Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'ÉGLISE

-------



Membres de l'Église

 

Des orgueilleux bien sûrs d'eux-mêmes, des violents qui confondent la force et le crime, des imaginatifs dont les rêves ne sont pas toujours inoffensifs, des inconscients qui s'enfoncent aveuglément dans l'avenir, des engoués à la remorque d'idéals puérils toujours suffisants à leurs yeux, pourvu qu'ils soient au goût du jour, c'est le spectacle qu'offrent les temps tourmentes, ou plutôt ceux qui les vivent, spectacle contrasté où l'esprit se perd dans l'illogisme et les incompatibilités.

« Des enfants flottants et emportés à tout vent de doctrine » dirait saint Paul. Qui donnera à l'homme une raison solide, un coeur ferme? Ce n'est pas, hélas ! le seul fait d'avancer en âge. Il ne suffit pas de compter ses années par plusieurs dizaines pour acquérir une maturité en harmonie avec le développement corporel. Certains hommes vieillissent sans apprendre, et si leur naturel n'était pas canalisé par les conventions et les habitudes sociales, ils se révéleraient promptement, sinon dangereux, du moins inutilisables.
En outre, à considérer l'histoire, n'est-on pas frappé de l'inutilité finale des efforts de l'homme naturel? Ses agitations, ses combats, ses victoires même laissent moins d'acquisitions que de poussière. D'autres hommes arrivent, se penchent sur les ruines, et s'arrêtent parfois devant d'insondables mystères, tels certains monuments de l'Amérique et du Pacifique ; alors monte à leur esprit la parole désabusée de l'Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ! »




Il y a un seul Dieu, qui nous a adressé vocation en Jésus-Christ, pour que nous soyons vivifiés par la même espérance. Quiconque croit cela, et quelles que soient par ailleurs ses attaches nationales, politiques ou culturelles, est engagé dans l'assemblée de ceux qui ont cru, qui croient et qui croiront. Il réalise un accord qui a sa source non plus dans les intérêts forcément passagers de ce monde, mais dans la volonté du Souverain de l'Univers. Il est membre d'une société surnaturelle, produit de l'intervention de Dieu, et cette société, c'est l'Église, qui tire son unité de la personne de son chef, Jésus-Christ.

Tout chrétien a ceci de commun avec ses frères qu'il est porté par la même espérance, illimitée du côté de la lumière et des délivrances, impliquant la disparition de tout ce qui fait notre tristesse et nos tourments. Rien ne peut prévaloir contre la force et la nouveauté de ce lien. En faisant l'homme enfant de Dieu, il le fait frère de ses frères.

Si l'on objecte la diversité et les compétitions des confessions chrétiennes, pourquoi ne pas voir aussi la diversité des conditions où se trouvent ceux que Dieu convie? Ils sont tous en voie de formation et cheminent à des places différentes sur les chemins qui convergent au salut.
Ce qui les sépare encore n'empêche point qu'ils avancent vers le même but, la communion parfaite avec leur Sauveur et avec leur Dieu.
Leur choix est fait, et leur vie, quel que soit le degré qu'elle ait atteint, se meut dans le même sens, grâce a Celui qui l'inspire. Le chrétien fidèle a sa vocation professe la vérité dans la charité, car Christ est Vérité et Charité. Sans la charité, la vérité change de nature ; elle quitte le terrain de la vie, devient formule, et ne peut plus faire que le mal soit surmonté par le bien. Et la charité sans la vérité se dissout dans un sentimentalisme sans vigueur. Vérité et charité sont inséparables; elles sont le double aspect d'une seule et même puissance, celle de l'Esprit par lequel nous pouvons être sauvés.

Les fils de l'Église, instruits et formés dans son sein, oublient souvent que la foi veut être nourrie; de là une faiblesse qui atteint l'Église elle-même, et qui compromet sa force d'attraction dans le monde. Si le contact avec la Parole faite chair ne se fait plus qu'incidemment, la vie naturelle, si destructive de vérité et de charité, reprend rapidement son funeste empire. Dans un pays christianisé depuis des siècles, cet affaiblissement ne se fait sentir qu'a la longue; l'air qu'on y respire peut donner l'illusion de la vie spirituelle ; et c'est alors justice que d'entendre le refrain cher aux impies : « Les chrétiens ne valent pas mieux que les autres. » L'Église et le monde se confondent alors aux yeux des indifférents.
Mais un chrétien vivant ne se laisse pas troubler par ces insuffisances. Il sait que l'Église seule sait ce qu'elle veut et ce qu'elle doit, non pas par sa propre force, mais grâce à Celui qui a dit: « Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde. » Il sait que si les chrétiens valent quelque chose, c'est par la grâce qui leur a été faite, c'est-à-dire par ce qui les réunit, et non pas par ce qui les différencie. La vérité dans la charité le garde de cet esprit sectaire qui menace toutes les Églises, les grandes comme les petites. La vérité ne réside pas dans l'organisme ecclésiastique si vénérable ou puissant qu'il puisse être, la vérité est en Jésus-Christ, et c'est en Lui et en Lui seul, que toute Église puise son accroissement.

 

.
Le chrétien et le monde

 

Depuis que Jésus est venu, l'Église unit les âmes fidèles dans le temps et dans l'espace, par le plus fort, par le plus intime des liens, l'Esprit que le Seigneur dispense à ceux qui croient en Lui. L'Église ne considère pas le bien et le mal comme des accidents fatalement attachés à notre existence passagère, déterminant à jamais la vie et la mort. Elle prêche, elle exige, sur l'ordre de son chef, la renaissance de l'homme.
Elle ne sort pas l'homme du combat. Bien au contraire. En devenant chrétien, celui qui consumait ses forces pour des buts secondaires et désordonnés, doit les déployer plus encore pour atteindre le but prescrit. Il complique sa vie d'un souci primordial et sacré, disposant d'une pierre de touche contrôlant ses actes, et sa pensée, jusque dans ses replis les plus secrets.

L'Église est sainte par son chef, dans son inspiration et dans son but. Mais il ne suffit pas de se placer à l'ombre de Celui qui l'a fondée. L'Église veut purifier et sanctifier ses membres, car le mal n'est pas une vue théorique de l'esprit, ni le salut non plus, puisqu'il s'agit de dégager l'âme, de la libérer, en la livrant soumise aux injonctions de la Parole divine. C'est pourquoi l'Église dispose des moyens de grâce: elle parle, elle prie, elle chante, elle célèbre les sacrements, et elle écoute, et elle reçoit, elle se nourrit du viatique offert par le Maître, et s'en fortifie dans la mesure de la fidélité.




L'Église ne sort pas l'homme du combat. Elle se doit à elle-même d'examiner les conditions du travail et la structure de la société au sein de laquelle elle poursuit sa tâche. Mais elle sait que le problème de la vie domine celui des intérêts économiques, et que ce dernier ne peut pas être résolu si l'on en écarte systématiquement les exigences de la vie spirituelle. En proclamant la nécessité du travail, elle proclame aussi l'esprit par lequel il doit s'accomplir. Elle dénonce les poisons qui dénaturent les oeuvres humaines, et qui sont à l'origine de tant de douleurs, l'amour de l'argent, la recherche passionnée et envieuse des avantages que cet argent parait dispenser. La tare est vieille et tenace, mais dans la société contemporaine, elle a pris les proportions d'un fléau. Elle semble la seule raison d'être ; et voici, elle dégoûte l'ouvrier du travail bien fait, elle multiplie le mensonge, la fraude, la mauvaise foi, et par suite la méfiance ; elle justifie tous les doutes, même 'les plus injurieux ; elle détruit ce minimum de sécurité et de joie que Dieu dispenserait à ses enfants, si ceux-ci n'éliminaient pas follement les grâces dont ils pourraient jouir encore. Il faut que l'Église parle haut et fort, et ramène sans se lasser, au seul principe salutaire, au seul terrain où l'âme peut être libérée de ses maux, où le mal, enfin, est surmonté par le bien.




L'Église ne sort pas l'homme du combat. Elle vient à son aide, à lui que la foi charge de soucis nouveaux. La société où elle agit pèse de tout son poids sur la condition des fidèles, d'où pour eux, ces pièges, ces sollicitations, ces tentations qui préparent les chutes. L'Église prie pour ses fils et les encourage, tandis qu'ils sont aux prises avec la force du mal et les difficultés du bien. Elle leur dispense la nourriture et le breuvage qui sont en Jésus-Christ, qui est Jésus-Christ. Elle leur montre la splendeur du bien qui ternit les faux brillants du monde. Et sa tache est lourde autant que pressante, dans une société où l'on déplore la chute de la culture, ou il faut déplorer aussi et surtout une autre chute, intéressant la culture et combien! celle de la piété.

L'Église fortifie « la main languissante », elle affermit les « genoux qui chancellent » quand le chemin se fait par trop escarpé, mais elle pare à d'autres peines plus lourdes encore. Les coups aveugles de la souffrance et de la mort, et ces longues épreuves pires que la mort elle-même, voilà qui trouble l'âme jusqu'en ses profondeurs, voilà qui l'ouvre aux forces démoniaques : le doute, la révolte, le blasphème, le scepticisme amer, frère du désespoir. Violentée par les faits, l'âme est entraînée dans une obscurité d'autant plus affreuse que l'Évangile exaltait en elle le goût, le sentiment, l'amour de l'ordre et de la justice. « Que votre coeur ne se trouble point » a dit le Seigneur. Et l'Église le redit en son nom, en ramenant toujours le regard de ses fils sur Celui qui a souffert une si grande contradiction de la part des pécheurs, et dont la mort, dont elle montre l'issue inattendue, confond d'avance le désordre apparent de nos propres douleurs.

 

.
L'Église et le monde

 

Elle doit compter avec le monde et lutter avec lui, non seulement en dehors d'elle, mais en elle aussi, dans le coeur de ses serviteurs et dans le coeur de ses fils. Car le monde ennemi, ennemi de Dieu et de ses miséricordes, est comme ces maladies qui tantôt s'amendent et semblent vaincues, tantôt réapparaissent et s'affirment encore au hasard des nourritures ou des climats.
En outre, l'Église prend l'homme comme il vient à elle. Elle ne prétend point à un choix qui la dépasse. Comme son chef, elle peut et doit dire : « Je ne mettrai point dehors celui qui vient à moi. »

Dès lors, les mondains ont beau jeu pour dénoncer, ici la puérilité des chrétiens, la leur insuffisance et leur médiocrité, là encore, les tares qui viennent au jour. De là à multiplier les dédains et les condamnations, c'est chose facile et d'autant plus qu'on y trouve, ou du moins qu'on croit y trouver, la justification de son indifférence ou de son abandon.




L'homme que sa naissance et sa formation ont placé, sans peine pour lui, à bonne hauteur de la montagne, ne cache point son dédain ou sa prétendue pitié pour ses malheureux frères qui émergent là-bas, tout en bas, des obscurités et des malfaisances d'une société pervertie. Il se complaît dans ses faveurs, et n'oublie qu'une chose qui devrait le courber dans l'adoration et dans la reconnaissance : les grâces dont sa lignée fut l'objet, la fidélité de son père et les prières de sa mère. Mais non, il est bien où il est, il promène sa satisfaction dans l'air épuré et sur les pentes, doucement ondulées, de son paysage intellectuel et moral. Il n'a pas d'oreille pour entendre les plaintes inarticulées de ceux qui s'efforcent d'atteindre une plus saine et plus riante altitude. Il fait pis encore, il se félicite d'être ce qu'il est, grossièrement ignorant de ce qui l'a poussé vers tant de privilèges, et s'étonne qu'il y ait des âmes inquiètes pour chercher un Dieu dont il ne voit pas la main secourable, parce qu'il ne croit pas en avoir besoin. Ses succès, il les attribue à son mérite, à sa volonté, à son travail, et s'il tolère la piété chez les autres, il la considère en secret comme une faiblesse, indigne d'occuper un esprit tel que le sien.




C'est là la conviction de beaucoup de personnes, par ailleurs respectables, de commerce agréable, et assurées d'avance de rencontrer de la sympathie dans un monde ou l'âme se heurte à tant de grossièretés et souffre de tant de contacts malaisés à supporter. Mais leur satisfaction facile est gravement, tragiquement menacée. Ceux qui peinent dans les miasmes d'en-bas ont une supériorité qui est le tout de la vie. Ils s'élèvent, ils gagnent de la hauteur, blessés, meurtris, ils gravissent le dur chemin qui conduit à l'air pur, au soleil et à la joie. Et l'Église les conduit par la main, nonobstant leurs plaies et leurs plaintes, pour qu'ils arrivent, eux aussi, à la santé du corps et de l'âme. Elle ne les abandonnera pas à mi-hauteur, satisfaits de ce qu'ils ont, car elle sait bien, l'Église, que là commencerait leur perte, et celle de leurs enfants, et que la pente gravie dans la prière serait vite descendue au gré d'un coeur trop assuré et d'une conscience partiellement endormie.

 

.
L'homme devant l'Évangile

 

Quelque effort que nous tentions pour échapper au cauchemar des destructions et des hécatombes, nous sommes constamment ramenés à la tragique réalité. Les démarches les plus ordinaires nous replacent devant le fait de la guerre. Et dans notre petit pays si merveilleusement protégé, bien rares sont ceux qui n'ont pas à porter le poignant souci du sort d'êtres aimés, directement et cruellement atteints par l'adversité.

L'état actuel de l'humanité est si alarmant, les perspectives qu'il fait entrevoir sont si sombres que l'on ne s'étonne point des divagations auxquelles s'abandonnent des âmes par ailleurs pieuses, mais qui vont aux solutions faciles, telles que la prochaine fin du monde, ou dans l'autre sens et plus simplement encore, le divorce définitif du monde et de l'Évangile.

En appeler au terrifiant Dies Irae, au jour de la colère et à la fin du monde, même parée du retour du Christ, c'est oublier que ce jour et cette fin sont le secret de Dieu seul, et c'est peut-être faire preuve de quelque présomption que de se réfugier sans effroi dans cette grave espérance. D'autre part, se résigner, même la mort dans l'âme, au divorce de l'Évangile et du monde, c'est-à-dire à la faillite de l'oeuvre du Christ, c'est avouer que, de cette oeuvre, on n'a pas saisi tous les aspects, et c'est encore écarter un peu vite le seul nom qui ait été donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés.

La morale chrétienne dépasse-t-elle les forces humaines ? On peut le croire devant l'effroyable aggravation de notre misère. Et nombreux sont ceux qui le croient déjà, qui ont délibérément rejeté toute religion, considérant que ses exigences sont chimériques et qu'elles sont un obstacle à la marche de l'humanité. Nous ne perdrons pas notre temps à les combattre; s'ils ne sont pas suffisamment instruits par les abominables conséquences de l'impiété, ce n'est pas une argumentation qui pourra les convaincre. Nous les laisserons épuiser la coupe des douleurs qu'ils infligent au monde, avec le ferme espoir que leur âme, secouée jusque dans ses profondeurs, reprendra vie au contact des vérités inéluctables.




Que la morale chrétienne - par quoi il faut entendre la morale dont Jésus nous a donné l'éblouissant exemple - soit la morale pure et parfaite, vers quoi tendent toutes les morales esquissées et espérées par les hommes, c'est une vérité de fait que l'on ne conteste qu'en détruisant la morale elle-même. Un monde où le mensonge, la forfaiture, le meurtre, le crime et toutes les abominations qui s'en suivent abondent au point que nous savons tous, me dispense de justifier cette grave assertion. C'est s'élever contre toute morale que de s'élever contre la morale chrétienne ; l'immensité actuelle du mal donne à cette vérité une suffisante et tragique évidence.
Mais alors, n'est-il pas évident aussi que cette morale chrétienne est impraticable? - Prenons garde ! - Si la morale chrétienne dépasse les forces humaines, le mal est sans remède et le monde ne peut aller que de catastrophe en catastrophe, avec l'accélération dont les guerres contemporaines nous apportent la terrifiante certitude. Non, l'humanité ne peut pas se passer de morale. Sans morale, l'humanité marche à la ruine et au désespoir. La morale chrétienne est la morale authentique, intégrale. Il faut donc que cette morale soit pratiquée, sous peine de mort lente mais certaine.
Et cependant nous voyons qu'un vaste mouvement de révolte s'est déclenché contre elle, contre la religion qui l'ordonne, et que cette révolte équivaut, à l'égard de la morale chrétienne, à un brevet d'impossibilité.

Car, soit dit en passant, en confondant religion et morale, en les mêlant dans leur réprobation, les « sans Dieu » font preuve d'une pénétration qu'on ne rencontre pas toujours dans les milieux plus ou moins conformistes. Ils donnent raison au mot souvent cité de Vinet : « Toute religion est une morale et toute morale est une religion. » La morale chrétienne et la religion chrétienne ne font qu'un, elles sont inséparables. Dans sa parole, Jésus-Christ l'a montré avec une clarté parfaite : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée. » C'est le premier et le grand commandement', et voici, le second, qui lui est semblable : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Cette union totale de la religion et de la morale, Jésus ne l'a pas seulement affirmée, il l'a vécue avec une perfection qui l'a conduit a mourir pour les hommes - ce qui est la perfection de sa morale - et pour accomplir les desseins de Dieu - ce qui est la perfection de sa religion. Cette fusion intime de la religion et de la morale nous explique pourquoi l'autorité de la foi morale subsiste, malgré les démentis que lui inflige notre conduite. La loi morale que nous ne voulons pas, Dieu la veut. Et Dieu est le Maître ; nous comprenons qu'à ne pas vouloir ce que Dieu veut, nous marchons à l'abîme. Il n'y a donc de salut que dans l'obéissance, c'est-à-dire dans la pratique de la morale, dans la moralité. Et cette dernière ne peut être que chrétienne, puisque l'Évangile résume, en les purifiant, toutes les morales proposées à la recherche des hommes comme leur tache première et nécessaire. Et nous voici de nouveau face à face avec l'alternative qui nous arrêtait tout à l'heure : ou bien la morale chrétienne sera pratiquée, ou bien l'humanité précipitera sa course à la mort !

La question est donc bien grave : la morale chrétienne dépasse-t-elle les forces humaines? Bien grave aussi et bien angoissante l'expérience actuelle ou l'on voit tant d'hommes secouer l'autorité de Dieu et mépriser sa volonté sainte, se refuser à chercher la vie dans les voies marquées par la conscience, pour tenter l'aventure insensée d'une existence gouvernée par leurs seuls besoins immédiats et par leurs seuls désirs.




Pour résoudre la contradiction qui nous inquiète et qui nous tourmente, retenons d'abord qu'il arrive plus souvent qu'on ne croit qu'une âme confiante, bien disposée, résolue à bien faire, se heurte à des difficultés inattendues, et si elle passe outre, aboutisse à des conséquences désastreuses où se brise son élan, où sombre sa foi et s'éteint son espérance.
C'est qu'en effet appliquer la morale chrétienne dans un monde comme le nôtre est une entreprise qui réclame autre chose encore que la confiance et la bonne volonté.

Un monde comme le nôtre est un monde désordonné, où les choses bonnes et les choses mauvaises sont inextricablement mêlées les unes aux autres.
Qu'on imagine un hangar immense ou d'innombrables objets, les uns précieux, les autres déplorablement avariés et par là même dangereux, sont entassés, enchevêtrés, confondus dans un pêle-mêle étonnant et redoutable. Voici quelqu'un qui se propose de mettre de l'ordre dans ce chaos, de faire un tri dans cet entassement. À peine a-t-il commencé qu'il provoque un effondrement et un enchevêtrement de plus. Il cherchait à atteindre cet objet intact, ou qui du moins lui paraissait tel, et son geste lui rapporte un objet détériore. Il entendait enlever cet autre objet gâte, pourri, et l'objet crève, aggravant le danger pour tout ce qui l'avoisine. Il rêve alors de tout renverser d'un seul coup, le hangar et tout ce qu'il contient, d'y mettre le feu peut-être; ou bien, découragé, il renonce à sa louable entreprise et s'en va à d'autres affaires. Transposée dans l'ordre moral et religieux, n'est-ce pas là l'image de bien des tentatives généreuses, de bien des efforts amèrement déçus ? Tous les férus de vraie justice, tous les fervents d'amour de l'humanité ont fait cette redoutable expérience et connu pareilles tentations. Et quand ils n'arrivent pas à discerner clairement leur tache, en en mesurant les nécessaires conditions, ils reprennent à leur compte le rêve des Stoïciens d'autrefois, celui d'un recommencement total, d'une pan-destruction permettant de faire toutes choses nouvelles. Ou bien et c'est une solution moins problématique ils sortent d'un monde incurablement corrompu et s'en vont au cloître, pour mettre de l'ordre et de l'unité au moins dans leur âme, tout en appelant par leurs prières les bénédictions de Dieu sur une humanité, dont leur piété leur interdit de désespérer.




Le philosophe Charles Secrétan qui, comme chacun sait, a consacré sa vie à scruter les destinées de l'humanité, écrivait ceci : « Laisser les individus se débrouiller au milieu des faits sociaux sans autre guide et sans autre secours que la pure morale idéale, c'est préparer quelques sublimes folies ; c'est condamner quelques âmes délicates au mépris le plus exagéré d'elles-mêmes, au plus affreux désespoir ; c'est vouer infailliblement le plus grand nombre au scepticisme pratique et au relâchement des moeurs. »

La pratique de la morale chrétienne réclame plus que la confiance et la bonne volonté.
Et d'abord, que faut-il entendre par morale chrétienne? Les impies et les indifférents veulent qu'un chrétien authentique soit prêt à tout accepter, à céder à tout, à ne réclamer rien, et cela au nom de cette charité parfaite qui est l'âme même de l'Évangile. Aussitôt qu'ils rencontrent chez le chrétien quelque résistance, ils crient à l'hypocrisie, et se croient justifiés de mener leur méchante vie. Cette manière de juger, superficielle et bassement inspirée, atteindrait Jésus lui-même, dont la moralité n'a pas reculé devant les plus fermes invectives ni devant les plus sévères condamnations. Ses démêlés avec les Pharisiens, comme la haine que lui ont vouée les chefs de sa nation, donnent à ce terme de morale chrétienne une résonance autrement vigoureuse et puissante que celle que lui réservent des juges trop intéressés à l'exploitation d'autrui.

La charité parfaite est l'âme de l'Évangile. C'est vrai, mais c'est une charité sainte, qui ne se commet pas avec le mal. C'est là un premier fait ; un second fait, c'est que cette charité parfaite ne peut pas être séparée de la religion dont la morale chrétienne n'est qu'une application, application dont nous avons la charge. Or cette religion nous enseigne que les hommes sont pécheurs, incapables par eux-mêmes de faire le bien, et qu'ils n'y a point de justes, non pas même un seul. En effet, nous naissons et nous grandissons dans des conditions telles, que nous sommes déjà fort engagés dans le chemin de la vie avant même de disposer d'assez d'intelligence, de savoir et de coeur pour nous diriger avec quelque assurance dans la complexité des êtres et des choses. La morale chrétienne est d'une pratique plus délicate, elle exige une attention plus sévère qu'on ne le croit communément.

L'âme candide, et du reste fort respectable, qui s'étonne et se scandalise de l'insuccès de ses honnêtes tentatives, ignore ou oublie que, selon la religion qu'elle prétend servir, le monde n'est pas ce qu'il devrait être, qu'il est même gravement troublé et corrompu, et qu'il n'est pas nécessairement donné au premier venu, fût-il simple comme la colombe, de faire céder les gens et les faits a la vérité qu'il a cru découvrir. Le grand Pascal l'a fait entendre dans un mot qui, sous sa plume si profondément chrétienne, paraît dur, mais qui est ici bien à sa place : « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.»

Reconnaissons donc que la morale chrétienne, disons mieux: la moralité chrétienne, S'impose peu à peu, lentement, à mesure que le chrétien se forme en l'homme que nous sommes, qu'il nous faut apprendre et comprendre, et que la piété ne résout pas d'un coup tous les conflits, et n'assure pas d'un coup toutes les victoires. La pratique de la morale chrétienne revêt forcément un caractère fragmentaire, où les circonstances comptent en même temps que la règle de charité. Toute moralité chrétienne réclame donc, en plus de la bonne volonté, la clairvoyance, la patience, l'intelligence des situations, et en plus de la confiance, la prudence, la vigilance, le discernement des esprits, et l'examen attentif du devoir à remplir, c'est-à-dire de la solution la plus utile et la plus bienfaisante.




La morale chrétienne est donc tout autre chose qu'une facile règle de vie. Sa réalisation parfaite est si fortement conditionnée par l'état du monde, que celui qui prétendrait y atteindre toujours montrerait à quel point son âme est encore étrangère aux saintes exigences de l'Évangile. Quand Jésus dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, » il entend de toute évidence que l'amour que nous devons à notre prochain doit être comme l'amour du Père, sans calcul, sans profit escompté, pur de tout alliage égoïste et intéressé, et que l'amour de Dieu est un saint amour et non point un amour aveugle.

La morale chrétienne est la morale de Jésus-Christ ; elle condamne l'hypocrisie, la prétention de justice, les apparences prises pour les réalités profondes, seules valables et significatives. La morale de Jésus-Christ ramène l'homme à l'examen sévère de ses dispositions les plus secrètes et ne se satisfait point de l'absence de signes extérieurs d'égoïsme et de concupiscence.

La morale de Jésus-Christ connaît la détresse humaine et se fait tendre et consolante pour les humbles, pour les affligés, pour ceux qui ont faim et soif de la justice, pour les débonnaires, pour les miséricordieux, pour les purs, pour les pacifiques, pour ceux qui sont injustement persécutés et calomniés, et leur promet la victoire finale sur les souffrances et les brutalités de la terre.
C'est dire enfin, et une fois de plus, que la morale chrétienne est inséparable de la religion qui a donne à la morale tout son sens et toute sa plénitude. Elle est indissolublement liée au drame chrétien, conditionnée par les péchés de l'humanité, mais aussi par l'assistance promise aux fidèles.

Le pécheur qui a trouvé son chemin dans la foi du Sauveur sait qu'il peut recourir à Dieu pour ses erreurs, pour ses fautes, pour ses hésitations, pour ses angoisses, et trouver dans la prière et dans la méditation de sa Parole une force croissante, qui se traduit en patience, en clairvoyance, en sacrifice et en inébranlable confiance dans l'ordre final de tout et de tous.

À la question posée : « La morale chrétienne dépasse-t-elle les forces humaines? » nous répondons hardiment : la morale chrétienne ne dépasse pas les forces humaines ; elle est à la portée de chacun, mais à la condition expresse que la piété l'inspire, l'éclaire, la nourrisse et la conduise à la victoire.




Il y a une centaine d'années qu'Alexandre Vinet prononçait une parole, qui n'est pas seulement prophétique de nos malheurs actuels, mais qui est encore et surtout un appel solennel à nos âmes : « Il y a donc, disait-il, urgence a restaurer les bases de la morale, à redonner aux populations une religion, c'est-à-dire l'Évangile ; a le prêcher partout, avec instance, avec fidélité, en temps et hors de temps, avant que Dieu prêche avec son tonnerre ! »

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant