Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA CROIX ET LA SOUFFRANCE HUMAINE

-------



Nous n'avons pas un souverain sacrificateur qui ne puisse pas compatir à notre faiblesse.
Hébreux 4: 15.


 La croix du Christ nous a dit qu'il fallait à notre tour nous charger de notre croix, et c'est la souffrance, volontairement acceptée, du sacrifice !
Mais il y a les souffrances inévitables: maladies, séparations, deuils, déceptions, solitudes, dépouillements, il y a toute la souffrance inhérente à notre condition terrestre.
Et ne peut-on pas découvrir une mystérieuse et troublante conformité entre la croix et la souffrance humaine? Ne disons-nous pas de certaines épreuves qu'elles sont pour nous une croix? Ne parlons-nous pas de certaines douleurs comme d'un calvaire à gravir?

La croix et la souffrance humaine: tel est le sujet que je propose ce matin à votre méditation. Que dit la croix à notre souffrance?

Quel message a-t-elle pour les âmes en détresse? Comment a-t-elle pu devenir au cours des siècles, pour tous ceux qui ont souffert et pleuré aux pieds du Christ, une source mystérieuse et inépuisable de consolation, de force, de joie même au sein de la souffrance?
Ce message, d'ailleurs, est pour tous, car qui n'a pas rencontré - qui, surtout, ne rencontrera jamais - sur sa route, une croix de souffrance?




La croix nous donne tout d'abord un compagnon de souffrance.
Elle nous montre quelqu'un, qui a souffert plus encore que nous ne pourrons jamais souffrir nous-mêmes ; et a contempler les souffrances du Christ, il semble que les souffrances que l'on endure soi-même deviennent moins lourdes ; d'autant plus - car il faut toujours en revenir la! - d'autant plus que c'est le Christ qui souffre, lui, le Saint et le juste, lui, sans péché!

Que d'âmes qui murmurent à l'heure de la souffrance : « Qu'ai-je donc fait pour être ainsi châtiée? » Et le Christ, lui, qu'avait-il fait? Le contempler, c'est échapper à l'amertume de cette interrogation révoltée ; c'est avoir trouvé un compagnon divin, dont la souffrance est encore plus injustifiée que la nôtre.

N'est-ce pas déjà ce qui allégeait la peine du larron crucifié à côté du Christ: la contemplation de la souffrance de son compagnon de supplice et le rayonnement, à travers cette souffrance, de cette pureté sans tache? «Lui n'a rien fait de mal!»

Le Christ, notre frère en souffrance ! Le Christ capable par la même de comprendre et de sympathiser! Le Christ se penchant, en quelque sorte, du haut de la croix sur toute. souffrance humaine pour la soulager et l'apaiser, voila bien ce qui peut aider à souffrir en repoussant loin de nous les affres de la solitude, car une douleur partagée est à moitié consolée.
Et n'est-ce pas la le sens profond de cette parole de l'Épître aux Hébreux, soulignant cette universelle sympathie du Christ: «Nous n'avons pas. un souverain sacrificateur qui ne puisse pas compatir à notre faiblesse, puisqu'il a été tenté comme nous en toutes choses sans commettre aucun péché. »? Et l'écrivain sacré pense en particulier aux redoutables tentations de la souffrance.
Et que d'âmes - elles sont innombrables et la plupart ignorées - qui dans cette présence et cette communion du Christ souffrant ont trouvé une force renouvelée pour souffrir avec courage et parfois un dur martyre !

Vous connaissez cette page admirable de l'abbé Perreyve : « Elle est venue, Seigneur, l'heure de la détresse, et mon âme n'a pu en supporter le poids... Alors j'ai aperçu ton image, ô Jésus-Christ... A travers mes larmes j'ai regardé tes mains percées pour l'amour des hommes, mes lèvres ont rencontré les clous qui attachent tes pieds et ma main qui serrait ton image s'est reposée sur, la plaie de ton coeur. Une consolation étrange, inespérée que j'ai sentie ne point venir de moi-même est doucement entrée dans mon esprit, et tandis que je m'étonnais de ce changement soudain, cette douceur a grandi jusqu'à devenir semblable à la joie. je pleurais encore, mais c'était presque de bonheur ! »

Voici encore le témoignage de cet horloger protestant de La Chaux-de-Fonds dont M. Vallotton a raconté l'histoire dans son beau livre : Patience. Devenu soldat de la Légion étrangère, blessé, il fut couché quarante-sept fois sur la table d'opération, endurant sa longue torture avec un héroïsme qui nous confond.

Un jour, il est plongé dans l'abîme de la détresse physique et morale, tout semblable à un condamné qu'on va venir chercher pour le mener à l'échafaud. Soudain il aperçoit, par je ne sais quel jeu de lumière, une croix qui se dessine, sur la paroi, en face de lui. Il la regarde longtemps, peu à peu elle s'efface, mais, dit-il, quelque chose avait pénétré dans ma chambre, une chose très douce, qui peu à peu m'enveloppait. Des lors il éprouve un grand repos, il ne se sent plus seul, et il écrit lentement, avec son bras mutilé: « Jésus est mon Sauveur! »

Il ne se sent plus seul! La croix lui a révélé, comme elle peut le faire pour chacun de nous, la source d'une inépuisable et divine sympathie.

Mais le regard qui s'attache à l'Homme de douleur nous révèle plus encore qu'un divin compagnon de souffrance, il découvre en lui un modèle de souffrance : voilà comment il faut souffrir, dans quels sentiments de soumission et de confiance. « Ayez en vous, disait l'apôtre, les mêmes sentiments qui étaient en Jésus-Christ ! » et il pensait à son obéissance et à sa mort sur la croix.
Et de fait, pour qui contemple le Christ et cherche à s'unir à lui en pensée, il y à telle attitude en face de la souffrance : murmure, découragement, amertume ou révolte, qui devient impossible. De lui, de son acceptation, descend jusqu'à l'âme chrétienne je ne sais quel apaisement.

« Je devins plus calme en pensant aux souffrances de Jésus-Christ, » pouvait dire Adèle Kamm, à une heure de grande détresse. Il semble que Jésus-Christ nous communique, en effet, quelque chose de son héroïsme, nous aide à souffrir comme il a souffert, a accepter courageusement et avec confiance nos propres souffrances.

Plus encore ! Il y a chez certaines âmes comme une véritable exaltation à la pensée de souffrir comme lui et de lui devenir semblables en sa douleur même.
Écoutez Adolphe Monod mourant:
«Lorsque nous considérons que tout ce que nous souffrons, disait-il, est un trait de ressemblance avec notre Sauveur et que nous lui ressemblons d'autant plus que nous souffrons davantage, n'est-il pas vrai que la douleur est changée?... Et quel est celui, si abattu qu'il soit, qui ne soit soutenu par la pensée : c'est comme mon Sauveur! c'est un trait de ressemblance avec lui?... J'unis ma croix à sa croix, et mes souffrances à ses souffrances... »

Sans doute ce sont là des hauteurs auxquelles notre tiédeur chrétienne a bien de la peine à s'élever ! Et comme il faut aimer le Christ pour trouver de la douceur à « communier ainsi à ses souffrances» et à lui devenir conforme en sa croix ! Mais alors, quand on aime assez, se sentir uni au Christ dans sa souffrance même est une consolation et une force. « La croix devient alors, comme on l'a dit, un foyer de douleur, où les âmes chrétiennes, marquées pour la souffrance, ont allumé le flambeau de leurs douleurs héroïques. »




Mais vouloir ressembler à Jésus-Christ dans sa souffrance, c'est déjà donner un sens à sa souffrance. Et c'est là ce que fait la croix pour quiconque essaye d'entendre son austère langage : elle permet de ne pas souffrir en vain, elle confère une valeur éternelle à la souffrance acceptée dans l'esprit du Christ.
En vain ! souffrir en vain! Être déchiré dans son corps ou dans son âme, et se dire que tout cela est inutile, absurde, sans profit, que tout cela ne sert de rien... Non! Décidément ce serait trop triste ! Nous ne pouvons pas accepter que tout - et le bien et le mal, et nos labeurs, et nos efforts et notre souffrance - que tout ne soit au bout du compte qu'un grand « en vain». Il faut que la vie, et la souffrance, et la mort même aient un sens. Notre raison comme notre coeur le réclame impérieusement !
Aussi le vrai problème n'est pas celui de l'origine de la souffrance, problème théorique et qu'aussi bien nous sommes incapables de résoudre avec les données dont nous disposons ici-bas. C'est ici qu'il convient de dire avec l'humilité de la foi: « Je ne sais, Dieu le sait' » et qu'il est nécessaire de savoir ignorer.

Le vrai problème est ailleurs ; c'est un problème pratique et qui nous prend à la gorge : c'est celui de l'utilisation de la souffrance. Comment ne pas souffrir en vain? Ce problème-là, on le résout dans la communion avec le Crucifié; car Jésus n'a pas souffert en vain. Ce sont ses souffrances qui ont donné tout leur relief et tout leur rayonnement à sa sainteté, à son obéissance totale, à son amour Inépuisable. Sans ses souffrances, sans sa croix - nous le sentons obscurément, même s'il est difficile de l'exprimer - il n'eût pas été le Christ que nous aimons, il n'eût pas été le Sauveur, il n'eût pas déchaîné sur le monde cette puissance de vie qu'est l'Évangile, capable de faire les saints et les martyrs'! Si jamais souffrance fut féconde et bienfaisante en ses répercussions lointaines, c'est bien la souffrance du Calvaire. En brisant le corps, elle a, semble-t-il, libéré l'âme du Christ, et lui a permis de donner tout son amour. Le vase d'albâtre que Marie brisa à ses pieds, et dont le parfum se répandit dans toute la maison, n'est ainsi qu'une saisissante image de son corps brisé par la souffrance et duquel s'exhala tout le parfum de l'âme !
Or, la souffrance du Christ peut donner à son tour une signification et une valeur profonde à la souffrance humaine.

La souffrance lorsqu'elle est acceptée dans son Esprit peut devenir comme une mystérieuse initiation qui nous permet d'accéder à une vie plus haute, plus pure; elle peut nous ouvrir des horizons nouveaux et faire jaillir de notre âme meurtrie des sources insoupçonnées de patience, de confiance, de foi... et même, ô miracle! de joie, telle une plante qui, froissée, donne seulement alors tout son parfum.
C'est ainsi que l'on peut comprendre la prière de Wagner: « Initie-moi à ce monde qui se nomme la croix... Révèle-moi la sainte science, la seule sublime, celle qui consiste à épeler au livre des douleurs le secret de la grande victoire. »
Certes, il est facile de parler ainsi de la souffrance à l'heure où elle semble nous être épargnée. Et cependant, je n'ignore pas ce qu'elle peut avoir de cruel, cette souffrance; j'ai vu les corps torturés, et je me suis penché de trop près sur des âmes blessées pour ne pas avoir pressenti plus d'une fois les abîmes d'une douleur qui ne trouvait pas de mots pour s'exprimer. Et puis, n'y a-t-il pas dans toute vie, des heures de souffrance? Heures que l'on n'évoque peut-être qu'avec recueillement, recoins sacrés du souvenir où l'on ne pénètre jamais que comme dans un sanctuaire... Cela permet de comprendre et de sympathiser. Et cependant, du sein même de nos souffrances, peut s'élever encore l'hymne surnaturel de la joie, joie des enrichissements spirituels, des expériences illuminatrices, joie de la présence de Dieu, et de sa grâce qui suffit.

Croyez-en plutôt cette admirable chrétienne qui malgré sa vie dépouillée et ravagée par la maladie, s'écriait cependant en un élan de foi qui nous déconcerte : « J'ai rendu grâce de tout, même de la souffrance ! »
Cela, c'est s'élever déjà sur cette terre, de par une grâce spéciale, à la vision qui nous est réservée dans l'éternité. Un jour, à la lumière d'En-Haut, quand tous les mystères s'éclaireront et que tous les voiles tomberont, un jour, peut-être, nous pourrons, nous aussi, avec Elisabeth Leseur, « rendre grâce de tout, même de la souffrance. »

Dieu ne nous en demande pas autant sur la terre. Ce qu'il veut, du moins, c'est que la souffrance soit pour nous l'aiguillon qui nous pousse à nous jeter dans ses bras, là où tout est paix et confiance et abandon d'enfant; c'est qu'elle soit l'école divine on s'éduque et se forme l'être intérieur, comme elle le fut pour Jésus lui-même dont l'auteur de l'Épître aux Hébreux déclare qu' «il fut élevé à la perfection par les choses qu'il a souffertes ! » Alors, on ne souffre pas en vain, et il peut y avoir jusque dans la souffrance - quelle qu'en soit l'origine - dans la souffrance ainsi transfigurée, une bénédiction paternelle de Dieu!




Mais il est difficile pour qui veut vraiment unir sa souffrance à celle du Christ, de se contenter de cette utilité toute personnelle et qui facilement deviendrait égoïste. Lui, c'est pour les autres qu'il a souffert. Il nous a donné sa souffrance, comme il nous a donné toute sa vie. Et quand on s'inspire de son Esprit, on en vient à s'oublier soi-même pour penser aux autres, et à l'avènement du Royaume de Dieu.
« Il faut, disait Adolphe Monod sur son lit d'agonie, il faut que notre douleur soit une douleur d'amour et non pas d'égoïsme, qui n'appelle pas notre attention sur nous-mêmes., mais qui l'appelle sur Dieu d'abord pour le glorifier, ensuite sur notre prochain pour lui faire du bien! »
Et quelle prédication en vérité que celle de ce chrétien mourant, en proie à de cruelles souffrances, et donnant à ceux qui l'entouraient cet exemple admirable de patience, de confiance, de sérénité et de foi! De toutes les prédications du grand orateur, la prédication des adieux, la prédication qui retentit comme d'une chaire de ce lit d'agonie, de cette souffrance acceptée et transfigurée, cette prédication-là est certainement la plus éloquente et la plus émouvante.

Ainsi par la puissance, par le rayonnement, par la contagion de l'exemple, le chrétien acceptant sa souffrance dans l'esprit du Christ, contribuera au progrès de l'Évangile. Son âme, trempée et purifiée par l'épreuve, sera comme une flamme et comme une lumière pour guider ceux qui cherchent et tâtonnent encore vers Celui qui demeure à jamais le secret de la force et l'inspirateur de toutes. les victoires.

Rien ne vaut la prédication d'une vie pour convaincre les âmes, ce qu'on pourrait appeler «la preuve vivante», et cette prédication n'est jamais plus puissante que lorsqu'elle se fait entendre du sein des circonstances les plus adverses, lorsqu'elle est la prédication d'une vie crucifiée!
C'est alors que, comme le disait encore Adolphe Monod, «la douleur de ceux qui entrent dans l'amour du Christ devient comme une croix plantée sur la terre, à l'ombre de laquelle se réfugient ceux qui les entourent, non pas pour leur donner la vie éternelle, mais pour leur montrer le chemin qui y conduit! »
Alors la souffrance prend tout son sens. Dieu s'en sert pour l'avancement de son règne et le salut des âmes.
Irai-je plus loin et vous dirai-je toute ma pensée?
Il est des voies plus mystérieuses encore que le témoignage vivant et la prédication de l'exemple, par lesquelles se propagent l'influence et l'action de l'âme qui souffre en communion avec les souffrances du Christ. Quand bien même nul ne serait le témoin de nos agonies et de nos luttes, notre souffrance, si nous l'acceptons dans l'esprit du Christ, notre souffrance, même alors, peut être féconde, et nos larmes, ces larmes que Dieu est seul à connaître, ne tombent pas inutilement à terre, mais « Dieu les recueille dans ses vaisseaux », comme le disait le psalmiste, et il leur donne par là même une valeur éternelle.

C'est qu'il y a une mystérieuse solidarité entre les âmes, des liens invisibles et cependant réels, des retentissements insoupçonnés et des influences cachées dans le monde de l'esprit, un peu comme s'irradient dans notre atmosphère ces ondes incessantes qui vont au loin donner de la chaleur ou de la lumière, et apporter la parole humaine elle-même. Toutes les âmes sont liées en une émouvante caravane, tels des ascensionnistes en montagne. Celle qui s'alourdit est un poids pour les autres. Par contre, comme l'écrivait Élisabeth Leseur en exergue à son Journal intime : «Toute âme qui s'élève élève le monde!» attirant au cours de son ascension dans ce mystérieux sillage de l'Esprit, d'autres âmes après elle. Car ce que l'on est, indépendamment même de ce que l'on peut dire ou faire, ce que l'on est, voilà le secret de la véritable influence et de l'action la plus profonde que l'on puisse exercer. Et la véritable prédication d'une vie peut commencer là où expirent les paroles et où s'arrête l'action matérielle.

Quand, dans la souffrance, on se rapproche du Christ, unissant son âme à la sienne, quand on essaie de souffrir comme lui, en pensant aux autres avec amour, cela, même ignoré de tous, même invisible à tous, ne peut manquer d'exercer sur la destinée de ceux que l'on aime, et auxquels nous rattachent des liens particulièrement étroits, une mystérieuse, mais indéniable influence, et je comprends, en un sens, que l'on puisse offrir sa souffrance à Dieu, aussi bien que son labeur et sa vie tout entière, pour l'édification et le salut des âmes!
Quelle consolation, lorsque nous souffrons, de pouvoir ainsi nous dire que nous ne souffrons par, vainement, mais que nous pouvons prolonger en quelque sorte, en notre propre, vie et en nos propres douleurs, les souffrances de Jésus-Christ pour le monde !




Et maintenant s'achève, la méditation que nous avons voulu poursuivre avec vous au pied de la croix en ce temps de la Passion; elle nous a conduits au seuil de la semaine sainte. Bientôt le Vendredi Saint nous ramènera une fois encore au Calvaire.

Nous avons essayé de vous interpréter l'austère et émouvant langage de la croix, de la croix révélatrice de péché, d'obéissance et d'amour, croix rédemptrice, de la croix inspiratrice d'héroïsme et de sacrifice, de la croix, enfin, consolatrice.

Mais, c'est elle encore, cette croix, qui par delà toute parole humaine, dans le silence de nos coeurs et de nos consciences, nous adresse le plus pathétique et le plus poignant des appels, et, écoutant humblement son message', nous redisons avec une âme chrétienne :

« 0 Croix, solennelle et muette, que de choses tu as à dire ! Tu es inépuisable, et tu commences à enseigner seulement quand tous les docteurs sont à court, et tous les sages au bout de leur sagesse. »

Amen.

J.-D. B.

13 Mars 1932.


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant