Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA CROIX ET LE PÉCHÉ

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Tous ceux qui assistaient en foule à ce spectacle, après avoir vu ce qui était arrivé, s'en retournèrent en se frappant la poitrine.
Luc 23 : 48.


Nous entrons aujourd'hui au temps de la Passion.
Et dès ce premier dimanche, nous voudrions vous conduire au pied de la croix, y rester avec vous, de dimanche en dimanche, et recueillir humblement quelques-unes des leçons, des clartés, des appels qui rayonnent du Calvaire.

Sans doute, toute parole humaine, ici, ne peut être que balbutiement. Il y à là un mystère d'amour, un abîme profond comme l'azur des cieux.

Comment pourrais-je, ô Dieu, vers cet abîme
Lever les yeux?

La croix ! Elle vient à nous lourde de toute l'expérience accumulée de vingt siècles chrétiens, accompagnée de tout un merveilleux cortège d'âmes, âmes repentantes, pardonnées, régénérées, âmes qui ont trouvé la paix et le salut, âmes qui ont puisé en elle la force de tous les sacrifices et de toutes les acceptations. Elle constitue toujours la suprême prédication, le plus poignant appel à la repentance, elle est le grand foyer d'amour, d'amour divin où toujours à nouveau s'allume la vie, et le christianisme demeure à jamais placé sous le signe de la croix.

Peut-être même sommes-nous trop habitués à la voir partout! Elle se dresse sur les édifices chrétiens, elle couronne nos chaires, elle est incrustée sur la couverture de nos liturgies ; elle domine nos paysages, jetant son ombre tragique à travers nos campagnes, s'enlevant en traits durs sur la blancheur des neiges; et l'on ne peut passer aux carrefours des chemins sans voir une humble croix de pierre, patinée de lichens et de mousses, où pend un Christ amaigri et douloureux ; elle protège de son signe rédempteur les tertres où dorment nos morts, et, jusque dans nos foyers, elle offre un point de convergence à nos pensées distraites et sanctifie la place où l'on s'agenouille pour la prière.

Elle est ainsi devenue trop souvent, à force d'accoutumance, le sel qui a perdu sa saveur, et nous ne crions plus quand on l'applique sur nos plaies à vif ; elle ne mord plus sur nos consciences, elle s'est dépouillée de ce qu'elle avait de tragique, et a cessé d'évoquer l'ignominie d'un supplice infamant; trop souvent, nous avons traduit en doucereux cantiques, transposé en mysticisme sentimental son langage austère et son appel brutal, nous dérobant à ce choc en pleine poitrine, en plein coeur, qu'elle est toujours pour celui qui la regarde en face et ne se défend pas.
La regarder en face et ne pas nous défendre, voila ce que je vous propose.
Et comme on ne saurait en accueillir sans en être ébloui tous les rayons à la fois, il nous faut décomposer cette lumière.
Pour aujourd'hui, contemplons dans la croix la révélation du péché.




N'est-ce point la, d'ailleurs, ce qu'elle fut d'abord? N'est-ce pas la - le sentiment du péché - la première réaction qu'elle produisit dans les âmes?.

Jésus vient d'expirer. L'oeuvre est achevée. La mort, plus clémente que les hommes, a mis fin au supplice; et la foule redescend du Calvaire... Tout à l'heure on se moquait, on raillait, on insultait. Maintenant que tout est fini, un grand silence plane sur cette foule, un silence de mort. Et elle s'en va, grave, remuée par un sentiment inattendu et nouveau, celui de son péché, de son crime, et, poussés par je ne sais quel vague désespoir, ces hommes et ces femmes se frappent la poitrine, geste immémorial par lequel l'homme exprime qu'il y a la, sur le coeur, quelque chose qui pèse, un poids qui l'oppresse et qu'il voudrait chasser; geste instinctif de remords et déjà d'obscur repentir.

Ainsi à l'heure même où mourait le Christ, alors que sa croix se dressait encore sur la colline du Crâne, ce qu'elle arrachait aux âmes, malgré elles, c'était l'aveu de leur culpabilité. Elle projetait au fond des coeurs, cette croix, une lumière nouvelle et troublante, et à cette lumière, les hommes pouvaient lire en eux-mêmes, comme si ç'eût été pour la première fois, les caractères sombres du péché!

Pourtant cette croix n'était pas la première! Il y avait eu, avant celle-là, bien d'autres croix dressées sur la colline du Calvaire, et des milliers d'autres ailleurs. Il y en eut après, et des milliers encore ! Lors de la prise de Jérusalem par Titus, il fallut s'arrêter de crucifier parce que le bois finit par manquer. Et cependant, seule, la croix du Vendredi-Saint se dresse sur le monde et éclaire les sombres profondeurs du coeur humain.

Sur le Calvaire même, le jour où mourut Jésus, il y avait trois croix, trois croix exactement semblables; et cependant celle de Jésus dépasse les autres, on ne voit plus qu'elle, elle est en pleine clarté, les autres ne comptent pas, les autres s'enfoncent dans l'ombre et ne doivent qu'à ces rayons de la croix du Christ qui les éclaira un instant, de n'être pas restées ensevelies à jamais dans un éternel oubli.

C'est que... c'est la croix de Jésus ! Ce n'est pas la croix qui est unique, c'est le Crucifié. Le supplice était banal, mais jamais il n'y eut semblable victime. L'officier romain avait assisté à bien d'autres crucifiements, et la cruauté d'une telle mort ne troublait guère son coeur de guerrier endurci; mais jamais il n'avait vu mourir quelqu'un comme mourait Jésus. Quelque chose en son âme se déchire et l'aveu jaillit : « Cet homme était juste!» Aveu plus lourd de sens et plus vrai qu'il ne pouvait le soupçonner, car c'était plus qu'un juste, c'était « le Saint et le Juste »

Peut-être même eut-il le pressentiment d'une réalité plus profonde, s'il s'écria vraiment, comme le rapportent Matthieu et Marc : « Certainement, cet homme était le Fils de Dieu ! »

Et c'est bien la ce pourquoi la croix est unique : c'est Jésus qui meurt!

Jésus! le Maître doux et humble de coeur, l'ami des enfants et des péagers ! Jésus, consumé d'amour, âme limpide et transparente, lumineuse comme si toute la clarté de Dieu s'y reflétait et de la s'irradiait sur la terre ! Jésus, en qui Dieu était venu jusqu'à nous, nous cherchant, nous appelant, prenant en quelque sorte une voix humaine! Jésus qui, à travers le ciel lourd et fermé sous lequel cheminaient les hommes, avait ouvert une trouée de lumière, nous révélant le coeur même du Père et découvrant à nos regards éblouis les perspectives de la vie éternelle! Jésus ! c'était lui que l'on repoussait, que l'on rejetait, que l'on chassait de l'humanité, lui que l'on crucifiait !

C'était bien le couronnement du vieux péché de l'Eden, l'aboutissement logique de la faute humaine.
L'homme avait désobéi. Il avait voulu être son propre maître, se constituer dans une indépendance orgueilleuse à l'égard de Dieu; il avait voulu être son propre Dieu; il avait dit, ou tout au moins il avait agi comme s'il disait à Dieu : « Que ma volonté Boit faite, et non pas la tienne! » Il avait repoussé l'autorité de Dieu et s'était mis à la place de Dieu sur l'autel de son âme.

Vieux péché de l'Eden, ai-je dit, et péché de toujours ! Car le péché, en son essence même, c'est l'homme se substituant à Dieu, se mettant avant Dieu et faisant passer sa volonté avant la volonté de Dieu, l'homme s'exaltant lui-même et devenant à lui-même son Dieu. Exaltation de l'homme au mépris de Dieu, exaltation raffinée ou grossière, humanisme de dilettante ou égoïsme de jouisseur, voila le péché, non pas le péché d'une époque, mais le péché de toujours !

Or, à quoi cela finit-il par aboutir? À la négation même de Dieu. Si je me mets moi-même au-dessus de Dieu, c'est que Dieu n'est plus Dieu; je le rejette, je le mets hors de ma vie, je crie avec les hommes de la parabole : « Je ne veux pas que celui-ci règne sur moi! »

Et, à force de le crier pendant des siècles, quand, en Christ, Dieu est venu jusqu'à nous, on l'a réellement rejeté, repoussé, on a crucifié Jésus. C'était bien l'aboutissement logique du péché, c'était le péché même. Jésus n'avait-il pas dit : « Qui me rejette, rejette celui qui m'a envoyé ? »

La croix de Jésus, c'est donc en quelque sorte Dieu chassé de notre humanité. C'est, par suite, le péché mis à nu, dans toute sa révolte orgueilleuse et sa brutalité meurtrière. La croix, c'est la vivante et poignante illustration du péché.

Vous avez vu au musée de Colmar cette crucifixion de Grünewald, ce Christ tragique, aux chairs déchirées, aux doigts convulsés, oeuvre d'un réalisme et d'une vérité poignante, et, à coté de la croix, Jean-Baptiste, l'index dressé, d'un geste impérieux, vers le Crucifié. Ce geste vous obsède, il vous prend malgré vous, il s'empare de votre regard, de votre pensée, de votre imagination et vous contraint de contempler Celui que les hommes ont percé, Et même après que vous avez quitté la salle, ce geste vous poursuit encore, vous voyez toujours cet index dressé, terrible et vengeur; il semble vous montrer le péché du monde qui crucifie Jésus, bien plutôt que l'agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ; il semble vous dire : « Voila, voilà ce que vous avez fait de lui, l'Envoyé d'en-haut, le Fils du Père ! »




Pourtant, il nous arrive de le dresser nous-mêmes, ce doigt vengeur, non point contre nous, mais contre les meurtriers de Jésus.
Vous connaissez le mot de Clovis à qui saint Rémy venait de raconter l'histoire de la Passion. Brandissant sa hache d'armes, il s'écria avec indignation : « Ah! si j'avais été là avec mes Francs, tout cela ne serait pas arrivé! »

Christianisme de Barbare ! direz-vous. Hélas n'a-t-il pas été celui de l'Église chrétienne au cours de bien des siècles? Ne le demeure-t-il pas encore trop souvent? S'il est une tache sur son histoire, c'est bien la haine dont elle a poursuivi les Juifs, la passion avec laquelle elle a voulu venger sur eux la mort de Jésus-Christ. Elle oubliait que la crucifixion, ce n'est pas le crime d'un peuple, mais celui de l'humanité tout entière. S'indigner du crime des autres, en face de la croix, c'est être aveugle et sourd au message de la croix ; c'est ne pas avoir compris son austère prédication de repentance. Relisez le récit de la Passion dans les Évangiles. Pas un mot de colère, d'indignation ou de protestation ; c'est frappant ! mais au contraire une simplicité, une humilité, un calme émouvants, rien qui puisse rappeler les passions et la haine qui parfois grondent en nos coeurs.
Si j'avais été la! s'écriait Clovis. Eh bien! oui, si j'avais été là, qu'aurais-je fait, et de quel côté me serais-je rangé?

Après tout, ceux qui ont crucifié Jésus sont-ils, au fond, tellement différents de moi-même, et n'ai-je jamais senti ramper en mon âme les passions qui les agitaient? N'ai-je jamais subi les entraînements de la foule, de mon peuple? Ai-je su toujours me libérer de ses préjugés et de ses passions, et n'ai-je jamais, sans le savoir peut-être, hurlé avec les loups? Ne me suis-je jamais laissé guider par quelque mobile sordide, par quelque aveuglement sectaire ou quelque fanatisme étroit? Ces Juifs, ces prêtres qui ont crucifié Jésus, mais ils croyaient défendre leur religion, leur tradition, leur Loi. Certainement la plupart étaient de bonne foi, et c'était insensiblement que le péché les avait conduits à ce point d'aveuglement. Quant à Pilate, il redoutait de se compromettre, il pensait : surtout pas d'histoires! Cela ne nous arrive-t-il jamais?
Non certes ! tous ceux qui s'agitent autour du Christ à la lueur des torches, tous ceux qui contemplent son agonie au Calvaire, ce ne sont pas des démons, ce sont des hommes, hélas ! des hommes comme vous et moi, et l'on a pu dire que c'est la banalité même de toute cette histoire qui épouvante ma conscience!

Si j'avais été là! Ah! non, je ne suis pas aussi sûr que le chef barbare que j'eusse pris la défense de mon Sauveur et que je n'eusse pas été de ceux qui criaient au Prétoire : « Crucifie! Crucifie! »

Ou plutôt, hélas ! je ne le sais que trop ! Ne l'ai-je pas souvent crucifié pour ma part? Toutes les fois que je n'ai pas marché dans la droiture et la vérité, je l'ai crucifié. Toutes les fois que j'ai laissé la rancune ou la haine monter et s'épanouir en moi, je l'ai crucifié! Toutes les fois que j'ai sacrifié les réalités éternelles à des intérêts égoïstes, je l'ai crucifié ! Toutes les fois que je n'ai pas écouté la voix de la conscience, je l'ai crucifié! Toutes les fois que j'ai péché, je l'ai crucifié!

La croix! Ah! ce n'est plus le péché des autres qu'elle Me dit, ni le crime des Juifs. C'est mon péché à moi. C'est là ce que j'y lis en traits de sang!

Certes, j'entends la voix, la voix de miséricorde et de pardon divin qu'entendait Pascal : « C'est pour toi que j'ai versé telle goutte de mon sang! » Mais j'entends d'abord une voix accusatrice jaillir des profondeurs de ma conscience et qui murmure, en un aveu : « C'est moi qui ai versé telle goutte de ton sang! »
Ainsi la croix est d'abord un jugement, le grand jugement de Dieu sur le péché; elle nous montre où conduisaient nos voies, et son ombre implacable tombe d'aplomb sur nos consciences et sur le monde comme une condamnation.
Alors, peu à peu, la tête s'incline sous le poids de ce jugement et de cette condamnation. Il n'y a plus de place pour l'orgueil ou l'indignation ; ce que l'on éprouve, c'est uniquement de l'humiliation et l'on s'effondre au pied de la croix, jugé, condamné, maudit, incapable de redire autre chose que la prière du péager : « 0 Dieu, sois apaisé envers moi, qui suis pécheur! »

Ah! comme elle avait raison, cette vieille païenne, à qui l'on montrait une image de la crucifixion, de se sentir jugée par cette croix que dressa le péché, et de s'écrier, saisie, dans le sentiment de sa propre condamnation : « Seigneur Jésus, descends de là, c'est ma place! »
Ainsi, comme le dit un cantique : « C'est à la croix que le chemin commence », le chemin du repentir, et par suite du salut. En face de la croix, il n'y a plus moyen de concilier le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, la vie et la mort.

Il faut choisir. Les nuances délicates grâce auxquelles le mal se fond insensiblement dans le bien s'évanouissent, et l'opposition se révèle, sans compromis possibles. Qui oserait répéter en face de la croix le mot blasphématoire et superficiel de Renan : «Le péché ! je crois, mon Dieu, que je le supprime. »?

« Le péché! a-t-on dit. Regardez plutôt! c'est cela! cette vision de mort ! Laissons-la pénétrer. en nos âmes, y' détruire toute confiance en nous-mêmes, toute illusion sur notre propre état... Nous appartenons au péché, nous appartenons à la mort. Goûtons cette terrible saveur de perdition! »
« La foule revenait du Calvaire en se frappant la poitrine! »

J'ai voulu, mes frères, pour nous préparer les uns et les autres à la semaine sainte et à la joie de Pâques, vous ramener à cette réalité fondamentale : le péché, car le premier message de la croix est bien celui-ci : « Tu es pécheur! »

Ah ! n'éludons pas cet aveu, ne cherchons pas de faux-fuyants, ne prétendons pas nous disculper. Il est de mode aujourd'hui de ne pas compter avec le péché. Le péché, c'est un de ces mots démonétisés que l'on hésite à employer. Et pourtant, la réalité du péché, sous ses formes multiples, a-t-elle jamais été plus tragique, est-elle jamais apparue sous un jour plus cru ? Et pour connaître toute l'allégresse chrétienne, il faut avoir connu l'abîme de la perdition.

« Tu ne veux être qu'un pécheur en peinture, disait Staupitz à Luther; c'est pourquoi aussi, Jésus-Christ n'est pour toi qu'un Sauveur en peinture! »

Ah ! plutôt accepter d'être un pauvre pécheur, jugé et condamne, pour pouvoir célébrer la miséricorde infinie du Dieu qui fait grâce !

« Je me laisse dépouiller, écrivait Frommel, je me laisse juger, je me laisse condamner. Je ne cherche pas à faire de ma vie un sépulcre blanchi... jusqu'à ce que pleinement humilié, pleinement convaincu de mon incapacité, de mon néant, de ma pauvreté, je me jette enfin, accablé, défaillant, meurtri, vraie loque humaine - et loque impure - aux pieds de Celui qui est le seul Vivant ! »

Oui, c'est bien cela! Laissons-nous dépouiller, laissons-nous juger, laissons-nous condamner, frappons-nous la poitrine, et jetons-nous aux pieds de Celui qui pardonne, mais pour recréer et reconstruire en nous un homme nouveau.
Nous recevrons alors la grâce promise au coeur brisé...
« C'est à la croix que le chemin commence ! »
Amen.

J.-D. B.

14 Février 1932.

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