«Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. » À cet amour, il y a
bien des obstacles. La nature en entasse
déjà qui paraissent insurmontables.
Elle crée par elle-même, entre les
races et entre les individus, des
différences confinant aux abîmes. La
vie économique, à son tour, multiplie
les oppositions, fait naître des conflits
souvent meurtriers, et ne nous lie les uns aux
autres que pour mettre en pleine lumière
l'antagonisme des intérêts. Sans
doute, entre compétiteurs courageux, entre
honnêtes concurrents, on peut s'estimer, et
même s'aimer. On pourrait peut-être
même finir par s'entendre, par s'associer
pour lutter contre les difficultés, et
faire, de cet accord, bénéficier
toute la communauté. Cela s'est vu, cela se
voit même de plus en plus, et laisse à
penser que les obstacles ne sont pas tous
insurmontables.
Mais il y a autre chose ; les situations
matérielles et morales sont très
inégales ; l'injustice enferme les hommes
à tel point que celui qui voudrait s'en libérer ne
trouverait d'autre porte que le sacrifice total et
la mort. Et ce sacrifice et cette mort
n'arrangeraient rien ; il est même probable
qu'ils aboutiraient à une aggravation de
difficultés pour plusieurs. Il faut donc
vivre, accepter la loi d'injustice. Du reste, quand
il pense à ces choses. l'homme est
déjà leur vassal. S'il est injuste,
il est aussi victime de l'injustice des autres; et
s'il aspire à la justice, il sera plus
exposé aux habiletés de ses
adversaires, qui en aggraveront d'autant leur
cas.
Et si maintenant, à la lutte pour
l'argent, on ajoute la lutte pour l'honneur et pour
les honneurs, la lutte pour la jouissance, pour le
luxe, pour la volupté, pour le pouvoir, et
cela à tous les étages de la
société, comme à tous les
âges de la vie, alors se dessine devant
l'imagination accablée la série des
mensonges, des trahisons, des violences, des crimes
même, partout commis et subis. Quoi ! pas une
âme au monde qui n'ait à se plaindre
de son prochain, de son prochain proche, non pas
des Chinois ou des Hottentots, de ses concitoyens,
de ses amis peut-être, qui sait? de ses
parents, et même de ses propres
frères. Blessures cuisantes et si lentes
à guérir, qui nous viennent de ceux
que nous devrions le plus aimer et qui devraient
nous le rendre !
Et dans sa sainte hardiesse, dans tout
son scandale pour qui se croit en droit de condamner
et de maudire,
voici
la Loi, divine, inflexible : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même. » Cet homme qui
t'a trompe, cet homme qui t'a pris ton honneur, cet
homme, cette femme qui ont ravagé ton
bonheur, cet inconnu qui a corrompu l'âme de
ton enfant, quels qu'aient été leurs
crimes, c'est ton prochain, et ton prochain, tu
l'aimeras comme toi-même.
C'est impossible! C'est contre nature !
Oui, dans l'état où nous venons au
monde', C'est impossible. Dressés comme
trois montagnes, établis sur des bases
inaccessibles à notre raison, la nature,
l'ordre économique, le péché,
sont en effet infranchissables, pour l'homme
façonné par la nature et par la
société. Par delà ces
énormes obstacles, il entend bien la voix
qui parle de liberté et de bonheur, mais il
ne peut y répondre. Il ne peut... à
moins que résolu à risquer le tout
pour le tout, il ne cède à cet autre
appel, qui promet la victoire. « Si un homme
ne naît de nouveau, il ne peut voir le
Royaume de Dieu. »
Il faut naître de nouveau, non
seulement pour atteindre à l'amour du
prochain, mais déjà pour le
comprendre. Comprendre, cela veut dire ici, en
saisir les conditions.
Jusqu'à ces derniers temps, la
Fraternité a couru les rues. Elle bavardait
sur les places publiques, elle trônait dans
les Maisons du peuple, elle s'attablait dans les
cabarets, elle levait son verre
dans les fêtes populaires ou patriotiques,
elle siégeait dans les congrès, elle
se pavanait sur le pont des cuirassés qui
s'en allaient rendre de pompeuses visites. Certains
moralistes trouvaient que Jésus était
en retard ; ils regardaient de haut le
prophète de Galilée et corrigeaient
le sommaire de la Loi ; ils ne disaient plus :
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même
», mais ils disaient avec un accent de
triomphe: « Tu aimeras ton prochain plus que
toi-même! » C'était le
progrès !
Ils le croyaient du moins. Le malheur
est que si cela signifie quelque chose, cela
signifie avant tout leur aveuglement. Jésus
qui s'est contenté d'aimer
conformément à sa Loi, est mort sur
la croix de la main de ses pires ennemis, qu'il a
aimés d'un amour suprême et par
conséquent insurpassable. Et Jésus
répudierait énergiquement la
surenchère naïve de ces
moralistes.
Jésus parle une langue que ses
modernes correcteurs ne comprennent pas. Son «
Tu aimeras » est assez exactement le contraire
du leur. Pour Jésus, aimer, cela veut dire
aimer. Pour ses correcteurs, cela signifie quelque
chose comme partager. Car ils sont sur le terrain
de l'homme naturel, ils considèrent la vie
comme un ensemble de biens à
répartir, et se soucient peu de
l'absurdité de leur surenchère ;
l'essentiel n'est-il pas de souligner le Progrès !
Absurdité, disons-nous, que ce « Tu
aimeras ton prochain plus que toi-même
!» Car si je m'aime beaucoup, je demande
beaucoup en partage, et la somme des biens
étant fort limitée, il devient bien
difficile d'en réclamer encore plus pour les
autres. Si, par contre, content de peu, je demande
peu, je ne m'intéresserai guère au
trop grand appétit d'autrui. Mais on n'y
regarde pas de si près. Comme le sacrifice
jouit d'une bonne réputation, ça fait
bien, ça fait très bien de dire:
« Tu aimeras ton prochain plus que
toi-même. »
Cette formule est totalement
étrangère à l'inspiration de
Jésus, le grand sacrifié ; elle est
une tentative inepte, car il est impossible de
faire passer dans le monde de l'égoïsme
un principe qui lui est totalement étranger.
Pour Jésus, la vie n'est pas dans la
diminution, si forte soit-elle, de
l'égoïsme naturel à l'homme,
elle est dans l'extirpation totale de ce penchant,
artisan de toutes les misères.
La Fraternité, idole de l'homme naturel,
mais idole maquillée cachant de son mieux
ses véritables desseins :
intérêts politiques,
économiques, électoraux, en voilant
d'autres, parfois, bien moins honorables, tels que
l'espionnage déguisé,
l'évaluation des forces qu'il faudra combattre et
si
possible
briser, la captation d'une bienveillance à
exploiter, cette Fraternité fantôme ne
tromperait personne, si elle n'éveillait pas
de profonds échos dans le coeur de l'homme.
Il faut qu'une âme soit bien amère et
bien disgraciée pour ne pas éprouver,
au moins par moments, le désir d'une entente
avec d'autres âmes, d'une fraternité
durable entre les hommes, mettant fin pour toujours
aux rivalités dévastatrices. C'est
pourquoi les succédanés de l'amour
chrétien abondent ici-bas.
Nous l'avons dit ailleurs :
l'amitié, le patriotisme ne sont pas que des
ombres vaines. Dans le désert où
gémissent parfois les coeurs, qui oserait
sans profanation ne voir en eux que
décevants mirages? Ne sont-ce pas, au
contraire, d'un paradis perdu et brisé, les
fragments épars a qui Dieu laisse leur vertu
originelle, afin d'entretenir en nous la grande
nostalgie de son Règne ! Cependant,
fragments et succédanés laissent
l'âme dans l'ordre cruel de la nature, cruel
parce qu'incertain, passager, incomplet,
éphémère. L'âme veut ce
que Dieu l'appelle à trouver, l'ordre
surnaturel de l'amour chrétien, qui ne
s'aigrit point, qui ne s'enfle pas d'orgueil, qui
met sa joie dans la vérité, qui
espère tout, qui supporte tout, et qui ne
périt jamais.
L'âme veut... et l'Évangile
exige; il exige d'être accepté tout
entier, avec ses menaces comme
avec ses promesses, dans sa profondeur tragique et
dans son sublime déploiement.
Mais c'est ici qu'éclate la
divinité de son message ; l'Évangile
qui réclame de l'homme un entier sacrifice,
ne le réclame que pour nous sauver. Il n'a
rien à voir avec cette folie que le monde
entretient, qu'il ordonne même quelquefois,
qui demande tout et qui ne donne rien. Nous ne
dénonçons pas ici - est-il besoin de
le dire? - les sacrifices auxquels l'homme
s'astreint pour la défense de sa patrie ou
de son foyer, encore que les hécatombes ne
servent pas toujours au bien de ceux qui les
consentent, encore moins à celui de ceux qui
les ordonnent. Mais le sacrifice pour le sacrifice,
c'est bien là ce que le paganisme de tous
les temps a toujours réclamé. Dans le
vertige qui saisit les créatures en face de
l'insondable loi de la douleur, on les voit, ces
créatures, immoler leurs fils et leurs
filles, jeter leurs petits enfants en pâture
aux idoles rougies par le feu, ou s'offrir
elles-mêmes à l'écrasement pour
satisfaire à la fois les dieux factices et
l'étrange besoin de se donner tout entier,
qui n'a jamais disparu de l'âme humaine,
même courbée sous le faix du
péché.
Mais l'Évangile est la religion
de la clarté, de la virilité et de la
délivrance. Dieu n'a que faire de nos
sanglantes blessures. Il réprouve tout
sacrifice qui n'est pas inspiré par l'amour.
Par contre, il accepte et bénit tout ce que l'amour
inspire, car c'est
dans
cet amour qu'est la force de vie, la puissance de
régénération et de salut. Et
cet amour n'exige qu'une chose, la mort de notre
égoïsme ; il faut bien que l'un ou
l'autre cède la place, étant, par
leur nature même, totalement incompatibles.
Qui ne pense qu'à soi descend dans la nuit,
mais celui qui aime et qui se donne monte à
la lumière éternelle. Celui qui a
compris cela sait qu'il peut tout espérer,
malgré le mal, malgré
l'épreuve, malgré la mort, et qu'il
peut et qu'il doit courir le beau risque de perdre
sa vie pour le service de Dieu et de ses
frères.
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