À ceci nous avons connu l'amour,
c'est qu'il a donné sa vie pour
nous. |
Prolongeons ce matin notre méditation au
pied de la croix!
Elle nous a dit, cette croix, le
péché de l'homme, notre
péché.
Elle nous a montré la victoire
suprême et définitive de Jésus
sur le péché, et nous avons
contemplé l'obéissance absolue,
jusqu'à la mort - et quelle mort ! - de
celui qui priait en Gethsémané:
« Que ta volonté soit faite et non pas
la mienne! »
Mais la croix nous dit plus encore, car
ce n'est pas seulement par obéissance que
Jésus est allé à la mort; son
sacrifice n'est pas seulement le fait d'une
volonté tendue stoïquement vers le but
voulu de Dieu; cette obéissance
s'éclaire et se transfigure d'une
clarté plus douce, elle s'épanouit en
amour, elle procède de
l'amour, elle est toute faite d'amour. « A
ceci nous avons connu l'amour, dit l'apôtre,
c'est qu'il a donné sa vie pour nous !
»
La croix! voila bien la grande
révélation de l'amour. « C'est
la croix, déclarait Adolphe Monod, qui a
donné l'amour au monde! »
Et n'est-ce point là ce que les
âmes ont toujours saisi dans la croix ou
plutôt n'est-ce pas là ce par quoi la
croix les a saisies? D'où qu'elles viennent,
ces âmes, et par quelque chemin qu'elles
s'approchent du Crucifié, ce qui les prend,
ce qui les conquiert, ce qui les courbe et les
relève en fin de compte, c'est l'amour,
l'amour qui trouve au Calvaire sa plus pure et sa
plus saisissante expression, l'amour que
Jésus a su mettre dans cet acte
suprême et qui, dès lors, rayonne sur
le monde, l'amour de celui qui «est venu
chercher et sauver ce qui était perdu!
»
Voulant introduire le récit de la
Passion, saint Jean nous livre dès les
premiers moula clef, si l'on peut dire, de toute
cette douloureuse histoire : « Comme il avait
aimé les siens qui étaient dans le
monde, nous dit-il de Jésus, il les aima
jusqu'à la fin! » ou, comme on peut
traduire encore : «il les aima d'un
suprême amour, » et la
parole de notre texte est de lui, l'apôtre
qui, au cours du dernier souper, s'était
penché sur le coeur de Jésus et en
avait pressenti la profondeur: « A ceci nous
avons connu l'amour, c'est qu'il a donné sa
vie pour nous ! »
L'amour ! L'amour du Christ donnant sa
vie, c'est la ce que chante aussi saint Paul,
rejoignant saint Jean sur les sommets ; et son
hymne de joie se termine en balbutiements devant la
longueur, la hauteur et la profondeur d'abîme
de cet amour sans fond.
Et c'est la ce que chantent toutes les
âmes sauvées, toutes celles qui ont
trouvé dans cet amour de Jésus une
raison de vivre et le sens même de la vie;
c'est là ce qui nous arrache le cri tragique
et joyeux tout ensemble, ou gémit toute
notre détresse, mais où tressaille
toute notre allégresse : Ave crux, spes
unica! Sois bénie, 0 croix, notre unique
espérance ! »
À ceci nous avons connu
l'amour... » Mais l'amour, alors, nous ne le
connaissions pas avant la croix?
Sans doute, il y avait eu auparavant des
dévouements héroïques, des
sacrifices volontairement acceptés, au nom
de l'amitié, de la famille ou de la patrie;
mais où trouver l'amour absolu, l'amour sans
égoïsme, l'amour dont aucune ombre de
péché ne ternisse la flamme? Nous le
disions, c'est Jésus qui est unique, car
Jésus seul est saint; et ce seul fait change
toute la perspective. Lui, il aurait pu s'isoler
dans sa sainteté, se désolidariser de
nous pécheurs, il en aurait eu le droit. Et
c'est lui qui accepte, au contraire, toutes les
conséquences du péché, lui qui
était sans péché! En
vérité, il y a là quelque
chose de paradoxal, et c'est dans ce paradoxe
même qu'éclate la profondeur de cet
amour unique. L'amour est d'autant plus grand qu'il
descend de plus haut et s'abaisse davantage. Or
quel amour pourrait descendre de plus haut et
s'abaisser plus bas que l'amour de Jésus?
C'est l'amour qui descend des sommets de la
sainteté pour s'abaisser jusqu'au fond de
l'abîme ou agonisent les pécheurs,
l'amour qui descend des cimes sereines de la
communion avec Dieu pour partager nos
solidarités humaines, l'amour qui descend du
ciel sur la terre !
Mais encore, cet amour de Jésus,
ne le connaissions-nous pas avant la croix? Ne le
connaîtrions-nous pas sans elle?
Jésus, nous l'avions vu se
pencher sur les lépreux, les toucher de ses
mains et les guérir; nous l'avions vu
arracher à ses accusateurs la femme
adultère, relever d'un mot de pardon la
pécheresse, rendre le mouvement aux
paralytiques et la vue aux aveugles. Au soir de la
tempête, il apaise l'âme tumultueuse de
ses disciples; avec une affectueuse sollicitude, il
les instruit, il les prépare à leur
mission apostolique, il les fortifie en face des
tentations et les prémunit contre les
dangers. Il pleure sur le tombeau de Lazare, et les
Juifs s'écrient: « Voyez comme il
l'aimait! » et il pleure encore sur
Jérusalem, la ville qui tue les
prophètes et dont le tragique destin
bientôt sera consommé. Dans ses actes,
dans ses paroles, il met tout son amour, et se
donne lui-même. Cet amour, nous le sentons
dans chacune de ses prières, dans chacun de
ses appels, dans chacun de ses soupirs, dans
chacune de ses larmes, dans chacun, pourrait-on
dire, des battements de son coeur. Mais sa vie
n'aurait pas suffi à nous
révéler l'amour, il y fallait ce
point d'incandescence qu'est la
croix et qui donne à cet amour son
rayonnement unique. Dans cet acte suprême il
condense comme en un faisceau éblouissant
l'amour épars de sa vie entière,
l'amour diffus de ses journées et de ses
nuits, de ses paroles et de ses gestes. La croix,
il la sent liée mystérieusement
à la venue du Royaume et au salut du monde ;
il y voit sa suprême prédication et
son suprême appel; il pressent que seule elle
pourra briser les coeurs les plus rebelles et
gagner encore ceux que ses paroles n'auront point
touchés. « Quand j'aurai
été élevé de la terre,
disait-il, j'attirerai tous les hommes à
moi! » et c'est par amour pour cette
humanité qu'il veut attirer à lui,
et, par lui, ramener au Père, c'est par
amour qu'il accepte la croix. Et la croix fait
à jamais rayonner cet amour sur le monde.
« Ce n'est pas tant, disait Vinet,
l'Évangile qui nous a conservé la
croix que la croix qui nous a conservé
l'Évangile. »
Et de fait, sans la croix il n'y aurait
pas d'Évangile, car la croix, c'est l'amour,
et l'Évangile sans l'amour, sans cet
amour-là, ce ne serait pas
l'Évangile.
« À ceci, nous avons connu
l'amour, c'est qu'il a donné sa vie pour
nous! »
Nous avons connu l'amour!
L'amour de Jésus, mais aussi...
celui de Dieu, dont l'amour de Jésus
était comme le reflet. Ne disait-il pas
lui-même: « Celui qui m'a vu a vu le
Père? »
Dans l'unité spirituelle vivante
de leur communion jamais interrompue, le
Père et le Fils ne sont qu'un. Et si
Jésus nous a aimés jusqu'à la
mort et la mort de la croix, c'est donc que Dieu
aussi, Dieu lui-même, nous aime du même
amour dont Jésus nous a
aimés.
« L'amour de Dieu, manifesté
en Jésus-Christ, » selon le mot de
saint Paul, saisi à travers l'amour du
Christ, à travers la croix du Christ, voila
la grande vision de la foi!
Il arrive que l'on se scandalise du
silence de Dieu pendant que se déroule la
sombre tragédie du Calvaire, silence qui
peut apparaître même comme une
véritable absence de Dieu. Pourquoi
laisse-t-il se perpétrer ce crime? Pourquoi
se cache-t-il en face de ce suprême
déchaînement de mal et de haine? S'il
n'intervient pas en ce point culminant de
l'histoire et du péché, n'est-ce pas,
alors, qu'il n'intervient jamais? Assiste-t-il
indifférent à la mort de son Fils?
Sur le Calvaire, on voit bien les acteurs du drame, et
les bourreaux et la
victime,
mais Dieu? Où donc est Dieu?
C'était ce que clamaient les
Juifs « Il se confie en Dieu! Que Dieu le
délivre maintenant ! » Mais Dieu
semblait n'entendre ni les prières, ni les
blasphèmes.
Et cependant, « Dieu était
en Christ ! » Voila l'affirmation souveraine
et triomphante de la foi en face de ce silence et
de cette absence apparente de Dieu, Dieu
était en Christ! Et à travers l'amour
du Christ, c'est l'amour de Dieu que je finis par
contempler. Cet amour du Fils qui donne sa vie,
c'est l'image de l'amour du Père qui
l'inspire; cette agonie du Fils, c'est l'image de
la souffrance même du Père, de la
souffrance de son coeur paternel que brise le
péché de ses enfants rebelles. Et
s'il n'intervient pas, s'il laisse se consommer le
crime, c'est qu'il veut sauver et non
briser.
Le Père, le Fils ! ils sont unis
au Calvaire en un même amour pour les hommes,
en une même douleur, en une même et
tenace volonté de sauver, en un même
dessein rédempteur: Dieu était en
Christ.
Et c'est bien là, en face de
cette croix, que nous avons connu l'amour.
Jamais les fleurs des champs, ou la
beauté du ciel, jamais la nature ne nous
eût dit l'amour de Dieu comme cette croix !
Car combien elle peut être
indifférente, ou hostile ou cruelle, cette
nature ! Non! pour que nous connaissions vraiment
le coeur de Dieu, l'amour de Dieu, il fallait un
coeur d'homme pour nous le révéler,
et l'amour d'un coeur d'homme, et toute la
souffrance et l'agonie d'un grand coeur palpitant,
le coeur de Jésus ! Il fallait la croix et
l'amour de la croix. Jusque-là nous ne
connaissions pas vraiment l'amour du Père,
nous ne savions pas jusqu'où pouvait aller
cet amour, jusqu'à quel abîme de
sacrifice.
Maintenant, nous savons! Dieu
était en Christ, Dieu nous aimait en Christ,
Dieu nous sauvait en Christ...
La croix qui me condamnait devient des
lors mon salut, mon unique
espérance!
Car, à l'heure où,
effondré au pied de la croix, je demande
grâce, l'amour de Dieu, manifesté en
Jésus-Christ, descend sur moi, il me
relève, il me redresse, il me parle de
miséricorde et de pardon, et fait de moi un
homme nouveau.
Et c'est tout ce qu'il suffit de
comprendre. Toutes les théologies ici ne
sont que balbutiement.
Peut-être est-il arrivé qu'on nous ait
comme voilé la croix avec des
systèmes et des explications, qu'on ait
dressé comme un mur entre elle et notre
âme, qu'on ait troublé notre
conscience et notre coeur au lieu de les laisser
s'épanouir dans la grande lumière de
l'amour divin.
Ah! laissons de côté tout
ce qui obscurcirait pour nous cette lumière,
ne voyons que cet amour, ne comprenons que cet
amour, ou plutôt, sans pouvoir le comprendre,
laissons-nous conquérir par lui, embraser
par lui. Écoutons les paroles de la
Sainte-Cène, ces mots qui chantent à
jamais dans toutes les âmes
chrétiennes : « Mon corps rompu pour
vous, mon sang versé pour vous! » Pour
vous! c'est le don sans réserve, le don de
l'amour. Et dans notre âme, que ce soit comme
un hymne de joie, qui fasse écho aux paroles
du Sauveur:
« Oui, c'est pour moi, je le crois
et j'adore. » 0 profondeur insondable
d'abîme, ô mystère de cet amour
qui dépasse toute connaissance!
Seulement, mes frères, cet amour
est un amour rédempteur; c'est l'amour d'un
Dieu Saint, qui veut la sainteté de ses
créatures, et qui pour
atteindre ce but ne recule devant aucun sacrifice.
Ah! non, il ne s'agit pas ici d'un amour idyllique
et qui serait démoralisant, qui accepterait
l'homme tel qu'il est, et passerait l'éponge
sans que rien soit changé. La croix nous
dit, au contraire, tout le tragique et tout le
sérieux de l'amour de Dieu, d'un Dieu qui
veut nous sauver.
Mais qu'est-ce qu'être
sauvé?
Le péché, disions-nous,
c'est l'homme se mettant avant Dieu et au-dessus de
Dieu et bâtissant sa vie autour de ce centre
: son moi divinisé.
Le salut, ce sera donc bien plus et bien
autre chose que le pardon, le salut, ce sera une
véritable révolution
intérieure qui déplacera le centre de
nos affections, de nos intérêts, de
notre vie; ce sera une reconstruction spirituelle
de notre être intime, une organisation
nouvelle des éléments de notre
personnalité autour d'un point de
convergence nouveau. Le salut, ce sera Dieu au
centre, Dieu avant tout et au-dessus de tout.
« Que ta volonté soit faite et non pas
la mienne! » Voila, pourrait-on dire, la
formule même du salut, lorsque c'est
l'attitude de la vie.
Mais quelle puissance au monde sera
capable de nous arracher ainsi à
nous-mêmes et à notre
égoïsme et de nous reconstruire, de
nous sauver?
Il n'y en a qu'une, c'est l'amour,
l'amour de Dieu en Christ, l'amour
révélé au Calvaire.
À l'heure où je me sens,
de par la révélation du
péché qu'est la croix, le plus
misérable et le plus abandonné, voila
qu'en même temps, je me vois, je me sais
aimé d'un amour infini. Et être
aimé, aimé de Dieu, c'est reprendre
conscience de sa dignité d'enfant, c'est ne
plus désespérer de soi-même,
c'est entrevoir des horizons nouveaux, des
possibilités de résurrection
spirituelle.
Ce que la vision du péché
était insuffisante a à faire, l'amour
le fait: il désagrège les vieilles
synthèses mauvaises et têtues, les
vieilles pétrifications de l'être dans
l'égoïsme et la sensualité, et
introduit en nous un principe nouveau qui pourra
devenir le centre d'une vie
renouvelée.
Un jour, ou plutôt une nuit,
Mathilda Wrede, l'amie des prisonniers, devait
gagner un bureau de poste très
éloigné pour expédier une
forte somme d'argent. Un ancien
prisonnier à la mine inquiétante
conduisait sa voiture. Le chemin traversait une
épaisse forêt; ils avançaient
dans les ténèbres passant sous de
hauts sapins ; l'impressionnant silence de la
solitude n'était troublé que par le
bruit cadencé des sabots du cheval. Tout
à coup le cocher lui demanda: « Est-ce
vrai que vous avez sur vous une grosse somme
d'argent? - Oui, répondit-elle avec beaucoup
de calme. - Alors, fit l'homme, c'est
étonnant que vous ayez voulu traverser la
forêt toute seule avec moi! Vous savez
pourtant quel bandit j'ai été ! Vous
n'avez pas peur de moi? - Non, pas le moins du
monde... je sais que je puis avoir confiance en
vous. - Est-ce bien possible? interrogea-t-il tout
tremblant. Vous avez confiance en moi ! - Oui,
absolument confiance ! » Alors, dans le
silence de la nuit, des sanglots
éclatèrent. Son conducteur
répétait à travers ses larmes
: «Elle a confiance en moi! Elle a confiance
en moi! Oh! oui, je veux devenir meilleur. Que Dieu
m'y aide! »
Si l'amour d'une chrétienne peut
accomplir de tels miracles, que dire de l'amour de
Dieu, l'amour de la croix?
Ainsi notre méditation se
poursuit au Calvaire; et tandis que le ciel
s'obscurcit et que les ténèbres
descendent sur la terre, une clarté s'allume
en notre âme qu'aucune tempête ne
saurait désormais éteindre : Dieu
nous aime en dépit de tout, Dieu nous veut
à lui, et pour lui. Il nous ouvre ses bras.
Il nous attend. Il nous appelle, et rien au monde
ne saurait nous séparer de son
amour.
Oh ! si cet amour était pour nous
une réalité, la réalité
suprême! Non pas des mots que l'on
répète, une vague espérance
dont on se berce, une chanson qui vous endort, si
c'était vraiment la lumière de notre
âme, l'atmosphère que nous respirons,
la certitude sur laquelle nous édifions
notre vie!
Alors, tout serait changé,
éclaire, transfiguré, la joie et la
souffrance, le labeur et le repos, la vie et la
mort. Nous serions renouvelés dans les
profondeurs ; plus de solitude, plus de crainte,
plus de désespoir, et plus
d'égoïsme, plus de haine, plus
d'amertume! L'amour de Dieu ferait épanouir
en nous les fleurs divines de la joie, de la
consécration, du sacrifice, comme sur les champs
glacés de
l'hiver le soleil de Dieu fait épanouir la
flore somptueuse du printemps.
Dieu nous aime! C'est la bonne nouvelle,
c'est l'Évangile tout entier,
l'Évangile de la croix! Ouvrons notre
âme à cet amour, et après avoir
contemplé la croix, où le Christ nous
a dit : « Voila ce que j'ai fait pour toi !
» écoutons-le nous dire encore :
«Toi, qu'as-tu fait pour moi? Que veux-tu, que
vas-tu faire pour moi? »
Amen.
J.-D. B.
28 Février 1932.
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