Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'AMOUR CHRÉTIEN

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Nouvelle naissance

 

«Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » À cet amour, il y a bien des obstacles. La nature en entasse déjà qui paraissent insurmontables. Elle crée par elle-même, entre les races et entre les individus, des différences confinant aux abîmes. La vie économique, à son tour, multiplie les oppositions, fait naître des conflits souvent meurtriers, et ne nous lie les uns aux autres que pour mettre en pleine lumière l'antagonisme des intérêts. Sans doute, entre compétiteurs courageux, entre honnêtes concurrents, on peut s'estimer, et même s'aimer. On pourrait peut-être même finir par s'entendre, par s'associer pour lutter contre les difficultés, et faire, de cet accord, bénéficier toute la communauté. Cela s'est vu, cela se voit même de plus en plus, et laisse à penser que les obstacles ne sont pas tous insurmontables.

Mais il y a autre chose ; les situations matérielles et morales sont très inégales ; l'injustice enferme les hommes à tel point que celui qui voudrait s'en libérer ne trouverait d'autre porte que le sacrifice total et la mort. Et ce sacrifice et cette mort n'arrangeraient rien ; il est même probable qu'ils aboutiraient à une aggravation de difficultés pour plusieurs. Il faut donc vivre, accepter la loi d'injustice. Du reste, quand il pense à ces choses. l'homme est déjà leur vassal. S'il est injuste, il est aussi victime de l'injustice des autres; et s'il aspire à la justice, il sera plus exposé aux habiletés de ses adversaires, qui en aggraveront d'autant leur cas.

Et si maintenant, à la lutte pour l'argent, on ajoute la lutte pour l'honneur et pour les honneurs, la lutte pour la jouissance, pour le luxe, pour la volupté, pour le pouvoir, et cela à tous les étages de la société, comme à tous les âges de la vie, alors se dessine devant l'imagination accablée la série des mensonges, des trahisons, des violences, des crimes même, partout commis et subis. Quoi ! pas une âme au monde qui n'ait à se plaindre de son prochain, de son prochain proche, non pas des Chinois ou des Hottentots, de ses concitoyens, de ses amis peut-être, qui sait? de ses parents, et même de ses propres frères. Blessures cuisantes et si lentes à guérir, qui nous viennent de ceux que nous devrions le plus aimer et qui devraient nous le rendre !
Et dans sa sainte hardiesse, dans tout son scandale pour qui se croit en droit de condamner et de maudire, voici la Loi, divine, inflexible : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Cet homme qui t'a trompe, cet homme qui t'a pris ton honneur, cet homme, cette femme qui ont ravagé ton bonheur, cet inconnu qui a corrompu l'âme de ton enfant, quels qu'aient été leurs crimes, c'est ton prochain, et ton prochain, tu l'aimeras comme toi-même.
C'est impossible! C'est contre nature ! Oui, dans l'état où nous venons au monde', C'est impossible. Dressés comme trois montagnes, établis sur des bases inaccessibles à notre raison, la nature, l'ordre économique, le péché, sont en effet infranchissables, pour l'homme façonné par la nature et par la société. Par delà ces énormes obstacles, il entend bien la voix qui parle de liberté et de bonheur, mais il ne peut y répondre. Il ne peut... à moins que résolu à risquer le tout pour le tout, il ne cède à cet autre appel, qui promet la victoire. « Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le Royaume de Dieu. »

Il faut naître de nouveau, non seulement pour atteindre à l'amour du prochain, mais déjà pour le comprendre. Comprendre, cela veut dire ici, en saisir les conditions.

Jusqu'à ces derniers temps, la Fraternité a couru les rues. Elle bavardait sur les places publiques, elle trônait dans les Maisons du peuple, elle s'attablait dans les cabarets, elle levait son verre dans les fêtes populaires ou patriotiques, elle siégeait dans les congrès, elle se pavanait sur le pont des cuirassés qui s'en allaient rendre de pompeuses visites. Certains moralistes trouvaient que Jésus était en retard ; ils regardaient de haut le prophète de Galilée et corrigeaient le sommaire de la Loi ; ils ne disaient plus : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », mais ils disaient avec un accent de triomphe: « Tu aimeras ton prochain plus que toi-même! » C'était le progrès !

Ils le croyaient du moins. Le malheur est que si cela signifie quelque chose, cela signifie avant tout leur aveuglement. Jésus qui s'est contenté d'aimer conformément à sa Loi, est mort sur la croix de la main de ses pires ennemis, qu'il a aimés d'un amour suprême et par conséquent insurpassable. Et Jésus répudierait énergiquement la surenchère naïve de ces moralistes.
Jésus parle une langue que ses modernes correcteurs ne comprennent pas. Son « Tu aimeras » est assez exactement le contraire du leur. Pour Jésus, aimer, cela veut dire aimer. Pour ses correcteurs, cela signifie quelque chose comme partager. Car ils sont sur le terrain de l'homme naturel, ils considèrent la vie comme un ensemble de biens à répartir, et se soucient peu de l'absurdité de leur surenchère ; l'essentiel n'est-il pas de souligner le Progrès ! Absurdité, disons-nous, que ce « Tu aimeras ton prochain plus que toi-même !» Car si je m'aime beaucoup, je demande beaucoup en partage, et la somme des biens étant fort limitée, il devient bien difficile d'en réclamer encore plus pour les autres. Si, par contre, content de peu, je demande peu, je ne m'intéresserai guère au trop grand appétit d'autrui. Mais on n'y regarde pas de si près. Comme le sacrifice jouit d'une bonne réputation, ça fait bien, ça fait très bien de dire: « Tu aimeras ton prochain plus que toi-même. »

Cette formule est totalement étrangère à l'inspiration de Jésus, le grand sacrifié ; elle est une tentative inepte, car il est impossible de faire passer dans le monde de l'égoïsme un principe qui lui est totalement étranger. Pour Jésus, la vie n'est pas dans la diminution, si forte soit-elle, de l'égoïsme naturel à l'homme, elle est dans l'extirpation totale de ce penchant, artisan de toutes les misères.

 

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Fraternité

 

La Fraternité, idole de l'homme naturel, mais idole maquillée cachant de son mieux ses véritables desseins : intérêts politiques, économiques, électoraux, en voilant d'autres, parfois, bien moins honorables, tels que l'espionnage déguisé, l'évaluation des forces qu'il faudra combattre et si possible briser, la captation d'une bienveillance à exploiter, cette Fraternité fantôme ne tromperait personne, si elle n'éveillait pas de profonds échos dans le coeur de l'homme. Il faut qu'une âme soit bien amère et bien disgraciée pour ne pas éprouver, au moins par moments, le désir d'une entente avec d'autres âmes, d'une fraternité durable entre les hommes, mettant fin pour toujours aux rivalités dévastatrices. C'est pourquoi les succédanés de l'amour chrétien abondent ici-bas.

Nous l'avons dit ailleurs : l'amitié, le patriotisme ne sont pas que des ombres vaines. Dans le désert où gémissent parfois les coeurs, qui oserait sans profanation ne voir en eux que décevants mirages? Ne sont-ce pas, au contraire, d'un paradis perdu et brisé, les fragments épars a qui Dieu laisse leur vertu originelle, afin d'entretenir en nous la grande nostalgie de son Règne ! Cependant, fragments et succédanés laissent l'âme dans l'ordre cruel de la nature, cruel parce qu'incertain, passager, incomplet, éphémère. L'âme veut ce que Dieu l'appelle à trouver, l'ordre surnaturel de l'amour chrétien, qui ne s'aigrit point, qui ne s'enfle pas d'orgueil, qui met sa joie dans la vérité, qui espère tout, qui supporte tout, et qui ne périt jamais.

L'âme veut... et l'Évangile exige; il exige d'être accepté tout entier, avec ses menaces comme avec ses promesses, dans sa profondeur tragique et dans son sublime déploiement.

Mais c'est ici qu'éclate la divinité de son message ; l'Évangile qui réclame de l'homme un entier sacrifice, ne le réclame que pour nous sauver. Il n'a rien à voir avec cette folie que le monde entretient, qu'il ordonne même quelquefois, qui demande tout et qui ne donne rien. Nous ne dénonçons pas ici - est-il besoin de le dire? - les sacrifices auxquels l'homme s'astreint pour la défense de sa patrie ou de son foyer, encore que les hécatombes ne servent pas toujours au bien de ceux qui les consentent, encore moins à celui de ceux qui les ordonnent. Mais le sacrifice pour le sacrifice, c'est bien là ce que le paganisme de tous les temps a toujours réclamé. Dans le vertige qui saisit les créatures en face de l'insondable loi de la douleur, on les voit, ces créatures, immoler leurs fils et leurs filles, jeter leurs petits enfants en pâture aux idoles rougies par le feu, ou s'offrir elles-mêmes à l'écrasement pour satisfaire à la fois les dieux factices et l'étrange besoin de se donner tout entier, qui n'a jamais disparu de l'âme humaine, même courbée sous le faix du péché.

Mais l'Évangile est la religion de la clarté, de la virilité et de la délivrance. Dieu n'a que faire de nos sanglantes blessures. Il réprouve tout sacrifice qui n'est pas inspiré par l'amour. Par contre, il accepte et bénit tout ce que l'amour inspire, car c'est dans cet amour qu'est la force de vie, la puissance de régénération et de salut. Et cet amour n'exige qu'une chose, la mort de notre égoïsme ; il faut bien que l'un ou l'autre cède la place, étant, par leur nature même, totalement incompatibles. Qui ne pense qu'à soi descend dans la nuit, mais celui qui aime et qui se donne monte à la lumière éternelle. Celui qui a compris cela sait qu'il peut tout espérer, malgré le mal, malgré l'épreuve, malgré la mort, et qu'il peut et qu'il doit courir le beau risque de perdre sa vie pour le service de Dieu et de ses frères.

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