Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA CROIX ET L'OBÉISSANCE

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Obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix.
Philippiens 2: 8.


La croix révélatrice du péché : voila ce qui vous fut montré, frères et soeurs, dimanche dernier, dans notre premier culte du temps de la Passion. Or, quelle que soit la révélation nouvelle que nous demandions maintenant à la croix, remarquez que nous prenons pied en un monde totalement différent. Le péché, c'est bien nous, certes, mais. ce n'est pas le Christ. Si la croix nous fait voir le péché - et je parle du nôtre! - n'est-ce pas en effet pour la seule raison que celui qui y meurt n'a jamais commis de péché? Un pur diamant peut bien être sali s'il roule dans la fange, elle ne l'attaque pas, elle ne saurait diminuer sa transparence... Mais laissons le péché, demandons à la croix de nous faire voir l'obéissance, l'amour, le sacrifice, la douleur. Aussitôt l'âme de Jésus nous apparaît très haut dans le prolongement des nôtres, car il a obéi, il s'est sacrifié, il a aimé, il a souffert. Notre péché, la croix nous le révélait par contraste ; ces autres choses que j'ai dites, elle nous les apprendra dans la mesure où nous imiterons Jésus. Pour aujourd'hui, tenons-nous en à la plus humble d'entre elles, l'obéissance.

Ce qui me frappe, dans l'obéissance de Jésus, c'est ce qu'elle a toujours de filial.

Regardez les paraboles de l'Évangile où il est question de deux fils. Vous verrez immanquablement se profiler sur leur arrière-plan la figure d'un troisième fils, le vrai, qui est Jésus.
« Mon enfant, va travailler dans ma vigne », dit le Père à son premier-né... « J'y vais, Seigneur », répondit-il, et il n'alla point. « Va, toi », dit le Père à l'autre. « Non, » répondit celui-ci, « je ne veux pas. » Et puis, il y alla quand même, s'étant repenti. Comment ne pas songer au Fils que l'Évangile ne nomme pas, peut-être parce qu'il remplit chacune de ses pages, et qui, lorsqu'il entendit exprimer le désir de son Père, lui répondit: « J'y vais, Seigneur! » et il y alla... ?

Un homme avait deux fils. Et le plus jeune dit à son père : « Donne-moi la part de biens qui doit me revenir. » Quand le père l'eut fait, il s'en alla dans un pays lointain. Le fils aîné, lui, était resté à la maison, mais si peu obéissant en réalité, tellement esclave des tâches quotidiennes, que, lorsque son frère fut de retour et qu'il s'en indigna, le père dut lui rappeler ce dont il aurait dû, pourtant, se souvenir: « Mon enfant, tu es toujours avec moi. Tout ce que j'ai t'appartient » ... Ah! j'ai bien pu, un jour ou l'autre, me reconnaître en l'un de ces deux fils - que dis-je, dans les deux à la fois! Je n'y reconnais pas Jésus. Il n'est ni l'enfant prodigue qui rentre à la maison, après sa faute, dans le frisson démesuré du repentir, - pas davantage il n'est le frère aimé et s'il est demeuré, comme lui, tout proche de son Père, ce fut pour lui obéir avec tant de joie et de ferveur qu'il pouvait s'écrier: «Tout ce que le Père a est à moi... Toutes choses m'ont été données par mon Père. »

Or, s'il me suffit d'ouvrir l'Évangile pour y trouver en cent endroits des marques de son obéissance, nulle part comme dans la croix je n'en vois d'aussi évidentes. Ailleurs je puis douter - non que je doute, certes ! mais je sens que je le pourrais et qu'un homme, en particulier, qui ne connaîtrait de Jésus que sa vie, sa simple et admirable vie, serait en droit de se demander jusqu'à quel point n'y subsiste pas, encore mêlé à tant d'obéissance, un reste de volonté propre. Car enfin chaque être est bien, pour une part, l'ouvrier de sa vie. Il l'oriente à son gré, et si ce n'est dans les détails, du moins dans ce qui en fait la ligne générale. Comme le capitaine du navire, après Dieu il est maître à son bord. Mais un homme peut-il vraiment n'obéir qu'a son Dieu? Même s'il croit lui obéir, ne sera-t-il jamais tenté d'exercer cette maîtrise qui est la sienne, hors de la volonté de Dieu, en toute indépendance? Notez que je n'en suis plus à me poser de pareilles questions pour Jésus. Je sais - comment l'ignorerais-je? - qu'il ne s'est pas contenté de dire : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé » (le dire, c'est déjà beaucoup) mais que l'obéissance fut bien, réellement, le pain de ses journées terrestres... Seulement, qu'est-ce donc qui m'apprit cela? Et de telle façon que peu de certitudes parlent en moi avec un accent aussi sûr? Oui, qu'est-ce, si de 'est la croix? Le voilà bien, l'acte suprême d'obéissance, qui ne me permet plus de douter d'aucun autre. Les pentes d'une montagne peuvent bien, par les brumes, se voiler à mes yeux, - je puis ne voir, sur elles, ni l'ascension tenace des arbres entremêlés, ni, plus haut, les grands pâturages, ni les rochers, plus haut encore, emprisonnés sous la morsure de la glace ou fouettés par la neige... Mais que le sommet, et rien que lui, émerge en plein soleil, dans la limpidité de l'air des hautes altitudes, cela suffit. Mon oeil recomposée le reste, l'imagine, le reconstruit, et je comprends qu'il ne serait pas là, ce sommet de lumière, si tout le reste, qui le supporte, ne conduisait vers lui. Que d'obéissance, obscure ou visible à peine, n'a-t-il pas fallu pour en arriver à la croix! Mais la croix est là. Ne verrais-je qu'elle, j'en saurais assez. En couronnant l'obéissance, elle me la prouve. Seule une telle mort pouvait me révéler ce qu'a été l'obéissance, en une telle vie.

Car si l'obéissance est une relation de personne à personne, - et je ne vois pas trop, en dehors de cela, ce qu'elle pourrait être - c'est à son terme qu'il faut se placer pour en juger, non a son origine, ce n'est pas au niveau d'où elle prend son vol, c'est, pour parler comme les aviateurs, au « plafond » qu'elle peut atteindre. jusqu'où?: voila la grande question. La seule. Pour le Sauveur, saint Paul a répondu : « Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix. » Écoutez-le, dans cette nuit qui enveloppe le jardin: « Père, murmure-t-il, non pas ce que je veux, mais ce que toi, tu veux. » Et la croix fut dressée.
Voici donc, mon Sauveur, où t'a conduit l'obéissance. Ce n'était point assez de vivre, il te fallait encore mourir. Ton front ne s'était donc pas assez courbé, pendant les nuits sur la montagne, devant les ordres de Dieu, il devait se courber encore davantage, sous la couronne d'épines qui le meurtrissait... Tes mains n'avaient donc pas assez obéi, elles dont tant de grâces découlèrent, et tes pieds qui avaient suivi les longs et poussiéreux chemins de cette terre, eux non plus n'avaient pas été assez obéissants, puisque les voici, tes mains saintes, tes pieds bénis, réduits à l'immobilité par ton obéissance... Ton coeur n'avait donc pas assez battu au rythme même du coeur de Dieu, il devait recevoir encore ce coup de lance d'un soldat...

Je croyais obéir. Je croyais savoir ce que c'est que d'obéir à Dieu. Hélas ! je te regarde, mon Sauveur, je te contemple dans ta mort et là, devant toi, ô Crucifié, là seulement je comprends ce que ces mots signifient, ces mots si lourds, ces mots si pleins et si chargés par toi de véritable obéissance: Toujours. Partout. En toutes choses...

Ne nous demandons pas, frères et soeurs, le pourquoi de cette obéissance. Ce qui vous sera dit de l'amour, dimanche prochain - du sacrifice, le dimanche après - si cela ne vous apporte pas, à proprement parler, une explication du plus grand des mystères, peut-être en retirez-vous cependant quelques raisons de mieux y croire. Tout ce que je voudrais, pendant les quelques instants qui nous restent, c'est que notre obéissance s'instruise à l'obéissance même du Christ.

Je vois comme trois mondes autour d'elle, disposés, si vous le voulez, en trois domaines concentriques, si bien que, chaque fois que nous passons de l'un à l'autre, nous nous rapprochons un peu plus de la croix; mais la croix, nous allons le voir, rayonne sur eux tous. C'est d'abord le domaine de la vie, de la vie en général, puis celui de la vie chrétienne, celui, enfin, de la vie apostolique.

Dans le premier, qui est celui de tous les hommes, notre obéissance rencontre une tâche : le devoir. Tâche parfois heureuse et, alors, singulièrement légère, mais c'est toujours, en pareil cas, de nos propres dispositions intérieures que ce bonheur lui vient, et cette légèreté. À regarder les choses en elles-mêmes, le devoir, en effet, ce peut être bien lourd. Tous les hommes ont beau porter ce poids sur leurs épaules, il n'en est pas allégé pour autant. Mais à quoi bon le rappeler? Vous en avez tous fait l'expérience. Vous savez qu'on n'est homme que dans la mesure où l'on fait son devoir. Et chaque matin, quand, votre sommeil prenant fin, vous émergez à la vie consciente, peut-être êtes-vous envahis d'une impression de lassitude à la pensée des vieux petits devoirs habituels qu'il va falloir remplir, et d'autres, inconnus, qui surgiront au cours de la journée. On parle toujours de la joie du devoir accompli. On a raison. Mais avant qu'il ne soit accompli, que le devoir, parfois, peut être amer, et triste, et ennuyeux! Ah! quand ces pensées vous visiteront, regardez du côté de la croix. Voila ce que votre Sauveur accepta, et souffrit par obéissance. Et vous hésiteriez, vous, devant ces simples devoirs que vous trace la vie!
Vous n'auriez pas la force de les porter ! Il arrive que, parlant d'eux, vous leur donniez un nom. Vous les appelez : vos croix. Non, non, je vous en prie, gardez-vous de ce sacrilège! Laissez aux séparations douloureuses, aux deuils qui brisent des vies, aux souffrances interminables des grands malades, laissez à des choses plus grandes ce nom si grand de croix. Portez simplement aux pieds du Crucifié l'humble fardeau qui est le vôtre et cela suffira pour qu'il n'existe plus. Mais si le devoir, vraiment, si votre devoir à vous est digne de ce nom de croix, alors, n'en doutez pas, ce ne sera jamais en vain que vous appellerez à votre aide celui qui s'est, rendu obéissant jusqu'à mourir d'une telle mort. Avec lui, le devoir prend un sens - j'allais dire une saveur nouvelle. Il était, certes, le devoir, bien avant que Jésus ne vînt. Mais depuis que Jésus est venu, qu'il est doux de lui obéir !

Passons de la vie en général à la vie chrétienne. De l'obéissance au devoir, nous passons par là même à ce que saint Paul appelait : l'obéissance de la foi. La première faisait de nous un homme. Celle-ci fait de nous un chrétien. Et je le sais, il arrive que la foi soit élan, ivresse, enthousiasme. Heureux ceux qui connaissent, dans la gloire des Thabor ou le recueillement des chambres hautes, ces beaux moments de plénitude intérieure! Instants où se réalise pour nous la parole de notre Dieu : « Je vous ai portés sur des ailes d'aigle », où nous sommes comblés, où nous sommes bénis, où le vent de l'Esprit souffle sur nos âmes en ondes si puissantes, si larges que nous n'avons qu'à tendre une voile vibrante au mât de notre esquif et longtemps il ira, emporté par ce souffle, laissant derrière lui son blanc sillage déployé... Mais à d'autres moments, le vent tombe. Après les privilèges de la foi, voici le temps de son obéissance. Et pour avancer, il n'y a plus qu'un moyen: prendre les lourdes rames, peser sur elles de tout notre effort et lentement, patiemment, se traîner sous le ciel incertain... Oh! brille alors sur notre horizon, croix de l'obéissance, croix qui fut si bien celle de l'obéissance que la foi de celui qui y agonisait sombra, pour un instant, jusque dans l'abîme du désespoir: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? » Brille sur nos efforts, sur la lutte obscure que nous menons afin de croire, de croire malgré tout, de croire quand même, - brille, jusqu'à ce que de nouveau le souffle divin, venu des hauts sommets de l'invisible, enfle une fois de plus notre voile et nous pousse, ô croix du Sauveur, un peu plus près de toi.

L'obéissance du devoir, l'obéissance de la foi... et voici une troisième obéissance, celle de la vocation. Les autres faisaient l'homme et le chrétien, celle-ci fait l'apôtre. Et. certes, je n'oublie pas que rares parmi nous sont ceux qui ont entendu ce qu'il est convenu d'appeler une vocation et qui ont eu à y répondre. Le pastorat, la Mission, les oeuvres, les soins des malades, voila des tâches précises à quoi le mot de vocation convient. On sait bien que tous les chrétiens ne sont pas destinés à être des apôtres, - c'est-à-dire des envoyés de Dieu, - pas plus que tous les hommes ne deviennent chrétiens.

C'est vrai. Mais tout homme, pourtant, aux yeux de Dieu, n'est-il pas une espérance de chrétien? Pourquoi des lors Dieu ne verrait-il pas, en chacun des chrétiens, le commencement, l'ébauche d'un apôtre? C'est si vrai, qu'on ne donne jamais son coeur au Dieu de Jésus-Christ sans entendre, tout au fond de soi-même peut-être et d'une manière confuse, mais sans entendre tout de même, la grande voix qui interroge tous les témoins de la souffrance humaine : Qui enverrai-je? Qui marchera pour nous?... Certes ! nous sommes tous des appelés. Et si nous avons répondu, si nous avons accepté une tâche, quelle qu'elle soit, il a pu nous arriver, une fois ou l'autre, d'en sentir le fardeau peser bien lourdement sur nous. Ah! ce n'est plus la joie du début, le bel entrain de l'ouvrier qui, au matin du jour, a pris d'une main ferme les mancherons de la charrue. Voici l'heure accablante, midi - ou encore les heures du soir, les heures de la fatigue accumulée... Regardons à la croix. Nul n'a servi ses frères et son Dieu comme celui qu'on y a attaché. Sa mort fut un « service » encore, c'est le plus grand de tous, puisque nulle part il n'a mieux obéi. Là aussi, à la croix, nous trouverons de quoi persévérer dans notre obéissance. C'est elle qui compte, en définitive, notre obéissance dans le travail que nous accomplissons, elle, plus que la joie que nous fait éprouver ce travail. Oui, sauvons par la croix notre obéissance et plaçons-la, pour l'enrichir, sous son rayonnement.
Ainsi la croix fait l'homme, elle fait le chrétien, elle fait l'apôtre. Je comprends qu'après avoir écrit la parole de notre texte : « Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix », saint Paul ait ajouté: « C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé ». À la suprême obéissance, il était juste que fût réservée la suprême grandeur.

Amen. Ch. D.

21 Février 1932.

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