Des orgueilleux bien sûrs
d'eux-mêmes, des violents qui confondent la
force et le crime, des imaginatifs dont les
rêves ne sont pas toujours inoffensifs, des
inconscients qui s'enfoncent aveuglément
dans l'avenir, des engoués à la
remorque d'idéals puérils toujours
suffisants à leurs yeux, pourvu qu'ils
soient au goût du jour, c'est le spectacle
qu'offrent les temps tourmentes, ou plutôt
ceux qui les vivent, spectacle contrasté
où l'esprit se perd dans l'illogisme et les
incompatibilités.
« Des enfants flottants et
emportés à tout vent de doctrine
» dirait saint Paul. Qui donnera à
l'homme une raison solide, un coeur ferme? Ce n'est
pas, hélas ! le seul fait d'avancer en
âge. Il ne suffit pas de compter ses
années par plusieurs dizaines pour
acquérir une maturité en harmonie
avec le développement corporel. Certains
hommes vieillissent sans apprendre, et si leur
naturel n'était pas canalisé par les
conventions et les habitudes sociales, ils se
révéleraient promptement, sinon
dangereux, du moins inutilisables.
En outre, à considérer
l'histoire, n'est-on pas frappé de
l'inutilité finale des efforts de l'homme
naturel? Ses agitations, ses combats, ses victoires
même laissent moins d'acquisitions que de
poussière. D'autres hommes arrivent, se
penchent sur les ruines, et s'arrêtent
parfois devant d'insondables mystères, tels
certains monuments de l'Amérique et du
Pacifique ; alors monte à leur esprit la
parole désabusée de
l'Ecclésiaste : « Vanité des
vanités, tout est vanité ! »
Il y a un seul Dieu, qui nous a adressé
vocation en Jésus-Christ, pour que nous
soyons vivifiés par la même
espérance. Quiconque croit cela, et quelles
que soient par ailleurs ses attaches nationales,
politiques ou culturelles, est engagé dans
l'assemblée de ceux qui ont cru, qui croient
et qui croiront. Il réalise un accord qui a
sa source non plus dans les intérêts
forcément passagers de ce monde, mais dans
la volonté du Souverain de l'Univers. Il est
membre d'une société surnaturelle,
produit de l'intervention de Dieu, et cette
société, c'est l'Église, qui
tire son unité de la personne de son chef,
Jésus-Christ.
Tout chrétien a ceci de commun
avec ses frères qu'il est porté par
la même espérance, illimitée du
côté de la lumière et des
délivrances, impliquant la disparition de
tout ce qui fait notre tristesse et nos tourments.
Rien ne peut prévaloir contre la force et la
nouveauté de ce lien. En faisant l'homme
enfant de Dieu, il le fait frère de ses
frères.
Si l'on objecte la diversité et
les compétitions des confessions
chrétiennes, pourquoi ne pas voir aussi la
diversité des conditions où se
trouvent ceux que Dieu convie? Ils sont tous en
voie de formation et cheminent à des places
différentes sur les chemins qui convergent
au salut.
Ce qui les sépare encore
n'empêche point qu'ils avancent vers le
même but, la communion parfaite avec leur
Sauveur et avec leur Dieu.
Leur choix est fait, et leur vie, quel
que soit le degré qu'elle ait atteint, se
meut dans le même sens, grâce a Celui
qui l'inspire. Le chrétien fidèle a
sa vocation professe la vérité dans
la charité, car Christ est
Vérité et Charité. Sans la
charité, la vérité change de
nature ; elle quitte le terrain de la vie, devient
formule, et ne peut plus faire que le mal soit
surmonté par le bien. Et la charité
sans la vérité se dissout dans un
sentimentalisme sans vigueur. Vérité
et charité sont inséparables; elles
sont le double aspect d'une seule et même puissance,
celle de
l'Esprit par
lequel nous pouvons être
sauvés.
Les fils de l'Église, instruits
et formés dans son sein, oublient souvent
que la foi veut être nourrie; de là
une faiblesse qui atteint l'Église
elle-même, et qui compromet sa force
d'attraction dans le monde. Si le contact avec la
Parole faite chair ne se fait plus qu'incidemment,
la vie naturelle, si destructive de
vérité et de charité, reprend
rapidement son funeste empire. Dans un pays
christianisé depuis des siècles, cet
affaiblissement ne se fait sentir qu'a la longue;
l'air qu'on y respire peut donner l'illusion de la
vie spirituelle ; et c'est alors justice que
d'entendre le refrain cher aux impies : « Les
chrétiens ne valent pas mieux que les
autres. » L'Église et le monde se
confondent alors aux yeux des
indifférents.
Mais un chrétien vivant ne se
laisse pas troubler par ces insuffisances. Il sait
que l'Église seule sait ce qu'elle veut et
ce qu'elle doit, non pas par sa propre force, mais
grâce à Celui qui a dit: « Je
suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin
du monde. » Il sait que si les
chrétiens valent quelque chose, c'est par la
grâce qui leur a été faite,
c'est-à-dire par ce qui les réunit,
et non pas par ce qui les différencie. La
vérité dans la charité le
garde de cet esprit sectaire qui
menace toutes les Églises, les grandes comme
les petites. La vérité ne
réside pas dans l'organisme
ecclésiastique si vénérable ou
puissant qu'il puisse être, la
vérité est en Jésus-Christ, et
c'est en Lui et en Lui seul, que toute
Église puise son accroissement.
Depuis que Jésus est venu,
l'Église unit les âmes fidèles
dans le temps et dans l'espace, par le plus fort,
par le plus intime des liens, l'Esprit que le
Seigneur dispense à ceux qui croient en Lui.
L'Église ne considère pas le bien et
le mal comme des accidents fatalement
attachés à notre existence
passagère, déterminant à
jamais la vie et la mort. Elle prêche, elle
exige, sur l'ordre de son chef, la renaissance de
l'homme.
Elle ne sort pas l'homme du combat. Bien
au contraire. En devenant chrétien, celui
qui consumait ses forces pour des buts secondaires
et désordonnés, doit les
déployer plus encore pour atteindre le but
prescrit. Il complique sa vie d'un souci primordial
et sacré, disposant d'une pierre de touche
contrôlant ses actes, et sa pensée,
jusque dans ses replis les plus secrets.
L'Église est sainte par son chef,
dans son inspiration et dans son but. Mais il ne
suffit pas de se placer à l'ombre de Celui
qui l'a fondée. L'Église veut
purifier et sanctifier ses membres, car le mal
n'est pas une vue théorique de l'esprit, ni
le salut non plus, puisqu'il s'agit de
dégager l'âme, de la libérer,
en la livrant soumise aux injonctions de la Parole
divine. C'est pourquoi l'Église dispose des
moyens de grâce: elle parle, elle prie, elle
chante, elle célèbre les sacrements,
et elle écoute, et elle reçoit, elle
se nourrit du viatique offert par le Maître,
et s'en fortifie dans la mesure de la
fidélité.
L'Église ne sort pas l'homme du combat. Elle se doit à elle-même d'examiner les conditions du travail et la structure de la société au sein de laquelle elle poursuit sa tâche. Mais elle sait que le problème de la vie domine celui des intérêts économiques, et que ce dernier ne peut pas être résolu si l'on en écarte systématiquement les exigences de la vie spirituelle. En proclamant la nécessité du travail, elle proclame aussi l'esprit par lequel il doit s'accomplir. Elle dénonce les poisons qui dénaturent les oeuvres humaines, et qui sont à l'origine de tant de douleurs, l'amour de l'argent, la recherche passionnée et envieuse des avantages que cet argent parait dispenser. La tare est vieille et tenace, mais dans la société contemporaine, elle a pris les proportions d'un fléau. Elle semble la seule raison d'être ; et voici, elle dégoûte l'ouvrier du travail bien fait, elle multiplie le mensonge, la fraude, la mauvaise foi, et par suite la méfiance ; elle justifie tous les doutes, même 'les plus injurieux ; elle détruit ce minimum de sécurité et de joie que Dieu dispenserait à ses enfants, si ceux-ci n'éliminaient pas follement les grâces dont ils pourraient jouir encore. Il faut que l'Église parle haut et fort, et ramène sans se lasser, au seul principe salutaire, au seul terrain où l'âme peut être libérée de ses maux, où le mal, enfin, est surmonté par le bien.
L'Église ne sort pas l'homme du combat.
Elle vient à son aide, à lui que la
foi charge de soucis nouveaux. La
société où elle agit
pèse de tout son poids sur la condition des
fidèles, d'où pour eux, ces
pièges, ces sollicitations, ces tentations
qui préparent les chutes. L'Église
prie pour ses fils et les encourage, tandis qu'ils
sont aux prises avec la force du mal et les
difficultés du bien. Elle leur dispense la
nourriture et le breuvage qui sont en
Jésus-Christ, qui est Jésus-Christ.
Elle leur montre la splendeur du bien qui ternit
les faux brillants du monde. Et
sa tache est lourde autant que pressante, dans une
société où l'on déplore
la chute de la culture, ou il faut déplorer
aussi et surtout une autre chute,
intéressant la culture et combien! celle de
la piété.
L'Église fortifie « la main
languissante », elle affermit les «
genoux qui chancellent » quand le chemin se
fait par trop escarpé, mais elle pare
à d'autres peines plus lourdes encore. Les
coups aveugles de la souffrance et de la mort, et
ces longues épreuves pires que la mort
elle-même, voilà qui trouble
l'âme jusqu'en ses profondeurs, voilà
qui l'ouvre aux forces démoniaques : le
doute, la révolte, le blasphème, le
scepticisme amer, frère du désespoir.
Violentée par les faits, l'âme est
entraînée dans une obscurité
d'autant plus affreuse que l'Évangile
exaltait en elle le goût, le sentiment,
l'amour de l'ordre et de la justice. « Que
votre coeur ne se trouble point » a dit le
Seigneur. Et l'Église le redit en son nom,
en ramenant toujours le regard de ses fils sur
Celui qui a souffert une si grande contradiction de
la part des pécheurs, et dont la mort, dont
elle montre l'issue inattendue, confond d'avance le
désordre apparent de nos propres douleurs.
Elle doit compter avec le monde et lutter avec
lui, non seulement en dehors d'elle, mais en elle
aussi, dans le coeur de ses serviteurs et dans le
coeur de ses fils. Car le monde ennemi, ennemi de
Dieu et de ses miséricordes, est comme ces
maladies qui tantôt s'amendent et semblent
vaincues, tantôt réapparaissent et
s'affirment encore au hasard des nourritures ou des
climats.
En outre, l'Église prend l'homme
comme il vient à elle. Elle ne
prétend point à un choix qui la
dépasse. Comme son chef, elle peut et doit
dire : « Je ne mettrai point dehors celui qui
vient à moi. »
Dès lors, les mondains ont beau
jeu pour dénoncer, ici la
puérilité des chrétiens, la
leur insuffisance et leur médiocrité,
là encore, les tares qui viennent au jour.
De là à multiplier les dédains
et les condamnations, c'est chose facile et
d'autant plus qu'on y trouve, ou du moins qu'on
croit y trouver, la justification de son
indifférence ou de son abandon.
L'homme que sa naissance et sa formation ont placé, sans peine pour lui, à bonne hauteur de la montagne, ne cache point son dédain ou sa prétendue pitié pour ses malheureux frères qui émergent là-bas, tout en bas, des obscurités et des malfaisances d'une société pervertie. Il se complaît dans ses faveurs, et n'oublie qu'une chose qui devrait le courber dans l'adoration et dans la reconnaissance : les grâces dont sa lignée fut l'objet, la fidélité de son père et les prières de sa mère. Mais non, il est bien où il est, il promène sa satisfaction dans l'air épuré et sur les pentes, doucement ondulées, de son paysage intellectuel et moral. Il n'a pas d'oreille pour entendre les plaintes inarticulées de ceux qui s'efforcent d'atteindre une plus saine et plus riante altitude. Il fait pis encore, il se félicite d'être ce qu'il est, grossièrement ignorant de ce qui l'a poussé vers tant de privilèges, et s'étonne qu'il y ait des âmes inquiètes pour chercher un Dieu dont il ne voit pas la main secourable, parce qu'il ne croit pas en avoir besoin. Ses succès, il les attribue à son mérite, à sa volonté, à son travail, et s'il tolère la piété chez les autres, il la considère en secret comme une faiblesse, indigne d'occuper un esprit tel que le sien.
C'est là la conviction de beaucoup de personnes, par ailleurs respectables, de commerce agréable, et assurées d'avance de rencontrer de la sympathie dans un monde ou l'âme se heurte à tant de grossièretés et souffre de tant de contacts malaisés à supporter. Mais leur satisfaction facile est gravement, tragiquement menacée. Ceux qui peinent dans les miasmes d'en-bas ont une supériorité qui est le tout de la vie. Ils s'élèvent, ils gagnent de la hauteur, blessés, meurtris, ils gravissent le dur chemin qui conduit à l'air pur, au soleil et à la joie. Et l'Église les conduit par la main, nonobstant leurs plaies et leurs plaintes, pour qu'ils arrivent, eux aussi, à la santé du corps et de l'âme. Elle ne les abandonnera pas à mi-hauteur, satisfaits de ce qu'ils ont, car elle sait bien, l'Église, que là commencerait leur perte, et celle de leurs enfants, et que la pente gravie dans la prière serait vite descendue au gré d'un coeur trop assuré et d'une conscience partiellement endormie.
Quelque effort que nous tentions pour
échapper au cauchemar des destructions et
des hécatombes, nous sommes constamment
ramenés à la tragique
réalité. Les démarches les
plus ordinaires nous replacent devant le fait de la
guerre. Et dans notre petit pays si
merveilleusement protégé, bien rares
sont ceux qui n'ont pas à porter le poignant
souci du sort d'êtres aimés,
directement et cruellement atteints par
l'adversité.
L'état actuel de
l'humanité est si alarmant, les perspectives
qu'il fait entrevoir sont si sombres que l'on ne
s'étonne point des divagations auxquelles
s'abandonnent des âmes par ailleurs pieuses,
mais qui vont aux solutions faciles, telles que la
prochaine fin du monde, ou dans l'autre sens et
plus simplement encore, le divorce définitif
du monde et de l'Évangile.
En appeler au terrifiant Dies Irae, au
jour de la colère et à la fin du
monde, même parée du retour du Christ,
c'est oublier que ce jour et cette fin sont le
secret de Dieu seul, et c'est peut-être faire
preuve de quelque présomption que de se
réfugier sans effroi dans cette grave
espérance. D'autre part, se résigner,
même la mort dans l'âme, au divorce de
l'Évangile et du monde, c'est-à-dire
à la faillite de l'oeuvre du Christ, c'est
avouer que, de cette oeuvre, on n'a pas saisi tous
les aspects, et c'est encore écarter un peu
vite le seul nom qui ait été
donné aux hommes par lequel ils puissent
être sauvés.
La morale chrétienne
dépasse-t-elle les forces humaines ? On peut
le croire devant l'effroyable aggravation de notre
misère. Et nombreux sont ceux qui le croient
déjà, qui ont
délibérément rejeté
toute religion, considérant que ses
exigences sont chimériques et qu'elles sont
un obstacle à la marche de
l'humanité. Nous ne perdrons pas notre temps
à les combattre; s'ils ne
sont pas suffisamment instruits par les abominables
conséquences de l'impiété, ce
n'est pas une argumentation qui pourra les
convaincre. Nous les laisserons épuiser la
coupe des douleurs qu'ils infligent au monde, avec
le ferme espoir que leur âme, secouée
jusque dans ses profondeurs, reprendra vie au
contact des vérités
inéluctables.
Que la morale chrétienne - par quoi il
faut entendre la morale dont Jésus nous a
donné l'éblouissant exemple - soit la
morale pure et parfaite, vers quoi tendent toutes
les morales esquissées et
espérées par les hommes, c'est une
vérité de fait que l'on ne conteste
qu'en détruisant la morale elle-même.
Un monde où le mensonge, la forfaiture, le
meurtre, le crime et toutes les abominations qui
s'en suivent abondent au point que nous savons
tous, me dispense de justifier cette grave
assertion. C'est s'élever contre toute
morale que de s'élever contre la morale
chrétienne ; l'immensité actuelle du
mal donne à cette vérité une
suffisante et tragique évidence.
Mais alors, n'est-il pas évident
aussi que cette morale chrétienne est
impraticable? - Prenons garde ! - Si la morale
chrétienne dépasse les forces
humaines, le mal est sans remède et le monde ne
peut aller que de catastrophe en catastrophe, avec
l'accélération dont les guerres
contemporaines nous apportent la terrifiante
certitude. Non, l'humanité ne peut pas se
passer de morale. Sans morale, l'humanité
marche à la ruine et au désespoir. La
morale chrétienne est la morale authentique,
intégrale. Il faut donc que cette morale
soit pratiquée, sous peine de mort lente
mais certaine.
Et cependant nous voyons qu'un vaste
mouvement de révolte s'est
déclenché contre elle, contre la
religion qui l'ordonne, et que cette révolte
équivaut, à l'égard de la
morale chrétienne, à un brevet
d'impossibilité.
Car, soit dit en passant, en confondant
religion et morale, en les mêlant dans leur
réprobation, les « sans Dieu »
font preuve d'une pénétration qu'on
ne rencontre pas toujours dans les milieux plus ou
moins conformistes. Ils donnent raison au mot
souvent cité de Vinet : « Toute
religion est une morale et toute morale est une
religion. » La morale chrétienne et la
religion chrétienne ne font qu'un, elles
sont inséparables. Dans sa parole,
Jésus-Christ l'a montré avec une
clarté parfaite : « Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton
âme et de toute ta pensée. »
C'est le premier et le grand commandement', et
voici, le second, qui lui est semblable : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même. »
Cette union totale de la religion et de la morale,
Jésus ne
l'a pas seulement affirmée, il l'a
vécue avec une perfection qui l'a conduit a
mourir pour les hommes - ce qui est la perfection
de sa morale - et pour accomplir les desseins de
Dieu - ce qui est la perfection de sa religion.
Cette fusion intime de la religion et de la morale
nous explique pourquoi l'autorité de la foi
morale subsiste, malgré les démentis
que lui inflige notre conduite. La loi morale que
nous ne voulons pas, Dieu la veut. Et Dieu est le
Maître ; nous comprenons qu'à ne pas
vouloir ce que Dieu veut, nous marchons à
l'abîme. Il n'y a donc de salut que dans
l'obéissance, c'est-à-dire dans la
pratique de la morale, dans la moralité. Et
cette dernière ne peut être que
chrétienne, puisque l'Évangile
résume, en les purifiant, toutes les morales
proposées à la recherche des hommes
comme leur tache première et
nécessaire. Et nous voici de nouveau face
à face avec l'alternative qui nous
arrêtait tout à l'heure : ou bien la
morale chrétienne sera pratiquée, ou
bien l'humanité précipitera sa course
à la mort !
La question est donc bien grave : la
morale chrétienne dépasse-t-elle les
forces humaines? Bien grave aussi et bien
angoissante l'expérience actuelle ou l'on
voit tant d'hommes secouer l'autorité de
Dieu et mépriser sa volonté sainte,
se refuser à chercher la vie dans les voies
marquées par la conscience, pour tenter l'aventure
insensée d'une existence gouvernée
par leurs seuls besoins immédiats et par
leurs seuls désirs.
Pour résoudre la contradiction qui nous
inquiète et qui nous tourmente, retenons
d'abord qu'il arrive plus souvent qu'on ne croit
qu'une âme confiante, bien disposée,
résolue à bien faire, se heurte
à des difficultés inattendues, et si
elle passe outre, aboutisse à des
conséquences désastreuses où
se brise son élan, où sombre sa foi
et s'éteint son espérance.
C'est qu'en effet appliquer la morale
chrétienne dans un monde comme le
nôtre est une entreprise qui réclame
autre chose encore que la confiance et la bonne
volonté.
Un monde comme le nôtre est un
monde désordonné, où les
choses bonnes et les choses mauvaises sont
inextricablement mêlées les unes aux
autres.
Qu'on imagine un hangar immense ou
d'innombrables objets, les uns précieux, les
autres déplorablement avariés et par
là même dangereux, sont
entassés, enchevêtrés,
confondus dans un pêle-mêle
étonnant et redoutable. Voici quelqu'un qui
se propose de mettre de l'ordre dans ce chaos, de
faire un tri dans cet entassement. À peine
a-t-il commencé qu'il provoque un
effondrement et un
enchevêtrement de plus. Il cherchait à
atteindre cet objet intact, ou qui du moins lui
paraissait tel, et son geste lui rapporte un objet
détériore. Il entendait enlever cet
autre objet gâte, pourri, et l'objet
crève, aggravant le danger pour tout ce qui
l'avoisine. Il rêve alors de tout renverser
d'un seul coup, le hangar et tout ce qu'il
contient, d'y mettre le feu peut-être; ou
bien, découragé, il renonce à
sa louable entreprise et s'en va à d'autres
affaires. Transposée dans l'ordre moral et
religieux, n'est-ce pas là l'image de bien
des tentatives généreuses, de bien
des efforts amèrement déçus ?
Tous les férus de vraie justice, tous les
fervents d'amour de l'humanité ont fait
cette redoutable expérience et connu
pareilles tentations. Et quand ils n'arrivent pas
à discerner clairement leur tache, en en
mesurant les nécessaires conditions, ils
reprennent à leur compte le rêve des
Stoïciens d'autrefois, celui d'un
recommencement total, d'une pan-destruction
permettant de faire toutes choses nouvelles. Ou
bien et c'est une solution moins
problématique ils sortent d'un monde
incurablement corrompu et s'en vont au
cloître, pour mettre de l'ordre et de
l'unité au moins dans leur âme, tout
en appelant par leurs prières les
bénédictions de Dieu sur une
humanité, dont leur piété leur
interdit de désespérer.
Le philosophe Charles Secrétan qui, comme
chacun sait, a consacré sa vie à
scruter les destinées de l'humanité,
écrivait ceci : « Laisser les individus
se débrouiller au milieu des faits sociaux
sans autre guide et sans autre secours que la pure
morale idéale, c'est préparer
quelques sublimes folies ; c'est condamner quelques
âmes délicates au mépris le
plus exagéré d'elles-mêmes, au
plus affreux désespoir ; c'est vouer
infailliblement le plus grand nombre au scepticisme
pratique et au relâchement des moeurs.
»
La pratique de la morale
chrétienne réclame plus que la
confiance et la bonne volonté.
Et d'abord, que faut-il entendre par
morale chrétienne? Les impies et les
indifférents veulent qu'un chrétien
authentique soit prêt à tout accepter,
à céder à tout, à ne
réclamer rien, et cela au nom de cette
charité parfaite qui est l'âme
même de l'Évangile. Aussitôt
qu'ils rencontrent chez le chrétien quelque
résistance, ils crient à
l'hypocrisie, et se croient justifiés de
mener leur méchante vie. Cette
manière de juger, superficielle et bassement
inspirée, atteindrait Jésus
lui-même, dont la moralité n'a pas
reculé devant les plus fermes invectives ni
devant les plus sévères
condamnations. Ses démêlés avec
les Pharisiens, comme la haine que lui ont
vouée les chefs de sa nation, donnent
à ce terme de morale chrétienne une
résonance autrement vigoureuse et puissante que
celle que
lui
réservent des juges trop
intéressés à l'exploitation
d'autrui.
La charité parfaite est
l'âme de l'Évangile. C'est vrai, mais
c'est une charité sainte, qui ne se commet
pas avec le mal. C'est là un premier fait ;
un second fait, c'est que cette charité
parfaite ne peut pas être
séparée de la religion dont la morale
chrétienne n'est qu'une application,
application dont nous avons la charge. Or cette
religion nous enseigne que les hommes sont
pécheurs, incapables par eux-mêmes de
faire le bien, et qu'ils n'y a point de justes, non
pas même un seul. En effet, nous naissons et
nous grandissons dans des conditions telles, que
nous sommes déjà fort engagés
dans le chemin de la vie avant même de
disposer d'assez d'intelligence, de savoir et de
coeur pour nous diriger avec quelque assurance dans
la complexité des êtres et des choses.
La morale chrétienne est d'une pratique plus
délicate, elle exige une attention plus
sévère qu'on ne le croit
communément.
L'âme candide, et du reste fort
respectable, qui s'étonne et se scandalise
de l'insuccès de ses honnêtes
tentatives, ignore ou oublie que, selon la religion
qu'elle prétend servir, le monde n'est pas
ce qu'il devrait être, qu'il est même
gravement troublé et corrompu, et qu'il
n'est pas nécessairement donné au
premier venu, fût-il simple comme la colombe, de
faire céder les gens
et les faits a la vérité qu'il a cru
découvrir. Le grand Pascal l'a fait entendre
dans un mot qui, sous sa plume si
profondément chrétienne, paraît
dur, mais qui est ici bien à sa place :
« L'homme n'est ni ange ni bête, et le
malheur veut que qui veut faire l'ange fait la
bête.»
Reconnaissons donc que la morale
chrétienne, disons mieux: la moralité
chrétienne, S'impose peu à peu,
lentement, à mesure que le chrétien
se forme en l'homme que nous sommes, qu'il nous
faut apprendre et comprendre, et que la
piété ne résout pas d'un coup
tous les conflits, et n'assure pas d'un coup toutes
les victoires. La pratique de la morale
chrétienne revêt forcément un
caractère fragmentaire, où les
circonstances comptent en même temps que la
règle de charité. Toute
moralité chrétienne réclame
donc, en plus de la bonne volonté, la
clairvoyance, la patience, l'intelligence des
situations, et en plus de la confiance, la
prudence, la vigilance, le discernement des
esprits, et l'examen attentif du devoir à
remplir, c'est-à-dire de la solution la plus
utile et la plus bienfaisante.
La morale chrétienne est donc tout autre
chose qu'une facile règle de vie. Sa
réalisation parfaite est si fortement
conditionnée par
l'état du monde, que celui qui
prétendrait y atteindre toujours montrerait
à quel point son âme est encore
étrangère aux saintes exigences de
l'Évangile. Quand Jésus dit : «
Soyez parfaits comme votre Père
céleste est parfait, » il entend de
toute évidence que l'amour que nous devons
à notre prochain doit être comme
l'amour du Père, sans calcul, sans profit
escompté, pur de tout alliage
égoïste et intéressé, et
que l'amour de Dieu est un saint amour et non point
un amour aveugle.
La morale chrétienne est la
morale de Jésus-Christ ; elle condamne
l'hypocrisie, la prétention de justice, les
apparences prises pour les réalités
profondes, seules valables et significatives. La
morale de Jésus-Christ ramène l'homme
à l'examen sévère de ses
dispositions les plus secrètes et ne se
satisfait point de l'absence de signes
extérieurs d'égoïsme et de
concupiscence.
La morale de Jésus-Christ
connaît la détresse humaine et se fait
tendre et consolante pour les humbles, pour les
affligés, pour ceux qui ont faim et soif de
la justice, pour les débonnaires, pour les
miséricordieux, pour les purs, pour les
pacifiques, pour ceux qui sont injustement
persécutés et calomniés, et
leur promet la victoire finale sur les souffrances
et les brutalités de la terre.
C'est dire enfin, et une fois de plus,
que la morale chrétienne est
inséparable de la religion qui a donne à la
morale tout son sens et toute sa plénitude.
Elle est indissolublement liée au drame
chrétien, conditionnée par les
péchés de l'humanité, mais
aussi par l'assistance promise aux
fidèles.
Le pécheur qui a trouvé
son chemin dans la foi du Sauveur sait qu'il peut
recourir à Dieu pour ses erreurs, pour ses
fautes, pour ses hésitations, pour ses
angoisses, et trouver dans la prière et dans
la méditation de sa Parole une force
croissante, qui se traduit en patience, en
clairvoyance, en sacrifice et en
inébranlable confiance dans l'ordre final de
tout et de tous.
À la question posée :
« La morale chrétienne
dépasse-t-elle les forces humaines? »
nous répondons hardiment : la morale
chrétienne ne dépasse pas les forces
humaines ; elle est à la portée de
chacun, mais à la condition expresse que la
piété l'inspire, l'éclaire, la
nourrisse et la conduise à la victoire.
Il y a une centaine d'années qu'Alexandre Vinet prononçait une parole, qui n'est pas seulement prophétique de nos malheurs actuels, mais qui est encore et surtout un appel solennel à nos âmes : « Il y a donc, disait-il, urgence a restaurer les bases de la morale, à redonner aux populations une religion, c'est-à-dire l'Évangile ; a le prêcher partout, avec instance, avec fidélité, en temps et hors de temps, avant que Dieu prêche avec son tonnerre ! »
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