Afin que la croix du Christ ne soit pas
rendue vaine... |
Je ne sais rien de triste comme les choses
vaines. Plus elles ont coûté d'amour,
et par conséquent de souffrance,, plus est
navrant aussi le spectacle de leur
inutilité. Nous comprenons saint Paul et que
tout son être ait frémi à la
pensée qu'il pourrait rendre vaine la croix
de son Sauveur, Jésus.
Considérons-là ce matin
une fois encore. Non plus comme nous l'avons fait
en ce temps de Passion, un dimanche après
l'autre, nous arrêtant successivement devant
tel ou tel de ses aspects, mais dans son
unité vivante et, s'il se peut, comme d'un
seul regard. Voici des siècles qu'elle se
dresse sur le monde, des années, pour
beaucoup d'entre nous, qu'elle éclaire nos
vies. Retrempons-nous dans sa contemplation. Ce
vieux geste ancestral que refirent, en tant de
Vendredis Saints semblables à celui-ci, tous ceux
de
notre race, - ce geste qui consiste à se
tourner vers le Crucifié, - refaisons-le ce
matin, non pas seulement pour obéir à
je ne sais quelles voix instinctives, mais parce
qu'il répond, mieux que ne le fait aucun
autre, au besoin le plus personnel de notre coeur
toujours inapaisé. 0 Croix de mon Sauveur,
qu'as-tu à me dire ? À l'âme
peut-être oublieuse mais qui se ressaisit et
revient vers toi ce matin et, une fois de plus,
devant toi se recueille, quelle sagesse donnes-tu,
quelle force veux-tu, en elle, secrètement,
infuser ?
La Croix... elle m'apparaît au
centre même de l'Évangile et de la
vie. Que dis-je? Indubitablement elle en est le
centre. Essayez, comme certains nous le
conseillent, parce qu'elle leur fait peur et qu'ils
s'imaginent qu'une fois la croix disparue
l'Évangile deviendra plus facilement
acceptable, - essayez d'en débarrasser
l'Évangile. L'Évangile perdra tout
sens, tout mordant et toute saveur; il ne sera
bientôt plus dans le trésor de
l'expérience humaine qu'une sorte de
rêve, l'équivalent d'un conte des
Mille et une Nuits. Nous n'allons pas à ta
croix par l'Évangile. Nous allons à
l'Évangile par la croix. Supprimer la croix, c'est
condamner l'Évangile
à n'être plus jamais qu'un message
hermétiquement clos. La maintenir, au
contraire, et commencer par elle, c'est ouvrir ce
message tout grand, c'est étaler aux yeux
des hommes ses possibilités magnifiques, et
si vastes que tous les siècles réunis
ne les épuiseront pas. Saint Paul l'avait
compris qui écrivait aux Corinthiens :
« Parmi vous je n'ai pas voulu savoir autre
chose que Jésus-Christ et
Jésus-Christ crucifié. » Ne vous
étonnez pas si ces mots ont
été placés autour de notre
chaire. Ainsi constamment sous vos yeux, ils sont
l'unique justification que nous désirons
posséder, nous, vos pasteurs, du message que
nous vous apportons. Ils en sont d'ailleurs la
pierre de touche. Si les paroles humaines que nous
disons ici rendent pour vous la croix
désespérément vaine, ces mots
nous condamneront devant Dieu lorsque viendra le
dernier jour. Mais si nous ne faisons, ce
thème incomparable et frémissant de
l'Évangile, que de le développer
devant vous, - s'il se retrouve, dimanche
après dimanche, dans les pensées
anciennes ou nouvelles, proches de lui ou en
apparence éloignées, que nous vous
proposons, - si vraiment nous prêchons la
croix et si c'est vous ici qui,
par votre façon de l'entendre prêcher,
vous qui la rendez vaine, - alors ces mots que vous
aurez pu voir chaque dimanche, au-dessus de la
chaire de votre église, ces mots
prononceront devant Dieu votre
condamnation.
Centre de l'Évangile, la croix
doit en effet devenir, sous peine de n'avoir servi
à rien, le centre de toute
personnalité chrétienne. Je
n'hésite pas à dire que le plus
évident intérêt de toute
personnalité - son salut, si le mot
d'intérêt vous choque - c'est quelle
le devienne. Je suis toujours frappé de voir
combien, dans ce temps où nous sommes,
l'âme humaine est éparpillée.
Elle n'a plus ce bel équilibre que tant
d'âmes -peut-être très simples,
très humbles, semblaient réaliser
comme spontanément jadis. Elle penche
tantôt d'un côté, tantôt
d'un autre. Pour vivre pleinement, comme certains
le lui conseillent, elle entend ne se refuser
à rien. Toutes les expériences,
toutes les possessions, toutes les joies, elle les
veut. Résultat : elle n'est pas «
centrée », comme on dit de certaines
pièces de mécanique mal faites. Elle
manque de cet axe autour duquel,
régulière, rythmée, sa vie
pourrait fortement se poursuivre. Eh bien! cet axe,
c'est la croix.
Renoncer
à la prendre pour équilibrer, autour
d'elle, son âme, - faire de la croix un des
côtés et non le centre de sa vie, - ce
n'est pas seulement la rendre vaine, cette croix
où notre Sauveur a souffert avec tant
d'amour, c'est encore se rendre soi-même le
plus vain et le plus inutile de tous les
êtres. Non qu'on ne puisse, alors, conserver
quelque foi, entretenir quelque espérance,
pratiquer même quelque charité, - mais
ces trois choses, sans la croix, ne sont plus
celles qui demeurent, ce sont trois ombres, rien de
plus.
Et ne me dites pas qu'en proposant
à la personne humaine de chercher en la
croix son centre d'équilibre, je
méconnais cet autre aspect de la
réalité que l'apôtre nous fait
entrevoir, quand il parle de la folie de la croix.
À Dieu ne plaise ! Oui, la croix est une
folie. Bien loin de l'oublier, je suis
persuadé que c'est cette folie qui manque
à la raison toujours si raisonnable de tant
de chrétiens d'aujourd'hui. On rend vaine la
croix en fermant ses oreilles à tout ce
qu'elle nous conseille, en certaines heures,
d'héroïsme dans le sacrifice, de
passion dans l'amour, de confiance sans limites
dans la puissance des armes de l'Esprit. Mais ceci n'exclut
pas cela. Il en est
de
la croix comme de la musique, elle est en
même temps règle et enthousiasme,
harmonie et inspiration. Oh ! c'est bien cela! Des
vies harmonieuses et inspirées - voila ce
que la croix peut faire de simples vies
humaines.
Et ne me dites pas non plus que trouver
en la croix son centre d'équilibre, c'est
Irrémédiablement se
rétrécir, c'est se condamner à
ne plus rien voir qu'avec des oeillères et
s'appauvrir enfin de toutes les richesses que, pour
en venir là, on aura
dédaignées. Non, non! N'accusez pas
la croix de ce qui n'est, en définitive, que
le péché de certains
chrétiens. Je sais - et le disais il n'y a
qu'un instant - à quel. point l'homme
moderne rêve. d'horizons larges. Et c'est
bien pour cela qu'il entend ne se refuser à
rien. Mais, à votre tour, dites-moi :
où aboutissent-elles, ces envolées
parties pour conquérir le ciel? Finalement
à quelles abdications, à quelles
misérables chutes ? Pauvre homme ! À
vingt ans tu t'es cru le coeur assez large pour
contenir le don multiple et innombrable de la vie,
et en ton âge mûr, je te vois tout
entier absorbé à cultiver
l'étroit petit jardin de tes passions et de
tes vices. Dans quelques
années d'ici, tu n'en occuperas même
plus autant. Six pieds de long sur trois de
large... un moment vient toujours où, pour
un homme, il ne faut pas plus de terre que
ça !...
Et inversement, où avez-vous donc
vu que l'Évangile de la croix
rétrécisse les hommes? De quoi
suis-je privé, moi, disciple du Christ, pour
avoir mis la croix au centre de ma vie? De quelle
joie qui en soit vraiment une? De quelle
lumière qui, éclairant les autres, ne
peut plus venir jusqu'à moi? C'est dans les
bas-fonds que la vue se limite. À la croix,
suis-je en un bas-fond? Ne suis-je pas sur un
sommet? Sur le plus haut de tous, - celui, par
conséquent, d'où le plus large
horizon se découvre? Certes ! j'ai pris
pied, ici, par la grâce de Dieu, sur le point
culminant du monde moral. Cette croix à
laquelle je me suis
désespérément
cramponné, c'est elle à
présent qui me tient, elle qui me permet
sans qu'un vertige ne me prenne, de plonger mes
regards en tous les gouffres qui m'entourent, d'y
chercher ceux de mes frères qui y demeurent
enlisés, de les, appeler au salut et de
crier « courage! » à ceux d'entre
eux, déjà, qui montent. Et quand, au
dessus de ces gouffres, je lève les yeux, c'est le
monde de l'âme
tout entier avec sa beauté, sa douceur, sa
richesse, avec toutes ses clartés et ses
harmonies qui se trouve étalé et
comme perpétuellement offert devant moi. Je
le répète : en quoi mon âme
s'est-elle rétrécie? Ah !
chrétiens, mes frères, vous qui
possédez en vos coeurs la croix, si le monde
vous tient pour pauvres, ne vous laissez pas
émouvoir. Oui, nous sommes tenus pour
pauvres et, cependant, nous enrichissons les autres
!
Afin que la croix du Christ ne soit pas
rendue vaine... Que faut-il pour cela? Suffit-il de
reprendre un à un ceux de ses grands aspects
qui vous furent montrés et, pour chacun, de
consentir à la démarche où il
nous pousse? Puisque la croix est victoire sur le
péché, salut au temps de la
souffrance, suffit-il de lui apporter le poids de
nos souffrances, le fardeau de notre
péché? Est-ce assez que notre amour
réponde à l'amour de Jésus,
notre obéissance à son
obéissance, notre sacrifice au sien? Oui,
sans doute. Mais si la croix est bien le centre de
la vie, ne vous étonnez pas qu'il faille
autre chose encore. Autre chose qui soit comme
cette poignée de tiges de
blé que prend le moissonneur a même la
gerbe et qui va lui servir à nouer
celle-ci.
Autre chose, mais quoi?
D'abord, je pense qu'il faut aimer la
croix. Et quand je dis aimer, j'entends aimer de la
vraie manière qui toujours, vous le savez
bien, consiste à s'oublier. Certes, entre
toutes les choses du monde, c'est peut-être
pour nous la plus opportune que de nous
réfugier dans la croix. Mais je voudrais que
nous fassions ici abstraction de nous-mêmes.
Oui, laissons là tout intérêt,
si pressant qu'il puisse être, si haut et si
conforme aux intentions de Dieu à notre
égard qu'il puisse nous sembler. C'est
encore une façon de rendre vaine la croix
que de vouloir à tout prix qu'elle nous soit
utile. Je plains celui qui, devant le trésor
de la croix, ne songerait pour son plus grand
profit, qu'a monnayer une à une ses
grâces. Il me fait invinciblement penser
à ces vignerons de la parabole qui se
disaient entre eux : « Voila le Fils. Tuons-le
et l'héritage sera à nous. »
Égoïsme, encore, que cela! Pour
être supérieur, il n'en est pas plus
sympathique. Non, aimer la croix, c'est pourtant
autre chose. C'est garder dans
son coeur, pour celui qui la souffre, une infinie
pitié, un immense respect, - c'est songer
à tous ceux qu'a travers les siècles
chrétiens et jusqu'à maintenant
encore elle ne cesse d'enrichir, et, dût-elle
jamais ne rien nous donner, nous réjouir de
ce qu'elle donne tant à tant de nos
frères. Aimer la croix, c'est la
chérir pour elle et non pour nous, - c'est
renoncer à la considérer toujours
dans ses rapports avec cet être obscur et
fâcheux que nous sommes, pour ne voir qu'elle
et elle seule. 0 Croix de mon Sauveur, que
j'aimerais t'aimer ainsi! L'amour n'est rien sans
l'oubli de soi-même. Quand donc, pour te
louer, ma voix ne sera-t-elle plus qu'un chant,
quand donc mes yeux qui te contemplent ne
seront-ils plus qu'un regard, quand donc mon
âme se dissipera-t-elle tout entière
en adoration obscure et anonyme pour toi, en sorte
« que ma prière soit devant ta face
comme l'encens et l'élévation de mes
mains comme l'offrande du soir » !
Si nous ne voulons pas que la croix soit
vaine, je pense encore qu'il nous faut l'accepter.
Quand on y réfléchit, c'est assez
difficile. Bien sûr, pour l'accepter des
lèvres ! Ou encore comme
une de ces idées généralement
admises par notre milieu et qu'on ne presse pas
trop de peur qu'elles ne s'évanouissent! La
croix !... On l'a si souvent regardée ! Mais
essayons de nous débarrasser des prestiges
que le christianisme ambiant nous impose, -
écartons, s'il se peut, tout ce que les
siècles chrétiens dont nous sommes
issus ont lentement accumulé dans nos
âmes - remettons-nous dans l'état
d'esprit d'un homme de l'an 60 qui croiserait saint
Paul sur son chemin : quel effet nous produirait la
croix? Oh! c'est bien facile à comprendre!
Saint Paul lui-même nous l'a dit, lui qui
vécut l'admirable aventure d'être le
premier de tous les missionnaires. Il a noté
les réactions de son milieu. « Les
Juifs, dit-il, demandent des miracles, les Grecs
recherchent la sagesse. Nous, nous prêchons
Christ crucifié, scandale pour les Juifs et
folie pour les Grecs, mais puissance et sagesse de
Dieu pour ceux qui sont sauvés. » Vous
entendez? Scandale ! Folie! Il est vrai que le
temps a passé. Ce scandale, cette folie, ont
pris droit de cité dans le monde. Mais au
coeur de chaque chrétien, il demeure,
sommeillant côte à côte, un Juif
et un Grec. Que l'un d'eux se réveille demain, qui
nous
dit qu'au nom de sa raison ou au nom de son
appétit de merveilles, il ne demande
à la croix de se justifier? Oui, c'est dur,
quand on réfléchit, d'accepter la
croix. Elle n'entre pas dans le cadre des choses
naturelles. Tu te crois sage, ô ma raison! Et
toi, ma conscience, tu te crois encore capable de
quelque chose ! Venez toutes les deux,
également humiliées. Pour ne pas
rendre vaine la croix de mon Sauveur, il faut que
je l'accepte et, l'accepter, je ne le puis sans
vous courber toutes les deux.
Il faut aimer la croix, accepter la
croix... et je dirai enfin : la croix, il faut la
vivre. Or, la vie n'est pas la pensée. C'est
dans le même temps, quelque chose de beaucoup
plus compliqué et d'infiniment plus simple.
La vie se joue de nos pensées. Ces brins de
fil que, pour mieux les examiner à la loupe,
notre pensée a séparés, la
vie, perpétuellement, les rebobine ensemble.
Il n'y a pas, dans la vie, ici du
péché et là de la souffrance,
- ici de l'obéissance et de l'amour, et
là du sacrifice... Tout cela, dans la vie,
se trouve confondu, et la vie du chrétien,
dans son unité retrouvée, fournit
journellement leur solution à chacun des nouveaux
problèmes
que la vie ordinaire, la vie tout court, nous pose.
Mais encore faut-il pour cela que la croix soit
devenue notre vie même. À ce prix
seulement, elle peut nous illuminer de sa
clarté, nous apaiser sous le grand geste
calme de ses bras étendus, nous fortifier
à l'heure de l'épreuve, et nous
donner ce qui nous manque, et nous libérer
de nos chaînes enfin rompues. Oh! que Dieu
nous donne de vivre ainsi la croix!
À tes pieds, ô croix
bénie, Signe auguste et
méprisé De triomphe et d'agonie,
J'apporte mon coeur brisé. Désormais
sois ma bannière, Je veux vivre sous tes
lois Et mourir sous ta lumière, Sainte
Croix!
Amen.
Ch. D.
25 Mars 1932.
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