Ce petit mot, si lourd de conséquences,
désigne tantôt ce que l'on pense,
tantôt ce que l'on vit, deux attitudes qui
devraient être inséparables et qui ne
le sont pas toujours.
Pour les uns, l'importance
première est attachée à la
manière dont on se représente
l'existence de Dieu, la création du monde,
la divinité du Christ, et le sens de sa mort
par rapport au salut. Pour d'autres, les
décisions du coeur et de la volonté
priment toute autre considération.
On peut reprocher aux premiers de tenir
à distance ceux qui ne peuvent ni ne savent
exposer leur credo ; on peut reprocher aux seconds
de favoriser le vague des idées, le
sentimentalisme, de livrer l'âme à des
fluctuations dangereuses, de compromettre le
gouvernement des esprits.
Ces observations sont justes de part et
d'autres. Mais il est clair que ces deux
manières de comprendre la
foi ne suffisent pas à en épuiser le
contenu.
Quand les disciples adressent à
Jésus cette émouvante prière:
« Seigneur augmente-nous la foi! » il est
évident que les problèmes de Dieu ou
du salut par Jésus-Christ ne sont point en
cause, pas plus, du reste, que l'attachement du
coeur ou de la volonté. Ils demandent une
chose qui leur manque. Quelle chose ?
Jésus vient de prononcer des
paroles solennelles : « Il est impossible
qu'il n'arrive pas de scandales. Mais malheur
à l'homme par qui le scandale arrive. »
Et la gravité du scandale se mesure à
la surprenante condamnation de celui qui le cause :
« Il vaudrait mieux pour lui qu'on lui
mît au cou une meule de moulin et qu'on le
jetât au fond de la mer. »
Il y a deux sens à cette
condamnation:
Plutôt l'anéantissement
d'un homme, que le mal qu'il pourra causer;
plutôt l'anéantissement d'un homme,
une meule au cou, au fond de la mer, que le sort
qui l'attend.
L'attention des disciples est fortement
éveillée. Ils voient la puissance
dévastatrice du mal, l'action
meurtrière du scandale sur les âmes
innocentes, les abîmes qu'il ouvre aux coeurs
confiants. L'enfant en reçoit souvent un
choc, une détresse qu'il ne pourra plus
secouer. Le scandale violente les coeurs et les
blesse à jamais. Les bas-fonds obscurs et
nauséabonds se substituent au monde de Dieu, tout
devient suspect, et
l'âme est prise de vertige devant cette
révélation à rebours,
où il n'y a plus
qu'insécurité, désordre et
mensonge.
Et voici maintenant la condamnation
« Il vaudrait mieux pour lui... » Si le
scandaleux doit vivre, quelle vision pour lui que
celle des douleurs et des destructions qu'il a
causées. Quel spectacle que celui des maux
irréparables dont il a été
l'auteur ! Ses vilaines actions, les voici
révélées, déroulant
leurs suites mortelles dans une aveuglante
réalité ! Ces larmes, ces abandons,
et cette grossièreté, ce cynisme,
cette diabolique consécration au vice, c'est
son ouvrage !
Ah comme on comprend la prière
des disciples Ce mal qui règne ici-bas ! Et
parmi tant de péchés, les
nôtres ! Et la révélation de
tant de conséquences inaperçues.
Hélas ! qui sommes-nous ? Seigneur,
augmente-nous la foi!
Nous voulons être à toi,
nous voulons combattre le bon combat ! Mais qui
sommes-nous et que sommes-nous? Oui, Seigneur,
augmente-nous la foi!
Après la force du mal, voici la
difficulté du bien. Quoi ! pardonner sept
fois le jour à celui qui a
répété sept fois son offense !
Qu'il se repente, c'est bien; mais tel est son
mauvais naturel qu'il multiplie ses torts, et
qu'avec lui les
difficultés recommencent toujours ! Ses
repentirs restent stériles, il faut les
accepter quand même et pardonner aussi
toujours! Et puis, dans l'insistance de
Jésus, les disciples le sentent bien, il y a
autre chose qu'un compte à dresser et
à solder par le pardon ou par la
condamnation. Pardonner sans cesse, n'est-ce pas ce
que Dieu fait pour nous tous les jours? L'homme
pécheur, vis-à-vis du pécheur
son frère, aurait-il le droit d'être
plus implacable que Dieu lui-même? Au-dessus
de ce que nous estimons juste, il y a la
charité qui, elle, ne compte pas et ne
connaît qu'une loi: « Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu... Tu aimeras ton prochain...
» Voila donc le devoir d'aimer,
d'espérer contre toute espérance et
de croire quand même à la
défaite du mal et du malheur.
Et voilà les disciples
troublés et tremblants. La double
exhortation de Jésus a ouvert devant eux
l'abîme du péché et
dressé le sommet escarpé de la vraie
justice. Ils se sentent désarmés
devant la force du mal et devant la grandeur du
bien, et réclament la seule arme capable
d'affronter et cette menace et cette magnifique
espérance - « Seigneur, augmente-nous
la foi! »
Quand les incrédules s'en vont
disant : « Les chrétiens sont heureux
d'avoir la foi », ils entendent que les
chrétiens sont heureux d'admettre
l'existence de Dieu, du ciel, de la vie
éternelle. Ils disent cela avec quelque
hypocrisie, car ils se persuadent que s'ils n'ont
pas la foi, c'est que leur
supériorité intellectuelle les
empêche de l'avoir. Au-dedans
d'eux-mêmes, ils éprouvent une
certaine commisération pour les croyants et
pour les illusions dont ils se bercent. Et ces
incrédules avouent ainsi une pauvreté
dont ils rougiraient, s'ils pouvaient la
mesurer.
Le désert est désert parce
qu'il manque d'eau', mais le désert n'est
pas le contraire de l'eau, il ne fait qu'en
révéler l'absence.
L'incrédulité est autre chose que le
contraire de la foi qu'elle imagine. La foi ne
consiste pas essentiellement à admettre
quelques vérités telles que, par
exemple, Dieu existe, car les démons le
croient aussi et ils tremblent. Et les disciples ne
demandaient pas de croire en Dieu ou en son Christ,
aucun doute ne les effleurait à cet
égard. Le chrétien n'en est plus
à compter les preuves de l'existence de Dieu
ou à poser devant le Christ la question
angoissée du Baptiste: « Es-tu Celui
qui doit venir? » Le chrétien, comme
les disciples, voit avec effroi la force du mal, et
sait qu'il doit se dresser contre lui; il voit
aussi la splendeur du bien et s'efforce de la faire
paraître. La crainte et l'espoir habitent
dans son coeur, et si son entreprise paraît
vaine à l'homme naturel, il y voit, lui, sa tâche,
sa raison
d'être, en un mot, sa foi. Sa foi, car il est
petit pour un travail immense, et il a appris
à compter sur les forces invisibles pour
tenir courageusement ou Dieu l'a placé dans
le grand combat de ce monde. Sa foi, car c'est
auprès de Dieu et dans la communion de son
Fils qu'il renouvelle chaque jour la force de
détester le mal et de chérir le bien,
deux mouvements nécessaires dont le train de
ce monde aurait promptement raison sans la foi.
C'est une vieille rengaine que la sottise ne se
lasse pas de répéter, que la
religion, par quoi l'on entend le Christianisme,
est l'affaire des faibles, des
éclopés, des vaincus. La religion ne
serait bonne qu'à bercer les âmes
souffreteuses par des promesses qui ne
coûtent rien.
Ces promesses ont pourtant
coûté cher à
Jésus-Christ, qui, pour nous les assurer, a
épuisé la coupe des amertumes, est
mort en croix. Mais l'aveuglement ne recule pas
devant l'absurdité. Il ne recule pas non
plus devant le blasphème.
Eh quoi ! Une parole de Dieu a retenti
dans l'histoire, la vérité s'est
incarnée, a réveillé la
conscience des hommes, et l'on ne veut voir en elle
qu'une gerbe d'illusions utiles aux lâches ou aux
malheureux, une
manière d'euthanasie, c'est-à-dire
d'une mort douce, parée de compensations que
personne, et pour cause, ne viendra
réclamer!
Que voilà bien le
matérialisme vulgaire et ses fanfaronnades
!
Et qu'il est facile de l'accuser
à son tour
Il promet à l'homme ce qui n'est
pas en son pouvoir ; il le pousse vers des biens
qui ont leur prix lorsqu'ils sont à leur
place, mais qui jamais n'ont pu satisfaire aux
besoins de l'âme. Il reproche à
l'Évangile de berner la souffrance humaine,
nous l'accusons, lui, de tromper les hommes et
d'être le grand pourvoyeur des conflits qui
les déchirent. Il jette une pierre a ceux
qui demandent du pain, a qui demande un oeuf, il
apporte un scorpion. L'état de ce monde,
affamé et ensanglanté,
démasque son orgueil criminel et range ses
adeptes à leur tour parmi ces
éclopés qu'ils considéraient
avec dédain. Les voici, ces vantards,
démasqués, piteux, tremblants,
hargneux et sombres, sans courage et sans espoir.
Les éclopés ne sont pas du
côté de Jésus-Christ.
Et puis, soyons justes, ici-bas,
tôt ou tard tous sont travaillés et
chargés. Où seraient-ils donc ces
héritiers d'une race élue qui
n'auraient jamais rencontré la douleur? Et
s'il s'en trouvait par quelque impossible prodige,
nous nous retirerions loin d'eux, car ils seraient
hors de toute solidarité avec nous mêmes, avec la
nature et
le monde dont nous sommes, puisque toute la
Création soupire et souffre les douleurs de
l'enfantement.
Il y a une foi spontanée, mouvement
instinctif des coeurs tourmentés, soupir de
la créature menacée dans ses espoirs,
dans ses rares bonheurs, dans ses affections,
tremblant pour tous ses biens, pour les plus nobles
et souvent pour les plus misérables.
L'âme torturée prie et supplie, et ses
cris les plus poignants ne sont pas les plus
articulés. Elle s'abandonne au plus naturel
et au plus téméraire de tous les
appels; le plus naturel parce que le plus
instinctif, le plus téméraire,
puisque plongée dans ce qui se touche et ce
qui se voit, elle brise cette emprise et
s'élance dans l'invisible et dans l'inconnu.
Ce qu'il y a de plus émouvant sur la terre,
ce n'est pas le signe visible, multiple et
universel de la piété publique. Non,
ce ne sont pas ces cathédrales, ces temples,
ces autels, ces sacrifices, ces cultes somptueux ou
austères ou terribles; ce qu'il y a de plus
émouvant, ce sont ces innombrables soupirs
qui montent du fond des âmes, partout
où l'homme respire, partout où il
souffre, espérant contre toute
espérance.
Les Évangiles nous rapportent
que, pendant la Transfiguration du Seigneur, une
autre scène, tout imprégnée de
péché et de misère, se
déroulait au pied de la montagne, mettant
aux prises quelques disciples, des scribes, une
foule hésitante, et un homme
profondément malheureux.
Sous l'empire d'une longue
détresse, cet homme informé des
miracles de Jésus, s'est mis en route avec
son enfant malade. Il s'est renseigné, il a
rejoint les disciples, et un groupe de scribes qui
ne ménagent point leurs sarcasmes à
l'adresse du Maître absent et de ses
disciples désespérés.
Jésus survient. Le malheureux
enfant est saisi par son mal et son pauvre
père supplie le Maître: « Si tu
peux quelque chose, aie compassion de nous ! »
C'est alors que Jésus prononce le
redoutable: « Tout est possible à celui
qui croit », qui, de tous les enseignements de
l'Évangile, est probablement le moins
accepté parce qu'il est à la fois le
moins compris et celui qui réclame le plus
de nous-mêmes.
Mis en demeure de croire pour obtenir la
guérison de son fils, le père alors
jette ce cri si profondément humain: «
Je crois, viens en aide à mon
incrédulité! »
Ce père malheureux, ce
père tourmenté, n'est-il pas le type
de l'humanité, un exemple de cet instinct
qui la soulève au-dessus d'elle-même,
qui lui fait tendre vers le ciel des mains suppliantes,
en même temps
qu'elle se prosterne dans la poussière, pour
être libérée de ses angoisses
et de ses épouvantes ? C'est lui, toujours
lui, qui se presse avec les lépreux, les
paralytiques, partout où passe le
prophète de Nazareth. C'est lui, toujours
lui, qui le poursuit jusque dans ses retraites, qui
l'implore contre la maladie et contre la mort. Nous
nous reconnaissons tous dans ce suppliant anonyme
s'écriant: « Si tu peux quelque chose,
aie compassion de nous ! » Croyants ou
incroyants, tous obéissent à cet
appel naturel de la créature, tournée
au moins pour un temps vers l'invisible, prouvant
une confiance plus forte que les faits, quelque
peine qu'elle se donne souvent pour la refouler,
cette confiance, la piétiner ou tout
simplement l'oublier.
Il y a aussi une foi discutée. Le
récit évangélique nous montre
un père angoissé face à face
avec des disciples incapables, des scribes
moqueurs, et une foule dont les commentaires
contradictoires achèvent de le
désemparer.
Nous retrouvons ici les prières
inexaucées, la résistance que nos
désirs les plus légitimes et les plus
chers rencontrent dans les faits.
Une humble et digne femme, catholique de
naissance, rencontrée au hasard d'une visite
pastorale, expliquait tristement comment elle avait
perdu la foi.
Montrant un
crucifix, elle disait: « Quand mon mari est
tombé malade j'ai prié, prié
de toute mon âme, et mon mari est mort !
Depuis lors, c'est fini, je ne puis plus prier, et
quand je regarde ce crucifix, je dis: Tu n'as rien
pu pour moi! »
Elle ne voulait savoir que sa
prière inexaucée. Elle ne voyait pas
que ce crucifix avait quelque chose à lui
apprendre, et que le Christ lui-même,
inexaucé, mort en croix, l'avertissait que
le drame de la vie et de la mort dépasse nos
voeux individuels et les calculs étroitement
limités de nos pauvres coeurs.
Que de piétés naïves
sont ainsi ruinées, pour n'avoir saisi de
l'Évangile que les promesses heureuses, sans
regarder au Christ humilié, abandonné
et crucifié !
Revenons au père de l'enfant
tourmenté par le démon. Sa foi a subi
un premier choc dû à l'insuccès
des disciples. Elle en subit un second dû aux
sarcasmes des scribes, ces personnages typiques des
pires ennemis de Dieu. Ne cherchent-ils pas
à prendre sa place? Ils jugent et
condamnent. Tout ce qui diminue leurs
prérogatives porte atteinte à la
vérité même! On suit à
travers l'histoire ce courant malsain charriant les
superstitions, semant la crainte et le
découragement, troublant les âmes
tantôt par les moqueries, tantôt par
les menaces, monstrueux mélange parfois du
meilleur et du pire, où le mystère de
la destinée s'épaissit de
prétentions intéressées et de
coupables usurpations.
Troublé par les jugements
téméraires des scribes, le
père se tourne vers la foule, escomptant
quelque réconfort et il n'entend que propos
désordonnés ; il ne voit que
hochements de tête, et le voilà plus
désemparé. Ah ! le beau jeu du Prince
de ce monde! Croire, prier! Regardez donc où
vous en êtes, après vingt
siècles de christianisme ! Et la foule de
hocher la tête, ce qui est une manière
de ne rien dire de compromettant, et de se
réserver pour le bon moment, quand la
balance aura penché du côté du
pouvoir et du succès.
Telle est la foi discutée,
déformée, malmenée. La
puissance des apparences, et les sarcasmes des
impies pèsent lourdement sur le jugement des
âmes inquiètes et les poussent vers le
fatalisme et le désespoir.
Quand Jésus paraît, l'homme n'a
plus peur. Déjà s'effacent dans
l'âme du malheureux père
l'insuccès des disciples, les sarcasmes des
scribes et les avis déconcertants de la
foule. Mais, amené par le Maître au
seuil d'un monde spirituel qu'il n'avait point
soupçonné, il jette ce cri, qui nous
émeut, où nous nous reconnaissons
nous-mêmes: « Je crois, Seigneur, viens
en aide à mon incrédulité !
»
Et c'est la foi implorée.
Nous, hommes de ce temps, penchés
par la force des choses sur de multiples
problèmes, tourmentés par le malheur
de l'humanité, nous pouvons trembler devant
les menaces de ruine et de mort que le monde a
accumulées à plaisir et dont il ne
peut plus se dégager. Les difficultés
et les appréhensions nous enserrent toujours
plus étroitement. Mais nous avons mieux
à faire qu'à nous lamenter sur les
obscurités du temps. Sortons de la foule, et
comme l'homme de notre récit, allons au
Maître !
Éblouis par sa grandeur sainte,
dominés par son verbe souverain, et
gagnés par son amour sans mesure, devant les
horizons spirituels où nous devinons la
délivrance, nous crierons à notre
tour: « Je crois, Seigneur, viens en aide
à mon incrédulité
!»
C'est le chant du départ de
l'âme qui a trouvé sa route, son
domaine et son ciel. C'est le cantique de
l'Église qui milite au sein des
contradictions du monde, c'est la prière
confiante de ceux qui, regardant à
Jésus, s'attendent à Dieu dans la vie
et dans la mort.
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