Obéissant jusqu'à la mort
et jusqu'à la mort de la
croix. |
La croix révélatrice du
péché : voila ce qui vous fut
montré, frères et soeurs, dimanche
dernier, dans notre premier culte du temps de la
Passion. Or, quelle que soit la
révélation nouvelle que nous
demandions maintenant à la croix, remarquez
que nous prenons pied en un monde totalement
différent. Le péché, c'est
bien nous, certes, mais. ce n'est pas le Christ. Si
la croix nous fait voir le péché - et
je parle du nôtre! - n'est-ce pas en effet
pour la seule raison que celui qui y meurt n'a
jamais commis de péché? Un pur
diamant peut bien être sali s'il roule dans
la fange, elle ne l'attaque pas, elle ne saurait
diminuer sa transparence... Mais laissons le
péché, demandons à la croix de
nous faire voir l'obéissance, l'amour, le
sacrifice, la douleur. Aussitôt l'âme
de Jésus nous apparaît très
haut dans le prolongement des nôtres, car il a
obéi, il s'est sacrifié, il a
aimé, il a souffert. Notre
péché, la croix nous le
révélait par contraste ; ces autres
choses que j'ai dites, elle nous les apprendra dans
la mesure où nous imiterons Jésus.
Pour aujourd'hui, tenons-nous en à la plus
humble d'entre elles, l'obéissance.
Ce qui me frappe, dans
l'obéissance de Jésus, c'est ce
qu'elle a toujours de filial.
Regardez les paraboles de
l'Évangile où il est question de deux
fils. Vous verrez immanquablement se profiler sur
leur arrière-plan la figure d'un
troisième fils, le vrai, qui est
Jésus.
« Mon enfant, va travailler dans ma
vigne », dit le Père à son
premier-né... « J'y vais, Seigneur
», répondit-il, et il n'alla point.
« Va, toi », dit le Père à
l'autre. « Non, » répondit
celui-ci, « je ne veux pas. » Et puis, il
y alla quand même, s'étant repenti.
Comment ne pas songer au Fils que l'Évangile
ne nomme pas, peut-être parce qu'il remplit
chacune de ses pages, et qui, lorsqu'il entendit
exprimer le désir de son Père, lui
répondit: « J'y vais, Seigneur! »
et il y alla... ?
Un homme avait deux fils. Et le plus
jeune dit à son père : «
Donne-moi la part de biens qui doit me revenir.
» Quand le père l'eut fait, il s'en
alla dans un pays lointain. Le fils
aîné, lui, était resté
à la maison, mais si peu obéissant en
réalité, tellement esclave des
tâches quotidiennes, que, lorsque son
frère fut de retour et qu'il s'en indigna,
le père dut lui rappeler ce dont il aurait
dû, pourtant, se souvenir: « Mon enfant,
tu es toujours avec moi. Tout ce que j'ai
t'appartient » ... Ah! j'ai bien pu, un jour
ou l'autre, me reconnaître en l'un de ces
deux fils - que dis-je, dans les deux à la
fois! Je n'y reconnais pas Jésus. Il n'est
ni l'enfant prodigue qui rentre à la maison,
après sa faute, dans le frisson
démesuré du repentir, - pas davantage
il n'est le frère aimé et s'il est
demeuré, comme lui, tout proche de son
Père, ce fut pour lui obéir avec tant
de joie et de ferveur qu'il pouvait
s'écrier: «Tout ce que le Père a
est à moi... Toutes choses m'ont
été données par mon
Père. »
Or, s'il me suffit d'ouvrir
l'Évangile pour y trouver en cent endroits
des marques de son obéissance, nulle part
comme dans la croix je n'en vois d'aussi
évidentes. Ailleurs je puis douter - non que je
doute,
certes
! mais je sens que je le pourrais et qu'un homme,
en particulier, qui ne connaîtrait de
Jésus que sa vie, sa simple et admirable
vie, serait en droit de se demander jusqu'à
quel point n'y subsiste pas, encore
mêlé à tant
d'obéissance, un reste de volonté
propre. Car enfin chaque être est bien, pour
une part, l'ouvrier de sa vie. Il l'oriente
à son gré, et si ce n'est dans les
détails, du moins dans ce qui en fait la
ligne générale. Comme le capitaine du
navire, après Dieu il est maître
à son bord. Mais un homme peut-il vraiment
n'obéir qu'a son Dieu? Même s'il croit
lui obéir, ne sera-t-il jamais tenté
d'exercer cette maîtrise qui est la sienne,
hors de la volonté de Dieu, en toute
indépendance? Notez que je n'en suis plus
à me poser de pareilles questions pour
Jésus. Je sais - comment l'ignorerais-je? -
qu'il ne s'est pas contenté de dire : «
Ma nourriture est de faire la volonté de
celui qui m'a envoyé » (le dire, c'est
déjà beaucoup) mais que
l'obéissance fut bien, réellement, le
pain de ses journées terrestres...
Seulement, qu'est-ce donc qui m'apprit cela? Et de
telle façon que peu de certitudes parlent en
moi avec un accent aussi sûr? Oui, qu'est-ce, si de
'est la croix? Le
voilà bien, l'acte suprême
d'obéissance, qui ne me permet plus de
douter d'aucun autre. Les pentes d'une montagne
peuvent bien, par les brumes, se voiler à
mes yeux, - je puis ne voir, sur elles, ni
l'ascension tenace des arbres
entremêlés, ni, plus haut, les grands
pâturages, ni les rochers, plus haut encore,
emprisonnés sous la morsure de la glace ou
fouettés par la neige... Mais que le sommet,
et rien que lui, émerge en plein soleil,
dans la limpidité de l'air des hautes
altitudes, cela suffit. Mon oeil recomposée
le reste, l'imagine, le reconstruit, et je
comprends qu'il ne serait pas là, ce sommet
de lumière, si tout le reste, qui le
supporte, ne conduisait vers lui. Que
d'obéissance, obscure ou visible à
peine, n'a-t-il pas fallu pour en arriver à
la croix! Mais la croix est là. Ne
verrais-je qu'elle, j'en saurais assez. En
couronnant l'obéissance, elle me la prouve.
Seule une telle mort pouvait me
révéler ce qu'a été
l'obéissance, en une telle vie.
Car si l'obéissance est une
relation de personne à personne, - et je ne
vois pas trop, en dehors de cela, ce qu'elle
pourrait être - c'est à son terme
qu'il faut se placer pour en juger, non a son
origine, ce n'est pas
au
niveau d'où elle prend son vol, c'est, pour
parler comme les aviateurs, au « plafond
» qu'elle peut atteindre. jusqu'où?:
voila la grande question. La seule. Pour le
Sauveur, saint Paul a répondu : « Il
s'est rendu obéissant jusqu'à la mort
et jusqu'à la mort de la croix. »
Écoutez-le, dans cette nuit qui enveloppe le
jardin: « Père, murmure-t-il, non pas
ce que je veux, mais ce que toi, tu veux. » Et
la croix fut dressée.
Voici donc, mon Sauveur, où t'a
conduit l'obéissance. Ce n'était
point assez de vivre, il te fallait encore mourir.
Ton front ne s'était donc pas assez
courbé, pendant les nuits sur la montagne,
devant les ordres de Dieu, il devait se courber
encore davantage, sous la couronne d'épines
qui le meurtrissait... Tes mains n'avaient donc pas
assez obéi, elles dont tant de grâces
découlèrent, et tes pieds qui avaient
suivi les longs et poussiéreux chemins de
cette terre, eux non plus n'avaient pas
été assez obéissants, puisque
les voici, tes mains saintes, tes pieds
bénis, réduits à
l'immobilité par ton obéissance...
Ton coeur n'avait donc pas assez
battu au rythme même du coeur de Dieu, il
devait recevoir encore ce coup de lance d'un
soldat...
Je croyais obéir. Je croyais
savoir ce que c'est que d'obéir à
Dieu. Hélas ! je te regarde, mon Sauveur, je
te contemple dans ta mort et là, devant toi,
ô Crucifié, là seulement je
comprends ce que ces mots signifient, ces mots si
lourds, ces mots si pleins et si chargés par
toi de véritable obéissance:
Toujours. Partout. En toutes choses...
Ne nous demandons pas, frères et
soeurs, le pourquoi de cette obéissance. Ce
qui vous sera dit de l'amour, dimanche prochain -
du sacrifice, le dimanche après - si cela ne
vous apporte pas, à proprement parler, une
explication du plus grand des mystères,
peut-être en retirez-vous cependant quelques
raisons de mieux y croire. Tout ce que je voudrais,
pendant les quelques instants qui nous restent,
c'est que notre obéissance s'instruise
à l'obéissance même du
Christ.
Je vois comme trois mondes autour
d'elle, disposés, si vous le voulez, en
trois domaines concentriques, si
bien que, chaque fois que nous passons de l'un
à l'autre, nous nous rapprochons un peu plus
de la croix; mais la croix, nous allons le voir,
rayonne sur eux tous. C'est d'abord le domaine de
la vie, de la vie en général, puis
celui de la vie chrétienne, celui, enfin, de
la vie apostolique.
Dans le premier, qui est celui de tous
les hommes, notre obéissance rencontre une
tâche : le devoir. Tâche parfois
heureuse et, alors, singulièrement
légère, mais c'est toujours, en
pareil cas, de nos propres dispositions
intérieures que ce bonheur lui vient, et
cette légèreté. À
regarder les choses en elles-mêmes, le
devoir, en effet, ce peut être bien lourd.
Tous les hommes ont beau porter ce poids sur leurs
épaules, il n'en est pas
allégé pour autant. Mais à
quoi bon le rappeler? Vous en avez tous fait
l'expérience. Vous savez qu'on n'est homme
que dans la mesure où l'on fait son devoir.
Et chaque matin, quand, votre sommeil prenant fin,
vous émergez à la vie consciente,
peut-être êtes-vous envahis d'une
impression de lassitude à la pensée
des vieux petits devoirs habituels qu'il va falloir
remplir, et d'autres, inconnus, qui surgiront au
cours de la journée. On parle toujours de la joie
du
devoir
accompli. On a raison. Mais avant qu'il ne soit
accompli, que le devoir, parfois, peut être
amer, et triste, et ennuyeux! Ah! quand ces
pensées vous visiteront, regardez du
côté de la croix. Voila ce que votre
Sauveur accepta, et souffrit par obéissance.
Et vous hésiteriez, vous, devant ces simples
devoirs que vous trace la vie!
Vous n'auriez pas la force de les porter
! Il arrive que, parlant d'eux, vous leur donniez
un nom. Vous les appelez : vos croix. Non, non, je
vous en prie, gardez-vous de ce sacrilège!
Laissez aux séparations douloureuses, aux
deuils qui brisent des vies, aux souffrances
interminables des grands malades, laissez à
des choses plus grandes ce nom si grand de croix.
Portez simplement aux pieds du Crucifié
l'humble fardeau qui est le vôtre et cela
suffira pour qu'il n'existe plus. Mais si le
devoir, vraiment, si votre devoir à vous est
digne de ce nom de croix, alors, n'en doutez pas,
ce ne sera jamais en vain que vous appellerez
à votre aide celui qui s'est, rendu
obéissant jusqu'à mourir d'une telle
mort. Avec lui, le devoir prend un sens - j'allais
dire une saveur nouvelle. Il était, certes,
le devoir, bien avant que Jésus ne vînt. Mais
depuis que
Jésus est venu, qu'il est doux de lui
obéir !
Passons de la vie en
général à la vie
chrétienne. De l'obéissance au
devoir, nous passons par là même
à ce que saint Paul appelait :
l'obéissance de la foi. La première
faisait de nous un homme. Celle-ci fait de nous un
chrétien. Et je le sais, il arrive que la
foi soit élan, ivresse, enthousiasme.
Heureux ceux qui connaissent, dans la gloire des
Thabor ou le recueillement des chambres hautes, ces
beaux moments de plénitude
intérieure! Instants où se
réalise pour nous la parole de notre Dieu :
« Je vous ai portés sur des ailes
d'aigle », où nous sommes
comblés, où nous sommes bénis,
où le vent de l'Esprit souffle sur nos
âmes en ondes si puissantes, si larges que
nous n'avons qu'à tendre une voile vibrante
au mât de notre esquif et longtemps il ira,
emporté par ce souffle, laissant
derrière lui son blanc sillage
déployé... Mais à d'autres
moments, le vent tombe. Après les
privilèges de la foi, voici le temps de son
obéissance. Et pour avancer, il n'y a plus
qu'un moyen: prendre les lourdes rames, peser sur
elles de tout notre effort et lentement,
patiemment, se traîner sous le ciel incertain...
Oh! brille
alors sur
notre horizon, croix de l'obéissance, croix
qui fut si bien celle de l'obéissance que la
foi de celui qui y agonisait sombra, pour un
instant, jusque dans l'abîme du
désespoir: « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m'as-tu abandonné? » Brille
sur nos efforts, sur la lutte obscure que nous
menons afin de croire, de croire malgré
tout, de croire quand même, - brille,
jusqu'à ce que de nouveau le souffle divin,
venu des hauts sommets de l'invisible, enfle une
fois de plus notre voile et nous pousse, ô
croix du Sauveur, un peu plus près de
toi.
L'obéissance du devoir,
l'obéissance de la foi... et voici une
troisième obéissance, celle de la
vocation. Les autres faisaient l'homme et le
chrétien, celle-ci fait l'apôtre. Et.
certes, je n'oublie pas que rares parmi nous sont
ceux qui ont entendu ce qu'il est convenu d'appeler
une vocation et qui ont eu à y
répondre. Le pastorat, la Mission, les
oeuvres, les soins des malades, voila des
tâches précises à quoi le mot
de vocation convient. On sait bien que tous les
chrétiens ne sont pas destinés
à être des apôtres, -
c'est-à-dire des envoyés de Dieu, -
pas plus que tous les hommes ne deviennent
chrétiens.
C'est vrai. Mais tout homme, pourtant,
aux yeux de Dieu, n'est-il pas une espérance
de chrétien? Pourquoi des lors Dieu ne
verrait-il pas, en chacun des chrétiens, le
commencement, l'ébauche d'un apôtre?
C'est si vrai, qu'on ne donne jamais son coeur au
Dieu de Jésus-Christ sans entendre, tout au
fond de soi-même peut-être et d'une
manière confuse, mais sans entendre tout de
même, la grande voix qui interroge tous les
témoins de la souffrance humaine : Qui
enverrai-je? Qui marchera pour nous?... Certes !
nous sommes tous des appelés. Et si nous
avons répondu, si nous avons accepté
une tâche, quelle qu'elle soit, il a pu nous
arriver, une fois ou l'autre, d'en sentir le
fardeau peser bien lourdement sur nous. Ah! ce
n'est plus la joie du début, le bel entrain
de l'ouvrier qui, au matin du jour, a pris d'une
main ferme les mancherons de la charrue. Voici
l'heure accablante, midi - ou encore les heures du
soir, les heures de la fatigue accumulée...
Regardons à la croix. Nul n'a servi ses
frères et son Dieu comme celui qu'on y a
attaché. Sa mort fut un « service
» encore, c'est le plus grand de tous, puisque
nulle part il n'a mieux obéi. Là
aussi, à la croix, nous trouverons de quoi
persévérer dans notre
obéissance. C'est elle qui compte, en
définitive, notre obéissance dans le
travail que nous accomplissons, elle, plus que la
joie que nous fait éprouver ce travail. Oui,
sauvons par la croix notre obéissance et
plaçons-la, pour l'enrichir, sous son
rayonnement.
Ainsi la croix fait l'homme, elle fait
le chrétien, elle fait l'apôtre. Je
comprends qu'après avoir écrit la
parole de notre texte : « Il s'est rendu
obéissant jusqu'à la mort et
jusqu'à la mort de la croix », saint
Paul ait ajouté: « C'est pourquoi Dieu
l'a souverainement élevé ».
À la suprême obéissance, il
était juste que fût
réservée la suprême grandeur.
Amen. Ch. D.
21 Février 1932.
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