Jésus étant né
à Bethléem, au temps du roi
Hérode... |
Je suis de ceux, frères et soeurs,
pour qui la joie de Noël est tellement
intense, qu'elle va jusqu'à leur cacher,
momentanément, la réalité de
la croix. Est-ce une faiblesse ? un
privilège ? Je n'en sais rien. Je remarque
seulement que pour beaucoup d'entre mes
frères il n'en est pas ainsi. Avez-vous
songé à tous les cantiques de
Noël, à toutes les liturgies, à
tous les sermons de Noël où la croix
apparaît, sinon au centre du tableau, du
moins à l'arrière-plan?
Jean-Sébastien Bach nous donne ici un
exemple typique. Dans son Oratorio de Noël,
après le chant si joyeux du début, il
ne sait plus que reprendre les thèmes des
chorals déjà utilisés dans ses
Passions. Ce faisant, il se plie à l'usage. D'après
l'usage, l'ombre de la croix du Calvaire doit comme
envelopper la crèche de Noël. Ce n'est
pas là mon sentiment. Pour moi, Noël
est tout lumière et n'est rien que cela.
Mais quand le cercle qui se déroule des
fêtes de l'année me rapproche du
Vendredi-Saint, donc de la croix, - il m'arrive de
jeter les regards en arrière, de les
reporter aussi loin que me le permet la vie
terrestre de mon Sauveur. Un pareil sacrifice, en
effet, est trop inattendu, trop merveilleusement
étrange. Pour me l'expliquer à
moi-même, j'ai besoin de remonter
jusqu'à la source, exactement' comme pour
m'expliquer le fleuve, à l'endroit où
le don royal de ses eaux s'abandonne à la
mer, j'ai besoin de remonter jusqu'à cette
vallée de montagne perdue où, sous la
lumière bleue du glacier en surplomb,
ruisselle la nappe de ses premières eaux. Le
sacrifice de Jésus ! Oui, certes, c'est
à la croix qu'il se consomme. Mais c'est en
la pauvre étable de Bethléem qu'il
s'inaugure, puisque c'est la que le grand
sacrifié s'éveilla à la vie de
la terre.
En doutez-vous, frères et soeurs
? Relisez alors cet admirable passage, grand comme
une fresque et harmonieux comme un chant, où l'apôtre
Paul nous fait
voir le Fils de Dieu « s'anéantissant
lui-même, prenant la forme d'un serviteur, et
se rendant, par obéissance autant que par
amour, semblable à un simple homme... »
Un homme, qu'est-ce donc ? Dépouillez-vous,
pour le comprendre, de tout l'orgueil qui est
encore le vôtre, de toutes les idées
flatteuses dont vous aimez à vous laisser
bercer. Descendez l'homme du piédestal
où les hommes l'ont mis. Regardez-le, non
pas tel que l'ont chanté les poètes,
ou tel que les moralistes l'ont imaginé pour
mieux pouvoir y accrocher les oripeaux de leurs
vertus. Regardez-le dans sa réalité.
Non pas, encore une fois, l'homme en
général, l'homme de tous les temps et
de tous les pays. Mais l'homme que vous
révèle, à l'heure où va
s'achever ce premier tiers de notre XXe
siècle, le temps où nous vivons, - ce
temps où la cupidité de ceux qui
possèdent n'a d'égale que la
convoitise haineuse de ceux qui n'ont rien, -
où les disciplines qui maintenaient la vie
de notre monde craquent et se fissurent de toutes
parts, où l'on parle de paix sous le
grondement des canons de Changhaï, - ou chaque
individu, chaque famille, chaque peuple réclame ses
droits, sans
qu'un seul consente à se mettre
réellement en face de ses devoirs.
Le voilà, l'homme, ce
mélange confus d'impuissance et de
désirs, de savoir et de monstrueuse
ignorance, incapable aussi bien de réaliser
ce qu'il veut que d'éviter ce qu'il ne veut
pas, - l'homme d'aujourd'hui, ni 'meilleur ni pire
que ce qu'il était hier, au temps du roi
Hérode... Et c'est pour devenir cela rien
que cela, que le Seigneur à tout
sacrifié de ce qu'il avait près de
Dieu !... Lorsque nous nous disons à
nous-mêmes ou que nous disons à
quelqu'un : « Sois un homme! », c'est
tout un idéal fait de vaillance, de
noblesse, de joyeuse virilité que nous
enfermons dans ce mot. Mais quand le Fils de Dieu
entendit son Père lui dire : « Sois un
homme », quand Dieu lui proposa de tout
abandonner pour devenir si peu,... ah ! quelle
déchéance ! Et Jésus naquit
à Bethléem.
Le sacrifice de la croix était
déjà contenu dans ce premier
sacrifice. J'ai pu n'y pas songer quand, les mains
remplies de ses dons, Noël est revenu vers
moi. L'étoile, dans le ciel, m'a
caché les ténèbres de la
neuvième heure, - les vieux chants
naïfs des bergers ont étouffé
pour moi le : « Crucifie! crucifie! »
poussé par tout un peuple.
J'ai vu les Rois et leurs trésors offerts -
et cette vision chassa de mon esprit celle des
hommages dérisoires que les soldats, plus
tard, rendirent à Jésus : « Nous
te saluons, roi des Juifs! » Pourtant, je le
comprends maintenant où l'ombre de la croix
se rapproche, ceci appelait cela.
L'humanité, sans doute, est bien fille de
Dieu, mais c'est une fille rebelle qui n'accueille
pas en son sein ceux qui viennent au nom du
Seigneur. Toutes les autres ressemblances, toutes
les autres communions qu'ils peuvent avoir avec ses
autres fils, elle les tient pour rien là
où manque la communion dans le mal, la
ressemblance hideuse d'un pécheur avec
d'autres pécheurs. On dit de certains
enfants dont le berceau ou dont le petit lit est
tout près de la tombe : « Ils
étaient trop purs pour vivre »...
Jésus aussi était trop pur. «Tu
es homme, Jésus... mais de quelle
façon ? Par en haut, par tout ce qui met
parfois de la lumière sur le front de
quelques-uns parmi mes fils ? Ça m'est
égal, ricane l'humanité. Mais l'es-tu
par en bas, les rejoins-tu en cette fange où
ils croupissent? Non? Alors, va-t-en!... »
L'humanité fut toujours une tueuse de
prophètes.
Il était presque
inévitable qu'elle crucifiât son
Dieu.
Ce sacrifice, Jésus l'a vu venir.
Certes, du secret de sa vie intérieure,
avant son ministère, les Évangiles ne
nous livrent presque rien. Mais ce n'est pas, je
pense, pour obéir à une simple
fantaisie, qu'un peintre nous l'a montré,
Jésus, jeune apprenti dans l'atelier de
Nazareth et, au-dessus des blonds copeaux qui
s'amoncellent, un rayon de soleil pose contre le
mur l'ombre de la fenêtre, une ombre en forme
de croix. Jésus, a plus d'une reprise, dut
penser à la croix. Peut-être,
lorsqu'il fut témoin de ce grand frisson qui
s'empara des coeurs à la première
révélation de son message, la
pensée le traversa-t-elle que la croix
pourrait être évitée,
C'était le doux printemps galiléen.
Le lac était paisible, la terre avait
revêtu son manteau d'anémones, et sous
le soleil, leurs corolles sanglantes
resplendissaient comme jamais ne fit Salomon dans
toute sa gloire. Confiants en la main qui les
nourrit, les oiseaux du ciel volaient librement. Et
Jésus disait les Béatitudes... Leur
dernière note, il est vrai, semble se briser
douloureusement : «Heureux serez-vous
lorsqu'on vous outragera, qu'on vous persécutera et
qu'on
dira faussement de vous toute sorte de mal à
cause de moi... » Mais non, la joie est trop
forte, elle afflue en Jésus de partout, de
Dieu, de son propre coeur et de toutes les
créatures. Il faut qu'elle reprenne le
dessus : « Réjouissez-vous alors,
conclut-il, et soyez dans l'allégresse... !
» Mais les jours passent. Voici les
premières difficultés,
l'incompréhension des uns, la
résistance des autres, - et l'ironie,
par-dessus tout, des gens qui se croient
supérieurs. On dirait d'un orage qui
s'accumule et monte, après un pur matin
d'été. Ce n'est rien d'abord. Un
nuage. Mais ce nuage grandit, il envahit tout un
côté de l'horizon, celui,
précisément, vers lequel on marche.
Bientôt il tiendra tout le ciel. Et un moment
vient où Jésus se sent pressé
de confier à ses plus proches ce qui
maintenant est certitude en lui.
C'était sur le territoire de
Césarée de Philippes. La, dans ce
lieu retiré, il s'est enquis de ce que les
hommes pouvaient penser à son propos. Puis,
lorsque ses disciples lui eurent répondu :
« Les uns disent que tu es Élie, ou
Jérémie, ou l'un des
prophètes... » la question a Jailli de
son coeur, directe, précise, mais que nous
devinons, n'est-ce pas?
malgré son apparente brusquerie, toute
vibrante d'une émotion contenue : « Et
vous, qui dites-vous que je suis ? » Et Pierre
a répondu : « Tu es le Christ, le fils
du Dieu vivant. » Alors, Jésus
commença à leur révéler
qu'il fallait qu'il se rendît à
Jérusalem, qu'il souffrît beaucoup de
la part des sacrificateurs et des scribes, qu'il
fût mis à mort... Chose
étrange! il ne leur parle pas de la croix
pour lui. Mais elle occupe tellement bien sa
pensée que, voulant, à ce
moment-là, montrer les conditions sans
lesquelles on ne peut être son disciple :
« si quelqu'un veut venir après moi,
ajouta-t-il, qu'il renonce à lui-même,
qu'il se charge de sa croix... » Ne vous y
trompez pas ! Jésus a bien voulu, en ce
tournant de son ministère, associer au
sacrifice qui va lui être demandé, le
sacrifice de tous ceux qui l'aimeront assez pour en
accepter un pareil. Il abandonne ici et il exige
qu'avec lui nous l'abandonnions tout le
trésor de l'espérance humaine. Le
sacrifice est une mort, Jésus, vers cette
mort, a fait un pas de plus. À
Bethléem, il avait accepté une chair
mortelle. À Césarée de
Philippes, il accepte de la porter lui-même
où elle doit mourir. Que
reste-t-il encore? un dernier nom a prononcer -
après quoi il n'y aura plus rien, rien que
la croix dans son dépouillement total, dans
son abandon et dans sa pauvreté atroce... un
dernier nom : Gethsémané.
Gethsémané, jardin du sacrifice.
Notre présomption va-t-elle nous y
entraîner sur les pas de celui qui y entre
pour y livrer ce long, ce douloureux combat ?
Prenons garde : auprès du sacrifice de
Jésus, que sont bien trop souvent les
nôtres? Mais si vraiment ce qui nous est
demandé dépasse nos humaines forces,
- si sa seule pensée fait lever en nos
coeurs une tempête d'épouvante, - si
quelque chose en nous s'écrie : « Non,
non, c'est impossible, Dieu ne peut pas me demander
cela! » - si, enfin, il s'agit de mourir, car
il est des êtres et des choses qui ne peuvent
nous être enlevés sans que nous
connaissions une sorte de mort, alors,
n'hésitons plus, qu'aucun respect, qu'aucune
adoration ne nous retienne sur le seuil entre tous
sacré, suivons celui qui nous y invite et
qui, à l'heure où la croix se dressait devant lui,
songea
aux
humbles croix que nous portons, nous, ses
frères, les hommes.
Jésus est seul à
Gethsémané. Du groupe inquiet de ses
disciples, il en détache trois, Pierre,
Jacques et Jean, les trois intimes. Il fait encore
quelques pas avec eux, puis il leur dit:
«Restez ici. » Et sous la voûte
légère des oliviers, seul, il s'en
va... L'homme est toujours seul quand il se
sacrifie. Les autres - ceux qui sont ses compagnons
de route - il les laisse très vite, à
l'entrée du jardin. Ses intimes, ses
proches, peuvent bien, près de lui, faire
encore quelques pas de plus. Mais un moment vient
où il doit les laisser, eux aussi. «
Veillez avec moi, leur dit-il. Ayez pour moi cette
pitié de veiller et de prier sans
comprendre. je ne puis pas vous expliquer. Ce qui
va se passer, je dois le subir, moi, tout seul.
» Et il les quitte. Tout sacrifice est une
mort. Si proches de nous que soient nos plus
proches, ils ne peuvent jamais mourir avec
nous...
Maintenant, la nuit, le silence.
On s'est imaginé d'avance ce
moment. On s'est dit : « S'il m'arrive jamais
un pareil malheur, comment, pour
le supporter, m'y prendrai-je ? » Mais
imaginer le combat, c'est une chose. Le mener,
c'est une autre chose. Et l'éternelle
prière s'élève alors de notre
coeur : «Père, s'il est possible, que
cette coupe passe loin de moi... » Rien ne
répond. Tout autour, c'est la nuit. La nuit
et le silence. Seule, s'obstine notre voix : «
S'il est possible... s'il est possible... »
Oh! pauvre, voix perdue, mains jointes de notre
désespoir qui frappent sans se lasser la
porte hermétiquement close du ciel !
Jésus retourne vers ses disciples
et il les trouve endormis... Il arrive parfois que,
brisés par une telle lutte, nous cherchions
du secours du côté des hommes. Mais de
même qu'ils n'ont pas pu nous suivre, de
même, quand nous les rejoignons, ils ne
comprennent pas. Ils ont cette paix qui nous
manque, et, voudraient-ils nous la donner qu'ils ne
le pourraient pas. Ce n'est pas de leur faute.
Allons, il s'en faut retourner, il faut combattre
seul !
Seul ? Non, car dans ce même temps
où nous expérimentons l'impuissance
des hommes à nous aider, l'ange de Dieu,
parfois, vole à notre secours. « Un
ange vint, dit l'Évangile, pour le réconforter.
» Un ange vint... Certes, ce qui nous
soutient, en des moments pareils, est aussi furtif,
aussi insaisissable qu'un ange : le sourire d'un
petit enfant, un beau verset qui nous revient
à la mémoire, un rayon de soleil, un
chant d'oiseau ... oh ! bénis soient ces
messagers de Dieu qui viennent à nous,
ainsi, jusqu'au fond de l'abîme, et qui,
comme portés par d'invisibles ailes, nous
donnent le réconfort que nul ne peut plus
nous donner.
Jésus pleure. Du front de
Jésus coule une sueur de sang... Qu'il est
humain! Jamais, je le crois bien, il ne le fut
davantage. Naître, sous un ciel d'Orient tout
palpitant d'étoiles, grandir, travailler,
aimer, puis s'en aller, un jour, le long des
routes, mangeant le pain de l'aventure et se
désaltérant à la
fraîcheur des fontaines, - s'en aller comme
un vagabond mais qui serait partout chez lui, comme
un mendiant mais qui distribuerait de
princières aumônes, - sourire aux
enfants, tendre la main à ceux qui pleurent,
pleurer un être cher qu'on s'apprête
à leur rendre, - n'est-ce pas, c'est
être homme, cela! Et qu'il ait fallu, pour
cela, consentir bien des sacrifices, je le veux,
mais, voyons, cela
n'en
valait-il pas la peine ? N'avait-il pas
trouvé des frères et des soeurs celui
qui, derrière lui, avait laissé les
siens, - des maisons, lui qui avait
abandonné la sienne, - d'autres joies
encore, celui qui avait renoncé aux plus
légitimes d'entre toutes les joies ? Mais si
vous voulez voir l'homme, venez ! Contemplez-le
devant ce dernier sacrifice. Là, plus de
compensation, plus de récompense. Et ne me
dites pas qu'il en aura, plus tard, que cette croix
sera son triomphe, qu'en trois jours elle lui
rendra tout ce qu'il a perdu par sa naissance
humaine à Bethléem, qu'elle fera de
lui, Jésus, celui dont le nom est au-dessus
de tout nom... Je le sais bien. Et que ce n'est pas
vrai pour lui, uniquement - que c'est vrai pour
tous ceux qui ont passé par là.
Derrière chaque sacrifice, il y a de la
lumière. Mais avant il n'y a rien, rien que
l'obscurité. La vision de la croix, dans ce
jardin rempli de nuit, dissimule à
Jésus tout le reste, elle l'écrase,
elle pèse sur lui de toute son horreur.
Jésus pleure. De son front coule une sueur
de sang. Voici l'homme, et voici le
sacrifice.
Étant en agonie, poursuit
l'Évangile, Jésus priait plus
instamment. Il est déjà en agonie.
Ce n'est pas seulement quand les soldats
étireront ses membres pour le clouer sur une
croix que l'agonie, celle qui un jour,
frères et soeurs, brisera nos membres
à nous et mouillera notre front de sueur, a
commencé à battre pour lui ses
interminables minutes. C'est là, dans le
jardin, que son agonie, commence. Et j'aime, me
souvenant de quelques mourants chrétiens
dont il m'a été donné
d'approcher, que son agonie ne lui ait
arraché qu'une prière plus instante.
C'est elle, cette prière, qui l'a ceint de
force - elle qui, un moment plus tard, quand il
revient à ses disciples endormis, lui
permettra de leur dire avec tant de
sérénité : « Levez-vous.
L'heure est venue. Celui qui me livre s'approche.
» Le sacrifice est consommé. Ce qui va
suivre n'en sera que l'épanouissement
attendu. Le tumulte sera chez les hommes. Dans le
coeur de Jésus, à part un bref
moment, il n'y aura plus que paix.
C'est sans doute pourquoi, lorsque
surgit pour eux l'heure du sacrifice, les hommes,
instinctivement, regardent à Jésus.
Avant eux tous, il a vécu cela. Il est le
guide qui vous précède sur l'abrupt
chemin de montagne et en qui l'on est sûr. On
peut bien, cramponné à lui,
côtoyer des abîmes. On n'y tombera pas.
Que Dieu donc, s'il le juge à propos, nous
épargne le sacrifice. Mais s'il nous le
demande, oh! qu'il nous donne en même temps
de n'être jamais séparés de
Jésus.
Amen.
Ch. D.
6 Mars 1932.
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