Au cours de la vingt-septième
année du règne de César
Auguste, dans une province obscure de l'Empire et
dans des conditions misérables, un enfant
est né. Inséré à sa
place dans la chaîne des
événements qui fait la vie de ce
monde, cet événement-là se
détache, et brille d'un éclat
souverain sur les tristes horizons de l'histoire.
C'est que ce qui s'en est suivi a retenti dans
l'âme et la vie de l'humanité, au
point de contraindre chacun à
s'arrêter, à méditer et
à prendre le plus redoutable des
partis.
Devant cet événement, la
longue série des siècles est sans
importance. La question qu'il pose reste et restera
à jamais la première et la plus
impérieuse. Et cela pour les raisons
suivantes : ou bien ce qu'il signifie ordonnera nos
sentiments, nos pensées et nos actes, ou
bien ce qu'il signifie nous restera
étranger. Reconnu et accepté, il
devient primordial, critère, juge,
maître plus ou moins obéi, mais toujours présent,
projetant sa lumière dans les replis les
plus secrets du coeur; méconnu et
repoussé, l'événement reste
sans importance, mais alors l'âme demeure
incertaine, les circonstances et les
tempéraments gouvernent seuls nos actes, et
limitent la vie à des recherches fatalement
décevantes. C'est-à-dire que le drame
de la vie intellectuelle, sentimentale et morale se
dénouera (ou ne se dénouera pas, mais
qu'est-ce que cela peut faire ?) dans la nuit du
néant.
Les traditions relatives à la
naissance du Sauveur, recueillies par Matthieu et
par Lue, offrent, comme chacun sait, ce
caractère singulier de rapporter le plus
simplement et le plus naturellement du monde, des
événements surnaturels et gros
d'incalculables conséquences. De cette
rencontre jaillit la lumière de Noël,
clarté pure illuminant la route jusqu'alors
incertaine où l'homme tâtonnait,
balancé entre l'attente et le
désespoir.
Nous disions que cet
événement pose la plus
impérieuse des questions ; pourquoi encore?
Parce qu'aucun des prodigieux rayons qui marquent
la naissance du Sauveur ne s'est éteint au
cours de sa vie temporelle, remplie pourtant
d'épreuves, et d'insuccès, et de
trahisons, pour aboutir prématurément au désastre
de la Croix.
« Le mystère de la piété
est grand! » Le surnaturel, le merveilleux
demeurent par delà la douce nuit où
le ciel était ouvert sur Bethléem,
sur la contrée où veillaient les
bergers, et guidait la marche des mages d'Orient;
le surnaturel demeure, non plus, il est vrai dans
l'adorable simplicité des premiers jours,
mais au cours d'un ministère de plus en plus
précipité vers la
catastrophe.
« Manifesté en chair,
justifié par l'Esprit. » Penchez-vous
sur ces deux traits ; mesurez la gravité de
l'un et la grandeur de l'autre. Il y a des
grandeurs de la chair, excitant l'envie ou
l'admiration des hommes. Manifesté en chair,
Jésus n'a pas un lieu où reposer sa
tête. Né dans le dénuement', il
vit dans le dénuement, et cette chair que
tant de pécheurs consument dans les
jouissances, ne lui servira, a lui, qu'à
souffrir et à mourir.
Justifié par l'Esprit; dans cette
vie temporelle dénuée de toute
grandeur charnelle, dans cette agonie et cette mort
en croix, voici qu'éclate la splendeur d'une
vérité limpide, simple et pure, d'une
justice imposante et parfaite, d'une clarté
jusqu'alors inconnue, et si totale qu'elle
transfigure le désastre de la Croix, au
point d'en faire le signe par excellence de notre
salut.
Non
pas qu'il y ait en nous la mesure du divin et que
nous disposions du critère de la
vérité suprême ; mais la
piété nous les livre, elle dessille
nos yeux et nous hausse à la perception de
la plus auguste des présences. Elle nous
incline à l'humiliation, à
l'adoration, à l'obéissance, et
l'âme s'éveillant de sa torpeur prend
sa route avec confiance, regardant à
Jésus-Christ, chef et consommateur de la
foi.
« Vu des anges, prêché
parmi les nations », les deux premiers traits
nous attachaient à la personne du
Maître, manifesté en chair,
justifié par l'Esprit ; en voici deux autres
qui révèlent le théâtre
immense de son action.
Le ciel est penché sur le
mystère de la piété, au fond
duquel, dit Saint-Pierre, les anges désirent
plonger leurs regards. Et la terre entend la
prédication de l'Évangile. Ce que le
ciel admire et contemple, la prédication le
montre aux nations. Et cet accord du ciel et de la
terre, autour de la personne du Sauveur, ce double
regard des anges du ciel et des nations charnelles
posé sur le Christ, cette attention
universelle où se rencontrent l'ordre des
corps, celui des esprits et celui de la
charité, selon l'ordonnance de Pascal, c'est
le mystère, le grand mystère de la
piété.
« Cru dans le monde,
élevé dans la gloire. » Toujours
ce prodigieux parallélisme, dont chaque
terme est un prodige, en effet, mais un prodige
passé dans les
faits, accessible à notre vue. Et ces
derniers traits sont pour la foi aussi certains que
les autres, malgré l'évidente
merveille qu'ils apportent à leur tour. Cru
dans le monde, alors que le monde l'a
repoussé et crucifie, cru par des hommes de
tout âge, de toute race, et s'il n'est pas
cru, objet d'un intérêt singulier qui
prouve encore sa puissance d'attraction et son
action spirituelle. Elevé dans la gloire,
par l'adoration des hommes et aussi par leur
résistance. Le seul vraiment vivant au ciel
des esprits, le seul qui demeure, tandis qu'au
cours des siècles, les gloires
passagères s'allument, jettent leur
éclat et s'éteignent sans retour.
« Le mystère de la
piété est grand. Celui qui a
été manifesté en chair a
été justifié par l'Esprit, vu
des anges, prêché parmi les nations,
cru dans le monde, élevé dans la
gloire. » Dans cette suite de
caractéristiques, les commentateurs ont
reconnu un des premiers hymnes de l'Église,
ce qui est bien émouvant. Quelques-uns
d'entre eux déclarent que cet hymne est la
vraie Formula concordiae, unissant tous les
chrétiens devant les certitudes
essentielles.
Et comment ne pas voir, dans cette suite
de caractéristiques, que d'un humble commencement
se déploient
des rayons dont l'étonnante amplitude
remplit tout l'horizon qu'une âme d'homme
peut contempler.
Tout l'horizon. Toute la largeur, la
profondeur et la hauteur de ce que nous pouvons
connaître et espérer, depuis
l'obscurité du péché
jusqu'à l'éclatante lumière de
la sainteté, depuis l'aveuglement des
pécheurs jusqu'au retournement de leurs
âmes, gagnées par la Grâce, et
portées par une espérance plus
puissante que toutes les contradictions, y compris
la contradiction suprême de la mort.
Mystère de la
piété, et non pas produit de notre
pensée ou de notre désir. Car partout
où l'homme a cherché Dieu, il a
prétendu le trouver par lui-même. Il
s'est livré à des spéculations
hardies, à des purifications savantes,
à des austérités serviles. Et
Dieu ne s'est point laissé trouver, qui
résiste aux orgueilleux et qui fait
grâce aux humbles. Dieu s'est
révélé en entrant dans le
monde comme nous y entrons tous, il a abordé
l'homme pervers par les moyens accessibles à
tous les hommes, en animant notre chair de son
Verbe éternel. Mystère de la
piété qui reste inaperçu tant
que le contact personnel n'est pas pris avec le
Sauveur du monde, aussi inaperçu que tous
les mystères au sein desquels notre
existence se déroule et qui se
dérobent, pour la plupart des hommes,
derrière l'écran misérable de
leurs passions et de leurs désirs.
C'est un grand spectacle que celui du ciel
étoilé, fourmillant d'astres,
peuplant et révélant les abîmes
de l'espace, appel silencieux et de tout temps
entendu à l'activité de
l'intelligence et au vol de la pensée. Et
c'est un spectacle non moins grand, pour le coeur
et l'esprit, que celui du coeur et de l'esprit de
Jésus-Christ, ouvrant les abîmes du
monde spirituel, jusqu'alors inexplorés. Et
quel appel a l'attention de l'homme, que cette
volonté inflexible et sainte, et cette
pénétration infaillible de nos
pensées et de nos souillures, et cette
confiance totale aux mystérieuses
dispensations de Dieu.
Il n'y a que les âmes aveugles et
sourdes pour s'étonner de ce que
Jésus demeure a l'horizon des âges,
non seulement comme le plus grand, mais comme la
grandeur même. Ils sont arrêtés
par une masse de considérations qui n'ont
rien à voir dans le domaine de l'âme.
Ils sont choqués de ce que cet homme sorte
d'une race obscure et honnie, de la
brièveté et de la ruine finale de sa
carrière terrestre, et ne comprennent rien
à l'enthousiasme des chrétiens comme
à la permanence de l'Église. Ignorant
l'action de Dieu dans leur vie, ils ignorent
forcément l'action de Dieu dans l'histoire,
et la pression de l'Esprit sur le coeur des hommes.
Ils ne savent rien de l'immense
obscurité où l'humanité s'est
débattue et se débat encore, et
trouvent très naturel de
bénéficier d'un état de choses
qu'ils n'ont aucun désir de comprendre et
d'expliquer.
Celui qui observe les mouvements de son
propre coeur, les appels de sa conscience, les
luttes de sa chair et de son esprit, sait aussi que
Dieu gouverne le monde, et les âmes. S'il
nous contraint par les lois de la nature, il
cherche aussi à nous ranger aux lois de
l'Esprit. L'incarnation, qui se poursuit partout,
qui a reçu, suivant les temps et les lieux,
des formes singulièrement multiples et
inégales, s'est manifestée dans sa
plénitude en Jésus-Christ, selon le
dessein qui donne à l'histoire une
incomparable solennité, puisque le Verbe
éternel est descendu jusqu'à
nous.
Tandis que tant d'hommes se croient
seuls au monde, ou seuls avec le monde,
l'Évangile vient au-devant d'eux,
déchirant le voile chatoyant de la nature,
et leur offrant de connaître la
volonté miséricordieuse du Dieu
invisible et caché.
Vous demandez qui est Dieu? Jésus
répond Dieu est notre Père qui est
aux cieux. Vous demandez ce qu'il fait?
Jésus répond : Mon Père agit
dès le commencement. Vous demandez ce qu'il
veut ? Jésus répond: Dieu veut la
justice et la charité. Vous demandez quel
but il poursuit? Jésus répond : Dieu
ne veut pas la mort du
pécheur, mais sa conversion et sa
vie.
C'est donc en nous aussi que Dieu veut
mettre son Esprit, il faut que cet Esprit soit
nôtre, et que l'incarnation se poursuive
jusqu'à ce que Dieu soit tout en tous.
Il fut un temps où cette
déclaration n'avait pour l'âme
chrétienne qu'un intérêt
historique, puissant sans doute, mais
localisé dans ce lointain passé
où notre Seigneur s'était
préparé à mourir pour le salut
du monde. C'était le temps, plusieurs fois
séculaire, ou la quasi totalité des
nations civilisées baignait dans
l'atmosphère du christianisme. Non pas que
le monde d'alors fut peuplé de saints et de
saintes ; mais une vérité universelle
le recouvrait, et les âmes vivaient avec elle
conjointement avec leurs préoccupations et
leurs autres intérêts.
On ne peut pas dire non plus que cette
vérité universelle ait fait l'accord
des esprits. Le prix même qui y était
attaché et l'inévitable
diversité des points de vue ont amené bien des
conflits et même
des guerres scandaleuses. Mais conflits et guerres
disent à leur manière à quel
point les âmes se sentent liées par
leur foi, qu'elles estiment la seule juste, et
qu'elles confondent avec la vérité
divine et salutaire. Du moins y avait-il alors une
manière de comprendre l'homme et sa
destinée. L'âme humaine était
revêtue d'une dignité
indiscutée, et son salut était le
premier, le grand souci de tous. Chacun sait que
ces temps sont aujourd'hui périmés.
Et la parole du Baptiste décrivant l'oeuvre
du Christ reprend une actualité nouvelle et
grave : Il a son van dans la main et il nettoiera
parfaitement son aire. Les masques tombent et ceux
qui croient encore à l'Évangile
regardent avec stupeur toute une part de
l'humanité montrant sa face impudente, son
orgueil invaincu et sa fondamentale
impiété. Aussi ce n'est plus dans un
passé lointain que la déclaration de
Jésus nous entraîne, passé que
la distance efface et ennoblit. C'est aujourd'hui,
et parmi nos contemporains, qu'elle retentit comme
un sinistre tocsin, aujourd'hui, où tant de
barbarie inflige à la conscience une si
sanglante blessure !
« Le Fils de l'Homme va être
livré entre les mains des hommes! » Les
mains des hommes ! Cela fait frémir.
Servantes de la pensée et de la
volonté, organes merveilleux et
irresponsables des ordres que leur dictent le coeur
et le cerveau, les mains révèlent ou
trahissent la personnalité secrète,
les sentiments nobles ou vils, les passions
fécondes ou ruineuses, préparant
tantôt les moissons de la vie, tantôt
les dévastations de la mort.
Regardez-les à leur travail,
à leur agitation ou à leurs oeuvres
perverses. Voici les mains diligentes de la
mère et de la ménagère, les
mains vaillantes et industrieuses du bon
père de famille. Voici les mains habiles et
déliées de l'ouvrière, les
mains surprenantes de l'artiste sur son clavier ou
pétrissant la glaise, et taillant le marbre,
ou encore cherchant à fixer la beauté
fugitive dans la matière, par le jeu
harmonieux des lignes et des couleurs ; voici les
mains robustes du travailleur de la terre, les
mains adroites de l'ouvrier et de l'artisan. Voici
les mains du penseur, du savant, de
l'ingénieur, dont l'activité probe et
savante va rejoindre celles du mineur, du fondeur,
du mécanicien, de l'usinier. Voici les mains
prudentes et légères de
l'opérateur et de la garde-malade, les mains
généreuses qui s'ouvrent pour la
charité, les mains pieuses qui se joignent
pour la prière.
Et voici aussi les mains inutiles, les
mains fanfaronnes qui promettent ou menacent, et
qui restent stériles, les mains oisives et
molles, sans intelligence et
sans vie ; les mains d'esclaves, paresseuses,
impures et charnelles, et voici les mains maudites
: mains sournoises du saboteur, mains avides de
l'égoïste et de l'avare, mains
grossières du glouton et du jouisseur ;
voici les mains impies et menaçantes, les
mains violentes, les mains criminelles, les mains
cruelles et ensanglantées, instruments
terribles de destruction, de souffrance et de mort
!
Et quand il est dit : « Le Fils de
l'Homme va être livré entre les mains
des hommes, » on voit assez dans quelles mains
le Fils de l'Homme va tomber. Ce sont des mains qui
guettent, qui bientôt se lèveront pour
exiger et pour maudire, pour flageller et pour
pousser au supplice, pour enfoncer les
épines et les clous, pour dresser la croix
et pour applaudir au plus fou de tous les crimes:
la mort concertée du Saint, du Juste, du
Sauveur béni!
Le cri de Pascal monte à la
mémoire : « Quelle chimère
est-ce donc que l'homme? Quelle nouveauté,
quel monstre, quel chaos, quel sujet de
contradiction, quel prodige ! Juge de toutes
choses, imbécile ver de terre,
dépositaire du vrai, cloaque d'incertitudes
et d'erreur, gloire et rebut de l'univers !
»
Dire que rien n'a changé au cours
de l'ère chrétienne serait une
absurdité et une ingratitude a l'égard de
l'auteur de toute grâce et de tout don
parfait. Du Calvaire où Jésus a tout
accompli, et pendant dix-neuf siècles, des
sources ont jailli et répandu dans le monde
des grâces encore inconnues et des bienfaits
jusqu'alors ignorés. L'intelligence, le
coeur et la volonté ont été
fécondés et leur action dans la
lourde pâte humaine a
révélé la puissance du
Crucifié.
Mais cela reconnu, à l'ouïe
de la parole annonciatrice de Jésus : «
Le Fils de l'Homme va être livré aux
mains des hommes », nous ne pouvons nous
défendre de l'impression d'une
actualité troublante, d'un retour au temps
où les disciples clairsemés devaient
compter chaque jour avec l'hostilité du
monde.
Singulier rapprochement que celui des
deux termes de cette parole : le Fils de l'homme,
les mains des hommes. L'Homme dans son
humanité, parfaite, tel que Dieu le veut,
livré entre les mains des hommes, quel
scandale ! quelle folie ! Nous y reviendrons
bientôt. Constatons d'abord que ce
rapprochement, par son actualité, nous
introduit dans une phase nouvelle du combat entre
Christ et l'homme égaré et
révolté. Pour un grand nombre de
contemporains, qu'y a-t-il de commun entre l'homme
d'aujourd'hui et l'homme que la Bible nous a fait
connaître? L'homme d'aujourd'hui n'a plus
d'âme, plus de conscience religieuse, partant
plus de responsabilité
morale. Et le Christ lui est livré pour
être honni, déchiré,
anéanti. On renverse sa croix, on mutile son
image, on s'acharne sur tout ce qui risque de
rappeler son oeuvre et son nom. « Livré
entre les mains des hommes ! » Il semble que
ce qui s'est dressé contre Jésus de
Nazareth vers la trentième année de
notre ère se montre à nouveau, avec
cette différence que le théâtre
du drame s'est pour ainsi dire universalisé,
et que ses divers éléments se sont
exaspérés. Le particularisme des
Pharisiens a son pendant dans le racisme à
la mode ; le scepticisme des Sadducéens
trouve le sien dans l'indifférence souvent
calculée de nombreux
privilégiés qui devraient,
semble-t-il, réagir par la colère et
l'indignation, contre la destruction
systématique de l'humanité dans
l'homme. Lorsque l'on considère les
protagonistes du drame de la mort du Sauveur, ces
juifs, ces Romains, ce Sanhédrin, cet
Hérode, ce Pilate, et qu'on revient à
notre temps, on se dit tristement que les passions
d'autrefois non seulement demeurent mais qu'elles
sont multipliées par la masse des nations
soi-disant christianisées, doublant les
fanatismes d'autrefois d'une impiété
cynique et implacable.
Quelle atmosphère de la Passion
pour l'Église ! Mais le monde entier, lui
aussi, est courbé dans l'angoisse ; il
cherche en vain une patrie où sourirait
quelque sûre espérance.
Partout, récriminations,
rancoeurs, détresse des corps et des
âmes !
Cependant, à qui pourrions-nous
aller? Dans la bouche de son héros coupable
et malheureux, un écrivain français,
F. Mauriac, met ces mots magnifiques qui semblent
le cri même de l'humanité
désolée : « Il faudrait une
force ! Quelle force? Quelqu'un. Oui, quelqu'un en
qui nous nous rejoindrions tous et qui serait le
garant de ma victoire intérieure...
quelqu'un qui m'aurait déchargé de
mon fardeau immonde, qui l'aurait assumé...
Même les meilleurs n'apprennent pas seuls
à aimer; pour passer outre aux ridicules,
aux vices et surtout à la bêtise des
êtres, il faut détenir un secret
d'amour que le monde ne connaît plus. Tant
que ce secret ne sera pas retrouvé, vous
changerez en vain les conditions humaines... Il
faut atteindre le monde au coeur. Je cherche
celui-là seul qui accomplirait cette
victoire; il faudrait que lui-même fut le
coeur des coeurs, le centre brûlant de tout
amour. »
« Le Fils de l'Homme va être
livré entre les mains des hommes. »
Scandale et mystère, disions-nous.
Livré par qui ?
Dirons-nous que Judas l'a livré?
Judas l'a trahi par avarice et peut-être par
aveugle ambition ; mais l'intervention de ce triste comparse
n'est qu'un
incident
dans le drame qui aurait sûrement abouti sans
lui. Par qui? Par Pilate? Mais il se lave les mains
et dit : « Je suis innocent du sang de cet
homme. » Par qui? Par Hérode? cet
impuissant fantoche ! Par qui? Par les Juifs? Ils
disent à Pilate : « Il ne nous est pas
permis de faire mourir personne. » Par qui?
Mais par la coalition de la haine et de la
lâcheté. Alors pourquoi la haine? Quel
crime a-t-il donc commis? Prêchant la justice
et la charité, par ses discours et par ses
actes, doux et humble de coeur.,
miséricordieux et tendre aux petits et aux
malheureux, il a déchaîné ce
qu'il y a de vil dans l'âme humaine, il a
fait « suer à l'homme toute sa
méchanceté » ; la calomnie s'est
attachée à sa personne adorable, et
l'a défigurée, ameutant ce peuple
qui, hier encore, l'appelait à la
royauté et maintenant s'écrie :
« Crucifie ! Crucifie ! »
Scandale ! oui; et Mystère! Et
c'est le mystère surtout qui compte pour la
foi. Jésus n'est pas le seul qui, dans ce
monde, soit tombé sous les coups de
l'injustice ou de tragiques erreurs. Il n'est pas
le seul qui ait subi une mort cruelle, ignominieuse
et imméritée. Cependant il est le
seul dont la mort marque un prodigieux tournant de
l'histoire, et sa croix dressée est l'axe
autour duquel se groupent infailliblement les
jugements de la conscience humaine.
« Livré entre les mains des hommes !
» Si, comme nous l'avons vu, il est oiseux de
demander par qui, puisque l'aveuglement, la haine,
la faiblesse, en un mot le péché, ont
coopéré à son supplice, une
autre question se pose : non pas par qui, mais
pourquoi? Pourquoi? puisqu'il savait, ne s'est-il
pas tu? Pourquoi, puisqu'il lisait l'avenir, ne s'y
est-il pas dérobé? Et pourquoi,
parallèlement à cette terrible
menace, cette obéissance, cette
résignation, cette marche
héroïque et solitaire vers le plus
désastreux dénouement?
Pourquoi? Mais nous le savons bien ce
qui a livré Jésus entre les mains des
hommes, c'est son amour pour les pauvres
pécheurs ; et c'est la certitude que cet
amour donnerait aux hommes ces forces nouvelles et
bénies, la repentance, la conversion, aux
douleurs fécondes et aux espérances
invincibles.
Et cette certitude, il ne la tenait pas
de la terre. Inflexible témoin du
Père qui l'a envoyé, il a
livré sa personne adorable aux hommes
éperdus d'égoïsme et d'orgueil,
cherchant leur coeur afin de le vaincre par la
démonstration suprême de son saint
amour. La Croix du Sauveur est dressée entre
deux abîmes, celui du péché des
hommes et celui de l'amour de Dieu. En Jésus
ces deux abîmes se sont confondus : le
péché a brisé le coeur du
Sauveur, mais du même coup l'amour est
entré dans le monde, et la Croix a
commencé son oeuvre de salut.
Oui, le monde actuel est en
révolte, mais l'Église, comme
Abraham, espère contre toute
espérance. Elle le peut et elle le doit.
Elle le doit à ces innombrables
témoins, qui, dans les supplices, dans les
travaux forcés ou dans les camps de
concentration, ont rendu et rendent encore
témoignage de la puissance invincible de
l'Esprit. Elle le peut et elle le doit, car
Jésus a confié à
l'Église le soin d'annoncer la
Rédemption du monde, et c'est dans ce sens
aussi que le Fils de l'homme est livré entre
les mains des hommes. Et si cette application de la
parole du Sauveur paraît audacieuse et
même téméraire, s'il semble
bien hardi de confier l'Évangile à
nos mains débiles et tremblantes, nous en
appelons à ce même Sauveur: «
Vous serez mes témoins jusqu'aux
extrémités de la terre. Comme le
Père m'a envoyé, je vous envoie... et
voici je suis avec vous tous les jours
jusqu'à la fin du monde.
... Historiquement parlant, l'oeuvre de
Jésus-Christ ne s'étend guère
au-delà de trois années de vie
publique, marquées du sceau de la plus
humble des conditions terrestres pour finir par une
mort infamante. Que cette oeuvre ait retenti et
retentisse dans l'humanité avec une, force
sans exemple, cela constitue un mystère
qu'il n'est au pouvoir de personne
d'écarter. Renier n'est pas
supprimer.
Pour tout homme de sens, il y a des
raisons à ce rayonnement prodigieux et il y
a aussi quelque sagesse à s'en instruire.
Une de ces raisons, celle que je vais tenter de
relever, c'est l'humanité profonde, intense,
qui transparaît dans l'oeuvre et dans
l'enseignement de Jésus. C'est en vain que
l'on chercherait à étendre la
révélation de l'homme que
Jésus donne à l'homme, de ce qu'il
est de ce qu'il doit être. Elle est à
la fois totale et sans limite, ouvrant les voies de
l'intelligence, du coeur et de la conscience sur
des perspectives infinies. Mais cette constatation
en appelle immédiatement une autre ; cette
révélation de l'homme n'est pas
donnée par une doctrine, même
tracée d'une main souveraine, parce qu'en
Jésus-Christ doctrine et vie sont une seule
et même puissance ; elle est donc
donnée par Jésus
lui-même, par son comportement à
l'égard des autres hommes, ses actes
exprimant toutes ses paroles, et ses paroles
exprimant tous ses actes.
Dès lors, il était
inévitable que l'humanité de
Jésus, au contact des hommes tels qu'ils
sont, ne prit le caractère qu'il a
dépeint lui-même, lorsqu'à la
demande anxieuse de Jean Baptiste : « Es-tu
celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un
autre? » il lui fait répondre: «
Allez et dites à Jean ce que vous voyez et
ce que vous entendez : les aveugles recouvrent la
vue, les boiteux marchent, les sourds entendent,
les morts ressuscitent, et l'Évangile est
annoncé aux pauvres. »
Ce serait se méprendre gravement
que de donner un sens symbolique à ces
déclarations. Si l'aveuglement spirituel,
les hésitations et les surdités du
coeur, et même l'enfouissement mortel des
âmes dans la chair ont été
combattus et guéris par le Maître,
c'est pourtant au sens propre qu'il faut prendre le
message adressé au prisonnier
d'Hérode. En effet, les guérisons
miraculeuses rapportées dans les
évangiles sont inextricablement
engagées dans la trame d'une histoire dont
elles contribuent à précipiter la fin
tragique. Le problème soulevé par ces
miracles, nous ne le discuterons point ici, il est
hors de notre propos, il suffira de dire qu'il perd
l'importance que le rationalisme
a cru pouvoir lui attribuer, devant le
problème autrement grave et qui contient du
reste tous les autres, celui de l'apparition, dans
l'humanité pécheresse, d'un
être saint, victorieux de toutes les
tentations, fidèle à Dieu
jusqu'à la mort, et devant qui toute
conscience droite, vaincue, éblouie, doit
s'écrier comme Thomas l'incrédule:
« Mon Seigneur et mon Dieu ! »
Nous revenons donc à
l'humanité de Jésus-Christ, se
heurtant aux misères physiques et morales
dont tous les hommes sont tributaires et qui, dans
le milieu incomparablement évolué qui
fut le sien, devaient solliciter intensément
et sans répit ses compassions et ses appels
passionnés à la vérité
et à la justice. Nous dirons une autre fois
à quelle source s'alimentait cette
activité héroïque et
prodigieuse. Ce qui retient notre attention, c'est
la rencontre dramatique de l'humanité de
Jésus avec l'humanité dans laquelle
il est plongé, dans laquelle nous nous
reconnaissons tous, puisque nous sommes tous aux
prises avec la souffrance du corps et de
l'âme.
Nous l'avons vu, la
révélation que Jésus apporte
aux hommes n'a rien de théorique ; elle est
une action qui se renouvelle et s'amplifie devant
les détresses et devant les
résistances, introduisant en elles
tantôt la guérison des maladies et la
consolation des douleurs, tantôt la flamme
vengeresse et purificatrice d'une vérité
jusqu'alors inaperçue,
dénonçant et bouleversant des
pratiques et des traditions faussées et
perverties par l'orgueil, grand pourvoyeur
d'injustice et d'aveuglement. De la ses invectives
contre les Pharisiens, dont l'orgueil national
blessé avait trouvé un refuge et un
aliment dans l'observation inquiète d'une
loi compliquée à plaisir,
inaccessible aux simples et aux pauvres. De
là ses condamnations sévères
contre ceux qui se confient aux richesses, soit
qu'ils les possèdent, soit qu'ils les
recherchent et les envient. De là aussi sa
tendresse pour les malades, pour les meurtris de la
vie, sa sollicitude constante pour les pauvres en
Israël. La bonne nouvelle, dit-il, leur est
annoncée : la nouvelle qui va transfigurer
leur condition misérable, et qui trouve son
expression inoubliable dans les Béatitudes.
Tout ce que l'homme naturel redoute ou
méprise, tout ce dont, à l'ordinaire,
il cherche passionnément à se garder,
tout ce dont il souffre, dans le combat de la vie,
comme d'une déchéance ou d'une
dangereuse faiblesse, tout cela prend d'un coup la
première place dans l'ordre des valeurs
humaines ; la pauvreté, matérielle et
spirituelle, les afflictions, la douceur, la faim
et la soif de justice, la miséricorde, la
candeur, le goût de la paix et même la
souffrance de la persécution. Et cela parce
que ces dispositions offrent un sol favorable
à la semence du royaume de Dieu, semence qui
par contre se perd sur le
terrain pierreux ou épineux des âmes
que remplissent les vanités ou l'orgueil de
la vie.
L'humanité de Jésus-Christ
éclate aussi dans sa parole, où se
joignent, dans une rencontre vraiment prodigieuse,
la simplicité, la limpidité, la
sublimité, en même temps que, comme le
dit l'auteur de l'épître aux
Hébreux, « Plus
pénétrante qu'une épée
à deux tranchants, elle atteint
jusqu'à la division de l'âme et de
l'esprit, des jointures et des moelles ».
Autant dire qu'elle ne laisse rien dans l'ombre,
dépliant pour ainsi dire les plis les plus
serrés et les plus secrets de notre coeur,
tout en faisant ruisseler dans les
ténèbres de nos vies
défaillantes la lumière
éblouissante de la
vérité.
Si nous soulignons le caractère
humain de la parole du Maître, c'est encore
dans le sens un peu spécial, et trop rare
hélas! dans l'homme que nous somme tous,
d'une correspondance parfaite entre la
pensée et le sentiment d'une part, et
d'autre part le verbe, les mots qui nous le font
saisir. Il y a quelque chose de divinement
sûr, immédiat et irrésistible
dans tout ce qui tombe des lèvres de
Jésus, et par là aussi, sa parole
s'unit étroitement à son oeuvre
miséricordieuse, offrant au plus humble de
ses auditeurs le pain vivifiant et consolant des
vérités salutaires.
Enfin, et c'est le dernier trait que
nous relèverons, l'humanité de
Jésus est telle qu'il met
au rang de nos requêtes nécessaires la
satisfaction du besoin le plus ordinaire, commun a
toutes les créatures, celui de pain
quotidien. Les perspectives glorieuses qu'il offre
à nos âmes ne le détournent
point des réalités les plus
immédiates et que l'on qualifie volontiers
de vulgaires, tout en y consacrant souvent le
meilleur de ses forces et l'intérêt le
plus inquiet.
Dans la courte prière qu'il nous
a enseignée, après l'appel au
règne de Dieu et à l'accomplissement
de sa volonté sainte, Jésus-Christ
formule trois demandes: celle du pain quotidien,
celle du pardon des offenses et celle de la
délivrance du mal. Il résume ainsi
les inséparables conditions de la
destinée humaine: la vie physique, la vie
sociale et la vie spirituelle. Il veut le pain pour
tous, le pardon entre tous et la libération
de tous. Le sens des réalités les
plus immédiates rejoint ainsi celui d'une
vocation qui dépasse les horizons de cette
terre. Quelle réalité, en effet, que
de manger pour subsister, et quelle
réalité que de nous pardonner les
offenses, pour nous créatures solidaires les
unes des autres et qui nous blessons mutuellement
et si légèrement par nos maladresses,
par notre naïf égoïsme, quand ce
n'est pas - car il faut bien aller jusque-là
- par notre méchanceté native ! Et
quel grand espoir pour qui ne se résigne pas
à notre misère, que cet appel
à la délivrance, appuyé sur
les révélations
à la fois sévères et
miséricordieuses, à nous
apportées par Jésus-Christ !
Jésus, le Fils de l'homme. Bien
qu'emprunté à la prophétie et
appliqué à la tâche messianique
de Celui qui devait venir, nous aimons à
lire dans ce titre, que Jésus semble avoir
préféré et qui n'est pas sans
mystère, cette humanité royale que
Jésus a vécue et qu'il nous invite
à vivre en nous inclinant sous
l'autorité de sa parole, de sa Croix et de
sa victoire.
Aberration, que celle de la haine que
lui porte un si grand nombre d'hommes. Oui,
aberration! puisque Celui qu'on prétend
rejeter fut pendant les jours de sa chair - et
comme nous l'avons montré à grands
traits - le plus humain de tous les hommes, et cela
au sein des difficultés et des douleurs qui
rendent son humanité encore plus
émouvante et plus parfaite.
Ce que nous devons être, Jésus le
révèle en sa personne; ce que nous
sommes, le drame de sa vie nous le démontre
à son tour.
À quelle source Jésus
a-t-il puisé cette double
révélation, et la force exigée
par la confrontation de son humanité
parfaite avec notre humanité coupable et
malheureuse ?
Et d'abord, considérons l'énergie
déployée par Notre Seigneur au cours
d'un ministère de plus en plus difficile, de
plus en plus douloureux. À la vague
croissante de la méfiance, puis de
l'hostilité sourde, puis de la haine
déclarée, Jésus oppose la
vague croissante de sa commisération et de
sa fidélité. Il répond aux
menaces par le tranquille accomplissement de sa
mission. Lorsque, hypocritement, quelques
Pharisiens l'avisent qu'Hérode veut le faire
mourir, il leur répond : « Allez dire
à ce renard que je chasse les démons
et que j'opère des guérisons
aujourd'hui et demain, et le troisième jour
j'achève ma vie. Mais il faut que je marche
aujourd'hui et demain et le jour suivant, parce
qu'il ne convient pas qu'un prophète
périsse hors de Jérusalem.
»
Il se dresse en champion infaillible de
la vérité contre les erreurs, de la
piété contre l'hypocrisie, de la
charité contre l'égoïsme
farouche et meurtrier de ses contradicteurs.
À la passion furieuse qui les anime et qui
finit par entraîner la populace, Jésus
répond par cette autre passion, celle
d'être le témoin de Dieu, passion qui
de plus en plus prendra le sens de la douleur, dans
le chemin où, solitaire, accablé de
malédictions, il marchera à la mort,
à la mort de la Croix.
Le secret de son héroïsme et
de sa fidélité, il l'a donné
lui-même dans une parole dont il importe de
peser tous les termes: « Ma nourriture est de
faire la volonté de Celui qui m'a
envoyé. »
Il tire donc sa force de son
obéissance. Ce que Dieu veut, il le fait et
en le faisant il multiplie à la fois ses
obligations et sa puissance.
Au début de son ministère,
au cours d'une crise dont les Évangiles nous
donnent un impressionnant récit, des
tentations l'assaillent qui, dans le sentiment du
pouvoir unique dont il dispose, doivent
nécessairement se dresser sur sa route. Son
obéissance les écarte ; au nom de
Dieu et de sa Parole, il choisit de se soumettre
aux conditions humaines, et n'usera point pour
lui-même des dons extraordinaires qu'il a
reçu de Dieu. L'Esprit du mal, battu dans
cette solennelle rencontre, ne se retire que pour
charger les hommes pécheurs,
égoïstes, charnels, orgueilleux, de
multiplier ses embûches et
d'épouvanter le messager de Dieu par leur
résistance et par leur
perversité.
C'est alors que Jésus, fort de sa
communion avec Dieu, appelant le mal, mal, et le
bien, bien, déjoue tous les pièges,
pénètre les intentions les plus
cachées et proclame sans se lasser les
desseins du Père céleste à
l'égard du monde perdu. Il les proclame et
il les accomplit, en projetant dans les
ténèbres la lumière de sa parole et la lumière
de sa personne, toute rayonnante de bonté,
de pardon, de fermeté simple et
d'incorruptible amour. Il ne
désespère point des hommes, si sourds
qu'ils soient à sa voix, parce qu'il
espère en Celui qui l'a envoyé.
L'impossible pour lui, c'est
précisément ce que le pécheur
croit possible et ce qui le perd : servir deux
maîtres, faire qu'un mauvais arbre porte de
bons fruits, se sauver sans renoncement, trouver
Dieu sans naître de nouveau, reculer devant
l'aveu de ses fautes, compter sur ses forces
propres au lieu d'obéir.
Obéir, obéir à
Dieu, voilà le secret de sa puissance. A
mesure que se multiplient contre lui les
accusations impies et les menaces, a mesure aussi
grandit sa personnalité souveraine et se
confirme sa communion parfaite avec Dieu. « En
vérité, dit-il, je vous le
déclare, le Fils ne peut rien faire de
lui-même. Il fait ce qu'il voit faire au
Père. Et tout ce que le Père fait, le
Fils aussi le fait pareillement. Je ne puis rien
faire de moi-même. Je juge d'après ce
que j'entends; et mon jugement est juste, parce que
je ne cherche pas ma volonté, mais la
volonté de Celui qui m'a envoyé.
»
La divinité du Christ n'est donc
pas seulement un problème posé devant
l'intelligence et qui sera résolu lorsque,
suivant l'expression de l'apôtre saint Paul,
« nous connaîtrons comme nous avons
été connus », la divinité
du Christ est d'abord et avant tout un fait, un
fait reposant sur le roc
inébranlable de, sa totale
obéissance. Nous rappelions tout à
l'heure la déclaration de Jésus :
« Ma nourriture est de faire la volonté
de Celui qui m'a envoyé. » Donc Dieu
veut, donc Dieu envoie son Fils, donc Dieu agit
pour le salut du monde. Il importe ici d'insister
sur une évidence, qui - quoique
évidence - n'est pas toujours
aperçue. Cette évidence, la voici: la
volonté de Dieu est le seul bord qui nous
permette de toucher, d'apercevoir, de
reconnaître Dieu lui-même. Et cette
volonté, perçue par la conscience, a
trouvé son expression parfaite dans le
sommaire de la Loi: « Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme
et de toute ta pensée et tu aimeras ton
prochain comme toi-même. »
En dehors de cette donnée
expresse et fondamentale, où la religion et
la morale sont inséparablement liées
l'une à l'autre, Dieu n'est plus qu'un
mystère immense et
impénétrable, que seule la foi permet
de considérer sans effroi.
Sans doute, l'effort de la pensée
donne à Dieu des attributs certains, tels
que, par exemple, l'infinité,
l'immutabilité, la Toute-puissance,
l'omniscience, la personnalité parfaite.
Mais il faut bien avouer que ces attributs,
d'ailleurs insondables, nous laisseraient
misérables et perdus, si nous ne savions pas
d'abord et avant tout ce que Dieu veut, quels
desseins Il poursuit, à
quel but vise l'existence qu'Il nous a
donnée. Oui, pour nous, connaître Dieu
n'a qu'un sens, connaître ce qu'Il attend de
nous et la destinée à laquelle Il
nous appelle. Là où la volonté
de Dieu apparaît, Dieu nous apparaît
dans sa nature même. Par contre si cette
volonté nous est cachée, Dieu est
Dieu sans doute, mais Il est et Il reste un Dieu
inconnu. Cela est bien facile à comprendre ;
ne nous arrive-t-il pas à nous autres, de
vivre au côté de tel compagnon, de
considérer ses traits, son allure, ses
vêtements, et de ne rien savoir de lui, rien
du moins de ce qui vraiment importe, tant que ses
intentions ne sont pas dévoilées.
À qui n'est-il pas arrivé de dire: je
croyais le connaître, mais hélas ! je
ne le connaissais pas? On ne connaît
quelqu'un que lorsqu'on découvre l'esprit
qui l'anime. Il n'en est pas autrement de Dieu.
Nous pouvons vanter sa puissance, son infinie
grandeur peut-être même sa sagesse
suprême; ce ne sont là que des aspects
extérieurs, des vêtements dont le pare
notre pensée malhabile, alors que seul
importe ce que Dieu veut, puisque tout, en
définitive, dépend de Lui et repose
sur Lui.
Jésus est Dieu, parce que,
connaissant la volonté de Dieu, il la met au
monde, il lui donne le jour, il la fait
paraître et agir dans l'humanité,
constamment et sans réserve. À
l'inverse des hommes pécheurs qui, sachant ce que
Dieu veut, refoulent
l'appel de l'Esprit pour réaliser leurs
propres désirs, Jésus donne au monde
ce que notre coeur endurci lui refuse. Par son
obéissance, il enrichit la substance de son
être, l'Esprit l'habite dans sa
plénitude et confère à sa
personne cet éclat, cette lumière,
cette beauté qui font reculer dans
l'ignominie les misérables
prétentions de nos coeurs de
pécheurs.
Jésus donc donne Dieu au monde ;
il nous le livre au travers de son humanité
sainte, puisque humanité sainte et
divinité perçue, ou si l'on
préfère, moralité et
piété, obéissance a la Loi et
communion avec Dieu, sont les deux faces d'une
réalité unique, infrangible,
unité que nous nous entendons pourtant
à briser pour notre perdition.
Il faut ajouter que la plupart des
hommes ont l'intuition de cette union intime de la
morale et de la religion et qu'il ne faut pas
chercher ailleurs la résistance, sourde ou
avouée, qu'ont toujours rencontrée et
que rencontrent aujourd'hui plus que jamais, le
message de l'Église et l'appel de la foi.
L'âme rétive, pour se justifier
à ses propres yeux, n'a rien trouvé
de mieux que de dissocier ce que Dieu a
étroitement uni, savoir la moralité
et la piété, et cela en se donnant
l'air d'exalter Dieu, alors qu'en
réalité, elle l'écarte, elle
l'expulse hors de la vie et de ses
intérêts immédiats.
Nous allons, en terminant, en fournir
quelques exemples:
Certains hommes parmi ceux qui prennent
encore la peine de réfléchir,
déclarent que Dieu, dans sa grandeur
incommensurable, est bien trop grand pour s'occuper
des démarches des créatures. Ils
voient en Lui le grand Tout, ce que les philosophes
appellent panthéisme. Pour eux la morale
humaine, sans sanction divine, est essentiellement
mouvante et à bien plaire, elle
dépend de la culture et du goût. Ils
ne voient pas - ou ne veulent pas voir - que cette
morale-là, sans obligation et sans sanction,
n'a plus rien à voir avec la morale digne de
ce nom. Sous ses aspects les moins rebutants, mais
non pas les moins meurtriers, elle se confond avec
ce que l'on croit être
l'intérêt, l'intérêt
individuel, familial, national ou racial, elle perd
tout caractère universel et par
conséquent tout caractère humain, et
les événements qui ensanglantent
aujourd'hui le monde devraient ouvrir les yeux les
plus aveugles sur la folie de cette conception.
Cette morale-là est, en effet, sans
obligation, mais elle n'est pas sans sanction, si
du moins les souffrances retentissantes de tant de
familles et de tant de peuples ont encore quelque
signification.
La religion détachée de la
morale n'est pas moins funeste et coupable; elle
engendre le fanatisme, les pratiques soi-disant
pieuses qui dessèchent le
coeur, elle pervertit le sens de la justice et
défigure la charité, et c'est elle
qui dans la personne des Pharisiens, a
inspiré à Notre Seigneur, ses plus
brûlantes indignations et ses plus violentes
invectives.
Enfin, et ce sera notre dernier exemple,
certains adorateurs de la raison se croient
autorisés à dénoncer, dans le
Dieu de Jésus-Christ, un Dieu fait à
l'image de l'homme, un Dieu qui est une personne et
qui a une volonté, ce qui à leurs
yeux, apparemment, doit être une faiblesse.
Ils appellent cela de l'anthropomorphisme, ce qui
veut dire donner à Dieu la figure de
l'homme. Nous n'avons qu'un mot à leur dire
: l'imagination la plus puissante ne surpassera
jamais l'image adorable de Dieu que Jésus
nous apporte dans sa personne: « Celui qui m'a
vu a vu le Père. » Le Dieu de
l'Évangile, saint et sublime, n'est pas une
image fournie par les hommes, par les hommes qui
crucifient; elle nous est apparue, cette image,
elle nous a été donnée, au
travers d'indicibles douleurs, par Celui qui pour
nous a été crucifié !
C'est donc que Dieu vivait en
Jésus-Christ. C'est donc que Dieu s'est
incarné en Jésus-Christ. Qu'on nous
permette de citer, pour finir, ces quelques mots du
philosophe Charles Secrétan, qui
résument avec clarté et avec
puissance la démonstration que nous avons
tentée : « Le mystère de
l'incarnation est révélé dans
les discours du Seigneur et dans sa conduite: c'est
que Dieu trouvait en Jésus-Christ homme
l'organe parfait de sa volonté.
L'incarnation est l'accomplissement de
l'inspiration ; l'incarnation est une idée
morale; l'incarnation est un mystère
éternel. Dieu veut en cet instant s'incarner
en vous ; mais vous lui résistez.
Jésus de Nazareth ne lui a point
résisté. C'est pourquoi Jésus
est Dieu ! »
Un supplicié a conquis le monde. En
mourant seul sur la Croix, Jésus a
gagné plus de victoires et d'infiniment plus
durables, que les grands hommes de guerre qui
bouleversent la terre, en répandant le sang
des autres.
C'est la une vérité
éblouissante que les colères
n'entament pas davantage que les reniements.
L'antique et profonde prophétie d'Esaïe
s'est réalisée : « Après
avoir offert sa vie en sacrifice pour le
péché, il verra une nombreuse
postérité. Il aura de longs jours et
l'oeuvre de l'Éternel prospérera
entre ses mains. »
Nous rappelons brièvement les
circonstances de la mort du Christ: à partir
de l'arrestation de Jésus à
Géthsémané, au cours de la
nuit, puis de la matinée, le procès
s'est déroulé, en comparutions
successives devant les grands prêtres, devant le
Sanhédrin, devant Pilate et devant
Hérode. Toutes ces autorités
s'efforcent de passer de l'une à l'autre la
responsabilité d'une condamnation que chacun
sent inévitable, car devant le gouverneur
romain, la foule savamment ameutée n'a qu'un
cri: « ôte, ôte, crucifie ! »
Et pendant que Pierre se lamente sur son reniement,
et que Judas, désespéré,
marche à la sinistre conclusion de ses bas
calculs, les gardes flagellent Jésus, le
couronnent d'épines et s'amusent de ce roi
dérisoire et inoffensif que sa folie
obstinée mène à la mort. Vers
midi, après une marche exténuante au
Golgotha, Jésus est mis en croix, entre deux
brigands frappés de la même
peine.
Nous ne nous attarderons pas à la
description d'un supplice que Cicéron
qualifie en termes vraiment effrayants:
crudelissimum teterrimumque supplicium, le supplice
le plus cruel et le plus terrifiant.
La foule, tenue à distance par
les soldats, a regardé avidement un
spectacle dont l'horreur aurait dû faire
taire tout ressentiment. Mais non! Des mots
insultants sont lancés « Descends de ta
croix ! Sauve-toi toi-même Que Dieu le
délivre maintenant, lui qui se dit son fils
! » Cependant, le supplicié laisse
tomber quelques paroles, gestes suprêmes du
serviteur rigoureusement fidèle, paroles que
rien, jamais, n'effacera de la mémoire des hommes,
et où s'expriment
dans la souffrance le sublime pardon, la
miséricorde sans limite, la filiale
tendresse, l'insondable abandon, la confiance
absolue et la fin victorieuse d'une tâche
surhumaine. Puis, à la neuvième
heure, c'est-à-dire à trois heures de
l'après-midi, ayant jeté un grand
cri, Jésus expira.
Par une transposition singulière
qui se justifie, certes, mais qui ne doit point
nous faire oublier une réalité
poignante, la mort de Jésus a fait de la
croix, instrument d'une torture horrible et
infamante, le symbole splendide du pardon, de la
réconciliation et d'une indestructible
espérance. Partout où des âmes
ont été purifiées,
consolées et sauvées, partout aussi
la Croix est dressée, comme signe de ces
bénédictions, dans les
Églises, aux carrefours, le long des routes,
dans la cabine du marin lancé sur la mer
orageuse ; elle évoque l'espoir des pauvres
pécheurs depuis les entrailles de la terre
jusque sur le sommet des montagnes ; elle est dans
le coeur des chrétiens fidèles comme
le garant suprême de nos âmes
défaillantes et de nos vies menacées,
au centre de cet univers moral où se
déroule le mystère de notre
destinée et où s'explique enfin la
redoutable énigme de la vie.
Il nous faut donc chercher la raison de
cette transposition, le pourquoi de cette attirance
féconde en bienfaits.
Les Évangiles nous disent
qu'à la mort de Jésus, il y eut des
ténèbres sur tout le pays,
ténèbres en effet, quand la voix
sainte s'est tue, quand le grand coeur a
cessé de battre, quand la bonté et la
miséricorde n'ont plus de témoin,
quand les hommes, volontairement aveugles et
sourds, ont brutalement refoulé dans la mort
celui que Dieu leur avait donne par grâce
pour leur redressement et pour leur salut.
Mais voici que dans ces
ténèbres quelques lueurs s'allument,
signalant que tout n'est pas dit encore et que
quelque chose d'inattendu va paraître. Avant
même que Jésus expire, mais alors que
sa défaite est évidemment
consommée, un misérable parmi les
misérables devine la grandeur de cet
étrange compagnon d'infortune et lui adresse
cette humble, cette inconcevable prière :
« Seigneur, souviens-toi de moi quand tu seras
dans ton règne! » Le centenier romain,
saisi par ce qu'il vient d'entendre,
s'écrie: « Véritablement, cet
homme était juste; véritablement, cet
homme était le Fils de Dieu. » Deux
personnages de marque, Joseph d'Arimathée et
Nicodème, tous deux membres du
Sanhédrin, secouant
délibérément le poids du
défaitisme général,
méprisant la réprobation certaine qui
va les atteindre, réclament le corps du
supplicié, et lui font de dignes
funérailles.
C'est donc que ces hommes, ces
premières âmes gagnées par la
Croix, prémices d'une moisson que les siècles
feront immense et incalculable, ont perçu
dans la mort de Jésus des
révélations encore indistinctes sans
doute, mais suffisantes pour bouleverser les
habitudes les plus invétérées
et apparemment les plus invincibles. Qu'un brigand
soit ainsi soulevé des plus bas-fonds de
l'humanité pour être mis,
historiquement, au premier rang des élus ;
qu'un centenier, formé à la
discipline et à la grandeur romaines,
découvre une discipline et une grandeur
auxquelles il n'avait vraisemblablement jamais
songé; que Joseph d'Arimathée et
Nicodème soient subitement
libérés de la puissante emprise d'un
fanatisme dont ils étaient les officiels
représentants, n'y a-t-il pas là
l'amorce d'une question solennelle entre toutes, et
qui fut, en effet, et qui reste au coeur même
de la destinée du monde et de
l'homme!
Il est assurément malaisé
de discerner ce qui, dans la Passion du Christ, a
frappé les premiers témoins de
l'oeuvre salutaire. Les Évangiles sont, sur
ce point, d'une extrême
sobriété, et nous contraignent
à remplacer par l'intuition les indications
qui nous manquent. Que deux existences, celle de
Jésus et celle du brigand, si
profondément opposées dans leur
inspiration, mais aboutissant à la
même catastrophe, aient
réveillé, dans le coeur du criminel,
le sentiment inné de la justice et lui aient
ouvert des horizons jusqu'alors insoupçonnés ;
qu'à la suite de cette secousse
intérieure, le malheureux ait mesuré
l'ignominie de ceux qui insultaient un juste et
ressenti du même coup l'imposante et
victorieuse grandeur de Jésus, cela nous
suffit pour expliquer un appel où se livre
une âme arrachée à
l'endurcissement et renaissant à
l'espérance. Que le centenier romain, soldat
dressé à l'ordre et à
l'obéissance, ait eu la
révélation d'une obéissance
surhumaine et que, dans la personne du
Nazaréen, un ordre supérieur
était violé par la justice des
hommes, cela encore nous aide à comprendre
son émotion profonde et salutaire. Et que,
chez Joseph d'Arimathée et chez
Nicodème, observateurs prudents du Christ,
leur attitude courageuse soit le fruit de lentes
méditations, mûri tout à coup
par une condamnation scandaleuse, cela aussi est
tout à fait vraisemblable et nous
éclaire sur la mystérieuse attirance
de la Croix.
Il est bien certain, du reste, que si la
Croix résume l'Évangile et demeure le
signe par excellence du salut', les
chrétiens ne l'abordent pas tous de la
même manière et qu'elle ne livre pas
d'un seul coup tout son attrait et toute sa
puissance. Telle âme est d'abord
frappée par la monstrueuse injustice de la
mort de Jésus, telle autre le sera par son
suprême héroïsme, telle autre par
l'infinie charité qu'elle nous
révèle, telle autre simplement par
l'harmonieuse beauté d'une vie
avançant sans faiblesse
sur le chemin qu'elle a
délibérément choisi. La
variété des existences individuelles,
de leur expérience, de leurs
déterminations tantôt faciles,
tantôt dramatiques et douloureuses, oriente
les âmes vers les révélations
les plus proches de leurs besoins et de leurs
désirs. C'est par là qu'elle
s'attachent et c'est par là que commence en
elles l'oeuvre de purification et de
délivrance dont la Croix de
Jésus-Christ est à jamais la source
intarissable et féconde.
C'est à la théologie
chrétienne qu'il appartient de réunir
les vérités profondes contenues dans
la passion de notre Seigneur et que
l'expérience des grandes âmes a
dénombrées pour le trésor
commun de tous les croyants. Nous ne suivrons pas
cette théologie dans son travail de
systématisation, quelque nécessaire
qu'il soit. Il suffira de dire que ses efforts ont
connu des fortunes diverses, tant qu'ils se sont
attachés à lier l'Évangile
à la philosophie du jour. Toute doctrine
cède le pas tôt ou tard aux
expériences de l'Église et c'est dans
la ligne de ces expériences que nous voulons
rester, fidèles aux limites qui nous sont
tracées et qui nous contraignent à ne
dire ici que l'essentiel.
Pour comprendre la Croix et s'expliquer
sa puissance, il faut revenir aux
déclarations de Jésus sur la tache
qu'il a entreprise. Partout et toujours,
Jésus veut ce que Dieu veut. Dans l'agonie
de Géthsémané, aux prises avec la tentation
suprême,
c'est-à-dire la dernière et la plus
grande, il prie : « Père, si c'est
possible, que cette coupe s'éloigne de moi !
Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu
veux! » La Croix nous confond par cette
obéissance que rien n'a pu suspendre, ni
l'évidence d'une mort affreuse, ni la
monstrueuse injustice du sort réservé
au seul vrai serviteur de Dieu.
C'est cette obéissance parfaite
doublée de la criminelle attitude d'hommes
qui ne valaient certes pas moins que nous, qui
donne à notre âme la conscience
irrépressible de sa détresse. C'est
donc à cause de notre orgueil, de nos
vanités, de nos passions mauvaises, en un
mot, c'est à cause de notre
péché que Jésus saint et juste
a été mis en croix. Mais en
même temps ce devoir d'obéissance tel
que Jésus l'a compris, ce devoir dont rien,
pas même le plus cruel des scandales, ne peut
libérer, montre aux hommes pécheurs
cet ordre éternel et infrangible, que
l'humanité n'a violé que pour
être précipitée dans la
souffrance et dans la mort.
Or Jésus est mort lai aussi ;
oui, mais il est mort pour nous ! Il l'a
annoncé lui-même dans une forte image,
il donne sa vie en rançon pour plusieurs.
À la révélation de l'absolue
obéissance, la Croix ajoute la
révélation de l'absolue
charité. Aux appels multipliés de ses
bienfaits, de ses guérisons et de ses compassions,
Jésus joint
l'appel suprême de sa mort tragique, signe
définitif de sa consécration au salut
des pauvres pécheurs. L'ordre éternel
est dans l'amour, Jésus aime Dieu
jusqu'à la mort et il nous aime
jusqu'à mourir pour nous. Et celui qui aime
comme Jésus a aimé prend sur lui et
porte en son âme la somme immense des
péchés, qui font notre constante
défaite et notre désespoir. La mort
du Christ, c'est notre mort, c'est le lieu de la
malédiction qui pèse sur nous et
c'est l'humanité toute entière que
Jésus offre à son Père en
mourant pour elle.
Quiconque voit ces vérités
voit aussi s'ouvrir le chemin de la vie
spirituelle, où la repentance rencontre le
pardon, où la tentation recule devant la
fidélité, où l'épreuve
et la mort sont dépouillées de leur
effroi par la glorieuse espérance de la vie
éternelle.
Oui, comme l'a dit magnifiquement Vinet:
« C'est de la Croix que Jésus
régnera sur le monde... Il n'a qu'à
monter sur le bois infâme pour voir les
peuples à ses pieds... Le monde,
s'étonne, le monde écoute, le monde
pleure, le monde croit... Les religions de la terre
font place à la religion du ciel ; les dieux
s'en vont ; et Dieu, le Dieu fort et jaloux, le
Dieu saint traite alliance avec ses
bien-aimés. »
Dans nos climats, la fête de Pâques
coïncide avec le réveil de la nature.
Il y a, dans cette rencontre heureuse, une sorte
d'appel ravivant les promesses de l'Évangile
- au moins pour un jour - dans les coeurs par
ailleurs tombés dans l'indifférence.
Toutefois, il ne faut pas se faire d'illusion ;
pour qui ne chante plus la gloire du
Ressuscité, la joie du renouveau se charge
d'amertume avec l'âge, car si chaque
année la terre palpite de force et de vie,
l'homme caduc, lui, penche de plus en plus vers la
tombe.
Dans ce jour de Pâques, nous
pensons avec une sympathie émue à
ceux qui ne partagent pas notre foi. Qu'ils nous
envient ou qu'ils nous dédaignent,
puissent-ils goûter au moins la joie du
printemps! Puissent-ils ne pas s'abandonner
à la mélancolie croissante qui guette
les âmes incertaines, à moins que,
délibérément, ils n'aient
déjà fait un pacte avec la mort, et
que ne pouvant triompher d'elle, ils n'aient pris
le parti de la traiter en suprême amie :
« 0 mort! qu'importe la rudesse de ton
étreinte ! Quand tu me prendras dans tes
bras décharnés, je m'endormirai d'un
sommeil sans rêve, d'un sommeil
éternel. Les enfants te craignent, les
croyant te redoutent, moi je t'attends. Tu me
donneras ce que la vie, avec ses mensonges et ses
douleurs, m'a appris à
aimer: la paix; plus que la paix, l'oubli; plus que
l'oubli, le néant! Laissons aux jeunes le
soin d'aimer la vie et le souci de la perdre; pour
nous qui la connaissons, sans la maudire nous
jouirons d'elle dans la mesure de notre sagesse,
jusqu'à ce que, à toutes les cendres
qu'elle a amassées dans notre coeur,
s'ajoute enfin notre propre cendre. Alors nous
dormirons, mieux que cela, nous serons morts, nous
ne serons plus rien ! »
Nous respectons les
désespérés, mais nous ne
sommes pas tenus de nous laisser émouvoir
par une attitude quelque peu romantique, qui, si
répandue qu'elle soit, sonne
singulièrement faux dans un temps où
les souffrances du monde commandent un examen plus
sévère de la mort et de la vie. Faire
du néant le dernier mot de l'existence,
l'assimiler à la force suprême nous
paraît l'absurdité même,
puisqu'elle assigne un zéro au total de tout
ce qui fut, de tout ce qui est et de tout ce qui
sera. Pour accepter sincèrement la mort, il
faut croire à la vie. Pour nous, nous
bénissons le Dieu créateur pour son
soleil éclatant, pour la douceur du
printemps, pour les fleurs qui commencent à
s'ouvrir, comme pour les fruits dont elles sont les
délicates promesses. Mais nous cherchons
aussi, dans le Dieu rédempteur, les raisons
d'une joie moins passagère et moins
illusoire : « l'herbe sèche, la fleur tombe »,
nous allons au
Vainqueur de la mort, au Christ ressuscité
!
Si la résurrection du Christ est
un fait certain, nous reconnaissons sans crainte
d'être désavoué, qu'elle
dépasse la capacité de notre
entendement. Il faut renoncer à la
décrire minutieusement dans ses aspects et
dans sa splendeur. Du reste, n'en est-il pas de
même de toute la carrière du Sauveur,
crise dans l'histoire de l'humanité,
révolution dans le monde des âmes,
acte définitif dans le patient labeur de
l'Esprit de Dieu cherchant l'homme;
événement qui a son pendant
matériel dans les soubresauts de la terre
qui nous porte, et dont les géologues nous
racontent les énormes épisodes, bien
que ces bouleversements tant de fois
millénaires déroutent l'emprise de
l'imagination. Les faits s'imposent par leurs
conséquences. De même que les savants
déduisent de l'état actuel de notre
planète les mouvements grandioses qui ont
marqué son histoire, de même nous
déduisons de l'état présent du
monde la place de la résurrection du Christ
dans l'histoire de l'humanité.
Or, dans cet état présent
du monde, l'Église, sous toutes ses formes,
répandue sur toute la terre, démontre
et proclame le triomphe de Jésus sur la
mort. Cette démonstration n'est point
entamée par la rage destructrice qui se
déploie aujourd'hui dans certains pays, contre les
témoins du
Christ ressuscité. Il est certain, en effet,
que si Jésus n'était pas sorti de la
tombe, les « sans Dieu » n'auraient
jamais entendu son nom et que la peine de le
maudire leur aurait été
épargnée.
Le fait est d'autant plus évident
que l'annonce de la résurrection a toujours
heurté la courte sagesse humaine. Ce n'est
pas seulement à Athènes, et au seul
temps de l'apôtre Paul, que les hommes se
moquent d'une telle affirmation et
répètent avec la même ironie ce
que les Athéniens disaient alors : «
Nous t'entendrons là-dessus une autre fois!
» Avide de nouveautés, l'homme naturel
veut cependant qu'elles soient au niveau de ses
pensées mesquines et de ses espoirs
limités. Mais la moquerie des
Athéniens a été confondue par
les faits : la prédication du Christ vivant
a transformé le sens de la vie en
renouvelant la pensée et les
espérances de l'humanité.
Un second trait
révélateur, c'est que l'Église
tant de fois menacée, plus encore par ses
propres égarements que par l'inimitié
du monde, redresse sa marche et recouvre sa
vitalité, sous l'inspiration de son chef
invisible. L'action permanente du Ressuscité
explique seule ce phénomène unique
dans l'histoire, car, seule l'Église
échappe à la triste loi de
déchéance qui frappe
inévitablement toutes les entreprises
humaines. L'Église ne vit que par l'Esprit
qui l'anime - c'est là une
vérité de toute
importance - que le train de ce monde
démontre étrangement. N'est-il pas
constant, en effet, que lorsque, par utilitarisme.,
la société civile pille
l'Évangile en sécularisant et en
démarquant les oeuvres inspirées par
la foi, elle finit tôt ou tard par
altérer et corrompre ce que le Christ seul
peut gouverner, ce que seul il fait vivre.
Le Seigneur est vivant ! C'est le cri de
toute âme qui a ouvert à Celui «
qui se tient à la porte et qui frappe »
et qui, pour avoir accueilli l'hôte divin, en
reçoit en partage le pain de la vie
spirituelle et éternelle. Il en est ainsi
depuis dix-neuf siècles révolus, il
en sera ainsi jusqu'à l'achèvement de
l'oeuvre salutaire. Les hommes du jour qui
étourdissent et troublent la terre du bruit
de leurs actions peuvent occuper
momentanément nos pensées, solliciter
pour un temps notre attention inquiète ou
confiante. Qu'est-ce que le bruit des
conquêtes humaines en regard de l'action
souveraine du Christ, qui soutient,
régénère et console aux
siècles des siècles les âmes
innombrables qui l'ont choisi pour Maître !
On connaît les réflexions
mélancoliques, d'une si poignante
vérité, auxquelles Napoléon se
livrait à Sainte-Hélène :
« Le nom d'un conquérant, disait-il,
comme celui d'un empereur, n'est plus - avec le
temps - qu'un thème de collège ! Nos
exploits tombent sous la férule d'un
pédant qui nous insulte ou nous loue... Quel
abîme entre ma
misère profonde et le règne
éternel du Christ prêché,
encensé, aimé, adoré, vivant
dans tout l'univers »!
« Ce n'est plus moi qui vit, c'est
Christ qui vit en moi. » L'étonnante
déclaration de l'apôtre s'est
répétée d'âge en
âge pour toutes les grandes âmes ; elle
demeure dans le coeur de tous les croyants, non
point comme un idéal inaccessible, mais
comme l'accomplissement désiré des
promesses faites a leur foi.
C'est un des caractères de la vie
naturelle de se recommencer sans se lasser : les
plantes, les animaux, les hommes naissent, vivent
et meurent et tous les êtres, jusqu'aux
astres qui peuplent l'espace, cèdent
à ce rythme universel.
Eh bien ! ce rythme, monotone et cruel,
où l'âme humaine puise une grande part
de sa nostalgie et de ses tristesses, Jésus,
par sa résurrection, l'a surmonté. Au
sein de cet univers où la vie et la mort
s'entrecroisent comme les vagues à la
surface des eaux, la victoire du Christ fait
paraître une marche ascendante, pour nous
hésitante et incertaine, pour lui
décisive et triomphante, aboutissant
à la vie où rien ne décline et
meurt, où ce qui est acquis demeure a
jamais.
Cette marche ascendante et
conquérante est celle de l'Esprit. Mais, et
cela est de toute importance, elle ne compte pour
nous que lorsque nous y
consentons, et lorsque l'Esprit s'incarne en nous
pour y produire, dans l'ordre de la pensée,
du sentiment et de la volonté, les fruits
bénis de la charité. Jésus n'a
pas dit : « Je montre, j'indique ou je
prêche », il a dit : « Je suis; je
suis le chemin, la vérité et la vie.
» C'est donc ainsi, par le consentement de
l'âme à la volonté de Dieu, que
l'Esprit dresse la personnalité, au sein des
perpétuelles oscillations du monde; c'est
ainsi que le règne de l'Esprit se superpose
au règne de la nature, et qu'au rythme de la
vie et de la mort se substitue l'ascension de
l'âme vers le Royaume qui est justice, paix
et joie.
Pourtant, dira quelqu'un, Jésus
est mort. Oui, Jésus est mort, mais il est
ressuscité ! Et « si nous mourons avec
lui', nous ressusciterons aussi avec lui ».
Nous avons dit tout à l'heure : pour
accepter sincèrement la mort, il faut croire
à la vie. C'est ce qu'a fait notre Seigneur;
confiant dans l'amour du Père, remettant a
Dieu son sort et son esprit, il a accepté de
sombrer dans la mort, d'être
désespéré par nos
péchés et par notre injustice. Et sa
résurrection nous ouvre la voie, où
surmontant l'amère condition de la vie
naturelle, nous nous acheminons par grâce
vers la Cité sainte, où « la
mort ne sera plus, où il n'y aura ni deuil,
ni cri, ni labeur, car les premières choses
auront disparu ».
En Jésus-Christ, la vie a
retrouvé son sens ; l'âme y rejoint la
voie qu'elle avait perdue, rentre dans sa ligne
originelle pour avancer vers ses fins
éternelles.
Sans doute, entre la source
mystérieuse d'où nous venons et le
port où nous aborderons un jour, il y a la
vie présente, il y a la trame du temps
où se tisse la fragile étoffe de
l'existence passagère, il y a le mal, la
souffrance et la mort, mais il y a aussi le Christ
vivant dont la venue ici-bas affirme l'amour
créateur et démontre l'amour
rédempteur.
Le chrétien accepte
sincèrement la mort, parce qu'il en sait la
raison première. En elle, Dieu frappe le
pécheur, mais la punition travaille à
la délivrance. Ne la voit-il pas, cette
mort, dans la personne de Jésus,
réveiller nos âmes endormies,
révoltées par tant d'injustice et
touchées par un si grand amour!
Plus nous mesurons nos iniquités,
plus la mort nous livre sa tache purificatrice.
Sans elle la terre serait le plus effroyable des
enfers, et nous vivrions ici-bas une
éternité de mensonges, de tyrannies,
de spoliations et de crimes. Il y aurait un
entassement d'horreurs et un abîme de
dégradation et d'infamie. La mort se lie
ainsi à l'oeuvre salutaire. Nous mourrons
tous les jours un peu, et si nous sommes à
Christ, cette mort journalière libère
notre âme de ce qui n'y doit pas demeurer.
Ainsi la mort est démasquée ; elle
n'est plus l'implacable ennemi
de la vie; elle y participe à sa
manière et collabore à
l'édification du Royaume
éternel.
Le Seigneur est ressuscité !
Toute puissance lui a été
donnée dans le ciel et sur la terre. Mais
à l'inverse des omnipotents de ce monde, il
ne manie pas le glaive pour briser les
résistances. Les hommes aveugles et sourds
s'y trompent, parfois, et se rassurent devant
l'apparente indifférence du ciel. Ils ne
voient pas que la puissance du Christ est la force
suprême, celle que nul échec ne peut
décourager, que nulle révolte ne peut
lasser, parce qu'elle est animée d'un amour
inépuisable. Appelant à la repentance
et à la vie, elle sait qu'elle tient la
victoire ; elle est la force de Dieu!
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |