Nous parlons de la misère de
l'homme. Il vaut la peine de sonder cette blessure,
nous y trouverons sans doute la cause profonde de
tous les découragements.
Voici, semble-t-il, l'aveu qui convient
à tous, de la part de tous: « J'ai
aimé sincèrement le bien, mais mon
mauvais coeur m'a vaincu. Des deux hommes qui sont
en moi, le mauvais est plus fort que le bon. Et
cela est ainsi parce que je suis lâche, car
je sens que j'aurais pu faire le contraire de ce
que j'ai fait. Maintenant je courbe la tête.
Quand l'impie me crie avec arrogance : « Tu ne
vaux pas mieux que moi », je me tais, car il
dit vrai. Dans mon coeur monte le cri de
l'abattement suprême : « C'est assez ! 0
Éternel, prends mon âme, car je ne
suis pas meilleur que mes pères ! »
Mesurant l'immense et douloureux écart qui
sépare ma foi de ma vie, je dis en
moi-même: « Ce rocher est trop haut pour
moi. je ne suis pas digne du salut. Blessé
dès le premier combat, je
suivrai de loin ceux qui pourront se réjouir
de la victoire. Je garderai la nostalgie du
triomphe dont je suis exclu. je ne cesserai point
d'aimer Dieu, certes ! Mais qu'ai-je à faire
que de me retirer dans le silence et dans l'ombre,
je ne suis pas à la hauteur de mon destin !
»
Tentation redoutable et raisonnement
mensonger ! Car qui renonce à la vie
spirituelle doit savoir que le mal, lui, ne renonce
pas à envahir et à détruire.
Le péché s'attache au
déserteur du combat, et ce n'est point
l'amour platonique pour Dieu et pour
l'Évangile qui arrêtera son action
funeste.
Ce regret douloureux, ce sentiment d'un
saint idéal trahi, c'est encore une force.
Cette souffrance, c'est le sol sur lequel Dieu peut
bâtir, Lui qui ne cesse pas d'appeler,
puisqu'Il nous fait cruellement sentir notre
misère. Il ne nous permet pas de nous
déclarer vaincus, car pour sa
Toute-puissance et pour sa Grâce infinie,
rien n'est irréparable tant qu'Il est encore
aimé et compris.
Dans la tourmente que, dans notre
faiblesse, nous n'avons su ni prévoir ni
surmonter, nous sommes appauvris,
désemparés et meurtris, mais Dieu
nous invite encore à voguer vers ses
rivages, et à ne pas faire fi de la faible
brise qui peut encore nous y porter.
Le devoir est une force, perdue pour qui le
néglige, féconde pour qui
l'accomplit, fût-ce en tremblant de
faiblesse.
Vous doutez de vous-mêmes, vous
enviez ceux qui sont pleins d'assurance, et qui
partout et toujours ne se sentent inférieurs
à personne; vous soupirez après une
âme libérée de toute angoisse,
après des capacités plus hautes et
plus fermes, où s'appuierait votre courage.
Or, le drame de la vie spirituelle s'inscrit en
faux contre cette envie et contre ce regret. Si
dans les affaires de ce monde, l'assurance et
l'audace garantissent souvent le succès,
dans le domaine de la vie intérieure, cet
ordre est renversé.
Il y a un rapport nécessaire
entre le devoir sérieusement compris et nos
forces consciencieusement pesées. Le devoir
est haut et saint ; entre lui et nous, il y a un
vide qui semble difficile à combler.
D'où l'on peut conclure qu'à marcher
toujours sans hésitation, l'homme se fait
illusion, soit sur le devoir, qu'il rabaisse, soit
sur sa faiblesse, qu'il méconnaît,
soit encore, et c'est le cas ordinaire, parce qu'il
ignore l'un et l'autre, sa vie morale étant
endormie. Il semble bien que l'homme n'est capable
de grandes choses - l'obéissance, la
fidélité, la victoire sur
soi-même - qu'en considérant le devoir
dans sa solennelle grandeur, et
dans leur faiblesse, les moyens dont son âme
dispose. Les grands serviteurs de Dieu et de son
Christ ont souvent et
délibérément avoué
cette contradiction. Ils l'ont dominée et
résolue en allant de l'avant quand
même, et ils ont reconnu que Dieu n'abandonne
jamais ceux qui cherchent son Royaume et sa
justice. Le devoir accepté et accompli est
une force nouvelle et inattendue qui vient en nous
et nous arme pour d'autres combats.
Mais que faire si le devoir lui-même est mis en question ? Il ne faut pas craindre d'aborder à ce rivage désolé du monde spirituel. Douter du devoir, c'est grave, a coup sûr, mais ce n'est pas plus grave que d'y croire et cependant de le mépriser. Et ce doute est bien de notre temps :
Mal d'un siècle en travail où tout se décompose
Mal d'un siècle où la foi, derrière la raison,
Décroît comme un soleil qui baisse à l'horizon
Il y a, chez certains esprits, une décision de s'en tenir au visible, par crainte des illusions, soeurs de l'erreur dévastatrice. Esprits forts, esprits faibles, orgueilleux ou humbles, les meilleurs et les pires se rapprochent parfois et malgré eux dans une agitation commune, où les uns croient déjà entendre le cri de la victoire, où les autres croient discerner le signe précurseur des paniques. On croit assister à l'évanouissement de la conscience, on ne sent plus sa présence immédiate et souveraine. C'est en effet un sûr moyen de douter du sens de la vie, et de ruiner l'autorité du devoir, que de voir, avec les yeux de la chair, le monde merveilleux, complexe, et plein de contradictions et de ne voir que lui. Le monde cache Dieu, et à le contempler, lui seul, on contemple la parabole, mais on en refuse la clé. On regarde en arrière, et dans l'ordre de la création, en-dessous de soi ; on accuse Dieu de se cacher pour excuser et justifier l'incroyance, alors qu'on devrait s'accuser soi-même, puisque la conscience porte l'homme en avant et en haut. On demande un signe quand Dieu ne cesse d'appeler, Dieu qui se dérobe en effet dès que nous sortons de ses chemins salutaires. Ce que Dieu veut, c'est notre volonté d'obéir : agir pour connaître, pour suspendre le tourbillon des apparences, pour comprendre, pour être fortifiés et régénérés. Pour retrouver Dieu, il faut ramener l'âme au devoir, pratiquer même sans espérance ce qui paraît digne d'être fait; c'est là que, découvrant sa misère, l'âme rencontre l'Esprit secourable et reprend possession des divines certitudes.
Le siècle présent, c'est
l'actualité de ce monde. Pour nous
chrétiens du XXe siècle, le
siècle présent, c'est un complexe
troublant, constitué par les conditions de
la vie terrestre et par l'apport vingt fois
séculaire de l'Évangile.
Il importe de considérer que cet
apport se répétant à chaque
génération, intéresse avant
tout l'individu, et comprendre que le siècle
présent désigne un état de
choses qui ne change guère dans
l'ensemble.
Il faut comprendre aussi que, si pour
les pays christianisés, certaines
vérités générales
semblent acquises, ces vérités ne
sont salutaires que lorsqu'elles sont mises en
pratique. Il importe fort peu qu'elles soient
soi-disant reconnues, si les individus et les
peuples les écartent, inconsciemment ou
volontairement, de la vie. On peut dire d'elles ce
que l'apôtre Jacques disait d'une certaine
foi : « Si un frère ou une soeur sont
nus et manquent de la nourriture de chaque jour, et
qu'on leur dise : Allez en paix, chauffez-vous et
vous rassasiez ! sans leur donner le
nécessaire, à quoi cela sert-il ?
»
Contraire à tous les
enseignements de la sagesse humaine, l'ordre de
l'apôtre Paul est bien
paradoxal. Un homme intelligent et sage et qui veut
faire sa vie, ne cherche-t-il pas
précisément à se conformer? Se
conformer aux traditions, aux nouveautés,
aux besoins du jour, au goût des clients,
s'adapter aux conditions changeantes de
l'existence. Il y a une sagesse pour l'enfant, une
pour le jeune homme, une pour l'âge
mûr, une pour la vieillesse: s'adapter. Ne
vous conformez pas, dit l'apôtre ;
conformez-vous, disent les mille voix de
l'expérience, prenez la forme des
êtres et des choses !
Malheur aux inadaptés ! Et cette
vieille contrainte ne s'est-elle pas lourdement
aggravée depuis que la collectivité
exerce sa tyrannie sur l'individu et sur la
famille? Adapte-toi ! dit l'école à
l'enfant. Adapte-toi ! dit l'apprentissage au jeune
homme. Adapte-toi! dit la société au
travailleur, qu'il soit ouvrier, employé ou
patron. Il n'est pas jusqu'aux domaines de l'art et
de la pensée qui ne soient contaminés
par la redoutable exigence.
Il faut bien que cette sagesse ait une tare,
à voir le train du monde. Il est clair que
si l'homme continue à s'adapter, il se
prépare une fin ignomineuse.
L'humanité contemporaine est
semblable à un homme qui lutterait à
la fois contre la sécheresse, l'inondation
et l'incendie. Avant la guerre, la
sécheresse c'était le chômage ;
l'inondation, la surproduction; et l'incendie, la
mentalité anarchique et
révolutionnaire. Aujourd'hui le triple
fléau a multiplié ses formes et sa
puissance; les sources nourricières
tarissent, les suprêmes réserves
s'engloutissent dans la fabrication de mort,
l'humanité déchirée se
débat dans le feu que ses convoitises ont
follement allumé. Et ce ciel où de
tout temps la créature a cherché et
trouvé quelque signe de réconfort et
d'espérance, l'homme ne l'interroge plus que
pour y déceler avec épouvante la
menace des plus odieuses calamités.
Qui sommes-nous pour juger et condamner?
Aussi bien ne s'agit-il pour nous que de chercher
à comprendre. L'ordre de saint Paul est plus
que singulier devant la détresse du monde.
Nous ne pouvons pas suivre notre modeste chemin en
laissant les autres à leurs affaires. Bon
gré, mal gré, nous sommes solidaires.
Eh! mon frère, tu n'as rien fait pour que
ton affaire, à toi, périclite ; tu as
toujours le même courage, la même
ardeur au travail, et pourtant... tu n'as pas
jeté ton argent par les fenêtres, tu
as été prudent, tu as
modéré tes désirs... et tu ne
peux empêcher l'évanouissement de tes
réserves ! Solidaires, nous sommes
solidaires ! Et la grande masse humaine est mue par l'égoïsme
; ce qui
veut dire que la vie n'étant plus
réglée par un ordre dépassant
les horizons bornés de l'existence
éphémère, tend à se
distendre dans n'importe quelle direction, à
prendre mille attitudes qui ne sont ni
définitives, ni heureuses, ni
fécondes. Le coeur reste inassouvi,
l'intelligence se lasse d'une interrogation sans
réponse, la volonté brisée se
résigne.
Soyez transformés par le renouvellement
de l'intelligence.
Au conformisme décevant,
l'apôtre oppose le renouvellement de
l'intelligence. Au heu de nous laisser former et
déformer sans cesse par les circonstances,
il nous invite à nous redresser contre
elles. Il veut qu'au lieu de céder,
l'intelligence fasse céder, qu'au lieu de
subir, elle impose. Mais il faut prendre garde,
renouvellement signifie tout autre chose qu'un
élargissement de nos vues ou de nos
connaissances.
Le renouvellement de l'intelligence
signifie qu'au-dessus des pratiques et de toutes
les directions humaines, et au nom d'une
évidence tout intérieure, nous
placions les directions et la pratique de
l'Évangile. Il est certain que cela
diffère considérablement de la
religion anémique de nombre de nos
contemporains. Être reçu dans
l'Église, faire bénir son mariage, baptiser ses
enfants - quand on en a encore - dire des
prières sur le cercueil de ceux qui nous
quittent, cela devrait être un signe certain
du renouvellement réclame, mais ne l'est
malheureusement pas toujours. Ce peut être
même tout autre chose, qu'il est inutile de
qualifier, qui laisse Dieu si loin de la vie de
tous les jours, que cela équivaut à
le nier.
L'apôtre ajoute en effet : Afin
que vous discerniez quelle est la volonté de
Dieu, qui est bonne, agréable et parfaite.
Quelle pierre de touche ! et comme on comprend que,
pour tant d'âmes ballottées, il n'y
ait plus de volonté de Dieu du tout.
Mais Dieu règne, et c'est la
première vérité qui s'impose
à l'intelligence renouvelée ; Dieu
règne, on le voit bien par les
conséquences funestes de nos
péchés individuels et collectifs.
Dieu règne et s'il nous conduit dans les
impasses, c'est pour réveiller notre
âme endormie, et pour l'amener a retrouver la
source de la vie.
Oui, la volonté de Dieu est
bonne, agréable et parfaite. Elle
répand la clarté sur nos sombres
routes, rend l'espoir à nos âmes
découragées, et leur ouvre des
perspectives qui surpassent infiniment nos plus
beaux rêves.
La recherche du bonheur est l'aiguillon de notre
activité. « Qui nous fera voir le
bonheur? » s'écrie le Psalmiste, et son
cri est un aveu, qui dit la vanité de cette
recherche. Remarquez cette forme singulière
: voir le bonheur. Non pas qui nous le fera toucher
ou goûter, mais voir ; qui nous montrera sa
place, sa nature? Ce bonheur, on a cru le toucher;
il s'est dissipé comme un vain
mirage.
Mais cela dit, il reste que la recherche
du bonheur est le moteur inlassable de nos
pensées et de nos actions. Et que reprendre
à cette règle, qui a, pour l'homme,
toute la sévérité de la
nécessité? L'homme doit se nourrir et
se vêtir pour subsister; il trouvera une
première satisfaction, donc un premier
bonheur, quand il se sera assuré ces biens
nécessaires à la vie.
Oui, sans doute ; et cependant c'est
là, dans ce premier bonheur, que se dessine
la voie où l'homme va se perdre. Pour avoir
maintenu son existence, il a cru toucher la source
de la vie. À cette source, il va s'attacher.
À ce besoin immédiat : subsister,
vont s'enchaîner, l'un après l'autre,
tous ceux qu'engendre sa nature charnelle. Au pain
de chaque jour, il ajoutera le pain de demain et si
possible le pain de toujours. Et à mesure
qu'il multipliera ses aises et son assurance,
à mesure aussi croîtront les besoins
de sa chair et de son coeur
aveuglé. Il voudra satisfaire les
goûts que l'aisance et bientôt le luxe,
ne tarderont pas à multiplier. Il apprendra
en même temps à compter avec les
aléas de la fortune, et s'obstinera d'autant
plus dans la recherche de ce qui petit, à
ses yeux, maintenir et sauvegarder ce qui est le
tout de sa vie.
C'est ainsi que, par leurs appétits
insatiables, les hommes ont dressé un ordre
social où les inégalités et
les injustices foisonnent, où de nombreux
humains vivent dans l'angoisse du lendemain, et par
conséquent aussi dans la recherche
passionnée des biens que les forts ou les
habiles ont su s'assurer.
Serait-ce que ces forts et ces habiles
ont touché le bonheur? Non pas, ils
tremblent pour leurs biens, pour leur santé,
pour leurs affections plus ou moins
légitimes. Et les bonheurs, même
limités, sont toujours compromis par
l'instabilité de l'âme et de la vie.
Comme l'a dit le poète : « La fleur
charmante et parfumée se flétrit, et
parfois la plus désirée se transforme
en chardon hérissé, ou bien
l'abeille, de son dard cruel, vient blesser la main
qui l'a cueillie. » (BROWING.)
L'erreur initiale de l'homme
apparaît dans sa tragique profondeur quand
l'orage accumulé par les fausses
démarches se déchaîne et que sa violence fait
céder les digues qui semblaient
établies à jamais. En quelques
heures, les biens matériels et moraux sont
anéantis. Atterré,
pétrifié, l'homme n'a plus devant lui
que les menaces les plus brutales, les perspectives
les plus inhumaines. Il ne lui reste que
l'existence, et son âme n'est plus qu'une
misérable errante, sans garantie, sans
protection, puisque tout ce qui l'appuyait s'est
effondré sous le souffle d'une destruction
sans exemple. En cherchant son bonheur,
l'humanité a trouvé son
désastre. Ce qui s'est déroulé
si souvent sur le plan individuel, où la
convoitise de la chair, la convoitise des yeux et
l'orgueil de la vie aboutissent à la ruine
et à la mort, se déroule aujourd'hui
sur le plan des nations, avec la violence que
comporte la masse énorme des passions
déchaînées.
« Fais lever sur nous la lumière de ta face, ô Éternel ! » Cette prière du Psalmiste ne jaillit-elle pas aussi de nos coeurs étreints par l'angoisse et par la douleur ! La lumière de ta face, ô Éternel ! Que nous puissions l'opposer à la face de l'humanité, ensanglantée, brutale, désespérée ! La lumière de ta face, ô Éternel ! que Jésus, ton Fils, a fait rayonner sur la terre et qui n'a été meurtrie que pour nous assurer ton pardon, briser nos coeurs de pierre et nous amener à Toi.
Le récit de la mort du Baptiste est d'une
sobriété vraiment extraordinaire.
Vous représentez-vous la montagne de papiers
et d'articles qu'un événement pareil
soulèverait de nos jours.
Sans doute, nous ne sommes pas, avec ce
récit, au siècle de la presse
où les nouvelles surgissent chaque matin de
tous les points du monde. Mais c'est cela
même qui est étonnant : à ne
pas être journellement accablés par
les nouvelles de la terre entière, il semble
que les témoins du drame devaient être
d'autant plus émus par un pareil crime. Or,
le geste meurtrier d'Hérode semble n'avoir
soulevé aucune protestation. Sans doute
eut-il un retentissement dans les coeurs, mais soit
par crainte., soit par impuissance, le petit peuple
témoin de cet acte monstrueux garda pour lui
sa douleur et son indignation.
Et voici que la dernière phrase
du récit s'en détache avec une
sobriété plus extraordinaire encore.
Que de choses nous aimerions savoir ! Y eut-il une
démarche auprès du tyran? Les
disciples trouvèrent-ils le corps du
Baptiste jeté comme une ordure au pied des
murs de la citadelle? Dans quel état
d'esprit recueillirent-ils les restes de la pauvre
victime? Sur tout cela le
récit se tait : « Les disciples de Jean
vinrent prendre son corps et l'ensevelirent... puis
ils allèrent l'annoncer à
Jésus. » La première
leçon que nous donnent les disciples se
résume en un mot : agir. Encore faut-il
s'entendre sur le sens de ce verbe admirable.
L'histoire qui nous occupe nous contraint à
préciser. Il y a bien des manières
d'agir.
Il y a la manière
d'Hérode, qui, par faiblesse, fait des
choses criminelles. Par faiblesse, il a pris la
femme de son frère. Par faiblesse, il a fait
emprisonner Jean-Baptiste. Par faiblesse, il a fait
un serment téméraire. Par faiblesse
enfin, il dépêche un garde pour
décapiter le prophète.
Il y a la manière
d'Hérodias, qui fait des choses criminelles
par mondanité. Par mondanité,
à son mari Philippe, simple citoyen, elle
préfère Hérode le
Tétrarque. Par mondanité, elle
redoute le prophète et jure sa perte. Par
mondanité, elle fait d'une fête une
abominable tragédie. Par mondanité,
elle fait de sa fille une criminelle.
Il y a la manière de
Salomé, qui participe au crime avec une
inconscience désarmante. Elle danse, elle
demande la tête de Jean-Baptiste avec la
même insouciance du retentissement de ses
actes. La tête livide d'un
grand prophète est
apportée sur un plat, donnée à
la jeune fille, qui la porte à sa
mère. Et cette horreur est accomplie par des
personnages qui, peut-être, sont
enviés pour leur richesse, et qui sait, pour
leur mondanité.
Voici maintenant la manière des
disciples: en face d'un événement
terrible, mais qu'ils ne discutent point, ils font
immédiatement ce qu'il faut faire...
D'un côté donc, des
fantoches couverts de sang, dressés dans
leur faste et dans leurs plaisirs, de l'autre
côté des anonymes remplissant un
devoir obscur et sacré. Deux groupes
séparés par un abîme. Là
ce qui brille, s'agite et fait de la
poussière, et souvent de la mort, ici
l'activité simple, régulière,
ordonnée, obéissant au sentiment
profond et sûr de la dignité de
l'homme, en un mot qui dit plus encore, au sens de
l'humanité.
Les disciples nous donnent une deuxième
leçon qui tient tout entière dans un
autre verbe, aussi grand que le premier; nous avons
dit : agir, nous disons maintenant : se
taire.
L'action silencieuse des disciples doit
nous rendre attentifs à la vanité et
au danger de tant de bavardages, de discussions, de
récriminations, où si souvent nous
perdons notre temps, aggravons nos amertumes, tout
en excitant des passions qui ne
font qu'ajouter aux détresses.
Le meurtre de Jean-Baptiste ! Quelle
superbe occasion de soulever des colères et
d'exploiter l'injustice ! Eh quoi ! Les
voilà bien ces tyrans, ces vils jouisseurs,
ces criminels, avec leur infâme corruption et
leur odieuse inhumanité! Un pareil crime!
Voilà qui va nourrir les conciliabules et
fomenter la révolte !
Et ne vous hâtez pas de parler
d'impuissance ou de veulerie ou de terreur ; il
faut un courage tranquille pour réclamer les
restes d'un homme assassiné dans de
pareilles circonstances. Il faut une certaine
maîtrise pour faire, sous le coup d'une
émotion violente, le geste simple et digne
d'ensevelir pieusement et sans vacarme le corps
d'un maître vénéré. La
veulerie eut été de se cacher. Le
courage, c'est de faire ce qu'il faut, en imposant
silence aux récriminations inutiles, pour
être tout entiers à la
solennité d'un deuil profond.
Ces hommes croyaient en Dieu et à
sa justice. Ils n'ont point, dira-t-on,
dénoncé l'infamie. Mais s'ils avaient
crié au lieu d'agir, leur maître
serait resté sans sépulture et ils
auraient attiré sur leur peuple un
redoublement de souffrances, car les Romains ne
plaisantaient pas devant les séditions. Ils
ont cru à Celui qui a dit: « À
moi la vengeance, à moi la
rétribution ! » Quelques années
encore, et Hérode, chassé par ses
maîtres, dépouillé de ses dignités, ira finir
misérablement dans l'exil. Et aujourd'hui,
après vingt siècles d'histoire,
encombrée d'événements
autrement considérables, l'infamie
d'Hérode nous scandalise encore, tandis que
pour notre bien l'attitude des disciples nous
édifie en soulevant notre
admiration.
Cette attitude répond à ce
que le Seigneur réclame des siens :
l'extraordinaire. Pour nous, l'extraordinaire,
c'est le fait du jour imprimé en lettres
grasses sur la manchette du journal. Or cela, c'est
précisément l'ordinaire, le banal, et
bien souvent l'inutile, le désordre, les
violences. Et s'il y a des cadavres, on se les
dispute, on se hisse sur leurs restes pour faire
valoir sa théorie, ses
récriminations, son parti. les
calamités publiques se transforment en
aubaines, on s'en saisit pour élargir les
fissures et pour multiplier le
désarroi.
Revenant aux disciples de Jean,
fidèles et silencieux, saluons en eux les
témoins utiles, les témoins
extraordinaires, d'un ordre qui nous
dépasse, qui nous juge et qui doit nous
sauver.
Voici maintenant la troisième
leçon que résume un troisième
verbe aussi beau, aussi vaste que les deux premiers
: se confier.
Ils allèrent l'annoncer à
Jésus. Ce dernier trait est bien
remarquable. Car les disciples de Jean, tournés
vers
l'ancienne alliance, comme leur maître,
n'étaient point disciples de Jésus.
Nous savons qu'ils restèrent en dehors de
l'Église naissante. Pourquoi vont-ils au
Nazaréen, alors qu'ils sont étrangers
à sa prédication?
C'est sans doute que leur âme
blessée pressentait en Jésus une
force de compréhension qui leur serait comme
un refuge. Leur démarche évoque la
prophétie de leur maître, qui disait
de Jésus : « Il a son van à la
main et il nettoiera son aire. » Le Seigneur
vanne les âmes comme le paysan vanne son
blé. Un triage s'opère parmi nous, et
les épreuves ont pour effet de conduire les
uns au Sauveur, et de pousser les autres dans
l'endurcissement. Lorsque nous sommes
secoués par le malheur, notre coeur attentif
aux désordres de la nature et du monde, se
tourne vers la vie intérieure et
spirituelle. C'est à ce mouvement que les
disciples de Jean ont obéi, devinant
qu'à côté de tant d'horreur, il
y avait un point solide et clair, une porte ouverte
sur l'espérance.
Et cet exemple de confiance nous est
aussi précieux que celui de leur action, et
que celui de leur silence. C'est cette confiance
qui, dans tous les âges, accomplit une oeuvre
de stabilisation, de compensation, de salut. Alors
que les hommes aveuglés sèment le
malheur et la misère, d'autres hommes,
pieusement inspirés, portent courageusement
le fardeau commun de nos
détresses, et nous empêchent de
sombrer dans le désespoir. Le crime des
Hérode, des Hérodias et des
Salomé du jour, est compensé par les
disciples, souvent anonymes.) qui, eux, continuent
à aller à Jésus-Christ.
L'Église les nourrit du pain spirituel et
les désaltère du breuvage de
l'espérance. Ils font ici-bas ce qui doit
être fait, ils imposent le silence aux
doléances inutiles, et se confient au
Sauveur.
L'égoïste est enfermé dans un
cercle étroit où s'agitent ses
ambitions et ses désirs, où ne
pénètre que ce qui peut servir ses
desseins.
Aux jours de la Passion du Sauveur,
Anne, Caïphe, Pilate, Hérode, montrent
tous une âme bloquée par le souci de
conserver une situation. Anne et Caïphe ne
pensent qu'aux intérêts de leur caste
; Pilate, qui a besoin de s'assurer des appuis,
cherche l'amitié d'Hérode, et le
flatte en faisant appel à son
autorité ; Hérode, le plus vil d'eux
tous, se promet une distraction de choix.
Jésus seul reste fort et grand ; non pas
impassible, non pas téméraire, fort
et grand, parce qu'il rassemble un prodigieux
courage pour obéir à Celui qui parle
par sa bouche et qui veut sa
fidélité.
Nous qui voyons Jésus-Christ
à travers vingt siècles d'histoire
où sa personne s'est parée d'un
éclat croissant, nous ne devons pas oublier
qu'aux yeux de ceux qui l'ont méconnu, il
n'était qu'un errant sorti de la foule. Il
n'avait ni manteau royal, sinon celui dont ont
l'affubla par dérision, ni gardes du corps,
sinon ceux qui devaient le conduire au
supplice.
Cependant, nous frémissons devant
l'aveuglement de ces grands personnages. Et
l'attitude de Jésus devant le plus
misérable d'entre eux nous étonne et
nous confond. Il nous est dit qu'à toutes
les questions d'Hérode, Jésus ne
répondit rien.
Il a répondu pourtant à la
syro-phénicienne, au centenier de
Capernaüm, et même à ses pires
adversaires, qui lui tendaient des pièges.
Il est venu appeler à la repentance, non les
justes mais les pécheurs, proclamer l'amour
de Dieu, la miséricorde du Père; et
quand Hérode l'interroge, il garde le
silence !
C'est que, pour l'heure, Jésus et
Hérode appartiennent à des mondes
essentiellement différents. Pourquoi
répondre à des questions qui sont
sans rapport avec la question
véritable?
Prenons-y bien garde ! Il y a là
un avertissement pour ceux qui, sans être
comme Hérode, ni vils ni criminels comme
lui., lui ressemblent pourtant en cherchant chez
Jésus un faiseur de
miracles. Ils en veulent à la religion de ne
pas leur apporter ce qu'ils en attendent, et
croient pouvoir mépriser le Christ qui ne
transforme pas les choses à leur gré.
Ils ne voient pas que leurs vues
égoïstes sont totalement
opposées à l'action divine, ils
escomptent des miracles réjouissants que
Dieu n'accordera jamais. Et ils s'en vont
répétant que Jésus ne leur dit
rien, que la religion ne sert de rien. Ne
devraient-ils pas s'inquiéter gravement
d'être aux côtés
d'Hérode? Et n'est-ce pas une chose
alarmante que ce silence de Jésus, puisque,
lorsque Jésus se tait, c'est encore pour lui
une manière de parler !
Jésus se tait devant
Hérode parce qu'il le cherche. Le silence
est parfois le plus puissant des appels.
Lorsqu'après une grave faute, l'enfant sent
le long regard de sa mère pose sur lui,
regard plus pénétrant que des
paroles, ne sent-il pas fondre sa résistance
et son endurcissement? Le méchant n'est-il
jamais vaincu par les reproches muets de sa
victime?
Hérode est léger,
blasé, il a oublié ses crimes, il est
sans remords ; quel appel que ce regard silencieux
pose sur lui ! Hérode,
réfléchis ! Hérode,
souviens-toi ! Tu veux que ce prophète
t'intéresse par quelque prodige, est-ce
là tout ce que tu peux attendre de lui ?
Ne sais-tu pas que jamais homme n'a
parlé comme cet homme? Et que, s'il est
là, devant toi, c'est qu'il a osé
attaquer de front l'enseignement des puissants du
jour? Hérode, réfléchis ! Tu
sais qu'on veut la mort de cet homme; on ne met pas
un homme à mort pour des miracles !
Hérode, n'es-tu pas troublé par ce
silence? Hérode, celui qui se tait parlera,
quand il sentira que tu rentres en toi-même
et que ton coeur donne quelque signe de renouveau
!
Hérode a compris, mais n'a point
écouté. Il s'est raidi contre le
trouble qui aurait dû le gagner. Il se trahit
en changeant d'attitude. Il traite Jésus
avec mépris, et se hâte de le renvoyer
à Pilate. Hérode a compris la voix du
silence, et de peur d'être vaincu, il a
coupé court a la conversation.
Ceux qui disent: « Jésus ne
me dit rien », sont-ils certains de ne rien
entendre? Le silence de Jésus
correspondrait-il à sa défaite? Quoi!
le Christ a bouleversé l'histoire et le
monde, il a rallié les plus nobles esprits,
son nom est dans toutes les bouches pour le
bénir ou pour le maudire, et l'on serait
autorisé a dire : « Jésus ne me
dit rien ! »
À qui cultive ou affecte
l'indifférence, il est bien difficile de
poursuivre sa carrière sans se décider pour ou
contre le
Christ. Et qu'importe les attitudes? On ne cache
pas son coeur à Dieu, et l'heure vient
où après avoir été aux
côtés d'Hérode à qui
Jésus ne répond rien,
l'indifférence conduit aux
côtés d'Hérode moqueur et
persécuteur.
Hérode a entendu parler de
Jésus, mais il le voit pour la
première et dernière fois, et
n'entendra pas même le son de sa voix. Face
à face avec le messager de la
miséricorde dont son âme criminelle a
si grand besoin, il n'aperçoit qu'une chose,
que cet homme le gêne, et qu'il a, lui, le
pouvoir de lui faire expier le singulier malaise
où il a été plongé. Ce
coeur avili s'enferme encore plus
étroitement dans sa sinistre solitude. Grave
exemple pour qui recule devant la
vérité salutaire, alors qu'elle nous
invite à briser le cercle où
l'âme est emprisonnée.
Jésus écouté, c'est
le cercle qui s'ouvre, le regard qui se prolonge,
et qui découvre avec ravissement le
mystère des décrets de Dieu pour le
salut des hommes, égarés loin de la
lumière de la vie.
Le désert ! Pour nous, Occidentaux, c'est
la stérilité, la menace de la faim,
de la soif et de la mort. Pour les
Israélites, c'était cela, et
c'était encore bien autre chose.
Après avoir quitté
la Chaldée, Abraham, le Père des
Croyants, était devenu fils du
désert. C'est au désert que Jacob
avait renouvelé son alliance avec Dieu.
C'est au désert que plusieurs
prophètes ont renouvelé leur
vocation. Ce lieu de détresse et de
privations, Israël le peuplait de grands
souvenirs : épreuves, délivrance et
révélations.
Le désert ! Israël en prend
parfois le chemin, lorsque quelque apparition
extraordinaire, comme celle du Baptiste, l'y
appelle ou lorsque, entraîné par la
ferveur, il suit les traces du Sauveur
lui-même.
Le désert devient ainsi le
symbole de l'exceptionnel, de ce qui rompt le train
ordinaire de la vie. Arraché au terre
à terre, Israël regarde, Israël
écoute. Il prête l'oreille aux voix
qui lui parlent de sa destinée, il
lève les yeux vers des horizons meilleurs,
jusqu'à ce que, rappelé par les
nécessités de l'existence, il
reprenne la chaîne de ses habitudes.
« Qu'êtes-vous allé
voir au désert? » La question du
Seigneur retentit jusqu'à nous, mais si ce
n'est plus le désert géographique
qu'elle évoque, c'est encore l'exceptionnel.
C'est tout ce qui, au cours de l'existence, vient
réveiller dans nos âmes les graves
questions de la vie, de la mort, de notre sort et
de notre destinée. Quelle que soit la force
des habitudes, et quelque empressement que nous
apportions à chasser l'éternel souci,
il y a toujours des
événements pour nous ramener au
désert, c'est-à-dire pour nous
plonger dans l'effroi ou nous rafraîchir de
quelque noble espérance.
L'effroi nous saisit quand nous sentons
tout à coup la fragilité de ce qui
faisait notre assurance ; et l'espérance se
lève aussi, lorsque, face à face avec
notre destin, nous percevons la grande
Présence qui s'affirme dans le silence et
dans la solitude. Lorsque les voix de la terre se
taisent momentanément pour nous, une autre
voix nous parle que nous ne voulons pas toujours
écouter, et qui, comme le désert pour
Israël, nous apporte des
révélations salutaires.
« Qu'êtes-vous allé
voir au désert? » Vous qui vous donnez
tant de peines pour vous libérer de la
chaîne des heures et des jours, pour vous
distraire des obligations qui pèsent sur
votre vie, qu'êtes-vous allé voir au
désert? Vous que la maladie a arraché
pour un temps, pour un long temps peut-être,
à votre comptoir, à votre bureau,
à votre travail, et qui sait? à votre
famille, vous qui avez eu la visite exigeante et
isolante de la douleur, qu'êtes-vous
allé voir au désert? Et vous que le
deuil a frappé, qui avez vu la mort
mystérieuse emporter quelque être
cher, vous dont elle a secoué la torpeur,
qu'êtes-vous allé voir au
désert? Et vous qui avez vécu ces moments si
émouvants de
la vie familiale, ou le premier-né vient au
monde, où l'aïeul décline et
s'en va, ou bien ces orages qui s'appellent les
épreuves, ou ces cheminements vers la
solitude qui proviennent des malentendus tenaces et
parfois irrémédiables, qui nous font
mesurer par moment le terrible isolement où
Jésus s'est avancé vers la croix,
dites, qu'êtes-vous allé voir au
désert?
Ne vous mettez point en souci en disant : «
Que mangerons-nous? Que boirons-nous? De quoi
serons-nous vêtus? Votre Père
céleste sait que vous avez besoin de toutes
ces choses. » Ces paroles ont
été prononcées sur cette terre
et pour cette terre.
Nous avons tendance à lire les
récits bibliques au travers d'un voile
brillant qui leur enlève l'amère
saveur de la réalité. C'est ainsi
qu'on a parlé très
poétiquement de l'idylle galiléenne,
du ciel galiléen, des douceurs de la vie
palestinienne, comme si le ciel galiléen
était garanti contre les sombres
nuées, contre la grêle et la foudre,
comme si la terre palestinienne n'exigeait ni
travail ni sueurs. Tout cela est absurde, plus
qu'absurde, blasphématoire.
Quand Jésus de Nazareth parle, ce
n'est pas dans un cercle d'archanges ou dans les
campagnes éternellement fleuries des champs
élyséens. Jésus parle à
des paysans, à des artisans, à des
pêcheurs, aux mains fatiguées et
déformées par la peine, sous un ciel
comme le nôtre, d'où tombent les
rayons et les ombres, les pluies bienfaisantes et
les orages dévastateurs.
Ensuite Celui qui parle, ce n'est pas le
Seigneur évoqué par saint Paul,
vivant en forme de Dieu, ou plutôt c'est bien
le même, mais dans les jours de sa chair,
alors qu'il s'est anéanti lui-même,
prenant la forme de serviteur, et devenant
semblable aux hommes. Il ne faut pas que la gloire
du Rédempteur nous rende aveugles, lorsqu'il
s'agit de considérer ce qu'il a
accepté d'être et d'accomplir pour
nous. N'est-ce pas le lieu de rappeler le mot de
Pascal: « Jamais homme n'a eu tant
d'éclat, jamais homme n'a eu plus
d'ignominie. Tout cette éclat n'a servi
qu'à nous, pour nous le rendre
reconnaissable, et il n'en a rien eu pour lui !
»
Seulement, et c'est là le fait
essentiel, lorsque Jésus parle, sur la terre
malheureuse et maudite, il y a un lieu, un seul,
où Dieu règne sans partage, et ce
lieu, c'est le coeur de Jésus-Christ. Et ce
règne de Dieu dans le coeur de
Jésus-Christ, ce n'est pas une vue
générale de l'esprit, une
contemplation de l'âme, c'est une obéissance
active que
rien ne suspend ni n'arrête, ni la solitude,
ni les menaces, ni la croix, ni la mort. Et parce
qu'il obéit, il a confiance. Il sait que le
Père est attentif aux besoins de ses
créatures. Jésus veut qu'avec lui,
aimant Dieu comme lui, servant Dieu comme lui, nous
ne soyons pas entravés par des recherches
qui ne sont pas notre affaire. Notre affaire, c'est
ce pourquoi Dieu nous a crées ; les autres
choses dépendent de Dieu et ce qui
dépend de Dieu ne manquera jamais.
Si l'exhortation de Jésus est
fondée, et nous croyons qu'elle l'est, notre
humanité est bien malade, et paie cher son
impiété.
Le mal est essentiellement
désorganisateur et destructeur. Le mal,
c'est la désobéissance, et la
désobéissance, c'est le
péché. Dès qu'un premier
devoir est violé, tout le devoir est
mortellement frappé. Dieu
désobéi, c'est l'existence de la
créature bouleversée, c'est le
renversement des conditions de vie, et c'est notre
surprise, et peut-être notre scandale, devant
la déclaration du Sauveur: «Ne vous
mettez pas en souci! »
Nous avons de la peine à accepter
une attitude qui va à l'encontre de ce que
nous croyons être notre premier devoir. Nous
oublions que le premier péché a
faussé nos relations avec Dieu et avec la
création elle-même. Les besoins de la
vie physique et charnelle, une fois mis au tout
premier rang, s'engendrent les
uns les autres avec une telle
fécondité, qu'ils repoussent Dieu
toujours plus hors de l'horizon, et que l'homme,
devenu l'esclave des choses, sombre dans la
méfiance et dans la peur.
On peut voir chez Jésus-Christ la
puissance de la confiance, fille de
l'obéissance.
La nature n'a pour lui nul terrifiant
mystère. Il est vrai que pour nombre
d'hommes, le monde est matière à
exploitation, que le Sphynx-Nature
n'intéresse pas leur intelligence barbare :
faire argent de tout en détruisant tout.
Jésus commande au vent et à la mer,
et s'il voit les désordres qu'au travers de
l'homme, le péché a mis dans les
choses, il sait que celui qui sert Dieu n'a rien
à redouter de la Création. En
présence des maux amenés par le
péché, il fait partout figure de
compensateur; il redresse, il apaise, il console.,
il guérit. Il restaure la nature
abîmée, il rend la vue aux aveugles,
les boiteux marchent, les paralytiques s'en vont
chargés de leur grabat. Il chasse les
démons, il rend la confiance aux âmes
éplorées, à ceux qui sont
vaincus par son amour, il dit: « Vos
péchés vous sont pardonnés
»
La foule le presse à cause du
rayonnement de sa parole et de ses actes les
inquiets, les abattus
goûtent près de lui quelque chose de
cette confiance qui leur manque. À sa voix,
une chaleur vivifiante gagne leur âme
désenchantée, et si bientôt
cette chaleur les quitte, c'est qu'ils n'ont pas le
courage d'aller jusqu'au bout, de se donner
à Dieu, pour toucher eux-mêmes
à la source de la confiance
inaltérable.
Peut-être quelqu'un se dit-il: Tout va bien jusqu'ici, mais la suite ! L'abandon des foules, l'incompréhension des disciples, la colère des chefs du peuple, la Passion, la Croix! Mais ne voit-on pas que cette suite porte a son maximum la confiance de Jésus au Père, et le pouvoir régénérateur de cette confiance pour ceux qui, au cours des siècles, ont regardé et regarderont au Sauveur? Où voyez-vous que cette confiance de Jésus en son Père ait été trompée? Jésus a souffert une grande contradiction de la part des pécheurs, mais cette contradiction, il l'a prévue, il n'a pas renoncé a cause d'elle, parce que sa nourriture était de faire la volonté de Celui qui l'a envoyé. Il a obéi jusqu'à la mort, confiant dans les desseins de Dieu, c'est pourquoi « Dieu lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux et sur la terre, et que toute langue confesse que Jésus est le Seigneur, a la gloire de Dieu le Père ! »
Les peuples, à peu d'exceptions
près, ont un grand amour de la paix. Ils se
résignent à la guerre, lorsque leur
existence est en jeu, et qu'ils sont bien
persuadés de la justice de leur cause. Et
les guerres actuelles sont si désastreuses,
elles entraînent tant de cruautés et
de souffrances, qu'elles sont un défi
à la raison et qu'on reste stupéfait
devant les forces morales dont l'homme reste
pourvu.
Il est vrai que ces forces
n'apparaissent que sous l'empire de la
nécessité. Comme la paix serait
radieuse et féconde si l'homme mettait
à son service la vigilance, la
consécration, et les sacrifices qu'il
consent pour le salut de la patrie 1 Aussi certains
esprits vont-ils jusqu'à soutenir que la
guerre a sa fécondité et qu'elle est
nécessaire à la marche de
l'humanité.
Sans doute, disent ces cyniques, la paix
a ses avantages indéniables. Elle permet
cette activité qui donne à l'homme la
satisfaction de multiples désirs. Le
laboureur conduisant sa charrue est un juste
symbole de la paix nourricière, autorisant
le déploiement des travaux utiles,
facilitant les échanges,
embellissant la vie. Mais la guerre n'arrête
ces activités que pour en susciter de
nouvelles. Elle contraint à
l'équilibre des forces humaines, et met en
oeuvre certaines qualités, qui, dans les
temps de paix, risquent de s'atténuer au
point de disparaître. L'homme y rapprend le
dévouement et l'héroïsme. Il
trouve, dans plusieurs domaines, des
perfectionnements qu'une longue paix aurait
certainement retardés et peut-être
compromis à jamais. Dans la guerre, la
technique marche à pas de géant, et
la paix profite plus tard de progrès
considérables engendrés par une
nécessité qu'elle ne connaît
pas.
Ces considérations sont presque
incontestables. Les conclusions qu'on en tire nous
paraissent bien téméraires. Faire de
la guerre une nécessité, lui accorder
une place inévitable dans le rythme de la
vie humaine, nous semble un blasphème;
autant dire tout de suite que la guerre est une
fatalité, dont l'Auteur de la vie est seul
responsable !
Il est facile de rétorquer que si
la guerre nous vaut quelques progrès d'ordre
technique, et l'emploi de certaines
qualités, dont il n'est pas
démontré qu'elles soient sans emploi
dans la paix, elle nous vaut aussi et surtout des
régressions nombreuses et funestes : la
destruction de la terre et de ses productions, la
destruction des biens matériels, la
destruction des hommes et le plus souvent des
meilleurs, et tout ce qui s'en
suit nécessairement: deuils, mutilations,
désespoirs et haines sans rémission.
La paix qu'on exalte avec raison n'est pas, il
faut bien le reconnaître, sans danger ni
reculs. Et cela nous fait dire que si la guerre est
une violence condamnée par
l'Évangile, la paix qu'on lui oppose n'est
souvent qu'une caricature. Dans ce monde, entre la
guerre et la paix, il n'y a le plus souvent qu'une
différence de degré. Désarmer
les peuples pour tuer la guerre restera une utopie
tant qu'il y aura ces dissensions que la paix
maintient entre les individus, et qui de proche en
proche, préparent de nouveaux et plus
terribles conflits. La paix de ce monde ne voit pas
le choc des armées, mais elle connaît
d'autant plus le choc des égoïsmes, des
partis et des passions.
Lorsque Jésus promet la paix aux
siens, il s'y reprend par trois fois. Il
éprouve le besoin de préciser, devant
les conditions de la vie ici-bas, la nature de la
paix qu'il apporte, et qui est Sa paix.
« Je vous laisse la paix ».
Mais les disciples vont vivre des jours tragiques.
La Croix sera dressée... puis viendront les
responsabilités périlleuses. Aussi
Jésus reprend-il : « Je vous donne ma
paix. » Cette paix leur viendra de lui et de
lui seul. Qu'ils se gardent de l'attendre des
événements. Elle ne ressemble point
à l'image qu'ils seront tentés d'en
faire... Et il insiste une troisième fois :
« Je ne vous la donne pas comme le monde la
donne. » Il souligne ici une différence
essentielle. Qu'ils n'aillent pas confondre le don
du ciel avec les tristes accommodements du monde !
Bientôt ils seront pris dans la tourmente et
par la tentation : la paix pourra leur être
offerte à un certain prix. L'attrait d'un si
grand bien, pour qui voit se dresser les
résistances menaçantes, pourra les
inciter à renoncer à la tâche,
par gain de paix! Car la paix, le monde la donne
aux lâches, aux habiles, aux
victorieux.
Jésus réserve la sienne
aux simples, aux humbles, aux vaincus qui lui
restent fidèles, préférant
à tout, Dieu, sa vérité, son
amour. Paix singulière, plongeant dans les
résistances, les complications, les
sacrifices et les douleurs. Paix divine, qui donne
aux témoins de tous les temps une force qui
confond le monde, et qui seule travaille pour
ruiner un jour les sanglants conflits de la terre.
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