Tous ceux qui assistaient en foule
à ce spectacle, après avoir
vu ce qui était arrivé, s'en
retournèrent en se frappant la
poitrine. |
Nous entrons aujourd'hui au temps de la
Passion.
Et dès ce premier dimanche, nous
voudrions vous conduire au pied de la croix, y
rester avec vous, de dimanche en dimanche, et
recueillir humblement quelques-unes des
leçons, des clartés, des appels qui
rayonnent du Calvaire.
Sans doute, toute parole humaine, ici,
ne peut être que balbutiement. Il y à
là un mystère d'amour, un abîme
profond comme l'azur des cieux.
Comment pourrais-je, ô Dieu, vers cet abîme
Lever les yeux?
La croix ! Elle vient à nous lourde de
toute l'expérience accumulée de vingt
siècles chrétiens, accompagnée
de tout un merveilleux cortège d'âmes,
âmes repentantes, pardonnées,
régénérées, âmes
qui ont trouvé la paix et le salut,
âmes qui ont puisé en elle la force de tous les
sacrifices et de
toutes
les acceptations. Elle constitue toujours la
suprême prédication, le plus poignant
appel à la repentance, elle est le grand
foyer d'amour, d'amour divin où toujours
à nouveau s'allume la vie, et le
christianisme demeure à jamais placé
sous le signe de la croix.
Peut-être même sommes-nous
trop habitués à la voir partout! Elle
se dresse sur les édifices chrétiens,
elle couronne nos chaires, elle est
incrustée sur la couverture de nos liturgies
; elle domine nos paysages, jetant son ombre
tragique à travers nos campagnes, s'enlevant
en traits durs sur la blancheur des neiges; et l'on
ne peut passer aux carrefours des chemins sans voir
une humble croix de pierre, patinée de
lichens et de mousses, où pend un Christ
amaigri et douloureux ; elle protège de son
signe rédempteur les tertres où
dorment nos morts, et, jusque dans nos foyers, elle
offre un point de convergence à nos
pensées distraites et sanctifie la place
où l'on s'agenouille pour la
prière.
Elle est ainsi devenue trop souvent,
à force d'accoutumance, le sel qui a perdu
sa saveur, et nous ne crions plus quand on
l'applique sur nos plaies à vif ; elle ne
mord plus sur nos consciences,
elle s'est dépouillée de ce qu'elle
avait de tragique, et a cessé
d'évoquer l'ignominie d'un supplice
infamant; trop souvent, nous avons traduit en
doucereux cantiques, transposé en mysticisme
sentimental son langage austère et son appel
brutal, nous dérobant à ce choc en
pleine poitrine, en plein coeur, qu'elle est
toujours pour celui qui la regarde en face et ne se
défend pas.
La regarder en face et ne pas nous
défendre, voila ce que je vous
propose.
Et comme on ne saurait en accueillir
sans en être ébloui tous les rayons
à la fois, il nous faut décomposer
cette lumière.
Pour aujourd'hui, contemplons dans la
croix la révélation du
péché.
N'est-ce point la, d'ailleurs, ce qu'elle fut
d'abord? N'est-ce pas la - le sentiment du
péché - la première
réaction qu'elle produisit dans les
âmes?.
Jésus vient d'expirer. L'oeuvre
est achevée. La mort, plus clémente
que les hommes, a mis fin au supplice; et la foule
redescend du Calvaire... Tout
à l'heure on se moquait, on raillait, on
insultait. Maintenant que tout est fini, un grand
silence plane sur cette foule, un silence de mort.
Et elle s'en va, grave, remuée par un
sentiment inattendu et nouveau, celui de son
péché, de son crime, et,
poussés par je ne sais quel vague
désespoir, ces hommes et ces femmes se
frappent la poitrine, geste immémorial par
lequel l'homme exprime qu'il y a la, sur le coeur,
quelque chose qui pèse, un poids qui
l'oppresse et qu'il voudrait chasser; geste
instinctif de remords et déjà
d'obscur repentir.
Ainsi à l'heure même
où mourait le Christ, alors que sa croix se
dressait encore sur la colline du Crâne, ce
qu'elle arrachait aux âmes, malgré
elles, c'était l'aveu de leur
culpabilité. Elle projetait au fond des
coeurs, cette croix, une lumière nouvelle et
troublante, et à cette lumière, les
hommes pouvaient lire en eux-mêmes, comme si
ç'eût été pour la
première fois, les caractères sombres
du péché!
Pourtant cette croix n'était pas
la première! Il y avait eu, avant
celle-là, bien d'autres croix
dressées sur la colline du Calvaire, et des
milliers d'autres ailleurs. Il y en eut
après, et des milliers
encore ! Lors de la prise de Jérusalem par
Titus, il fallut s'arrêter de crucifier parce
que le bois finit par manquer. Et cependant, seule,
la croix du Vendredi-Saint se dresse sur le monde
et éclaire les sombres profondeurs du coeur
humain.
Sur le Calvaire même, le jour
où mourut Jésus, il y avait trois
croix, trois croix exactement semblables; et
cependant celle de Jésus dépasse les
autres, on ne voit plus qu'elle, elle est en pleine
clarté, les autres ne comptent pas, les
autres s'enfoncent dans l'ombre et ne doivent
qu'à ces rayons de la croix du Christ qui
les éclaira un instant, de n'être pas
restées ensevelies à jamais dans un
éternel oubli.
C'est que... c'est la croix de
Jésus ! Ce n'est pas la croix qui est
unique, c'est le Crucifié. Le supplice
était banal, mais jamais il n'y eut
semblable victime. L'officier romain avait
assisté à bien d'autres
crucifiements, et la cruauté d'une telle
mort ne troublait guère son coeur de
guerrier endurci; mais jamais il n'avait vu mourir
quelqu'un comme mourait Jésus. Quelque chose
en son âme se déchire et l'aveu
jaillit : « Cet homme était
juste!» Aveu plus lourd de sens et plus vrai
qu'il ne pouvait le soupçonner, car
c'était plus qu'un juste, c'était
« le Saint et le Juste »
Peut-être même eut-il le
pressentiment d'une réalité plus
profonde, s'il s'écria vraiment, comme le
rapportent Matthieu et Marc : « Certainement,
cet homme était le Fils de Dieu !
»
Et c'est bien la ce pourquoi la croix
est unique : c'est Jésus qui meurt!
Jésus! le Maître doux et
humble de coeur, l'ami des enfants et des
péagers ! Jésus, consumé
d'amour, âme limpide et transparente,
lumineuse comme si toute la clarté de Dieu
s'y reflétait et de la s'irradiait sur la
terre ! Jésus, en qui Dieu était venu
jusqu'à nous, nous cherchant, nous appelant,
prenant en quelque sorte une voix humaine!
Jésus qui, à travers le ciel lourd et
fermé sous lequel cheminaient les hommes,
avait ouvert une trouée de lumière,
nous révélant le coeur même du
Père et découvrant à nos
regards éblouis les perspectives de la vie
éternelle! Jésus ! c'était lui
que l'on repoussait, que l'on rejetait, que l'on
chassait de l'humanité, lui que l'on
crucifiait !
C'était bien le couronnement du
vieux péché de l'Eden,
l'aboutissement logique de la faute humaine.
L'homme avait désobéi. Il
avait voulu être son propre maître, se
constituer dans une indépendance
orgueilleuse à l'égard de Dieu; il
avait voulu être son propre Dieu; il avait
dit, ou tout au moins il avait agi comme s'il
disait à Dieu : « Que ma volonté
Boit faite, et non pas la tienne! » Il avait
repoussé l'autorité de Dieu et
s'était mis à la place de Dieu sur
l'autel de son âme.
Vieux péché de l'Eden,
ai-je dit, et péché de toujours ! Car
le péché, en son essence même,
c'est l'homme se substituant à Dieu, se
mettant avant Dieu et faisant passer sa
volonté avant la volonté de Dieu,
l'homme s'exaltant lui-même et devenant
à lui-même son Dieu. Exaltation de
l'homme au mépris de Dieu, exaltation
raffinée ou grossière, humanisme de
dilettante ou égoïsme de jouisseur,
voila le péché, non pas le
péché d'une époque, mais le
péché de toujours !
Or, à quoi cela finit-il par
aboutir? À la négation même de
Dieu. Si je me mets moi-même au-dessus de
Dieu, c'est que Dieu n'est plus Dieu; je le
rejette, je le mets hors de ma vie, je crie avec
les hommes de la parabole : « Je ne veux pas
que celui-ci règne sur moi!
»
Et, à force de le crier pendant
des siècles, quand, en Christ, Dieu est venu
jusqu'à nous, on l'a réellement
rejeté, repoussé, on a
crucifié Jésus. C'était bien
l'aboutissement logique du péché,
c'était le péché même.
Jésus n'avait-il pas dit : « Qui me
rejette, rejette celui qui m'a envoyé ?
»
La croix de Jésus, c'est donc en
quelque sorte Dieu chassé de notre
humanité. C'est, par suite, le
péché mis à nu, dans toute sa
révolte orgueilleuse et sa brutalité
meurtrière. La croix, c'est la vivante et
poignante illustration du
péché.
Vous avez vu au musée de Colmar
cette crucifixion de Grünewald, ce Christ
tragique, aux chairs déchirées, aux
doigts convulsés, oeuvre d'un
réalisme et d'une vérité
poignante, et, à coté de la croix,
Jean-Baptiste, l'index dressé, d'un geste
impérieux, vers le Crucifié. Ce geste
vous obsède, il vous prend malgré
vous, il s'empare de votre regard, de votre
pensée, de votre imagination et vous
contraint de contempler Celui que les hommes ont
percé, Et même après que vous
avez quitté la salle, ce geste vous poursuit
encore, vous voyez toujours cet index
dressé, terrible et vengeur; il semble vous
montrer le péché du monde qui crucifie Jésus, bien
plutôt que l'agneau de Dieu qui ôte le
péché du monde ; il semble vous dire
: « Voila, voilà ce que vous avez fait
de lui, l'Envoyé d'en-haut, le Fils du
Père ! »
Pourtant, il nous arrive de le dresser
nous-mêmes, ce doigt vengeur, non point
contre nous, mais contre les meurtriers de
Jésus.
Vous connaissez le mot de Clovis
à qui saint Rémy venait de raconter
l'histoire de la Passion. Brandissant sa hache
d'armes, il s'écria avec indignation :
« Ah! si j'avais été là
avec mes Francs, tout cela ne serait pas
arrivé! »
Christianisme de Barbare ! direz-vous.
Hélas n'a-t-il pas été celui
de l'Église chrétienne au cours de
bien des siècles? Ne le demeure-t-il pas
encore trop souvent? S'il est une tache sur son
histoire, c'est bien la haine dont elle a poursuivi
les Juifs, la passion avec laquelle elle a voulu
venger sur eux la mort de Jésus-Christ. Elle
oubliait que la crucifixion, ce n'est pas le crime
d'un peuple, mais celui de l'humanité tout
entière. S'indigner du crime des autres, en
face de la croix, c'est être aveugle et sourd au
message de la croix ;
c'est ne
pas avoir compris son austère
prédication de repentance. Relisez le
récit de la Passion dans les
Évangiles. Pas un mot de colère,
d'indignation ou de protestation ; c'est frappant !
mais au contraire une simplicité, une
humilité, un calme émouvants, rien
qui puisse rappeler les passions et la haine qui
parfois grondent en nos coeurs.
Si j'avais été la!
s'écriait Clovis. Eh bien! oui, si j'avais
été là, qu'aurais-je fait, et
de quel côté me serais-je
rangé?
Après tout, ceux qui ont
crucifié Jésus sont-ils, au fond,
tellement différents de moi-même, et
n'ai-je jamais senti ramper en mon âme les
passions qui les agitaient? N'ai-je jamais subi les
entraînements de la foule, de mon peuple?
Ai-je su toujours me libérer de ses
préjugés et de ses passions, et
n'ai-je jamais, sans le savoir peut-être,
hurlé avec les loups? Ne me suis-je jamais
laissé guider par quelque mobile sordide,
par quelque aveuglement sectaire ou quelque
fanatisme étroit? Ces Juifs, ces
prêtres qui ont crucifié Jésus,
mais ils croyaient défendre leur religion,
leur tradition, leur Loi. Certainement la plupart
étaient de bonne foi, et c'était
insensiblement que le péché les avait
conduits à ce point
d'aveuglement. Quant à Pilate, il redoutait
de se compromettre, il pensait : surtout pas
d'histoires! Cela ne nous arrive-t-il
jamais?
Non certes ! tous ceux qui s'agitent
autour du Christ à la lueur des torches,
tous ceux qui contemplent son agonie au Calvaire,
ce ne sont pas des démons, ce sont des
hommes, hélas ! des hommes comme vous et
moi, et l'on a pu dire que c'est la banalité
même de toute cette histoire qui
épouvante ma conscience!
Si j'avais été là!
Ah! non, je ne suis pas aussi sûr que le chef
barbare que j'eusse pris la défense de mon
Sauveur et que je n'eusse pas été de
ceux qui criaient au Prétoire : «
Crucifie! Crucifie! »
Ou plutôt, hélas ! je ne le
sais que trop ! Ne l'ai-je pas souvent
crucifié pour ma part? Toutes les fois que
je n'ai pas marché dans la droiture et la
vérité, je l'ai crucifié.
Toutes les fois que j'ai laissé la rancune
ou la haine monter et s'épanouir en moi, je
l'ai crucifié! Toutes les fois que j'ai
sacrifié les réalités
éternelles à des
intérêts égoïstes, je l'ai
crucifié ! Toutes les fois que je n'ai pas
écouté la voix de la conscience, je
l'ai crucifié! Toutes les fois que j'ai
péché, je l'ai crucifié!
La croix! Ah! ce n'est plus le
péché des autres qu'elle Me dit, ni
le crime des Juifs. C'est mon péché
à moi. C'est là ce que j'y lis en
traits de sang!
Certes, j'entends la voix, la voix de
miséricorde et de pardon divin qu'entendait
Pascal : « C'est pour toi que j'ai
versé telle goutte de mon sang! » Mais
j'entends d'abord une voix accusatrice jaillir des
profondeurs de ma conscience et qui murmure, en un
aveu : « C'est moi qui ai versé telle
goutte de ton sang! »
Ainsi la croix est d'abord un jugement,
le grand jugement de Dieu sur le
péché; elle nous montre où
conduisaient nos voies, et son ombre implacable
tombe d'aplomb sur nos consciences et sur le monde
comme une condamnation.
Alors, peu à peu, la tête
s'incline sous le poids de ce jugement et de cette
condamnation. Il n'y a plus de place pour l'orgueil
ou l'indignation ; ce que l'on éprouve,
c'est uniquement de l'humiliation et l'on
s'effondre au pied de la croix, jugé,
condamné, maudit, incapable de redire autre
chose que la prière du péager :
« 0 Dieu, sois apaisé envers moi, qui
suis pécheur! »
Ah! comme elle avait raison, cette
vieille païenne, à qui l'on montrait
une image de la crucifixion, de se sentir
jugée par cette croix que dressa le
péché, et de s'écrier, saisie,
dans le sentiment de sa propre condamnation :
« Seigneur Jésus, descends de
là, c'est ma place! »
Ainsi, comme le dit un cantique : «
C'est à la croix que le chemin commence
», le chemin du repentir, et par suite du
salut. En face de la croix, il n'y a plus moyen de
concilier le bien et le mal, la lumière et
les ténèbres, la vie et la
mort.
Il faut choisir. Les nuances
délicates grâce auxquelles le mal se
fond insensiblement dans le bien
s'évanouissent, et l'opposition se
révèle, sans compromis possibles. Qui
oserait répéter en face de la croix
le mot blasphématoire et superficiel de
Renan : «Le péché ! je crois,
mon Dieu, que je le supprime. »?
« Le péché! a-t-on
dit. Regardez plutôt! c'est cela! cette
vision de mort ! Laissons-la
pénétrer. en nos âmes, y'
détruire toute confiance en
nous-mêmes, toute illusion sur notre propre
état... Nous appartenons au
péché, nous appartenons à la
mort. Goûtons cette terrible saveur de
perdition! »
« La foule revenait du Calvaire en
se frappant la poitrine! »
J'ai voulu, mes frères, pour nous
préparer les uns et les autres à la
semaine sainte et à la joie de Pâques,
vous ramener à cette réalité
fondamentale : le péché, car le
premier message de la croix est bien celui-ci :
« Tu es pécheur! »
Ah ! n'éludons pas cet aveu, ne
cherchons pas de faux-fuyants, ne prétendons
pas nous disculper. Il est de mode aujourd'hui de
ne pas compter avec le péché. Le
péché, c'est un de ces mots
démonétisés que l'on
hésite à employer. Et pourtant, la
réalité du péché, sous
ses formes multiples, a-t-elle jamais
été plus tragique, est-elle jamais
apparue sous un jour plus cru ? Et pour
connaître toute l'allégresse
chrétienne, il faut avoir connu
l'abîme de la perdition.
« Tu ne veux être qu'un
pécheur en peinture, disait Staupitz
à Luther; c'est pourquoi aussi,
Jésus-Christ n'est pour toi qu'un Sauveur en
peinture! »
Ah ! plutôt accepter d'être
un pauvre pécheur, jugé et condamne,
pour pouvoir célébrer la
miséricorde infinie du Dieu qui fait
grâce !
« Je me laisse dépouiller,
écrivait Frommel, je me laisse juger, je me
laisse condamner. Je ne cherche pas à faire
de ma vie un sépulcre blanchi...
jusqu'à ce que pleinement humilié,
pleinement convaincu de mon incapacité, de
mon néant, de ma pauvreté, je me
jette enfin, accablé, défaillant,
meurtri, vraie loque humaine - et loque impure -
aux pieds de Celui qui est le seul Vivant !
»
Oui, c'est bien cela! Laissons-nous
dépouiller, laissons-nous juger,
laissons-nous condamner, frappons-nous la poitrine,
et jetons-nous aux pieds de Celui qui pardonne,
mais pour recréer et reconstruire en nous un
homme nouveau.
Nous recevrons alors la grâce
promise au coeur brisé...
« C'est à la croix que le
chemin commence ! »
Amen.
J.-D. B.
14 Février 1932.
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