutés, finissent par donner
un total énorme.
Certes, bien des misères doivent
leur soulagement à la charité des
riches, aux ressources accumulées par eux
dans une grande multitude d'oeuvres publiques et
privées. Mais ces beaux efforts, dont on ne
saurait dire assez de bien, ne représentent
que la moindre partie du bien qui se fait, partout
où des misérables s'aident et se
soutiennent mutuellement. Il en est de l'oeuvre de
miséricorde dans le monde comme d'un arbre
vigoureux. Cet arbre a besoin, pour se maintenir en
terre et se nourrir, de quelques grosses racines.
Mais ces racines ne l'empêcheraient pas il
de périr s'il
était dépourvu de cette légion
de petites radicelles ténues qu'on appelle
les racines chevelues. Les pauvres qui donnent aux
pauvres, les voisins indigents qui soignent leurs
voisins malades, les familles peu aisées qui
recueillent un enfant, tous ceux qui rompent leur
pain avec un plus malheureux, tous ceux qui
effacent une larme obscure ou redressent une
volonté affaiblie remplissent la fonction
des racines chevelues.
On n'est jamais trop petit pour faire le
bien. Il ne faudrait pas l'oublier, puisqu'il n'est
que trop évident qu'on n'est jamais trop
petit pour faire le mal.
Le don du pauvre a sa place dans le monde
spirituel.
Jésus dit que la veuve a
donné plus que les riches. En nous
transportant dans le domaine de l'esprit, sa parole
demeure vraie. Les pauvres, les
affligés, tous ceux qui souffrent et
pleurent ont en eux une vertu secourable et
consolatrice supérieure à celle des
heureux. Dieu l'a voulu ainsi. Il s'est fait homme
pour parler aux hommes, et tous les jours il se
fait humble et petit pour pénétrer
jusque-là où nos grandeurs humaines
et notre sagesse perdent pied. Qu'il se
révèle dans les forts, les esprits de
grande envergure, qu'il répande ses dons par
l'intermédiaire de ceux qu'il a faits riches
en toutes sortes de hautes qualités, je n'en
disconviens pas. Mais ce qu'il y a de meilleur dans
tous ces riches, c'est le pauvre, ce qu'ils ont de
plus pur leur vient de leur misère. Si rien
jamais ne leur avait manqué, s'ils n'avaient
pas souffert de privations, de déchirements,
de doutes, où seraient leurs dons, et
comment comprendraient-ils le coeur humain
?
Et d'ailleurs considérez leur
nombre : ils sont trop peu. Trop peu pour aller
vers tous ceux qui ont besoin du secours de Dieu.
C'est pour cela que la miséricorde
éternelle a, pour se
révéler, des
légions de messagers humbles, et se
révèle de préférence
dans les vies oubliées et inconnues. Ne
dites donc jamais: Qui suis-je, moi, pour sauver
une âme, éclairer un coeur où
il fait nuit? Surtout ne dites pas: Souffrant et
misérable moi-même, que puis-je pour
ceux qui pleurent ? Vous deviendrez, sans cela, un
mendiant spirituel. Car il y en a, et beaucoup trop
de ces hommes auxquels leur misère morale
n'a appris qu'une chose: tendre la main, appeler au
secours, gémir le long des routes et au
seuil des portes. Exclusivement sensibles à
leurs misères personnelles, ils ne voient
pas celles des autres. Leur pauvreté demeure
stérile, parasitaire, et devient une source
de démoralisation. Ils sont dans la vie
comme ces gens en danger de se noyer, qui, au lieu
de faire quelques efforts personnels, se
cramponnent à leurs voisins, en danger comme
eux, et les entraînent au fond.
Comprenons mieux la vie, élevons
notre coeur à la hauteur de ce devoir
sublime qui consiste à faire pour autrui le
peu dont on est capable, et dans l'accomplissement
duquel éclate la richesse de Dieu.
En somme, tous les hommes sont pauvres
en quelque manière. Dieu nous envoie,
infirmes, vers d'autres infirmes. Nous sommes
semblables à ces blessés qui,
tombés les uns près des autres sur le
champ de bataille, se soignent
réciproquement, partagent leurs provisions
et s'aident à vivre ou à mourir.
Voilà la vie. Il faut la prendre telle
qu'elle est et en tirer le meilleur parti possible.
Et ce conseil est applicable même à
ces pauvres en vie spirituelle auxquels manque la
foi puissante, et qui ont, au lieu de belles
vertus, un grand nombre de défauts, comme
sans doute la plupart d'entre nous. Si vous
attendiez que vous ayez la foi qui transporte les
montagnes, la patience des saints, la pureté
des anges, pour vous rendre
utiles, secourables, vous
laisseriez passer la vie en attendant que vous
soyez prêts. Essayez plutôt
d'être bons malgré ce qui vous manque.
Un homme qui s'avance en boitant sur le chemin de
Dieu, ou même qui s'y traîne, me
paraît plus touchant que celui qui le
parcourt à pas sûrs et
valides.
Qui donc a dit que l'Évangile
était décourageant ? Ah certes, le
but en est lointain et l'idéal en
paraît inaccessible ; mais pour s'en
rapprocher, il n'est pas d'humble effort qu'il
n'accepte. Donne donc, comme a donné la
veuve. N'aie pas honte de ta pauvreté, et ne
lui permets pas de t'accabler. Ne reste pas
caché dans les bornes étroites de ta
vie indigente, ni couché inerte au bord du
chemin. Va vers Dieu, va vers les hommes;
offre-leur ta misère, offre-toi
toi-même. Si tu fais cela, tu auras fait plus
que ceux qui ne donnent que leur superflu. Mais tu
ne songeras pas à te
comparer aux autres. Le Christ, ton sauveur, n'a
pas voulu exciter dans le pauvre l'orgueil de son
obole. Il a voulu encourager seulement ceux qui
regrettent d'avoir trop peu à offrir. Et
quel moment il a choisi pour cela!
Il est aux derniers jours de sa
carrière, en face du monde perdu; il se
demande plus que jamais ce qu'on pourrait faire
pour le sauver. Et quand il voit cette veuve qui
donne tout ce qu'elle possédait, tout ce
qu'elle avait pour vivre, il reconnaît en
elle le symbole de la loi du salut, de cette loi
qu'il se préparait à suivre
jusqu'à la mort: Aimer, et donner ce que
l'on a. Et c'est ainsi que nous apparaît,
unie par un lien mystérieux, l'obole de la
veuve à l'offrande du Calvaire.
|