Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA CROIX ET L'AMOUR

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À ceci nous avons connu l'amour, c'est qu'il a donné sa vie pour nous.
1 Jean 3 : 16.


Prolongeons ce matin notre méditation au pied de la croix!
Elle nous a dit, cette croix, le péché de l'homme, notre péché.
Elle nous a montré la victoire suprême et définitive de Jésus sur le péché, et nous avons contemplé l'obéissance absolue, jusqu'à la mort - et quelle mort ! - de celui qui priait en Gethsémané: « Que ta volonté soit faite et non pas la mienne! »

Mais la croix nous dit plus encore, car ce n'est pas seulement par obéissance que Jésus est allé à la mort; son sacrifice n'est pas seulement le fait d'une volonté tendue stoïquement vers le but voulu de Dieu; cette obéissance s'éclaire et se transfigure d'une clarté plus douce, elle s'épanouit en amour, elle procède de l'amour, elle est toute faite d'amour. « A ceci nous avons connu l'amour, dit l'apôtre, c'est qu'il a donné sa vie pour nous ! »
La croix! voila bien la grande révélation de l'amour. « C'est la croix, déclarait Adolphe Monod, qui a donné l'amour au monde! »
Et n'est-ce point là ce que les âmes ont toujours saisi dans la croix ou plutôt n'est-ce pas là ce par quoi la croix les a saisies? D'où qu'elles viennent, ces âmes, et par quelque chemin qu'elles s'approchent du Crucifié, ce qui les prend, ce qui les conquiert, ce qui les courbe et les relève en fin de compte, c'est l'amour, l'amour qui trouve au Calvaire sa plus pure et sa plus saisissante expression, l'amour que Jésus a su mettre dans cet acte suprême et qui, dès lors, rayonne sur le monde, l'amour de celui qui «est venu chercher et sauver ce qui était perdu! »

Voulant introduire le récit de la Passion, saint Jean nous livre dès les premiers moula clef, si l'on peut dire, de toute cette douloureuse histoire : « Comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, nous dit-il de Jésus, il les aima jusqu'à la fin! » ou, comme on peut traduire encore : «il les aima d'un suprême amour, » et la parole de notre texte est de lui, l'apôtre qui, au cours du dernier souper, s'était penché sur le coeur de Jésus et en avait pressenti la profondeur: « A ceci nous avons connu l'amour, c'est qu'il a donné sa vie pour nous ! »

L'amour ! L'amour du Christ donnant sa vie, c'est la ce que chante aussi saint Paul, rejoignant saint Jean sur les sommets ; et son hymne de joie se termine en balbutiements devant la longueur, la hauteur et la profondeur d'abîme de cet amour sans fond.
Et c'est la ce que chantent toutes les âmes sauvées, toutes celles qui ont trouvé dans cet amour de Jésus une raison de vivre et le sens même de la vie; c'est là ce qui nous arrache le cri tragique et joyeux tout ensemble, ou gémit toute notre détresse, mais où tressaille toute notre allégresse : Ave crux, spes unica! Sois bénie, 0 croix, notre unique espérance ! »
À ceci nous avons connu l'amour... » Mais l'amour, alors, nous ne le connaissions pas avant la croix?

Sans doute, il y avait eu auparavant des dévouements héroïques, des sacrifices volontairement acceptés, au nom de l'amitié, de la famille ou de la patrie; mais où trouver l'amour absolu, l'amour sans égoïsme, l'amour dont aucune ombre de péché ne ternisse la flamme? Nous le disions, c'est Jésus qui est unique, car Jésus seul est saint; et ce seul fait change toute la perspective. Lui, il aurait pu s'isoler dans sa sainteté, se désolidariser de nous pécheurs, il en aurait eu le droit. Et c'est lui qui accepte, au contraire, toutes les conséquences du péché, lui qui était sans péché! En vérité, il y a là quelque chose de paradoxal, et c'est dans ce paradoxe même qu'éclate la profondeur de cet amour unique. L'amour est d'autant plus grand qu'il descend de plus haut et s'abaisse davantage. Or quel amour pourrait descendre de plus haut et s'abaisser plus bas que l'amour de Jésus? C'est l'amour qui descend des sommets de la sainteté pour s'abaisser jusqu'au fond de l'abîme ou agonisent les pécheurs, l'amour qui descend des cimes sereines de la communion avec Dieu pour partager nos solidarités humaines, l'amour qui descend du ciel sur la terre !
Mais encore, cet amour de Jésus, ne le connaissions-nous pas avant la croix? Ne le connaîtrions-nous pas sans elle?

Jésus, nous l'avions vu se pencher sur les lépreux, les toucher de ses mains et les guérir; nous l'avions vu arracher à ses accusateurs la femme adultère, relever d'un mot de pardon la pécheresse, rendre le mouvement aux paralytiques et la vue aux aveugles. Au soir de la tempête, il apaise l'âme tumultueuse de ses disciples; avec une affectueuse sollicitude, il les instruit, il les prépare à leur mission apostolique, il les fortifie en face des tentations et les prémunit contre les dangers. Il pleure sur le tombeau de Lazare, et les Juifs s'écrient: « Voyez comme il l'aimait! » et il pleure encore sur Jérusalem, la ville qui tue les prophètes et dont le tragique destin bientôt sera consommé. Dans ses actes, dans ses paroles, il met tout son amour, et se donne lui-même. Cet amour, nous le sentons dans chacune de ses prières, dans chacun de ses appels, dans chacun de ses soupirs, dans chacune de ses larmes, dans chacun, pourrait-on dire, des battements de son coeur. Mais sa vie n'aurait pas suffi à nous révéler l'amour, il y fallait ce point d'incandescence qu'est la croix et qui donne à cet amour son rayonnement unique. Dans cet acte suprême il condense comme en un faisceau éblouissant l'amour épars de sa vie entière, l'amour diffus de ses journées et de ses nuits, de ses paroles et de ses gestes. La croix, il la sent liée mystérieusement à la venue du Royaume et au salut du monde ; il y voit sa suprême prédication et son suprême appel; il pressent que seule elle pourra briser les coeurs les plus rebelles et gagner encore ceux que ses paroles n'auront point touchés. « Quand j'aurai été élevé de la terre, disait-il, j'attirerai tous les hommes à moi! » et c'est par amour pour cette humanité qu'il veut attirer à lui, et, par lui, ramener au Père, c'est par amour qu'il accepte la croix. Et la croix fait à jamais rayonner cet amour sur le monde. « Ce n'est pas tant, disait Vinet, l'Évangile qui nous a conservé la croix que la croix qui nous a conservé l'Évangile. »

Et de fait, sans la croix il n'y aurait pas d'Évangile, car la croix, c'est l'amour, et l'Évangile sans l'amour, sans cet amour-là, ce ne serait pas l'Évangile.
« À ceci, nous avons connu l'amour, c'est qu'il a donné sa vie pour nous! »

Nous avons connu l'amour!
L'amour de Jésus, mais aussi... celui de Dieu, dont l'amour de Jésus était comme le reflet. Ne disait-il pas lui-même: « Celui qui m'a vu a vu le Père? »
Dans l'unité spirituelle vivante de leur communion jamais interrompue, le Père et le Fils ne sont qu'un. Et si Jésus nous a aimés jusqu'à la mort et la mort de la croix, c'est donc que Dieu aussi, Dieu lui-même, nous aime du même amour dont Jésus nous a aimés.
« L'amour de Dieu, manifesté en Jésus-Christ, » selon le mot de saint Paul, saisi à travers l'amour du Christ, à travers la croix du Christ, voila la grande vision de la foi!

Il arrive que l'on se scandalise du silence de Dieu pendant que se déroule la sombre tragédie du Calvaire, silence qui peut apparaître même comme une véritable absence de Dieu. Pourquoi laisse-t-il se perpétrer ce crime? Pourquoi se cache-t-il en face de ce suprême déchaînement de mal et de haine? S'il n'intervient pas en ce point culminant de l'histoire et du péché, n'est-ce pas, alors, qu'il n'intervient jamais? Assiste-t-il indifférent à la mort de son Fils? Sur le Calvaire, on voit bien les acteurs du drame, et les bourreaux et la victime, mais Dieu? Où donc est Dieu?
C'était ce que clamaient les Juifs « Il se confie en Dieu! Que Dieu le délivre maintenant ! » Mais Dieu semblait n'entendre ni les prières, ni les blasphèmes.

Et cependant, « Dieu était en Christ ! » Voila l'affirmation souveraine et triomphante de la foi en face de ce silence et de cette absence apparente de Dieu, Dieu était en Christ! Et à travers l'amour du Christ, c'est l'amour de Dieu que je finis par contempler. Cet amour du Fils qui donne sa vie, c'est l'image de l'amour du Père qui l'inspire; cette agonie du Fils, c'est l'image de la souffrance même du Père, de la souffrance de son coeur paternel que brise le péché de ses enfants rebelles. Et s'il n'intervient pas, s'il laisse se consommer le crime, c'est qu'il veut sauver et non briser.

Le Père, le Fils ! ils sont unis au Calvaire en un même amour pour les hommes, en une même douleur, en une même et tenace volonté de sauver, en un même dessein rédempteur: Dieu était en Christ.

Et c'est bien là, en face de cette croix, que nous avons connu l'amour.

Jamais les fleurs des champs, ou la beauté du ciel, jamais la nature ne nous eût dit l'amour de Dieu comme cette croix ! Car combien elle peut être indifférente, ou hostile ou cruelle, cette nature ! Non! pour que nous connaissions vraiment le coeur de Dieu, l'amour de Dieu, il fallait un coeur d'homme pour nous le révéler, et l'amour d'un coeur d'homme, et toute la souffrance et l'agonie d'un grand coeur palpitant, le coeur de Jésus ! Il fallait la croix et l'amour de la croix. Jusque-là nous ne connaissions pas vraiment l'amour du Père, nous ne savions pas jusqu'où pouvait aller cet amour, jusqu'à quel abîme de sacrifice.

Maintenant, nous savons! Dieu était en Christ, Dieu nous aimait en Christ, Dieu nous sauvait en Christ...
La croix qui me condamnait devient des lors mon salut, mon unique espérance!
Car, à l'heure où, effondré au pied de la croix, je demande grâce, l'amour de Dieu, manifesté en Jésus-Christ, descend sur moi, il me relève, il me redresse, il me parle de miséricorde et de pardon, et fait de moi un homme nouveau.
Et c'est tout ce qu'il suffit de comprendre. Toutes les théologies ici ne sont que balbutiement. Peut-être est-il arrivé qu'on nous ait comme voilé la croix avec des systèmes et des explications, qu'on ait dressé comme un mur entre elle et notre âme, qu'on ait troublé notre conscience et notre coeur au lieu de les laisser s'épanouir dans la grande lumière de l'amour divin.

Ah! laissons de côté tout ce qui obscurcirait pour nous cette lumière, ne voyons que cet amour, ne comprenons que cet amour, ou plutôt, sans pouvoir le comprendre, laissons-nous conquérir par lui, embraser par lui. Écoutons les paroles de la Sainte-Cène, ces mots qui chantent à jamais dans toutes les âmes chrétiennes : « Mon corps rompu pour vous, mon sang versé pour vous! » Pour vous! c'est le don sans réserve, le don de l'amour. Et dans notre âme, que ce soit comme un hymne de joie, qui fasse écho aux paroles du Sauveur:
« Oui, c'est pour moi, je le crois et j'adore. » 0 profondeur insondable d'abîme, ô mystère de cet amour qui dépasse toute connaissance!

Seulement, mes frères, cet amour est un amour rédempteur; c'est l'amour d'un Dieu Saint, qui veut la sainteté de ses créatures, et qui pour atteindre ce but ne recule devant aucun sacrifice. Ah! non, il ne s'agit pas ici d'un amour idyllique et qui serait démoralisant, qui accepterait l'homme tel qu'il est, et passerait l'éponge sans que rien soit changé. La croix nous dit, au contraire, tout le tragique et tout le sérieux de l'amour de Dieu, d'un Dieu qui veut nous sauver.

Mais qu'est-ce qu'être sauvé?

Le péché, disions-nous, c'est l'homme se mettant avant Dieu et au-dessus de Dieu et bâtissant sa vie autour de ce centre : son moi divinisé.
Le salut, ce sera donc bien plus et bien autre chose que le pardon, le salut, ce sera une véritable révolution intérieure qui déplacera le centre de nos affections, de nos intérêts, de notre vie; ce sera une reconstruction spirituelle de notre être intime, une organisation nouvelle des éléments de notre personnalité autour d'un point de convergence nouveau. Le salut, ce sera Dieu au centre, Dieu avant tout et au-dessus de tout. « Que ta volonté soit faite et non pas la mienne! » Voila, pourrait-on dire, la formule même du salut, lorsque c'est l'attitude de la vie.

Mais quelle puissance au monde sera capable de nous arracher ainsi à nous-mêmes et à notre égoïsme et de nous reconstruire, de nous sauver?
Il n'y en a qu'une, c'est l'amour, l'amour de Dieu en Christ, l'amour révélé au Calvaire.

À l'heure où je me sens, de par la révélation du péché qu'est la croix, le plus misérable et le plus abandonné, voila qu'en même temps, je me vois, je me sais aimé d'un amour infini. Et être aimé, aimé de Dieu, c'est reprendre conscience de sa dignité d'enfant, c'est ne plus désespérer de soi-même, c'est entrevoir des horizons nouveaux, des possibilités de résurrection spirituelle.

Ce que la vision du péché était insuffisante a à faire, l'amour le fait: il désagrège les vieilles synthèses mauvaises et têtues, les vieilles pétrifications de l'être dans l'égoïsme et la sensualité, et introduit en nous un principe nouveau qui pourra devenir le centre d'une vie renouvelée.

Un jour, ou plutôt une nuit, Mathilda Wrede, l'amie des prisonniers, devait gagner un bureau de poste très éloigné pour expédier une forte somme d'argent. Un ancien prisonnier à la mine inquiétante conduisait sa voiture. Le chemin traversait une épaisse forêt; ils avançaient dans les ténèbres passant sous de hauts sapins ; l'impressionnant silence de la solitude n'était troublé que par le bruit cadencé des sabots du cheval. Tout à coup le cocher lui demanda: « Est-ce vrai que vous avez sur vous une grosse somme d'argent? - Oui, répondit-elle avec beaucoup de calme. - Alors, fit l'homme, c'est étonnant que vous ayez voulu traverser la forêt toute seule avec moi! Vous savez pourtant quel bandit j'ai été ! Vous n'avez pas peur de moi? - Non, pas le moins du monde... je sais que je puis avoir confiance en vous. - Est-ce bien possible? interrogea-t-il tout tremblant. Vous avez confiance en moi ! - Oui, absolument confiance ! » Alors, dans le silence de la nuit, des sanglots éclatèrent. Son conducteur répétait à travers ses larmes : «Elle a confiance en moi! Elle a confiance en moi! Oh! oui, je veux devenir meilleur. Que Dieu m'y aide! »

Si l'amour d'une chrétienne peut accomplir de tels miracles, que dire de l'amour de Dieu, l'amour de la croix?
Ainsi notre méditation se poursuit au Calvaire; et tandis que le ciel s'obscurcit et que les ténèbres descendent sur la terre, une clarté s'allume en notre âme qu'aucune tempête ne saurait désormais éteindre : Dieu nous aime en dépit de tout, Dieu nous veut à lui, et pour lui. Il nous ouvre ses bras. Il nous attend. Il nous appelle, et rien au monde ne saurait nous séparer de son amour.

Oh ! si cet amour était pour nous une réalité, la réalité suprême! Non pas des mots que l'on répète, une vague espérance dont on se berce, une chanson qui vous endort, si c'était vraiment la lumière de notre âme, l'atmosphère que nous respirons, la certitude sur laquelle nous édifions notre vie!
Alors, tout serait changé, éclaire, transfiguré, la joie et la souffrance, le labeur et le repos, la vie et la mort. Nous serions renouvelés dans les profondeurs ; plus de solitude, plus de crainte, plus de désespoir, et plus d'égoïsme, plus de haine, plus d'amertume! L'amour de Dieu ferait épanouir en nous les fleurs divines de la joie, de la consécration, du sacrifice, comme sur les champs glacés de l'hiver le soleil de Dieu fait épanouir la flore somptueuse du printemps.

Dieu nous aime! C'est la bonne nouvelle, c'est l'Évangile tout entier, l'Évangile de la croix! Ouvrons notre âme à cet amour, et après avoir contemplé la croix, où le Christ nous a dit : « Voila ce que j'ai fait pour toi ! » écoutons-le nous dire encore : «Toi, qu'as-tu fait pour moi? Que veux-tu, que vas-tu faire pour moi? »

Amen.

J.-D. B.

28 Février 1932.

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