Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA CROIX ET LE SACRIFICE

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Jésus étant né à Bethléem, au temps du roi Hérode...
Matthieu 2 : 1.

Jésus vint en un lieu nommé Gethsémané...
Matthieu 26: 36.


 Je suis de ceux, frères et soeurs, pour qui la joie de Noël est tellement intense, qu'elle va jusqu'à leur cacher, momentanément, la réalité de la croix. Est-ce une faiblesse ? un privilège ? Je n'en sais rien. Je remarque seulement que pour beaucoup d'entre mes frères il n'en est pas ainsi. Avez-vous songé à tous les cantiques de Noël, à toutes les liturgies, à tous les sermons de Noël où la croix apparaît, sinon au centre du tableau, du moins à l'arrière-plan? Jean-Sébastien Bach nous donne ici un exemple typique. Dans son Oratorio de Noël, après le chant si joyeux du début, il ne sait plus que reprendre les thèmes des chorals déjà utilisés dans ses Passions. Ce faisant, il se plie à l'usage. D'après l'usage, l'ombre de la croix du Calvaire doit comme envelopper la crèche de Noël. Ce n'est pas là mon sentiment. Pour moi, Noël est tout lumière et n'est rien que cela. Mais quand le cercle qui se déroule des fêtes de l'année me rapproche du Vendredi-Saint, donc de la croix, - il m'arrive de jeter les regards en arrière, de les reporter aussi loin que me le permet la vie terrestre de mon Sauveur. Un pareil sacrifice, en effet, est trop inattendu, trop merveilleusement étrange. Pour me l'expliquer à moi-même, j'ai besoin de remonter jusqu'à la source, exactement' comme pour m'expliquer le fleuve, à l'endroit où le don royal de ses eaux s'abandonne à la mer, j'ai besoin de remonter jusqu'à cette vallée de montagne perdue où, sous la lumière bleue du glacier en surplomb, ruisselle la nappe de ses premières eaux. Le sacrifice de Jésus ! Oui, certes, c'est à la croix qu'il se consomme. Mais c'est en la pauvre étable de Bethléem qu'il s'inaugure, puisque c'est la que le grand sacrifié s'éveilla à la vie de la terre.

En doutez-vous, frères et soeurs ? Relisez alors cet admirable passage, grand comme une fresque et harmonieux comme un chant, où l'apôtre Paul nous fait voir le Fils de Dieu « s'anéantissant lui-même, prenant la forme d'un serviteur, et se rendant, par obéissance autant que par amour, semblable à un simple homme... » Un homme, qu'est-ce donc ? Dépouillez-vous, pour le comprendre, de tout l'orgueil qui est encore le vôtre, de toutes les idées flatteuses dont vous aimez à vous laisser bercer. Descendez l'homme du piédestal où les hommes l'ont mis. Regardez-le, non pas tel que l'ont chanté les poètes, ou tel que les moralistes l'ont imaginé pour mieux pouvoir y accrocher les oripeaux de leurs vertus. Regardez-le dans sa réalité. Non pas, encore une fois, l'homme en général, l'homme de tous les temps et de tous les pays. Mais l'homme que vous révèle, à l'heure où va s'achever ce premier tiers de notre XXe siècle, le temps où nous vivons, - ce temps où la cupidité de ceux qui possèdent n'a d'égale que la convoitise haineuse de ceux qui n'ont rien, - où les disciplines qui maintenaient la vie de notre monde craquent et se fissurent de toutes parts, où l'on parle de paix sous le grondement des canons de Changhaï, - ou chaque individu, chaque famille, chaque peuple réclame ses droits, sans qu'un seul consente à se mettre réellement en face de ses devoirs.
Le voilà, l'homme, ce mélange confus d'impuissance et de désirs, de savoir et de monstrueuse ignorance, incapable aussi bien de réaliser ce qu'il veut que d'éviter ce qu'il ne veut pas, - l'homme d'aujourd'hui, ni 'meilleur ni pire que ce qu'il était hier, au temps du roi Hérode... Et c'est pour devenir cela rien que cela, que le Seigneur à tout sacrifié de ce qu'il avait près de Dieu !... Lorsque nous nous disons à nous-mêmes ou que nous disons à quelqu'un : « Sois un homme! », c'est tout un idéal fait de vaillance, de noblesse, de joyeuse virilité que nous enfermons dans ce mot. Mais quand le Fils de Dieu entendit son Père lui dire : « Sois un homme », quand Dieu lui proposa de tout abandonner pour devenir si peu,... ah ! quelle déchéance ! Et Jésus naquit à Bethléem.

Le sacrifice de la croix était déjà contenu dans ce premier sacrifice. J'ai pu n'y pas songer quand, les mains remplies de ses dons, Noël est revenu vers moi. L'étoile, dans le ciel, m'a caché les ténèbres de la neuvième heure, - les vieux chants naïfs des bergers ont étouffé pour moi le : « Crucifie! crucifie! » poussé par tout un peuple. J'ai vu les Rois et leurs trésors offerts - et cette vision chassa de mon esprit celle des hommages dérisoires que les soldats, plus tard, rendirent à Jésus : « Nous te saluons, roi des Juifs! » Pourtant, je le comprends maintenant où l'ombre de la croix se rapproche, ceci appelait cela. L'humanité, sans doute, est bien fille de Dieu, mais c'est une fille rebelle qui n'accueille pas en son sein ceux qui viennent au nom du Seigneur. Toutes les autres ressemblances, toutes les autres communions qu'ils peuvent avoir avec ses autres fils, elle les tient pour rien là où manque la communion dans le mal, la ressemblance hideuse d'un pécheur avec d'autres pécheurs. On dit de certains enfants dont le berceau ou dont le petit lit est tout près de la tombe : « Ils étaient trop purs pour vivre »... Jésus aussi était trop pur. «Tu es homme, Jésus... mais de quelle façon ? Par en haut, par tout ce qui met parfois de la lumière sur le front de quelques-uns parmi mes fils ? Ça m'est égal, ricane l'humanité. Mais l'es-tu par en bas, les rejoins-tu en cette fange où ils croupissent? Non? Alors, va-t-en!... » L'humanité fut toujours une tueuse de prophètes.
Il était presque inévitable qu'elle crucifiât son Dieu.

Ce sacrifice, Jésus l'a vu venir. Certes, du secret de sa vie intérieure, avant son ministère, les Évangiles ne nous livrent presque rien. Mais ce n'est pas, je pense, pour obéir à une simple fantaisie, qu'un peintre nous l'a montré, Jésus, jeune apprenti dans l'atelier de Nazareth et, au-dessus des blonds copeaux qui s'amoncellent, un rayon de soleil pose contre le mur l'ombre de la fenêtre, une ombre en forme de croix. Jésus, a plus d'une reprise, dut penser à la croix. Peut-être, lorsqu'il fut témoin de ce grand frisson qui s'empara des coeurs à la première révélation de son message, la pensée le traversa-t-elle que la croix pourrait être évitée, C'était le doux printemps galiléen. Le lac était paisible, la terre avait revêtu son manteau d'anémones, et sous le soleil, leurs corolles sanglantes resplendissaient comme jamais ne fit Salomon dans toute sa gloire. Confiants en la main qui les nourrit, les oiseaux du ciel volaient librement. Et Jésus disait les Béatitudes... Leur dernière note, il est vrai, semble se briser douloureusement : «Heureux serez-vous lorsqu'on vous outragera, qu'on vous persécutera et qu'on dira faussement de vous toute sorte de mal à cause de moi... » Mais non, la joie est trop forte, elle afflue en Jésus de partout, de Dieu, de son propre coeur et de toutes les créatures. Il faut qu'elle reprenne le dessus : « Réjouissez-vous alors, conclut-il, et soyez dans l'allégresse... ! » Mais les jours passent. Voici les premières difficultés, l'incompréhension des uns, la résistance des autres, - et l'ironie, par-dessus tout, des gens qui se croient supérieurs. On dirait d'un orage qui s'accumule et monte, après un pur matin d'été. Ce n'est rien d'abord. Un nuage. Mais ce nuage grandit, il envahit tout un côté de l'horizon, celui, précisément, vers lequel on marche. Bientôt il tiendra tout le ciel. Et un moment vient où Jésus se sent pressé de confier à ses plus proches ce qui maintenant est certitude en lui.

C'était sur le territoire de Césarée de Philippes. La, dans ce lieu retiré, il s'est enquis de ce que les hommes pouvaient penser à son propos. Puis, lorsque ses disciples lui eurent répondu : « Les uns disent que tu es Élie, ou Jérémie, ou l'un des prophètes... » la question a Jailli de son coeur, directe, précise, mais que nous devinons, n'est-ce pas? malgré son apparente brusquerie, toute vibrante d'une émotion contenue : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Et Pierre a répondu : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant. » Alors, Jésus commença à leur révéler qu'il fallait qu'il se rendît à Jérusalem, qu'il souffrît beaucoup de la part des sacrificateurs et des scribes, qu'il fût mis à mort... Chose étrange! il ne leur parle pas de la croix pour lui. Mais elle occupe tellement bien sa pensée que, voulant, à ce moment-là, montrer les conditions sans lesquelles on ne peut être son disciple : « si quelqu'un veut venir après moi, ajouta-t-il, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix... » Ne vous y trompez pas ! Jésus a bien voulu, en ce tournant de son ministère, associer au sacrifice qui va lui être demandé, le sacrifice de tous ceux qui l'aimeront assez pour en accepter un pareil. Il abandonne ici et il exige qu'avec lui nous l'abandonnions tout le trésor de l'espérance humaine. Le sacrifice est une mort, Jésus, vers cette mort, a fait un pas de plus. À Bethléem, il avait accepté une chair mortelle. À Césarée de Philippes, il accepte de la porter lui-même où elle doit mourir. Que reste-t-il encore? un dernier nom a prononcer - après quoi il n'y aura plus rien, rien que la croix dans son dépouillement total, dans son abandon et dans sa pauvreté atroce... un dernier nom : Gethsémané.




Gethsémané, jardin du sacrifice. Notre présomption va-t-elle nous y entraîner sur les pas de celui qui y entre pour y livrer ce long, ce douloureux combat ? Prenons garde : auprès du sacrifice de Jésus, que sont bien trop souvent les nôtres? Mais si vraiment ce qui nous est demandé dépasse nos humaines forces, - si sa seule pensée fait lever en nos coeurs une tempête d'épouvante, - si quelque chose en nous s'écrie : « Non, non, c'est impossible, Dieu ne peut pas me demander cela! » - si, enfin, il s'agit de mourir, car il est des êtres et des choses qui ne peuvent nous être enlevés sans que nous connaissions une sorte de mort, alors, n'hésitons plus, qu'aucun respect, qu'aucune adoration ne nous retienne sur le seuil entre tous sacré, suivons celui qui nous y invite et qui, à l'heure où la croix se dressait devant lui, songea aux humbles croix que nous portons, nous, ses frères, les hommes.

Jésus est seul à Gethsémané. Du groupe inquiet de ses disciples, il en détache trois, Pierre, Jacques et Jean, les trois intimes. Il fait encore quelques pas avec eux, puis il leur dit: «Restez ici. » Et sous la voûte légère des oliviers, seul, il s'en va... L'homme est toujours seul quand il se sacrifie. Les autres - ceux qui sont ses compagnons de route - il les laisse très vite, à l'entrée du jardin. Ses intimes, ses proches, peuvent bien, près de lui, faire encore quelques pas de plus. Mais un moment vient où il doit les laisser, eux aussi. « Veillez avec moi, leur dit-il. Ayez pour moi cette pitié de veiller et de prier sans comprendre. je ne puis pas vous expliquer. Ce qui va se passer, je dois le subir, moi, tout seul. » Et il les quitte. Tout sacrifice est une mort. Si proches de nous que soient nos plus proches, ils ne peuvent jamais mourir avec nous...
Maintenant, la nuit, le silence.

On s'est imaginé d'avance ce moment. On s'est dit : « S'il m'arrive jamais un pareil malheur, comment, pour le supporter, m'y prendrai-je ? » Mais imaginer le combat, c'est une chose. Le mener, c'est une autre chose. Et l'éternelle prière s'élève alors de notre coeur : «Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi... » Rien ne répond. Tout autour, c'est la nuit. La nuit et le silence. Seule, s'obstine notre voix : « S'il est possible... s'il est possible... » Oh! pauvre, voix perdue, mains jointes de notre désespoir qui frappent sans se lasser la porte hermétiquement close du ciel !

Jésus retourne vers ses disciples et il les trouve endormis... Il arrive parfois que, brisés par une telle lutte, nous cherchions du secours du côté des hommes. Mais de même qu'ils n'ont pas pu nous suivre, de même, quand nous les rejoignons, ils ne comprennent pas. Ils ont cette paix qui nous manque, et, voudraient-ils nous la donner qu'ils ne le pourraient pas. Ce n'est pas de leur faute. Allons, il s'en faut retourner, il faut combattre seul !

Seul ? Non, car dans ce même temps où nous expérimentons l'impuissance des hommes à nous aider, l'ange de Dieu, parfois, vole à notre secours. « Un ange vint, dit l'Évangile, pour le réconforter. » Un ange vint... Certes, ce qui nous soutient, en des moments pareils, est aussi furtif, aussi insaisissable qu'un ange : le sourire d'un petit enfant, un beau verset qui nous revient à la mémoire, un rayon de soleil, un chant d'oiseau ... oh ! bénis soient ces messagers de Dieu qui viennent à nous, ainsi, jusqu'au fond de l'abîme, et qui, comme portés par d'invisibles ailes, nous donnent le réconfort que nul ne peut plus nous donner.

Jésus pleure. Du front de Jésus coule une sueur de sang... Qu'il est humain! Jamais, je le crois bien, il ne le fut davantage. Naître, sous un ciel d'Orient tout palpitant d'étoiles, grandir, travailler, aimer, puis s'en aller, un jour, le long des routes, mangeant le pain de l'aventure et se désaltérant à la fraîcheur des fontaines, - s'en aller comme un vagabond mais qui serait partout chez lui, comme un mendiant mais qui distribuerait de princières aumônes, - sourire aux enfants, tendre la main à ceux qui pleurent, pleurer un être cher qu'on s'apprête à leur rendre, - n'est-ce pas, c'est être homme, cela! Et qu'il ait fallu, pour cela, consentir bien des sacrifices, je le veux, mais, voyons, cela n'en valait-il pas la peine ? N'avait-il pas trouvé des frères et des soeurs celui qui, derrière lui, avait laissé les siens, - des maisons, lui qui avait abandonné la sienne, - d'autres joies encore, celui qui avait renoncé aux plus légitimes d'entre toutes les joies ? Mais si vous voulez voir l'homme, venez ! Contemplez-le devant ce dernier sacrifice. Là, plus de compensation, plus de récompense. Et ne me dites pas qu'il en aura, plus tard, que cette croix sera son triomphe, qu'en trois jours elle lui rendra tout ce qu'il a perdu par sa naissance humaine à Bethléem, qu'elle fera de lui, Jésus, celui dont le nom est au-dessus de tout nom... Je le sais bien. Et que ce n'est pas vrai pour lui, uniquement - que c'est vrai pour tous ceux qui ont passé par là. Derrière chaque sacrifice, il y a de la lumière. Mais avant il n'y a rien, rien que l'obscurité. La vision de la croix, dans ce jardin rempli de nuit, dissimule à Jésus tout le reste, elle l'écrase, elle pèse sur lui de toute son horreur. Jésus pleure. De son front coule une sueur de sang. Voici l'homme, et voici le sacrifice.

Étant en agonie, poursuit l'Évangile, Jésus priait plus instamment. Il est déjà en agonie.
Ce n'est pas seulement quand les soldats étireront ses membres pour le clouer sur une croix que l'agonie, celle qui un jour, frères et soeurs, brisera nos membres à nous et mouillera notre front de sueur, a commencé à battre pour lui ses interminables minutes. C'est là, dans le jardin, que son agonie, commence. Et j'aime, me souvenant de quelques mourants chrétiens dont il m'a été donné d'approcher, que son agonie ne lui ait arraché qu'une prière plus instante. C'est elle, cette prière, qui l'a ceint de force - elle qui, un moment plus tard, quand il revient à ses disciples endormis, lui permettra de leur dire avec tant de sérénité : « Levez-vous. L'heure est venue. Celui qui me livre s'approche. » Le sacrifice est consommé. Ce qui va suivre n'en sera que l'épanouissement attendu. Le tumulte sera chez les hommes. Dans le coeur de Jésus, à part un bref moment, il n'y aura plus que paix.

C'est sans doute pourquoi, lorsque surgit pour eux l'heure du sacrifice, les hommes, instinctivement, regardent à Jésus. Avant eux tous, il a vécu cela. Il est le guide qui vous précède sur l'abrupt chemin de montagne et en qui l'on est sûr. On peut bien, cramponné à lui, côtoyer des abîmes. On n'y tombera pas. Que Dieu donc, s'il le juge à propos, nous épargne le sacrifice. Mais s'il nous le demande, oh! qu'il nous donne en même temps de n'être jamais séparés de Jésus.

Amen.

Ch. D.

6 Mars 1932.

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