Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Vendredi-Saint

LA VALEUR DE LA CROIX

-------



Afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine...
1 Corinthiens 1 : 17.

 

Je ne sais rien de triste comme les choses vaines. Plus elles ont coûté d'amour, et par conséquent de souffrance,, plus est navrant aussi le spectacle de leur inutilité. Nous comprenons saint Paul et que tout son être ait frémi à la pensée qu'il pourrait rendre vaine la croix de son Sauveur, Jésus.

Considérons-là ce matin une fois encore. Non plus comme nous l'avons fait en ce temps de Passion, un dimanche après l'autre, nous arrêtant successivement devant tel ou tel de ses aspects, mais dans son unité vivante et, s'il se peut, comme d'un seul regard. Voici des siècles qu'elle se dresse sur le monde, des années, pour beaucoup d'entre nous, qu'elle éclaire nos vies. Retrempons-nous dans sa contemplation. Ce vieux geste ancestral que refirent, en tant de Vendredis Saints semblables à celui-ci, tous ceux de notre race, - ce geste qui consiste à se tourner vers le Crucifié, - refaisons-le ce matin, non pas seulement pour obéir à je ne sais quelles voix instinctives, mais parce qu'il répond, mieux que ne le fait aucun autre, au besoin le plus personnel de notre coeur toujours inapaisé. 0 Croix de mon Sauveur, qu'as-tu à me dire ? À l'âme peut-être oublieuse mais qui se ressaisit et revient vers toi ce matin et, une fois de plus, devant toi se recueille, quelle sagesse donnes-tu, quelle force veux-tu, en elle, secrètement, infuser ?

La Croix... elle m'apparaît au centre même de l'Évangile et de la vie. Que dis-je? Indubitablement elle en est le centre. Essayez, comme certains nous le conseillent, parce qu'elle leur fait peur et qu'ils s'imaginent qu'une fois la croix disparue l'Évangile deviendra plus facilement acceptable, - essayez d'en débarrasser l'Évangile. L'Évangile perdra tout sens, tout mordant et toute saveur; il ne sera bientôt plus dans le trésor de l'expérience humaine qu'une sorte de rêve, l'équivalent d'un conte des Mille et une Nuits. Nous n'allons pas à ta croix par l'Évangile. Nous allons à l'Évangile par la croix. Supprimer la croix, c'est condamner l'Évangile à n'être plus jamais qu'un message hermétiquement clos. La maintenir, au contraire, et commencer par elle, c'est ouvrir ce message tout grand, c'est étaler aux yeux des hommes ses possibilités magnifiques, et si vastes que tous les siècles réunis ne les épuiseront pas. Saint Paul l'avait compris qui écrivait aux Corinthiens : « Parmi vous je n'ai pas voulu savoir autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. » Ne vous étonnez pas si ces mots ont été placés autour de notre chaire. Ainsi constamment sous vos yeux, ils sont l'unique justification que nous désirons posséder, nous, vos pasteurs, du message que nous vous apportons. Ils en sont d'ailleurs la pierre de touche. Si les paroles humaines que nous disons ici rendent pour vous la croix désespérément vaine, ces mots nous condamneront devant Dieu lorsque viendra le dernier jour. Mais si nous ne faisons, ce thème incomparable et frémissant de l'Évangile, que de le développer devant vous, - s'il se retrouve, dimanche après dimanche, dans les pensées anciennes ou nouvelles, proches de lui ou en apparence éloignées, que nous vous proposons, - si vraiment nous prêchons la croix et si c'est vous ici qui, par votre façon de l'entendre prêcher, vous qui la rendez vaine, - alors ces mots que vous aurez pu voir chaque dimanche, au-dessus de la chaire de votre église, ces mots prononceront devant Dieu votre condamnation.

Centre de l'Évangile, la croix doit en effet devenir, sous peine de n'avoir servi à rien, le centre de toute personnalité chrétienne. Je n'hésite pas à dire que le plus évident intérêt de toute personnalité - son salut, si le mot d'intérêt vous choque - c'est quelle le devienne. Je suis toujours frappé de voir combien, dans ce temps où nous sommes, l'âme humaine est éparpillée. Elle n'a plus ce bel équilibre que tant d'âmes -peut-être très simples, très humbles, semblaient réaliser comme spontanément jadis. Elle penche tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Pour vivre pleinement, comme certains le lui conseillent, elle entend ne se refuser à rien. Toutes les expériences, toutes les possessions, toutes les joies, elle les veut. Résultat : elle n'est pas « centrée », comme on dit de certaines pièces de mécanique mal faites. Elle manque de cet axe autour duquel, régulière, rythmée, sa vie pourrait fortement se poursuivre. Eh bien! cet axe, c'est la croix. Renoncer à la prendre pour équilibrer, autour d'elle, son âme, - faire de la croix un des côtés et non le centre de sa vie, - ce n'est pas seulement la rendre vaine, cette croix où notre Sauveur a souffert avec tant d'amour, c'est encore se rendre soi-même le plus vain et le plus inutile de tous les êtres. Non qu'on ne puisse, alors, conserver quelque foi, entretenir quelque espérance, pratiquer même quelque charité, - mais ces trois choses, sans la croix, ne sont plus celles qui demeurent, ce sont trois ombres, rien de plus.

Et ne me dites pas qu'en proposant à la personne humaine de chercher en la croix son centre d'équilibre, je méconnais cet autre aspect de la réalité que l'apôtre nous fait entrevoir, quand il parle de la folie de la croix. À Dieu ne plaise ! Oui, la croix est une folie. Bien loin de l'oublier, je suis persuadé que c'est cette folie qui manque à la raison toujours si raisonnable de tant de chrétiens d'aujourd'hui. On rend vaine la croix en fermant ses oreilles à tout ce qu'elle nous conseille, en certaines heures, d'héroïsme dans le sacrifice, de passion dans l'amour, de confiance sans limites dans la puissance des armes de l'Esprit. Mais ceci n'exclut pas cela. Il en est de la croix comme de la musique, elle est en même temps règle et enthousiasme, harmonie et inspiration. Oh ! c'est bien cela! Des vies harmonieuses et inspirées - voila ce que la croix peut faire de simples vies humaines.

Et ne me dites pas non plus que trouver en la croix son centre d'équilibre, c'est Irrémédiablement se rétrécir, c'est se condamner à ne plus rien voir qu'avec des oeillères et s'appauvrir enfin de toutes les richesses que, pour en venir là, on aura dédaignées. Non, non! N'accusez pas la croix de ce qui n'est, en définitive, que le péché de certains chrétiens. Je sais - et le disais il n'y a qu'un instant - à quel. point l'homme moderne rêve. d'horizons larges. Et c'est bien pour cela qu'il entend ne se refuser à rien. Mais, à votre tour, dites-moi : où aboutissent-elles, ces envolées parties pour conquérir le ciel? Finalement à quelles abdications, à quelles misérables chutes ? Pauvre homme ! À vingt ans tu t'es cru le coeur assez large pour contenir le don multiple et innombrable de la vie, et en ton âge mûr, je te vois tout entier absorbé à cultiver l'étroit petit jardin de tes passions et de tes vices. Dans quelques années d'ici, tu n'en occuperas même plus autant. Six pieds de long sur trois de large... un moment vient toujours où, pour un homme, il ne faut pas plus de terre que ça !...
Et inversement, où avez-vous donc vu que l'Évangile de la croix rétrécisse les hommes? De quoi suis-je privé, moi, disciple du Christ, pour avoir mis la croix au centre de ma vie? De quelle joie qui en soit vraiment une? De quelle lumière qui, éclairant les autres, ne peut plus venir jusqu'à moi? C'est dans les bas-fonds que la vue se limite. À la croix, suis-je en un bas-fond? Ne suis-je pas sur un sommet? Sur le plus haut de tous, - celui, par conséquent, d'où le plus large horizon se découvre? Certes ! j'ai pris pied, ici, par la grâce de Dieu, sur le point culminant du monde moral. Cette croix à laquelle je me suis désespérément cramponné, c'est elle à présent qui me tient, elle qui me permet sans qu'un vertige ne me prenne, de plonger mes regards en tous les gouffres qui m'entourent, d'y chercher ceux de mes frères qui y demeurent enlisés, de les, appeler au salut et de crier « courage! » à ceux d'entre eux, déjà, qui montent. Et quand, au dessus de ces gouffres, je lève les yeux, c'est le monde de l'âme tout entier avec sa beauté, sa douceur, sa richesse, avec toutes ses clartés et ses harmonies qui se trouve étalé et comme perpétuellement offert devant moi. Je le répète : en quoi mon âme s'est-elle rétrécie? Ah ! chrétiens, mes frères, vous qui possédez en vos coeurs la croix, si le monde vous tient pour pauvres, ne vous laissez pas émouvoir. Oui, nous sommes tenus pour pauvres et, cependant, nous enrichissons les autres !

Afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine... Que faut-il pour cela? Suffit-il de reprendre un à un ceux de ses grands aspects qui vous furent montrés et, pour chacun, de consentir à la démarche où il nous pousse? Puisque la croix est victoire sur le péché, salut au temps de la souffrance, suffit-il de lui apporter le poids de nos souffrances, le fardeau de notre péché? Est-ce assez que notre amour réponde à l'amour de Jésus, notre obéissance à son obéissance, notre sacrifice au sien? Oui, sans doute. Mais si la croix est bien le centre de la vie, ne vous étonnez pas qu'il faille autre chose encore. Autre chose qui soit comme cette poignée de tiges de blé que prend le moissonneur a même la gerbe et qui va lui servir à nouer celle-ci.
Autre chose, mais quoi?
D'abord, je pense qu'il faut aimer la croix. Et quand je dis aimer, j'entends aimer de la vraie manière qui toujours, vous le savez bien, consiste à s'oublier. Certes, entre toutes les choses du monde, c'est peut-être pour nous la plus opportune que de nous réfugier dans la croix. Mais je voudrais que nous fassions ici abstraction de nous-mêmes. Oui, laissons là tout intérêt, si pressant qu'il puisse être, si haut et si conforme aux intentions de Dieu à notre égard qu'il puisse nous sembler. C'est encore une façon de rendre vaine la croix que de vouloir à tout prix qu'elle nous soit utile. Je plains celui qui, devant le trésor de la croix, ne songerait pour son plus grand profit, qu'a monnayer une à une ses grâces. Il me fait invinciblement penser à ces vignerons de la parabole qui se disaient entre eux : « Voila le Fils. Tuons-le et l'héritage sera à nous. » Égoïsme, encore, que cela! Pour être supérieur, il n'en est pas plus sympathique. Non, aimer la croix, c'est pourtant autre chose. C'est garder dans son coeur, pour celui qui la souffre, une infinie pitié, un immense respect, - c'est songer à tous ceux qu'a travers les siècles chrétiens et jusqu'à maintenant encore elle ne cesse d'enrichir, et, dût-elle jamais ne rien nous donner, nous réjouir de ce qu'elle donne tant à tant de nos frères. Aimer la croix, c'est la chérir pour elle et non pour nous, - c'est renoncer à la considérer toujours dans ses rapports avec cet être obscur et fâcheux que nous sommes, pour ne voir qu'elle et elle seule. 0 Croix de mon Sauveur, que j'aimerais t'aimer ainsi! L'amour n'est rien sans l'oubli de soi-même. Quand donc, pour te louer, ma voix ne sera-t-elle plus qu'un chant, quand donc mes yeux qui te contemplent ne seront-ils plus qu'un regard, quand donc mon âme se dissipera-t-elle tout entière en adoration obscure et anonyme pour toi, en sorte « que ma prière soit devant ta face comme l'encens et l'élévation de mes mains comme l'offrande du soir » !

Si nous ne voulons pas que la croix soit vaine, je pense encore qu'il nous faut l'accepter. Quand on y réfléchit, c'est assez difficile. Bien sûr, pour l'accepter des lèvres ! Ou encore comme une de ces idées généralement admises par notre milieu et qu'on ne presse pas trop de peur qu'elles ne s'évanouissent! La croix !... On l'a si souvent regardée ! Mais essayons de nous débarrasser des prestiges que le christianisme ambiant nous impose, - écartons, s'il se peut, tout ce que les siècles chrétiens dont nous sommes issus ont lentement accumulé dans nos âmes - remettons-nous dans l'état d'esprit d'un homme de l'an 60 qui croiserait saint Paul sur son chemin : quel effet nous produirait la croix? Oh! c'est bien facile à comprendre! Saint Paul lui-même nous l'a dit, lui qui vécut l'admirable aventure d'être le premier de tous les missionnaires. Il a noté les réactions de son milieu. « Les Juifs, dit-il, demandent des miracles, les Grecs recherchent la sagesse. Nous, nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs, mais puissance et sagesse de Dieu pour ceux qui sont sauvés. » Vous entendez? Scandale ! Folie! Il est vrai que le temps a passé. Ce scandale, cette folie, ont pris droit de cité dans le monde. Mais au coeur de chaque chrétien, il demeure, sommeillant côte à côte, un Juif et un Grec. Que l'un d'eux se réveille demain, qui nous dit qu'au nom de sa raison ou au nom de son appétit de merveilles, il ne demande à la croix de se justifier? Oui, c'est dur, quand on réfléchit, d'accepter la croix. Elle n'entre pas dans le cadre des choses naturelles. Tu te crois sage, ô ma raison! Et toi, ma conscience, tu te crois encore capable de quelque chose ! Venez toutes les deux, également humiliées. Pour ne pas rendre vaine la croix de mon Sauveur, il faut que je l'accepte et, l'accepter, je ne le puis sans vous courber toutes les deux.

Il faut aimer la croix, accepter la croix... et je dirai enfin : la croix, il faut la vivre. Or, la vie n'est pas la pensée. C'est dans le même temps, quelque chose de beaucoup plus compliqué et d'infiniment plus simple. La vie se joue de nos pensées. Ces brins de fil que, pour mieux les examiner à la loupe, notre pensée a séparés, la vie, perpétuellement, les rebobine ensemble. Il n'y a pas, dans la vie, ici du péché et là de la souffrance, - ici de l'obéissance et de l'amour, et là du sacrifice... Tout cela, dans la vie, se trouve confondu, et la vie du chrétien, dans son unité retrouvée, fournit journellement leur solution à chacun des nouveaux problèmes que la vie ordinaire, la vie tout court, nous pose. Mais encore faut-il pour cela que la croix soit devenue notre vie même. À ce prix seulement, elle peut nous illuminer de sa clarté, nous apaiser sous le grand geste calme de ses bras étendus, nous fortifier à l'heure de l'épreuve, et nous donner ce qui nous manque, et nous libérer de nos chaînes enfin rompues. Oh! que Dieu nous donne de vivre ainsi la croix!

À tes pieds, ô croix bénie, Signe auguste et méprisé De triomphe et d'agonie, J'apporte mon coeur brisé. Désormais sois ma bannière, Je veux vivre sous tes lois Et mourir sous ta lumière, Sainte Croix!

Amen.

Ch. D.

25 Mars 1932.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant