Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

JESUS-CHRIST

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Le mystère de la Piété

 

Au cours de la vingt-septième année du règne de César Auguste, dans une province obscure de l'Empire et dans des conditions misérables, un enfant est né. Inséré à sa place dans la chaîne des événements qui fait la vie de ce monde, cet événement-là se détache, et brille d'un éclat souverain sur les tristes horizons de l'histoire. C'est que ce qui s'en est suivi a retenti dans l'âme et la vie de l'humanité, au point de contraindre chacun à s'arrêter, à méditer et à prendre le plus redoutable des partis.

Devant cet événement, la longue série des siècles est sans importance. La question qu'il pose reste et restera à jamais la première et la plus impérieuse. Et cela pour les raisons suivantes : ou bien ce qu'il signifie ordonnera nos sentiments, nos pensées et nos actes, ou bien ce qu'il signifie nous restera étranger. Reconnu et accepté, il devient primordial, critère, juge, maître plus ou moins obéi, mais toujours présent, projetant sa lumière dans les replis les plus secrets du coeur; méconnu et repoussé, l'événement reste sans importance, mais alors l'âme demeure incertaine, les circonstances et les tempéraments gouvernent seuls nos actes, et limitent la vie à des recherches fatalement décevantes. C'est-à-dire que le drame de la vie intellectuelle, sentimentale et morale se dénouera (ou ne se dénouera pas, mais qu'est-ce que cela peut faire ?) dans la nuit du néant.

Les traditions relatives à la naissance du Sauveur, recueillies par Matthieu et par Lue, offrent, comme chacun sait, ce caractère singulier de rapporter le plus simplement et le plus naturellement du monde, des événements surnaturels et gros d'incalculables conséquences. De cette rencontre jaillit la lumière de Noël, clarté pure illuminant la route jusqu'alors incertaine où l'homme tâtonnait, balancé entre l'attente et le désespoir.

Nous disions que cet événement pose la plus impérieuse des questions ; pourquoi encore? Parce qu'aucun des prodigieux rayons qui marquent la naissance du Sauveur ne s'est éteint au cours de sa vie temporelle, remplie pourtant d'épreuves, et d'insuccès, et de trahisons, pour aboutir prématurément au désastre de la Croix. « Le mystère de la piété est grand! » Le surnaturel, le merveilleux demeurent par delà la douce nuit où le ciel était ouvert sur Bethléem, sur la contrée où veillaient les bergers, et guidait la marche des mages d'Orient; le surnaturel demeure, non plus, il est vrai dans l'adorable simplicité des premiers jours, mais au cours d'un ministère de plus en plus précipité vers la catastrophe.

« Manifesté en chair, justifié par l'Esprit. » Penchez-vous sur ces deux traits ; mesurez la gravité de l'un et la grandeur de l'autre. Il y a des grandeurs de la chair, excitant l'envie ou l'admiration des hommes. Manifesté en chair, Jésus n'a pas un lieu où reposer sa tête. Né dans le dénuement', il vit dans le dénuement, et cette chair que tant de pécheurs consument dans les jouissances, ne lui servira, a lui, qu'à souffrir et à mourir.

Justifié par l'Esprit; dans cette vie temporelle dénuée de toute grandeur charnelle, dans cette agonie et cette mort en croix, voici qu'éclate la splendeur d'une vérité limpide, simple et pure, d'une justice imposante et parfaite, d'une clarté jusqu'alors inconnue, et si totale qu'elle transfigure le désastre de la Croix, au point d'en faire le signe par excellence de notre salut. Non pas qu'il y ait en nous la mesure du divin et que nous disposions du critère de la vérité suprême ; mais la piété nous les livre, elle dessille nos yeux et nous hausse à la perception de la plus auguste des présences. Elle nous incline à l'humiliation, à l'adoration, à l'obéissance, et l'âme s'éveillant de sa torpeur prend sa route avec confiance, regardant à Jésus-Christ, chef et consommateur de la foi.

« Vu des anges, prêché parmi les nations », les deux premiers traits nous attachaient à la personne du Maître, manifesté en chair, justifié par l'Esprit ; en voici deux autres qui révèlent le théâtre immense de son action.

Le ciel est penché sur le mystère de la piété, au fond duquel, dit Saint-Pierre, les anges désirent plonger leurs regards. Et la terre entend la prédication de l'Évangile. Ce que le ciel admire et contemple, la prédication le montre aux nations. Et cet accord du ciel et de la terre, autour de la personne du Sauveur, ce double regard des anges du ciel et des nations charnelles posé sur le Christ, cette attention universelle où se rencontrent l'ordre des corps, celui des esprits et celui de la charité, selon l'ordonnance de Pascal, c'est le mystère, le grand mystère de la piété.

« Cru dans le monde, élevé dans la gloire. » Toujours ce prodigieux parallélisme, dont chaque terme est un prodige, en effet, mais un prodige passé dans les faits, accessible à notre vue. Et ces derniers traits sont pour la foi aussi certains que les autres, malgré l'évidente merveille qu'ils apportent à leur tour. Cru dans le monde, alors que le monde l'a repoussé et crucifie, cru par des hommes de tout âge, de toute race, et s'il n'est pas cru, objet d'un intérêt singulier qui prouve encore sa puissance d'attraction et son action spirituelle. Elevé dans la gloire, par l'adoration des hommes et aussi par leur résistance. Le seul vraiment vivant au ciel des esprits, le seul qui demeure, tandis qu'au cours des siècles, les gloires passagères s'allument, jettent leur éclat et s'éteignent sans retour.




« Le mystère de la piété est grand. Celui qui a été manifesté en chair a été justifié par l'Esprit, vu des anges, prêché parmi les nations, cru dans le monde, élevé dans la gloire. » Dans cette suite de caractéristiques, les commentateurs ont reconnu un des premiers hymnes de l'Église, ce qui est bien émouvant. Quelques-uns d'entre eux déclarent que cet hymne est la vraie Formula concordiae, unissant tous les chrétiens devant les certitudes essentielles.

Et comment ne pas voir, dans cette suite de caractéristiques, que d'un humble commencement se déploient des rayons dont l'étonnante amplitude remplit tout l'horizon qu'une âme d'homme peut contempler.
Tout l'horizon. Toute la largeur, la profondeur et la hauteur de ce que nous pouvons connaître et espérer, depuis l'obscurité du péché jusqu'à l'éclatante lumière de la sainteté, depuis l'aveuglement des pécheurs jusqu'au retournement de leurs âmes, gagnées par la Grâce, et portées par une espérance plus puissante que toutes les contradictions, y compris la contradiction suprême de la mort.

Mystère de la piété, et non pas produit de notre pensée ou de notre désir. Car partout où l'homme a cherché Dieu, il a prétendu le trouver par lui-même. Il s'est livré à des spéculations hardies, à des purifications savantes, à des austérités serviles. Et Dieu ne s'est point laissé trouver, qui résiste aux orgueilleux et qui fait grâce aux humbles. Dieu s'est révélé en entrant dans le monde comme nous y entrons tous, il a abordé l'homme pervers par les moyens accessibles à tous les hommes, en animant notre chair de son Verbe éternel. Mystère de la piété qui reste inaperçu tant que le contact personnel n'est pas pris avec le Sauveur du monde, aussi inaperçu que tous les mystères au sein desquels notre existence se déroule et qui se dérobent, pour la plupart des hommes, derrière l'écran misérable de leurs passions et de leurs désirs.

 

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Jésus-Christ

 

C'est un grand spectacle que celui du ciel étoilé, fourmillant d'astres, peuplant et révélant les abîmes de l'espace, appel silencieux et de tout temps entendu à l'activité de l'intelligence et au vol de la pensée. Et c'est un spectacle non moins grand, pour le coeur et l'esprit, que celui du coeur et de l'esprit de Jésus-Christ, ouvrant les abîmes du monde spirituel, jusqu'alors inexplorés. Et quel appel a l'attention de l'homme, que cette volonté inflexible et sainte, et cette pénétration infaillible de nos pensées et de nos souillures, et cette confiance totale aux mystérieuses dispensations de Dieu.

Il n'y a que les âmes aveugles et sourdes pour s'étonner de ce que Jésus demeure a l'horizon des âges, non seulement comme le plus grand, mais comme la grandeur même. Ils sont arrêtés par une masse de considérations qui n'ont rien à voir dans le domaine de l'âme. Ils sont choqués de ce que cet homme sorte d'une race obscure et honnie, de la brièveté et de la ruine finale de sa carrière terrestre, et ne comprennent rien à l'enthousiasme des chrétiens comme à la permanence de l'Église. Ignorant l'action de Dieu dans leur vie, ils ignorent forcément l'action de Dieu dans l'histoire, et la pression de l'Esprit sur le coeur des hommes. Ils ne savent rien de l'immense obscurité où l'humanité s'est débattue et se débat encore, et trouvent très naturel de bénéficier d'un état de choses qu'ils n'ont aucun désir de comprendre et d'expliquer.

Celui qui observe les mouvements de son propre coeur, les appels de sa conscience, les luttes de sa chair et de son esprit, sait aussi que Dieu gouverne le monde, et les âmes. S'il nous contraint par les lois de la nature, il cherche aussi à nous ranger aux lois de l'Esprit. L'incarnation, qui se poursuit partout, qui a reçu, suivant les temps et les lieux, des formes singulièrement multiples et inégales, s'est manifestée dans sa plénitude en Jésus-Christ, selon le dessein qui donne à l'histoire une incomparable solennité, puisque le Verbe éternel est descendu jusqu'à nous.

Tandis que tant d'hommes se croient seuls au monde, ou seuls avec le monde, l'Évangile vient au-devant d'eux, déchirant le voile chatoyant de la nature, et leur offrant de connaître la volonté miséricordieuse du Dieu invisible et caché.

Vous demandez qui est Dieu? Jésus répond Dieu est notre Père qui est aux cieux. Vous demandez ce qu'il fait? Jésus répond : Mon Père agit dès le commencement. Vous demandez ce qu'il veut ? Jésus répond: Dieu veut la justice et la charité. Vous demandez quel but il poursuit? Jésus répond : Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie.

C'est donc en nous aussi que Dieu veut mettre son Esprit, il faut que cet Esprit soit nôtre, et que l'incarnation se poursuive jusqu'à ce que Dieu soit tout en tous.

 

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Aux mains des hommes

« Pour vous, retenez bien ce que je vais vous dire: Le Fils de l'Homme va être livré entre les mains des hommes! »
LUC IX, 44

 

Il fut un temps où cette déclaration n'avait pour l'âme chrétienne qu'un intérêt historique, puissant sans doute, mais localisé dans ce lointain passé où notre Seigneur s'était préparé à mourir pour le salut du monde. C'était le temps, plusieurs fois séculaire, ou la quasi totalité des nations civilisées baignait dans l'atmosphère du christianisme. Non pas que le monde d'alors fut peuplé de saints et de saintes ; mais une vérité universelle le recouvrait, et les âmes vivaient avec elle conjointement avec leurs préoccupations et leurs autres intérêts.

On ne peut pas dire non plus que cette vérité universelle ait fait l'accord des esprits. Le prix même qui y était attaché et l'inévitable diversité des points de vue ont amené bien des conflits et même des guerres scandaleuses. Mais conflits et guerres disent à leur manière à quel point les âmes se sentent liées par leur foi, qu'elles estiment la seule juste, et qu'elles confondent avec la vérité divine et salutaire. Du moins y avait-il alors une manière de comprendre l'homme et sa destinée. L'âme humaine était revêtue d'une dignité indiscutée, et son salut était le premier, le grand souci de tous. Chacun sait que ces temps sont aujourd'hui périmés. Et la parole du Baptiste décrivant l'oeuvre du Christ reprend une actualité nouvelle et grave : Il a son van dans la main et il nettoiera parfaitement son aire. Les masques tombent et ceux qui croient encore à l'Évangile regardent avec stupeur toute une part de l'humanité montrant sa face impudente, son orgueil invaincu et sa fondamentale impiété. Aussi ce n'est plus dans un passé lointain que la déclaration de Jésus nous entraîne, passé que la distance efface et ennoblit. C'est aujourd'hui, et parmi nos contemporains, qu'elle retentit comme un sinistre tocsin, aujourd'hui, où tant de barbarie inflige à la conscience une si sanglante blessure !
« Le Fils de l'Homme va être livré entre les mains des hommes! » Les mains des hommes ! Cela fait frémir.

Servantes de la pensée et de la volonté, organes merveilleux et irresponsables des ordres que leur dictent le coeur et le cerveau, les mains révèlent ou trahissent la personnalité secrète, les sentiments nobles ou vils, les passions fécondes ou ruineuses, préparant tantôt les moissons de la vie, tantôt les dévastations de la mort.

Regardez-les à leur travail, à leur agitation ou à leurs oeuvres perverses. Voici les mains diligentes de la mère et de la ménagère, les mains vaillantes et industrieuses du bon père de famille. Voici les mains habiles et déliées de l'ouvrière, les mains surprenantes de l'artiste sur son clavier ou pétrissant la glaise, et taillant le marbre, ou encore cherchant à fixer la beauté fugitive dans la matière, par le jeu harmonieux des lignes et des couleurs ; voici les mains robustes du travailleur de la terre, les mains adroites de l'ouvrier et de l'artisan. Voici les mains du penseur, du savant, de l'ingénieur, dont l'activité probe et savante va rejoindre celles du mineur, du fondeur, du mécanicien, de l'usinier. Voici les mains prudentes et légères de l'opérateur et de la garde-malade, les mains généreuses qui s'ouvrent pour la charité, les mains pieuses qui se joignent pour la prière.

Et voici aussi les mains inutiles, les mains fanfaronnes qui promettent ou menacent, et qui restent stériles, les mains oisives et molles, sans intelligence et sans vie ; les mains d'esclaves, paresseuses, impures et charnelles, et voici les mains maudites : mains sournoises du saboteur, mains avides de l'égoïste et de l'avare, mains grossières du glouton et du jouisseur ; voici les mains impies et menaçantes, les mains violentes, les mains criminelles, les mains cruelles et ensanglantées, instruments terribles de destruction, de souffrance et de mort !
Et quand il est dit : « Le Fils de l'Homme va être livré entre les mains des hommes, » on voit assez dans quelles mains le Fils de l'Homme va tomber. Ce sont des mains qui guettent, qui bientôt se lèveront pour exiger et pour maudire, pour flageller et pour pousser au supplice, pour enfoncer les épines et les clous, pour dresser la croix et pour applaudir au plus fou de tous les crimes: la mort concertée du Saint, du Juste, du Sauveur béni!

Le cri de Pascal monte à la mémoire : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitudes et d'erreur, gloire et rebut de l'univers ! »
Dire que rien n'a changé au cours de l'ère chrétienne serait une absurdité et une ingratitude a l'égard de l'auteur de toute grâce et de tout don parfait. Du Calvaire où Jésus a tout accompli, et pendant dix-neuf siècles, des sources ont jailli et répandu dans le monde des grâces encore inconnues et des bienfaits jusqu'alors ignorés. L'intelligence, le coeur et la volonté ont été fécondés et leur action dans la lourde pâte humaine a révélé la puissance du Crucifié.
Mais cela reconnu, à l'ouïe de la parole annonciatrice de Jésus : « Le Fils de l'Homme va être livré aux mains des hommes », nous ne pouvons nous défendre de l'impression d'une actualité troublante, d'un retour au temps où les disciples clairsemés devaient compter chaque jour avec l'hostilité du monde.

Singulier rapprochement que celui des deux termes de cette parole : le Fils de l'homme, les mains des hommes. L'Homme dans son humanité, parfaite, tel que Dieu le veut, livré entre les mains des hommes, quel scandale ! quelle folie ! Nous y reviendrons bientôt. Constatons d'abord que ce rapprochement, par son actualité, nous introduit dans une phase nouvelle du combat entre Christ et l'homme égaré et révolté. Pour un grand nombre de contemporains, qu'y a-t-il de commun entre l'homme d'aujourd'hui et l'homme que la Bible nous a fait connaître? L'homme d'aujourd'hui n'a plus d'âme, plus de conscience religieuse, partant plus de responsabilité morale. Et le Christ lui est livré pour être honni, déchiré, anéanti. On renverse sa croix, on mutile son image, on s'acharne sur tout ce qui risque de rappeler son oeuvre et son nom. « Livré entre les mains des hommes ! » Il semble que ce qui s'est dressé contre Jésus de Nazareth vers la trentième année de notre ère se montre à nouveau, avec cette différence que le théâtre du drame s'est pour ainsi dire universalisé, et que ses divers éléments se sont exaspérés. Le particularisme des Pharisiens a son pendant dans le racisme à la mode ; le scepticisme des Sadducéens trouve le sien dans l'indifférence souvent calculée de nombreux privilégiés qui devraient, semble-t-il, réagir par la colère et l'indignation, contre la destruction systématique de l'humanité dans l'homme. Lorsque l'on considère les protagonistes du drame de la mort du Sauveur, ces juifs, ces Romains, ce Sanhédrin, cet Hérode, ce Pilate, et qu'on revient à notre temps, on se dit tristement que les passions d'autrefois non seulement demeurent mais qu'elles sont multipliées par la masse des nations soi-disant christianisées, doublant les fanatismes d'autrefois d'une impiété cynique et implacable.

Quelle atmosphère de la Passion pour l'Église ! Mais le monde entier, lui aussi, est courbé dans l'angoisse ; il cherche en vain une patrie où sourirait quelque sûre espérance.
Partout, récriminations, rancoeurs, détresse des corps et des âmes !
Cependant, à qui pourrions-nous aller? Dans la bouche de son héros coupable et malheureux, un écrivain français, F. Mauriac, met ces mots magnifiques qui semblent le cri même de l'humanité désolée : « Il faudrait une force ! Quelle force? Quelqu'un. Oui, quelqu'un en qui nous nous rejoindrions tous et qui serait le garant de ma victoire intérieure... quelqu'un qui m'aurait déchargé de mon fardeau immonde, qui l'aurait assumé... Même les meilleurs n'apprennent pas seuls à aimer; pour passer outre aux ridicules, aux vices et surtout à la bêtise des êtres, il faut détenir un secret d'amour que le monde ne connaît plus. Tant que ce secret ne sera pas retrouvé, vous changerez en vain les conditions humaines... Il faut atteindre le monde au coeur. Je cherche celui-là seul qui accomplirait cette victoire; il faudrait que lui-même fut le coeur des coeurs, le centre brûlant de tout amour. »
« Le Fils de l'Homme va être livré entre les mains des hommes. » Scandale et mystère, disions-nous. Livré par qui ?

Dirons-nous que Judas l'a livré? Judas l'a trahi par avarice et peut-être par aveugle ambition ; mais l'intervention de ce triste comparse n'est qu'un incident dans le drame qui aurait sûrement abouti sans lui. Par qui? Par Pilate? Mais il se lave les mains et dit : « Je suis innocent du sang de cet homme. » Par qui? Par Hérode? cet impuissant fantoche ! Par qui? Par les Juifs? Ils disent à Pilate : « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne. » Par qui? Mais par la coalition de la haine et de la lâcheté. Alors pourquoi la haine? Quel crime a-t-il donc commis? Prêchant la justice et la charité, par ses discours et par ses actes, doux et humble de coeur., miséricordieux et tendre aux petits et aux malheureux, il a déchaîné ce qu'il y a de vil dans l'âme humaine, il a fait « suer à l'homme toute sa méchanceté » ; la calomnie s'est attachée à sa personne adorable, et l'a défigurée, ameutant ce peuple qui, hier encore, l'appelait à la royauté et maintenant s'écrie : « Crucifie ! Crucifie ! »

Scandale ! oui; et Mystère! Et c'est le mystère surtout qui compte pour la foi. Jésus n'est pas le seul qui, dans ce monde, soit tombé sous les coups de l'injustice ou de tragiques erreurs. Il n'est pas le seul qui ait subi une mort cruelle, ignominieuse et imméritée. Cependant il est le seul dont la mort marque un prodigieux tournant de l'histoire, et sa croix dressée est l'axe autour duquel se groupent infailliblement les jugements de la conscience humaine.




« Livré entre les mains des hommes ! » Si, comme nous l'avons vu, il est oiseux de demander par qui, puisque l'aveuglement, la haine, la faiblesse, en un mot le péché, ont coopéré à son supplice, une autre question se pose : non pas par qui, mais pourquoi? Pourquoi? puisqu'il savait, ne s'est-il pas tu? Pourquoi, puisqu'il lisait l'avenir, ne s'y est-il pas dérobé? Et pourquoi, parallèlement à cette terrible menace, cette obéissance, cette résignation, cette marche héroïque et solitaire vers le plus désastreux dénouement?
Pourquoi? Mais nous le savons bien ce qui a livré Jésus entre les mains des hommes, c'est son amour pour les pauvres pécheurs ; et c'est la certitude que cet amour donnerait aux hommes ces forces nouvelles et bénies, la repentance, la conversion, aux douleurs fécondes et aux espérances invincibles.

Et cette certitude, il ne la tenait pas de la terre. Inflexible témoin du Père qui l'a envoyé, il a livré sa personne adorable aux hommes éperdus d'égoïsme et d'orgueil, cherchant leur coeur afin de le vaincre par la démonstration suprême de son saint amour. La Croix du Sauveur est dressée entre deux abîmes, celui du péché des hommes et celui de l'amour de Dieu. En Jésus ces deux abîmes se sont confondus : le péché a brisé le coeur du Sauveur, mais du même coup l'amour est entré dans le monde, et la Croix a commencé son oeuvre de salut.

Oui, le monde actuel est en révolte, mais l'Église, comme Abraham, espère contre toute espérance. Elle le peut et elle le doit. Elle le doit à ces innombrables témoins, qui, dans les supplices, dans les travaux forcés ou dans les camps de concentration, ont rendu et rendent encore témoignage de la puissance invincible de l'Esprit. Elle le peut et elle le doit, car Jésus a confié à l'Église le soin d'annoncer la Rédemption du monde, et c'est dans ce sens aussi que le Fils de l'homme est livré entre les mains des hommes. Et si cette application de la parole du Sauveur paraît audacieuse et même téméraire, s'il semble bien hardi de confier l'Évangile à nos mains débiles et tremblantes, nous en appelons à ce même Sauveur: « Vous serez mes témoins jusqu'aux extrémités de la terre. Comme le Père m'a envoyé, je vous envoie... et voici je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde.

 

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Le Fils de l'homme (1)

 

... Historiquement parlant, l'oeuvre de Jésus-Christ ne s'étend guère au-delà de trois années de vie publique, marquées du sceau de la plus humble des conditions terrestres pour finir par une mort infamante. Que cette oeuvre ait retenti et retentisse dans l'humanité avec une, force sans exemple, cela constitue un mystère qu'il n'est au pouvoir de personne d'écarter. Renier n'est pas supprimer.

Pour tout homme de sens, il y a des raisons à ce rayonnement prodigieux et il y a aussi quelque sagesse à s'en instruire. Une de ces raisons, celle que je vais tenter de relever, c'est l'humanité profonde, intense, qui transparaît dans l'oeuvre et dans l'enseignement de Jésus. C'est en vain que l'on chercherait à étendre la révélation de l'homme que Jésus donne à l'homme, de ce qu'il est de ce qu'il doit être. Elle est à la fois totale et sans limite, ouvrant les voies de l'intelligence, du coeur et de la conscience sur des perspectives infinies. Mais cette constatation en appelle immédiatement une autre ; cette révélation de l'homme n'est pas donnée par une doctrine, même tracée d'une main souveraine, parce qu'en Jésus-Christ doctrine et vie sont une seule et même puissance ; elle est donc donnée par Jésus lui-même, par son comportement à l'égard des autres hommes, ses actes exprimant toutes ses paroles, et ses paroles exprimant tous ses actes.

Dès lors, il était inévitable que l'humanité de Jésus, au contact des hommes tels qu'ils sont, ne prit le caractère qu'il a dépeint lui-même, lorsqu'à la demande anxieuse de Jean Baptiste : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre? » il lui fait répondre: « Allez et dites à Jean ce que vous voyez et ce que vous entendez : les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et l'Évangile est annoncé aux pauvres. »

Ce serait se méprendre gravement que de donner un sens symbolique à ces déclarations. Si l'aveuglement spirituel, les hésitations et les surdités du coeur, et même l'enfouissement mortel des âmes dans la chair ont été combattus et guéris par le Maître, c'est pourtant au sens propre qu'il faut prendre le message adressé au prisonnier d'Hérode. En effet, les guérisons miraculeuses rapportées dans les évangiles sont inextricablement engagées dans la trame d'une histoire dont elles contribuent à précipiter la fin tragique. Le problème soulevé par ces miracles, nous ne le discuterons point ici, il est hors de notre propos, il suffira de dire qu'il perd l'importance que le rationalisme a cru pouvoir lui attribuer, devant le problème autrement grave et qui contient du reste tous les autres, celui de l'apparition, dans l'humanité pécheresse, d'un être saint, victorieux de toutes les tentations, fidèle à Dieu jusqu'à la mort, et devant qui toute conscience droite, vaincue, éblouie, doit s'écrier comme Thomas l'incrédule: « Mon Seigneur et mon Dieu ! »
Nous revenons donc à l'humanité de Jésus-Christ, se heurtant aux misères physiques et morales dont tous les hommes sont tributaires et qui, dans le milieu incomparablement évolué qui fut le sien, devaient solliciter intensément et sans répit ses compassions et ses appels passionnés à la vérité et à la justice. Nous dirons une autre fois à quelle source s'alimentait cette activité héroïque et prodigieuse. Ce qui retient notre attention, c'est la rencontre dramatique de l'humanité de Jésus avec l'humanité dans laquelle il est plongé, dans laquelle nous nous reconnaissons tous, puisque nous sommes tous aux prises avec la souffrance du corps et de l'âme.

Nous l'avons vu, la révélation que Jésus apporte aux hommes n'a rien de théorique ; elle est une action qui se renouvelle et s'amplifie devant les détresses et devant les résistances, introduisant en elles tantôt la guérison des maladies et la consolation des douleurs, tantôt la flamme vengeresse et purificatrice d'une vérité jusqu'alors inaperçue, dénonçant et bouleversant des pratiques et des traditions faussées et perverties par l'orgueil, grand pourvoyeur d'injustice et d'aveuglement. De la ses invectives contre les Pharisiens, dont l'orgueil national blessé avait trouvé un refuge et un aliment dans l'observation inquiète d'une loi compliquée à plaisir, inaccessible aux simples et aux pauvres. De là ses condamnations sévères contre ceux qui se confient aux richesses, soit qu'ils les possèdent, soit qu'ils les recherchent et les envient. De là aussi sa tendresse pour les malades, pour les meurtris de la vie, sa sollicitude constante pour les pauvres en Israël. La bonne nouvelle, dit-il, leur est annoncée : la nouvelle qui va transfigurer leur condition misérable, et qui trouve son expression inoubliable dans les Béatitudes. Tout ce que l'homme naturel redoute ou méprise, tout ce dont, à l'ordinaire, il cherche passionnément à se garder, tout ce dont il souffre, dans le combat de la vie, comme d'une déchéance ou d'une dangereuse faiblesse, tout cela prend d'un coup la première place dans l'ordre des valeurs humaines ; la pauvreté, matérielle et spirituelle, les afflictions, la douceur, la faim et la soif de justice, la miséricorde, la candeur, le goût de la paix et même la souffrance de la persécution. Et cela parce que ces dispositions offrent un sol favorable à la semence du royaume de Dieu, semence qui par contre se perd sur le terrain pierreux ou épineux des âmes que remplissent les vanités ou l'orgueil de la vie.

L'humanité de Jésus-Christ éclate aussi dans sa parole, où se joignent, dans une rencontre vraiment prodigieuse, la simplicité, la limpidité, la sublimité, en même temps que, comme le dit l'auteur de l'épître aux Hébreux, « Plus pénétrante qu'une épée à deux tranchants, elle atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, des jointures et des moelles ». Autant dire qu'elle ne laisse rien dans l'ombre, dépliant pour ainsi dire les plis les plus serrés et les plus secrets de notre coeur, tout en faisant ruisseler dans les ténèbres de nos vies défaillantes la lumière éblouissante de la vérité.

Si nous soulignons le caractère humain de la parole du Maître, c'est encore dans le sens un peu spécial, et trop rare hélas! dans l'homme que nous somme tous, d'une correspondance parfaite entre la pensée et le sentiment d'une part, et d'autre part le verbe, les mots qui nous le font saisir. Il y a quelque chose de divinement sûr, immédiat et irrésistible dans tout ce qui tombe des lèvres de Jésus, et par là aussi, sa parole s'unit étroitement à son oeuvre miséricordieuse, offrant au plus humble de ses auditeurs le pain vivifiant et consolant des vérités salutaires.

Enfin, et c'est le dernier trait que nous relèverons, l'humanité de Jésus est telle qu'il met au rang de nos requêtes nécessaires la satisfaction du besoin le plus ordinaire, commun a toutes les créatures, celui de pain quotidien. Les perspectives glorieuses qu'il offre à nos âmes ne le détournent point des réalités les plus immédiates et que l'on qualifie volontiers de vulgaires, tout en y consacrant souvent le meilleur de ses forces et l'intérêt le plus inquiet.

Dans la courte prière qu'il nous a enseignée, après l'appel au règne de Dieu et à l'accomplissement de sa volonté sainte, Jésus-Christ formule trois demandes: celle du pain quotidien, celle du pardon des offenses et celle de la délivrance du mal. Il résume ainsi les inséparables conditions de la destinée humaine: la vie physique, la vie sociale et la vie spirituelle. Il veut le pain pour tous, le pardon entre tous et la libération de tous. Le sens des réalités les plus immédiates rejoint ainsi celui d'une vocation qui dépasse les horizons de cette terre. Quelle réalité, en effet, que de manger pour subsister, et quelle réalité que de nous pardonner les offenses, pour nous créatures solidaires les unes des autres et qui nous blessons mutuellement et si légèrement par nos maladresses, par notre naïf égoïsme, quand ce n'est pas - car il faut bien aller jusque-là - par notre méchanceté native ! Et quel grand espoir pour qui ne se résigne pas à notre misère, que cet appel à la délivrance, appuyé sur les révélations à la fois sévères et miséricordieuses, à nous apportées par Jésus-Christ !

Jésus, le Fils de l'homme. Bien qu'emprunté à la prophétie et appliqué à la tâche messianique de Celui qui devait venir, nous aimons à lire dans ce titre, que Jésus semble avoir préféré et qui n'est pas sans mystère, cette humanité royale que Jésus a vécue et qu'il nous invite à vivre en nous inclinant sous l'autorité de sa parole, de sa Croix et de sa victoire.

Aberration, que celle de la haine que lui porte un si grand nombre d'hommes. Oui, aberration! puisque Celui qu'on prétend rejeter fut pendant les jours de sa chair - et comme nous l'avons montré à grands traits - le plus humain de tous les hommes, et cela au sein des difficultés et des douleurs qui rendent son humanité encore plus émouvante et plus parfaite.

 

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Le Fils de Dieu

 

Ce que nous devons être, Jésus le révèle en sa personne; ce que nous sommes, le drame de sa vie nous le démontre à son tour.

À quelle source Jésus a-t-il puisé cette double révélation, et la force exigée par la confrontation de son humanité parfaite avec notre humanité coupable et malheureuse ?




Et d'abord, considérons l'énergie déployée par Notre Seigneur au cours d'un ministère de plus en plus difficile, de plus en plus douloureux. À la vague croissante de la méfiance, puis de l'hostilité sourde, puis de la haine déclarée, Jésus oppose la vague croissante de sa commisération et de sa fidélité. Il répond aux menaces par le tranquille accomplissement de sa mission. Lorsque, hypocritement, quelques Pharisiens l'avisent qu'Hérode veut le faire mourir, il leur répond : « Allez dire à ce renard que je chasse les démons et que j'opère des guérisons aujourd'hui et demain, et le troisième jour j'achève ma vie. Mais il faut que je marche aujourd'hui et demain et le jour suivant, parce qu'il ne convient pas qu'un prophète périsse hors de Jérusalem. »

Il se dresse en champion infaillible de la vérité contre les erreurs, de la piété contre l'hypocrisie, de la charité contre l'égoïsme farouche et meurtrier de ses contradicteurs. À la passion furieuse qui les anime et qui finit par entraîner la populace, Jésus répond par cette autre passion, celle d'être le témoin de Dieu, passion qui de plus en plus prendra le sens de la douleur, dans le chemin où, solitaire, accablé de malédictions, il marchera à la mort, à la mort de la Croix.
Le secret de son héroïsme et de sa fidélité, il l'a donné lui-même dans une parole dont il importe de peser tous les termes: « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé. »
Il tire donc sa force de son obéissance. Ce que Dieu veut, il le fait et en le faisant il multiplie à la fois ses obligations et sa puissance.

Au début de son ministère, au cours d'une crise dont les Évangiles nous donnent un impressionnant récit, des tentations l'assaillent qui, dans le sentiment du pouvoir unique dont il dispose, doivent nécessairement se dresser sur sa route. Son obéissance les écarte ; au nom de Dieu et de sa Parole, il choisit de se soumettre aux conditions humaines, et n'usera point pour lui-même des dons extraordinaires qu'il a reçu de Dieu. L'Esprit du mal, battu dans cette solennelle rencontre, ne se retire que pour charger les hommes pécheurs, égoïstes, charnels, orgueilleux, de multiplier ses embûches et d'épouvanter le messager de Dieu par leur résistance et par leur perversité.

C'est alors que Jésus, fort de sa communion avec Dieu, appelant le mal, mal, et le bien, bien, déjoue tous les pièges, pénètre les intentions les plus cachées et proclame sans se lasser les desseins du Père céleste à l'égard du monde perdu. Il les proclame et il les accomplit, en projetant dans les ténèbres la lumière de sa parole et la lumière de sa personne, toute rayonnante de bonté, de pardon, de fermeté simple et d'incorruptible amour. Il ne désespère point des hommes, si sourds qu'ils soient à sa voix, parce qu'il espère en Celui qui l'a envoyé. L'impossible pour lui, c'est précisément ce que le pécheur croit possible et ce qui le perd : servir deux maîtres, faire qu'un mauvais arbre porte de bons fruits, se sauver sans renoncement, trouver Dieu sans naître de nouveau, reculer devant l'aveu de ses fautes, compter sur ses forces propres au lieu d'obéir.

Obéir, obéir à Dieu, voilà le secret de sa puissance. A mesure que se multiplient contre lui les accusations impies et les menaces, a mesure aussi grandit sa personnalité souveraine et se confirme sa communion parfaite avec Dieu. « En vérité, dit-il, je vous le déclare, le Fils ne peut rien faire de lui-même. Il fait ce qu'il voit faire au Père. Et tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait pareillement. Je ne puis rien faire de moi-même. Je juge d'après ce que j'entends; et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé. »

La divinité du Christ n'est donc pas seulement un problème posé devant l'intelligence et qui sera résolu lorsque, suivant l'expression de l'apôtre saint Paul, « nous connaîtrons comme nous avons été connus », la divinité du Christ est d'abord et avant tout un fait, un fait reposant sur le roc inébranlable de, sa totale obéissance. Nous rappelions tout à l'heure la déclaration de Jésus : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé. » Donc Dieu veut, donc Dieu envoie son Fils, donc Dieu agit pour le salut du monde. Il importe ici d'insister sur une évidence, qui - quoique évidence - n'est pas toujours aperçue. Cette évidence, la voici: la volonté de Dieu est le seul bord qui nous permette de toucher, d'apercevoir, de reconnaître Dieu lui-même. Et cette volonté, perçue par la conscience, a trouvé son expression parfaite dans le sommaire de la Loi: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée et tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
En dehors de cette donnée expresse et fondamentale, où la religion et la morale sont inséparablement liées l'une à l'autre, Dieu n'est plus qu'un mystère immense et impénétrable, que seule la foi permet de considérer sans effroi.

Sans doute, l'effort de la pensée donne à Dieu des attributs certains, tels que, par exemple, l'infinité, l'immutabilité, la Toute-puissance, l'omniscience, la personnalité parfaite. Mais il faut bien avouer que ces attributs, d'ailleurs insondables, nous laisseraient misérables et perdus, si nous ne savions pas d'abord et avant tout ce que Dieu veut, quels desseins Il poursuit, à quel but vise l'existence qu'Il nous a donnée. Oui, pour nous, connaître Dieu n'a qu'un sens, connaître ce qu'Il attend de nous et la destinée à laquelle Il nous appelle. Là où la volonté de Dieu apparaît, Dieu nous apparaît dans sa nature même. Par contre si cette volonté nous est cachée, Dieu est Dieu sans doute, mais Il est et Il reste un Dieu inconnu. Cela est bien facile à comprendre ; ne nous arrive-t-il pas à nous autres, de vivre au côté de tel compagnon, de considérer ses traits, son allure, ses vêtements, et de ne rien savoir de lui, rien du moins de ce qui vraiment importe, tant que ses intentions ne sont pas dévoilées. À qui n'est-il pas arrivé de dire: je croyais le connaître, mais hélas ! je ne le connaissais pas? On ne connaît quelqu'un que lorsqu'on découvre l'esprit qui l'anime. Il n'en est pas autrement de Dieu. Nous pouvons vanter sa puissance, son infinie grandeur peut-être même sa sagesse suprême; ce ne sont là que des aspects extérieurs, des vêtements dont le pare notre pensée malhabile, alors que seul importe ce que Dieu veut, puisque tout, en définitive, dépend de Lui et repose sur Lui.

Jésus est Dieu, parce que, connaissant la volonté de Dieu, il la met au monde, il lui donne le jour, il la fait paraître et agir dans l'humanité, constamment et sans réserve. À l'inverse des hommes pécheurs qui, sachant ce que Dieu veut, refoulent l'appel de l'Esprit pour réaliser leurs propres désirs, Jésus donne au monde ce que notre coeur endurci lui refuse. Par son obéissance, il enrichit la substance de son être, l'Esprit l'habite dans sa plénitude et confère à sa personne cet éclat, cette lumière, cette beauté qui font reculer dans l'ignominie les misérables prétentions de nos coeurs de pécheurs.

Jésus donc donne Dieu au monde ; il nous le livre au travers de son humanité sainte, puisque humanité sainte et divinité perçue, ou si l'on préfère, moralité et piété, obéissance a la Loi et communion avec Dieu, sont les deux faces d'une réalité unique, infrangible, unité que nous nous entendons pourtant à briser pour notre perdition.

Il faut ajouter que la plupart des hommes ont l'intuition de cette union intime de la morale et de la religion et qu'il ne faut pas chercher ailleurs la résistance, sourde ou avouée, qu'ont toujours rencontrée et que rencontrent aujourd'hui plus que jamais, le message de l'Église et l'appel de la foi. L'âme rétive, pour se justifier à ses propres yeux, n'a rien trouvé de mieux que de dissocier ce que Dieu a étroitement uni, savoir la moralité et la piété, et cela en se donnant l'air d'exalter Dieu, alors qu'en réalité, elle l'écarte, elle l'expulse hors de la vie et de ses intérêts immédiats.

Nous allons, en terminant, en fournir quelques exemples:
Certains hommes parmi ceux qui prennent encore la peine de réfléchir, déclarent que Dieu, dans sa grandeur incommensurable, est bien trop grand pour s'occuper des démarches des créatures. Ils voient en Lui le grand Tout, ce que les philosophes appellent panthéisme. Pour eux la morale humaine, sans sanction divine, est essentiellement mouvante et à bien plaire, elle dépend de la culture et du goût. Ils ne voient pas - ou ne veulent pas voir - que cette morale-là, sans obligation et sans sanction, n'a plus rien à voir avec la morale digne de ce nom. Sous ses aspects les moins rebutants, mais non pas les moins meurtriers, elle se confond avec ce que l'on croit être l'intérêt, l'intérêt individuel, familial, national ou racial, elle perd tout caractère universel et par conséquent tout caractère humain, et les événements qui ensanglantent aujourd'hui le monde devraient ouvrir les yeux les plus aveugles sur la folie de cette conception. Cette morale-là est, en effet, sans obligation, mais elle n'est pas sans sanction, si du moins les souffrances retentissantes de tant de familles et de tant de peuples ont encore quelque signification.

La religion détachée de la morale n'est pas moins funeste et coupable; elle engendre le fanatisme, les pratiques soi-disant pieuses qui dessèchent le coeur, elle pervertit le sens de la justice et défigure la charité, et c'est elle qui dans la personne des Pharisiens, a inspiré à Notre Seigneur, ses plus brûlantes indignations et ses plus violentes invectives.

Enfin, et ce sera notre dernier exemple, certains adorateurs de la raison se croient autorisés à dénoncer, dans le Dieu de Jésus-Christ, un Dieu fait à l'image de l'homme, un Dieu qui est une personne et qui a une volonté, ce qui à leurs yeux, apparemment, doit être une faiblesse. Ils appellent cela de l'anthropomorphisme, ce qui veut dire donner à Dieu la figure de l'homme. Nous n'avons qu'un mot à leur dire : l'imagination la plus puissante ne surpassera jamais l'image adorable de Dieu que Jésus nous apporte dans sa personne: « Celui qui m'a vu a vu le Père. » Le Dieu de l'Évangile, saint et sublime, n'est pas une image fournie par les hommes, par les hommes qui crucifient; elle nous est apparue, cette image, elle nous a été donnée, au travers d'indicibles douleurs, par Celui qui pour nous a été crucifié !
C'est donc que Dieu vivait en Jésus-Christ. C'est donc que Dieu s'est incarné en Jésus-Christ. Qu'on nous permette de citer, pour finir, ces quelques mots du philosophe Charles Secrétan, qui résument avec clarté et avec puissance la démonstration que nous avons tentée : « Le mystère de l'incarnation est révélé dans les discours du Seigneur et dans sa conduite: c'est que Dieu trouvait en Jésus-Christ homme l'organe parfait de sa volonté. L'incarnation est l'accomplissement de l'inspiration ; l'incarnation est une idée morale; l'incarnation est un mystère éternel. Dieu veut en cet instant s'incarner en vous ; mais vous lui résistez. Jésus de Nazareth ne lui a point résisté. C'est pourquoi Jésus est Dieu ! »

 

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Le Crucifié

 

Un supplicié a conquis le monde. En mourant seul sur la Croix, Jésus a gagné plus de victoires et d'infiniment plus durables, que les grands hommes de guerre qui bouleversent la terre, en répandant le sang des autres.

C'est la une vérité éblouissante que les colères n'entament pas davantage que les reniements. L'antique et profonde prophétie d'Esaïe s'est réalisée : « Après avoir offert sa vie en sacrifice pour le péché, il verra une nombreuse postérité. Il aura de longs jours et l'oeuvre de l'Éternel prospérera entre ses mains. »

Nous rappelons brièvement les circonstances de la mort du Christ: à partir de l'arrestation de Jésus à Géthsémané, au cours de la nuit, puis de la matinée, le procès s'est déroulé, en comparutions successives devant les grands prêtres, devant le Sanhédrin, devant Pilate et devant Hérode. Toutes ces autorités s'efforcent de passer de l'une à l'autre la responsabilité d'une condamnation que chacun sent inévitable, car devant le gouverneur romain, la foule savamment ameutée n'a qu'un cri: « ôte, ôte, crucifie ! » Et pendant que Pierre se lamente sur son reniement, et que Judas, désespéré, marche à la sinistre conclusion de ses bas calculs, les gardes flagellent Jésus, le couronnent d'épines et s'amusent de ce roi dérisoire et inoffensif que sa folie obstinée mène à la mort. Vers midi, après une marche exténuante au Golgotha, Jésus est mis en croix, entre deux brigands frappés de la même peine.

Nous ne nous attarderons pas à la description d'un supplice que Cicéron qualifie en termes vraiment effrayants: crudelissimum teterrimumque supplicium, le supplice le plus cruel et le plus terrifiant.

La foule, tenue à distance par les soldats, a regardé avidement un spectacle dont l'horreur aurait dû faire taire tout ressentiment. Mais non! Des mots insultants sont lancés « Descends de ta croix ! Sauve-toi toi-même Que Dieu le délivre maintenant, lui qui se dit son fils ! » Cependant, le supplicié laisse tomber quelques paroles, gestes suprêmes du serviteur rigoureusement fidèle, paroles que rien, jamais, n'effacera de la mémoire des hommes, et où s'expriment dans la souffrance le sublime pardon, la miséricorde sans limite, la filiale tendresse, l'insondable abandon, la confiance absolue et la fin victorieuse d'une tâche surhumaine. Puis, à la neuvième heure, c'est-à-dire à trois heures de l'après-midi, ayant jeté un grand cri, Jésus expira.

Par une transposition singulière qui se justifie, certes, mais qui ne doit point nous faire oublier une réalité poignante, la mort de Jésus a fait de la croix, instrument d'une torture horrible et infamante, le symbole splendide du pardon, de la réconciliation et d'une indestructible espérance. Partout où des âmes ont été purifiées, consolées et sauvées, partout aussi la Croix est dressée, comme signe de ces bénédictions, dans les Églises, aux carrefours, le long des routes, dans la cabine du marin lancé sur la mer orageuse ; elle évoque l'espoir des pauvres pécheurs depuis les entrailles de la terre jusque sur le sommet des montagnes ; elle est dans le coeur des chrétiens fidèles comme le garant suprême de nos âmes défaillantes et de nos vies menacées, au centre de cet univers moral où se déroule le mystère de notre destinée et où s'explique enfin la redoutable énigme de la vie.

Il nous faut donc chercher la raison de cette transposition, le pourquoi de cette attirance féconde en bienfaits.

Les Évangiles nous disent qu'à la mort de Jésus, il y eut des ténèbres sur tout le pays, ténèbres en effet, quand la voix sainte s'est tue, quand le grand coeur a cessé de battre, quand la bonté et la miséricorde n'ont plus de témoin, quand les hommes, volontairement aveugles et sourds, ont brutalement refoulé dans la mort celui que Dieu leur avait donne par grâce pour leur redressement et pour leur salut.

Mais voici que dans ces ténèbres quelques lueurs s'allument, signalant que tout n'est pas dit encore et que quelque chose d'inattendu va paraître. Avant même que Jésus expire, mais alors que sa défaite est évidemment consommée, un misérable parmi les misérables devine la grandeur de cet étrange compagnon d'infortune et lui adresse cette humble, cette inconcevable prière : « Seigneur, souviens-toi de moi quand tu seras dans ton règne! » Le centenier romain, saisi par ce qu'il vient d'entendre, s'écrie: « Véritablement, cet homme était juste; véritablement, cet homme était le Fils de Dieu. » Deux personnages de marque, Joseph d'Arimathée et Nicodème, tous deux membres du Sanhédrin, secouant délibérément le poids du défaitisme général, méprisant la réprobation certaine qui va les atteindre, réclament le corps du supplicié, et lui font de dignes funérailles.
C'est donc que ces hommes, ces premières âmes gagnées par la Croix, prémices d'une moisson que les siècles feront immense et incalculable, ont perçu dans la mort de Jésus des révélations encore indistinctes sans doute, mais suffisantes pour bouleverser les habitudes les plus invétérées et apparemment les plus invincibles. Qu'un brigand soit ainsi soulevé des plus bas-fonds de l'humanité pour être mis, historiquement, au premier rang des élus ; qu'un centenier, formé à la discipline et à la grandeur romaines, découvre une discipline et une grandeur auxquelles il n'avait vraisemblablement jamais songé; que Joseph d'Arimathée et Nicodème soient subitement libérés de la puissante emprise d'un fanatisme dont ils étaient les officiels représentants, n'y a-t-il pas là l'amorce d'une question solennelle entre toutes, et qui fut, en effet, et qui reste au coeur même de la destinée du monde et de l'homme!

Il est assurément malaisé de discerner ce qui, dans la Passion du Christ, a frappé les premiers témoins de l'oeuvre salutaire. Les Évangiles sont, sur ce point, d'une extrême sobriété, et nous contraignent à remplacer par l'intuition les indications qui nous manquent. Que deux existences, celle de Jésus et celle du brigand, si profondément opposées dans leur inspiration, mais aboutissant à la même catastrophe, aient réveillé, dans le coeur du criminel, le sentiment inné de la justice et lui aient ouvert des horizons jusqu'alors insoupçonnés ; qu'à la suite de cette secousse intérieure, le malheureux ait mesuré l'ignominie de ceux qui insultaient un juste et ressenti du même coup l'imposante et victorieuse grandeur de Jésus, cela nous suffit pour expliquer un appel où se livre une âme arrachée à l'endurcissement et renaissant à l'espérance. Que le centenier romain, soldat dressé à l'ordre et à l'obéissance, ait eu la révélation d'une obéissance surhumaine et que, dans la personne du Nazaréen, un ordre supérieur était violé par la justice des hommes, cela encore nous aide à comprendre son émotion profonde et salutaire. Et que, chez Joseph d'Arimathée et chez Nicodème, observateurs prudents du Christ, leur attitude courageuse soit le fruit de lentes méditations, mûri tout à coup par une condamnation scandaleuse, cela aussi est tout à fait vraisemblable et nous éclaire sur la mystérieuse attirance de la Croix.

Il est bien certain, du reste, que si la Croix résume l'Évangile et demeure le signe par excellence du salut', les chrétiens ne l'abordent pas tous de la même manière et qu'elle ne livre pas d'un seul coup tout son attrait et toute sa puissance. Telle âme est d'abord frappée par la monstrueuse injustice de la mort de Jésus, telle autre le sera par son suprême héroïsme, telle autre par l'infinie charité qu'elle nous révèle, telle autre simplement par l'harmonieuse beauté d'une vie avançant sans faiblesse sur le chemin qu'elle a délibérément choisi. La variété des existences individuelles, de leur expérience, de leurs déterminations tantôt faciles, tantôt dramatiques et douloureuses, oriente les âmes vers les révélations les plus proches de leurs besoins et de leurs désirs. C'est par là qu'elle s'attachent et c'est par là que commence en elles l'oeuvre de purification et de délivrance dont la Croix de Jésus-Christ est à jamais la source intarissable et féconde.

C'est à la théologie chrétienne qu'il appartient de réunir les vérités profondes contenues dans la passion de notre Seigneur et que l'expérience des grandes âmes a dénombrées pour le trésor commun de tous les croyants. Nous ne suivrons pas cette théologie dans son travail de systématisation, quelque nécessaire qu'il soit. Il suffira de dire que ses efforts ont connu des fortunes diverses, tant qu'ils se sont attachés à lier l'Évangile à la philosophie du jour. Toute doctrine cède le pas tôt ou tard aux expériences de l'Église et c'est dans la ligne de ces expériences que nous voulons rester, fidèles aux limites qui nous sont tracées et qui nous contraignent à ne dire ici que l'essentiel.

Pour comprendre la Croix et s'expliquer sa puissance, il faut revenir aux déclarations de Jésus sur la tache qu'il a entreprise. Partout et toujours, Jésus veut ce que Dieu veut. Dans l'agonie de Géthsémané, aux prises avec la tentation suprême, c'est-à-dire la dernière et la plus grande, il prie : « Père, si c'est possible, que cette coupe s'éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux! » La Croix nous confond par cette obéissance que rien n'a pu suspendre, ni l'évidence d'une mort affreuse, ni la monstrueuse injustice du sort réservé au seul vrai serviteur de Dieu.
C'est cette obéissance parfaite doublée de la criminelle attitude d'hommes qui ne valaient certes pas moins que nous, qui donne à notre âme la conscience irrépressible de sa détresse. C'est donc à cause de notre orgueil, de nos vanités, de nos passions mauvaises, en un mot, c'est à cause de notre péché que Jésus saint et juste a été mis en croix. Mais en même temps ce devoir d'obéissance tel que Jésus l'a compris, ce devoir dont rien, pas même le plus cruel des scandales, ne peut libérer, montre aux hommes pécheurs cet ordre éternel et infrangible, que l'humanité n'a violé que pour être précipitée dans la souffrance et dans la mort.

Or Jésus est mort lai aussi ; oui, mais il est mort pour nous ! Il l'a annoncé lui-même dans une forte image, il donne sa vie en rançon pour plusieurs. À la révélation de l'absolue obéissance, la Croix ajoute la révélation de l'absolue charité. Aux appels multipliés de ses bienfaits, de ses guérisons et de ses compassions, Jésus joint l'appel suprême de sa mort tragique, signe définitif de sa consécration au salut des pauvres pécheurs. L'ordre éternel est dans l'amour, Jésus aime Dieu jusqu'à la mort et il nous aime jusqu'à mourir pour nous. Et celui qui aime comme Jésus a aimé prend sur lui et porte en son âme la somme immense des péchés, qui font notre constante défaite et notre désespoir. La mort du Christ, c'est notre mort, c'est le lieu de la malédiction qui pèse sur nous et c'est l'humanité toute entière que Jésus offre à son Père en mourant pour elle.

Quiconque voit ces vérités voit aussi s'ouvrir le chemin de la vie spirituelle, où la repentance rencontre le pardon, où la tentation recule devant la fidélité, où l'épreuve et la mort sont dépouillées de leur effroi par la glorieuse espérance de la vie éternelle.

Oui, comme l'a dit magnifiquement Vinet: « C'est de la Croix que Jésus régnera sur le monde... Il n'a qu'à monter sur le bois infâme pour voir les peuples à ses pieds... Le monde, s'étonne, le monde écoute, le monde pleure, le monde croit... Les religions de la terre font place à la religion du ciel ; les dieux s'en vont ; et Dieu, le Dieu fort et jaloux, le Dieu saint traite alliance avec ses bien-aimés. »

 

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Le Vivant

 

Dans nos climats, la fête de Pâques coïncide avec le réveil de la nature. Il y a, dans cette rencontre heureuse, une sorte d'appel ravivant les promesses de l'Évangile - au moins pour un jour - dans les coeurs par ailleurs tombés dans l'indifférence. Toutefois, il ne faut pas se faire d'illusion ; pour qui ne chante plus la gloire du Ressuscité, la joie du renouveau se charge d'amertume avec l'âge, car si chaque année la terre palpite de force et de vie, l'homme caduc, lui, penche de plus en plus vers la tombe.

Dans ce jour de Pâques, nous pensons avec une sympathie émue à ceux qui ne partagent pas notre foi. Qu'ils nous envient ou qu'ils nous dédaignent, puissent-ils goûter au moins la joie du printemps! Puissent-ils ne pas s'abandonner à la mélancolie croissante qui guette les âmes incertaines, à moins que, délibérément, ils n'aient déjà fait un pacte avec la mort, et que ne pouvant triompher d'elle, ils n'aient pris le parti de la traiter en suprême amie : « 0 mort! qu'importe la rudesse de ton étreinte ! Quand tu me prendras dans tes bras décharnés, je m'endormirai d'un sommeil sans rêve, d'un sommeil éternel. Les enfants te craignent, les croyant te redoutent, moi je t'attends. Tu me donneras ce que la vie, avec ses mensonges et ses douleurs, m'a appris à aimer: la paix; plus que la paix, l'oubli; plus que l'oubli, le néant! Laissons aux jeunes le soin d'aimer la vie et le souci de la perdre; pour nous qui la connaissons, sans la maudire nous jouirons d'elle dans la mesure de notre sagesse, jusqu'à ce que, à toutes les cendres qu'elle a amassées dans notre coeur, s'ajoute enfin notre propre cendre. Alors nous dormirons, mieux que cela, nous serons morts, nous ne serons plus rien ! »

Nous respectons les désespérés, mais nous ne sommes pas tenus de nous laisser émouvoir par une attitude quelque peu romantique, qui, si répandue qu'elle soit, sonne singulièrement faux dans un temps où les souffrances du monde commandent un examen plus sévère de la mort et de la vie. Faire du néant le dernier mot de l'existence, l'assimiler à la force suprême nous paraît l'absurdité même, puisqu'elle assigne un zéro au total de tout ce qui fut, de tout ce qui est et de tout ce qui sera. Pour accepter sincèrement la mort, il faut croire à la vie. Pour nous, nous bénissons le Dieu créateur pour son soleil éclatant, pour la douceur du printemps, pour les fleurs qui commencent à s'ouvrir, comme pour les fruits dont elles sont les délicates promesses. Mais nous cherchons aussi, dans le Dieu rédempteur, les raisons d'une joie moins passagère et moins illusoire : « l'herbe sèche, la fleur tombe », nous allons au Vainqueur de la mort, au Christ ressuscité !

Si la résurrection du Christ est un fait certain, nous reconnaissons sans crainte d'être désavoué, qu'elle dépasse la capacité de notre entendement. Il faut renoncer à la décrire minutieusement dans ses aspects et dans sa splendeur. Du reste, n'en est-il pas de même de toute la carrière du Sauveur, crise dans l'histoire de l'humanité, révolution dans le monde des âmes, acte définitif dans le patient labeur de l'Esprit de Dieu cherchant l'homme; événement qui a son pendant matériel dans les soubresauts de la terre qui nous porte, et dont les géologues nous racontent les énormes épisodes, bien que ces bouleversements tant de fois millénaires déroutent l'emprise de l'imagination. Les faits s'imposent par leurs conséquences. De même que les savants déduisent de l'état actuel de notre planète les mouvements grandioses qui ont marqué son histoire, de même nous déduisons de l'état présent du monde la place de la résurrection du Christ dans l'histoire de l'humanité.
Or, dans cet état présent du monde, l'Église, sous toutes ses formes, répandue sur toute la terre, démontre et proclame le triomphe de Jésus sur la mort. Cette démonstration n'est point entamée par la rage destructrice qui se déploie aujourd'hui dans certains pays, contre les témoins du Christ ressuscité. Il est certain, en effet, que si Jésus n'était pas sorti de la tombe, les « sans Dieu » n'auraient jamais entendu son nom et que la peine de le maudire leur aurait été épargnée.

Le fait est d'autant plus évident que l'annonce de la résurrection a toujours heurté la courte sagesse humaine. Ce n'est pas seulement à Athènes, et au seul temps de l'apôtre Paul, que les hommes se moquent d'une telle affirmation et répètent avec la même ironie ce que les Athéniens disaient alors : « Nous t'entendrons là-dessus une autre fois! » Avide de nouveautés, l'homme naturel veut cependant qu'elles soient au niveau de ses pensées mesquines et de ses espoirs limités. Mais la moquerie des Athéniens a été confondue par les faits : la prédication du Christ vivant a transformé le sens de la vie en renouvelant la pensée et les espérances de l'humanité.

Un second trait révélateur, c'est que l'Église tant de fois menacée, plus encore par ses propres égarements que par l'inimitié du monde, redresse sa marche et recouvre sa vitalité, sous l'inspiration de son chef invisible. L'action permanente du Ressuscité explique seule ce phénomène unique dans l'histoire, car, seule l'Église échappe à la triste loi de déchéance qui frappe inévitablement toutes les entreprises humaines. L'Église ne vit que par l'Esprit qui l'anime - c'est là une vérité de toute importance - que le train de ce monde démontre étrangement. N'est-il pas constant, en effet, que lorsque, par utilitarisme., la société civile pille l'Évangile en sécularisant et en démarquant les oeuvres inspirées par la foi, elle finit tôt ou tard par altérer et corrompre ce que le Christ seul peut gouverner, ce que seul il fait vivre.

Le Seigneur est vivant ! C'est le cri de toute âme qui a ouvert à Celui « qui se tient à la porte et qui frappe » et qui, pour avoir accueilli l'hôte divin, en reçoit en partage le pain de la vie spirituelle et éternelle. Il en est ainsi depuis dix-neuf siècles révolus, il en sera ainsi jusqu'à l'achèvement de l'oeuvre salutaire. Les hommes du jour qui étourdissent et troublent la terre du bruit de leurs actions peuvent occuper momentanément nos pensées, solliciter pour un temps notre attention inquiète ou confiante. Qu'est-ce que le bruit des conquêtes humaines en regard de l'action souveraine du Christ, qui soutient, régénère et console aux siècles des siècles les âmes innombrables qui l'ont choisi pour Maître ! On connaît les réflexions mélancoliques, d'une si poignante vérité, auxquelles Napoléon se livrait à Sainte-Hélène : « Le nom d'un conquérant, disait-il, comme celui d'un empereur, n'est plus - avec le temps - qu'un thème de collège ! Nos exploits tombent sous la férule d'un pédant qui nous insulte ou nous loue... Quel abîme entre ma misère profonde et le règne éternel du Christ prêché, encensé, aimé, adoré, vivant dans tout l'univers »!
« Ce n'est plus moi qui vit, c'est Christ qui vit en moi. » L'étonnante déclaration de l'apôtre s'est répétée d'âge en âge pour toutes les grandes âmes ; elle demeure dans le coeur de tous les croyants, non point comme un idéal inaccessible, mais comme l'accomplissement désiré des promesses faites a leur foi.

C'est un des caractères de la vie naturelle de se recommencer sans se lasser : les plantes, les animaux, les hommes naissent, vivent et meurent et tous les êtres, jusqu'aux astres qui peuplent l'espace, cèdent à ce rythme universel.
Eh bien ! ce rythme, monotone et cruel, où l'âme humaine puise une grande part de sa nostalgie et de ses tristesses, Jésus, par sa résurrection, l'a surmonté. Au sein de cet univers où la vie et la mort s'entrecroisent comme les vagues à la surface des eaux, la victoire du Christ fait paraître une marche ascendante, pour nous hésitante et incertaine, pour lui décisive et triomphante, aboutissant à la vie où rien ne décline et meurt, où ce qui est acquis demeure a jamais.

Cette marche ascendante et conquérante est celle de l'Esprit. Mais, et cela est de toute importance, elle ne compte pour nous que lorsque nous y consentons, et lorsque l'Esprit s'incarne en nous pour y produire, dans l'ordre de la pensée, du sentiment et de la volonté, les fruits bénis de la charité. Jésus n'a pas dit : « Je montre, j'indique ou je prêche », il a dit : « Je suis; je suis le chemin, la vérité et la vie. » C'est donc ainsi, par le consentement de l'âme à la volonté de Dieu, que l'Esprit dresse la personnalité, au sein des perpétuelles oscillations du monde; c'est ainsi que le règne de l'Esprit se superpose au règne de la nature, et qu'au rythme de la vie et de la mort se substitue l'ascension de l'âme vers le Royaume qui est justice, paix et joie.

Pourtant, dira quelqu'un, Jésus est mort. Oui, Jésus est mort, mais il est ressuscité ! Et « si nous mourons avec lui', nous ressusciterons aussi avec lui ». Nous avons dit tout à l'heure : pour accepter sincèrement la mort, il faut croire à la vie. C'est ce qu'a fait notre Seigneur; confiant dans l'amour du Père, remettant a Dieu son sort et son esprit, il a accepté de sombrer dans la mort, d'être désespéré par nos péchés et par notre injustice. Et sa résurrection nous ouvre la voie, où surmontant l'amère condition de la vie naturelle, nous nous acheminons par grâce vers la Cité sainte, où « la mort ne sera plus, où il n'y aura ni deuil, ni cri, ni labeur, car les premières choses auront disparu ».

En Jésus-Christ, la vie a retrouvé son sens ; l'âme y rejoint la voie qu'elle avait perdue, rentre dans sa ligne originelle pour avancer vers ses fins éternelles.
Sans doute, entre la source mystérieuse d'où nous venons et le port où nous aborderons un jour, il y a la vie présente, il y a la trame du temps où se tisse la fragile étoffe de l'existence passagère, il y a le mal, la souffrance et la mort, mais il y a aussi le Christ vivant dont la venue ici-bas affirme l'amour créateur et démontre l'amour rédempteur.

Le chrétien accepte sincèrement la mort, parce qu'il en sait la raison première. En elle, Dieu frappe le pécheur, mais la punition travaille à la délivrance. Ne la voit-il pas, cette mort, dans la personne de Jésus, réveiller nos âmes endormies, révoltées par tant d'injustice et touchées par un si grand amour!

Plus nous mesurons nos iniquités, plus la mort nous livre sa tache purificatrice. Sans elle la terre serait le plus effroyable des enfers, et nous vivrions ici-bas une éternité de mensonges, de tyrannies, de spoliations et de crimes. Il y aurait un entassement d'horreurs et un abîme de dégradation et d'infamie. La mort se lie ainsi à l'oeuvre salutaire. Nous mourrons tous les jours un peu, et si nous sommes à Christ, cette mort journalière libère notre âme de ce qui n'y doit pas demeurer. Ainsi la mort est démasquée ; elle n'est plus l'implacable ennemi de la vie; elle y participe à sa manière et collabore à l'édification du Royaume éternel.

Le Seigneur est ressuscité ! Toute puissance lui a été donnée dans le ciel et sur la terre. Mais à l'inverse des omnipotents de ce monde, il ne manie pas le glaive pour briser les résistances. Les hommes aveugles et sourds s'y trompent, parfois, et se rassurent devant l'apparente indifférence du ciel. Ils ne voient pas que la puissance du Christ est la force suprême, celle que nul échec ne peut décourager, que nulle révolte ne peut lasser, parce qu'elle est animée d'un amour inépuisable. Appelant à la repentance et à la vie, elle sait qu'elle tient la victoire ; elle est la force de Dieu!

. 1) Conférences T.S.F. données au Studio de Lausanne. 
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