De grands artistes, de grands poètes
chrétiens ont volontiers
résumé leur Évangile en des
Passions. Dans le drame de la Semaine sainte, ils
ont mis leur douleur et leur espérance, leur
péché et leur pardon, leur mort et
leur résurrection. Des noms illustres sont
dans toutes les mémoires, et quelques-unes
des plus grandes oeuvres de la
chrétienté évangélique
ont pris leur source au pied du Calvaire.
C'est l'entreprise que tentent à
leur tour les deux pasteurs de l'Église
réformée de Mulhouse; humblement,
fraternellement, ils placent leur commun
ministère sous le signe de la Croix.
Mais combien la situation du
prédicateur est ici plus difficile que celle
du poète, du peintre ou du musicien! Car il
n'a que des mots à son service, alors que le
peintre dispose de toutes les magies de la forme et
de la lumière, que le musicien peut faire
chanter sa joie ou pleurer sa douleur. Encore
n'est-ce pas assez de contempler ou de
décrire; il faut commenter, expliquer,
peut-être discuter. Ni les faits
évangéliques ni l'émotion
qu'ils éveillent chez le chrétien ne
sauraient dès lors apparaître dans
leur nudité; en descendant sur le terrain de
la pensée discursive, il faut quitter les
régions ou le contact est immédiat
entre l'âme et les réalités
éternelles. Aux synthèses
spontanées de l'art se substitue une analyse
toujours un peu artificielle; et tandis qu'à
travers la personnalité d'un artiste le
drame sacré apparaît comme
universalisé et glorifié, la vision
également personnelle qu'en donne la chaire
chrétienne le fait apparaître sous
l'angle d'une interprétation
particulière et n'en met en lumière
que des aspects partiels.
Le propre de l'art est de
suggérer la présence
mystérieuse d'un au delà, tandis que
la parole limite la pensée en la fixant; or,
le thème de la Passion est de ceux que l'on
ne peut rendre fidèlement qu'en y faisant
entrer l'infini. La parole ici est donc vaincue
d'avance.
Ces difficultés, nos auteurs les
ont mesurées avant de nous placer devant la
Croix; ils ont eu l'exacte intuition de leur nature
et de leur gravité, et soit d'instinct, soit
par un propos réfléchi, ils leur ont
appliqué les méthodes convenables
à leur solution.
D'abord, ils ont effacé au second
plan leur pensée et leurs personnes. Non
qu'il n'y ait une doctrine, et très ferme,
à la base de leur effort, ou qu'ils aient
cédé à la facile tentation de
l'impressionnisme; mais ils montrent plus qu'ils ne
démontrent, et lorsque l'émotion qui
naît de leur contemplation s'exprime et se
veut communiquer, c'est toujours sous une forme
assez impersonnelle pour rester
dépouillée de tout caractère
accidentel.
Ainsi, même au milieu des
impressions les plus vécues, qui ne
redoutent pas le «je »
révélateur de l'intimité
personnelle, nous gardons l'impression de marcher
parmi les réalités éternelles
et de retrouver l'âme chrétienne de
tous les temps, de nous retrouver nous-mêmes
à travers l'âme de nos
prédicateurs.
Comment expliquer, autrement que par cet
effacement systématique du moi, que le style
et la pensée des deux collaborateurs se
soient si bien rapprochés l'un de l'autre
que l'on n'arrive plus à distinguer ce que
chacun d'eux a écrit? Par quel
mimétisme fraternel sont-ils devenus si
semblables que l'on hésite à signer
chacune de leurs méditations? Ce ne sont
cependant pas personnalités
interchangeables, épis moissonnés au
même sillon. L'un a grandi dans la chaude
atmosphère du Réveil et reçu
sa maturité spirituelle de l'austère
et forte discipline d'Henri Bois; l'autre a
plongé ses racines dans le terroir d'un
protestantisme libéral sur lequel est
tombé comme une rosée bénie le
mysticisme pénétrant de Gaston
Frommel.
Mais sous le rayonnement de la Croix,
toutes ces divergences s'évanouissent: il
n'y a plus que deux chrétiens qui
contemplent leur Sauveur; et lorsque chacun d'eux
essaie, de chanter ce qu'il a vu, il se trouve que
la même poésie pare leur parole, et
que nul ne saurait dire quel est celui des deux qui
nous a déjà donné quelques
volumes de vers.
D'autre part, les prédicateurs
n'ont pas hésité à recourir
à ces formes d'expression dont nous
constations naguère la puissance
d'émotion. Ils ne craignent pas
d'évoquer une oeuvre d'art, de prononcer le
nom d'un peintre ou d'un musicien: Grünewald
et J.-S. Bach ne sont pas absents de leur oeuvre.
Qu'est-ce à dire, sinon qu'ils ne se
contentent pas de regarder la Passion de leur
Maître avec des yeux neufs, et comme s'ils
étaient les premiers à
s'arrêter devant elle; ils veulent la voir
aussi à travers l'âme des grands
croyants leurs prédécesseurs, et par
là ils lui restituent sa valeur unique,
universelle.
Ce que nous attendons d'un
prédicateur devant la Croix, c'est d'abord
qu'il nous dise l'émotion qui
l'étreint, et comment son
péché, son amour, sa foi, son salut,
sont dominés par le sacrifice du
Crucifié; et cela, nous le trouvons
pleinement dans le volume qui nous est offert !
Mais nous n'aurions que faire d'une
réflexion qui. resterait solitaire et ne
rejoindrait pas, à travers le Sauveur, les
innombrables qu'il a appelés à Lui et
qu'il a sauvés; car alors elle ne nous
rejoindrait pas nous-mêmes, elle serait sans
contact avec notre faim et notre
rassasiement.
Et c'est pourquoi nous trouvons une pure
joie à recevoir des mains de J.-D.
Benoît et de Ch. Dombre le pain de la vie
éternelle; le même pain qui depuis des
siècles, pétri par tant de mains
diverses, rassasie tous ceux pour lesquels il a
été rompu.
Paris, 16 juin 1932. A.-N. B.
Quand l'intelligence, à bout d'efforts, reste dehors, l'amour dit: moi, j'entrerai.
RUYSBROECK L'ADMIRABLE.
Si quelqu'un me racontait la Passion telle qu'elle fut, je répondrais : c'est toi, c'est toi qui Pas soufferte!
ANGÈLE DE FOLIGNO.
O Croix solennelle et muette, que de choses tu as à dire! Tu es inépuisable, et tu commences à enseigner seulement quand tous les docteurs sont à court et tous les sages au bout de leur sagesse.
F. W. FOERSTER.
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