Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

APPELS

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Aveux

 

 Nous parlons de la misère de l'homme. Il vaut la peine de sonder cette blessure, nous y trouverons sans doute la cause profonde de tous les découragements.

Voici, semble-t-il, l'aveu qui convient à tous, de la part de tous: « J'ai aimé sincèrement le bien, mais mon mauvais coeur m'a vaincu. Des deux hommes qui sont en moi, le mauvais est plus fort que le bon. Et cela est ainsi parce que je suis lâche, car je sens que j'aurais pu faire le contraire de ce que j'ai fait. Maintenant je courbe la tête. Quand l'impie me crie avec arrogance : « Tu ne vaux pas mieux que moi », je me tais, car il dit vrai. Dans mon coeur monte le cri de l'abattement suprême : « C'est assez ! 0 Éternel, prends mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères ! » Mesurant l'immense et douloureux écart qui sépare ma foi de ma vie, je dis en moi-même: « Ce rocher est trop haut pour moi. je ne suis pas digne du salut. Blessé dès le premier combat, je suivrai de loin ceux qui pourront se réjouir de la victoire. Je garderai la nostalgie du triomphe dont je suis exclu. je ne cesserai point d'aimer Dieu, certes ! Mais qu'ai-je à faire que de me retirer dans le silence et dans l'ombre, je ne suis pas à la hauteur de mon destin ! »
Tentation redoutable et raisonnement mensonger ! Car qui renonce à la vie spirituelle doit savoir que le mal, lui, ne renonce pas à envahir et à détruire. Le péché s'attache au déserteur du combat, et ce n'est point l'amour platonique pour Dieu et pour l'Évangile qui arrêtera son action funeste.

Ce regret douloureux, ce sentiment d'un saint idéal trahi, c'est encore une force. Cette souffrance, c'est le sol sur lequel Dieu peut bâtir, Lui qui ne cesse pas d'appeler, puisqu'Il nous fait cruellement sentir notre misère. Il ne nous permet pas de nous déclarer vaincus, car pour sa Toute-puissance et pour sa Grâce infinie, rien n'est irréparable tant qu'Il est encore aimé et compris.

Dans la tourmente que, dans notre faiblesse, nous n'avons su ni prévoir ni surmonter, nous sommes appauvris, désemparés et meurtris, mais Dieu nous invite encore à voguer vers ses rivages, et à ne pas faire fi de la faible brise qui peut encore nous y porter.

 

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Force du devoir

 

Le devoir est une force, perdue pour qui le néglige, féconde pour qui l'accomplit, fût-ce en tremblant de faiblesse.

Vous doutez de vous-mêmes, vous enviez ceux qui sont pleins d'assurance, et qui partout et toujours ne se sentent inférieurs à personne; vous soupirez après une âme libérée de toute angoisse, après des capacités plus hautes et plus fermes, où s'appuierait votre courage. Or, le drame de la vie spirituelle s'inscrit en faux contre cette envie et contre ce regret. Si dans les affaires de ce monde, l'assurance et l'audace garantissent souvent le succès, dans le domaine de la vie intérieure, cet ordre est renversé.

Il y a un rapport nécessaire entre le devoir sérieusement compris et nos forces consciencieusement pesées. Le devoir est haut et saint ; entre lui et nous, il y a un vide qui semble difficile à combler. D'où l'on peut conclure qu'à marcher toujours sans hésitation, l'homme se fait illusion, soit sur le devoir, qu'il rabaisse, soit sur sa faiblesse, qu'il méconnaît, soit encore, et c'est le cas ordinaire, parce qu'il ignore l'un et l'autre, sa vie morale étant endormie. Il semble bien que l'homme n'est capable de grandes choses - l'obéissance, la fidélité, la victoire sur soi-même - qu'en considérant le devoir dans sa solennelle grandeur, et dans leur faiblesse, les moyens dont son âme dispose. Les grands serviteurs de Dieu et de son Christ ont souvent et délibérément avoué cette contradiction. Ils l'ont dominée et résolue en allant de l'avant quand même, et ils ont reconnu que Dieu n'abandonne jamais ceux qui cherchent son Royaume et sa justice. Le devoir accepté et accompli est une force nouvelle et inattendue qui vient en nous et nous arme pour d'autres combats.




Mais que faire si le devoir lui-même est mis en question ? Il ne faut pas craindre d'aborder à ce rivage désolé du monde spirituel. Douter du devoir, c'est grave, a coup sûr, mais ce n'est pas plus grave que d'y croire et cependant de le mépriser. Et ce doute est bien de notre temps :

Mal d'un siècle en travail où tout se décompose
Mal d'un siècle où la foi, derrière la raison,
Décroît comme un soleil qui baisse à l'horizon


Il y a, chez certains esprits, une décision de s'en tenir au visible, par crainte des illusions, soeurs de l'erreur dévastatrice. Esprits forts, esprits faibles, orgueilleux ou humbles, les meilleurs et les pires se rapprochent parfois et malgré eux dans une agitation commune, où les uns croient déjà entendre le cri de la victoire, où les autres croient discerner le signe précurseur des paniques. On croit assister à l'évanouissement de la conscience, on ne sent plus sa présence immédiate et souveraine. C'est en effet un sûr moyen de douter du sens de la vie, et de ruiner l'autorité du devoir, que de voir, avec les yeux de la chair, le monde merveilleux, complexe, et plein de contradictions et de ne voir que lui. Le monde cache Dieu, et à le contempler, lui seul, on contemple la parabole, mais on en refuse la clé. On regarde en arrière, et dans l'ordre de la création, en-dessous de soi ; on accuse Dieu de se cacher pour excuser et justifier l'incroyance, alors qu'on devrait s'accuser soi-même, puisque la conscience porte l'homme en avant et en haut. On demande un signe quand Dieu ne cesse d'appeler, Dieu qui se dérobe en effet dès que nous sortons de ses chemins salutaires. Ce que Dieu veut, c'est notre volonté d'obéir : agir pour connaître, pour suspendre le tourbillon des apparences, pour comprendre, pour être fortifiés et régénérés. Pour retrouver Dieu, il faut ramener l'âme au devoir, pratiquer même sans espérance ce qui paraît digne d'être fait; c'est là que, découvrant sa misère, l'âme rencontre l'Esprit secourable et reprend possession des divines certitudes.

 

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Non conformisme

Ne vous conformez pas au siècle présent.
ROMAINS XII, 2

 

Le siècle présent, c'est l'actualité de ce monde. Pour nous chrétiens du XXe siècle, le siècle présent, c'est un complexe troublant, constitué par les conditions de la vie terrestre et par l'apport vingt fois séculaire de l'Évangile.

Il importe de considérer que cet apport se répétant à chaque génération, intéresse avant tout l'individu, et comprendre que le siècle présent désigne un état de choses qui ne change guère dans l'ensemble.
Il faut comprendre aussi que, si pour les pays christianisés, certaines vérités générales semblent acquises, ces vérités ne sont salutaires que lorsqu'elles sont mises en pratique. Il importe fort peu qu'elles soient soi-disant reconnues, si les individus et les peuples les écartent, inconsciemment ou volontairement, de la vie. On peut dire d'elles ce que l'apôtre Jacques disait d'une certaine foi : « Si un frère ou une soeur sont nus et manquent de la nourriture de chaque jour, et qu'on leur dise : Allez en paix, chauffez-vous et vous rassasiez ! sans leur donner le nécessaire, à quoi cela sert-il ? »

Contraire à tous les enseignements de la sagesse humaine, l'ordre de l'apôtre Paul est bien paradoxal. Un homme intelligent et sage et qui veut faire sa vie, ne cherche-t-il pas précisément à se conformer? Se conformer aux traditions, aux nouveautés, aux besoins du jour, au goût des clients, s'adapter aux conditions changeantes de l'existence. Il y a une sagesse pour l'enfant, une pour le jeune homme, une pour l'âge mûr, une pour la vieillesse: s'adapter. Ne vous conformez pas, dit l'apôtre ; conformez-vous, disent les mille voix de l'expérience, prenez la forme des êtres et des choses !

Malheur aux inadaptés ! Et cette vieille contrainte ne s'est-elle pas lourdement aggravée depuis que la collectivité exerce sa tyrannie sur l'individu et sur la famille? Adapte-toi ! dit l'école à l'enfant. Adapte-toi ! dit l'apprentissage au jeune homme. Adapte-toi! dit la société au travailleur, qu'il soit ouvrier, employé ou patron. Il n'est pas jusqu'aux domaines de l'art et de la pensée qui ne soient contaminés par la redoutable exigence.




Il faut bien que cette sagesse ait une tare, à voir le train du monde. Il est clair que si l'homme continue à s'adapter, il se prépare une fin ignomineuse.

L'humanité contemporaine est semblable à un homme qui lutterait à la fois contre la sécheresse, l'inondation et l'incendie. Avant la guerre, la sécheresse c'était le chômage ; l'inondation, la surproduction; et l'incendie, la mentalité anarchique et révolutionnaire. Aujourd'hui le triple fléau a multiplié ses formes et sa puissance; les sources nourricières tarissent, les suprêmes réserves s'engloutissent dans la fabrication de mort, l'humanité déchirée se débat dans le feu que ses convoitises ont follement allumé. Et ce ciel où de tout temps la créature a cherché et trouvé quelque signe de réconfort et d'espérance, l'homme ne l'interroge plus que pour y déceler avec épouvante la menace des plus odieuses calamités.

Qui sommes-nous pour juger et condamner? Aussi bien ne s'agit-il pour nous que de chercher à comprendre. L'ordre de saint Paul est plus que singulier devant la détresse du monde. Nous ne pouvons pas suivre notre modeste chemin en laissant les autres à leurs affaires. Bon gré, mal gré, nous sommes solidaires. Eh! mon frère, tu n'as rien fait pour que ton affaire, à toi, périclite ; tu as toujours le même courage, la même ardeur au travail, et pourtant... tu n'as pas jeté ton argent par les fenêtres, tu as été prudent, tu as modéré tes désirs... et tu ne peux empêcher l'évanouissement de tes réserves ! Solidaires, nous sommes solidaires ! Et la grande masse humaine est mue par l'égoïsme ; ce qui veut dire que la vie n'étant plus réglée par un ordre dépassant les horizons bornés de l'existence éphémère, tend à se distendre dans n'importe quelle direction, à prendre mille attitudes qui ne sont ni définitives, ni heureuses, ni fécondes. Le coeur reste inassouvi, l'intelligence se lasse d'une interrogation sans réponse, la volonté brisée se résigne.




Soyez transformés par le renouvellement de l'intelligence.

Au conformisme décevant, l'apôtre oppose le renouvellement de l'intelligence. Au heu de nous laisser former et déformer sans cesse par les circonstances, il nous invite à nous redresser contre elles. Il veut qu'au lieu de céder, l'intelligence fasse céder, qu'au lieu de subir, elle impose. Mais il faut prendre garde, renouvellement signifie tout autre chose qu'un élargissement de nos vues ou de nos connaissances.

Le renouvellement de l'intelligence signifie qu'au-dessus des pratiques et de toutes les directions humaines, et au nom d'une évidence tout intérieure, nous placions les directions et la pratique de l'Évangile. Il est certain que cela diffère considérablement de la religion anémique de nombre de nos contemporains. Être reçu dans l'Église, faire bénir son mariage, baptiser ses enfants - quand on en a encore - dire des prières sur le cercueil de ceux qui nous quittent, cela devrait être un signe certain du renouvellement réclame, mais ne l'est malheureusement pas toujours. Ce peut être même tout autre chose, qu'il est inutile de qualifier, qui laisse Dieu si loin de la vie de tous les jours, que cela équivaut à le nier.

L'apôtre ajoute en effet : Afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, qui est bonne, agréable et parfaite. Quelle pierre de touche ! et comme on comprend que, pour tant d'âmes ballottées, il n'y ait plus de volonté de Dieu du tout.
Mais Dieu règne, et c'est la première vérité qui s'impose à l'intelligence renouvelée ; Dieu règne, on le voit bien par les conséquences funestes de nos péchés individuels et collectifs. Dieu règne et s'il nous conduit dans les impasses, c'est pour réveiller notre âme endormie, et pour l'amener a retrouver la source de la vie.

Oui, la volonté de Dieu est bonne, agréable et parfaite. Elle répand la clarté sur nos sombres routes, rend l'espoir à nos âmes découragées, et leur ouvre des perspectives qui surpassent infiniment nos plus beaux rêves.

 

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Recherche du bonheur

 

La recherche du bonheur est l'aiguillon de notre activité. « Qui nous fera voir le bonheur? » s'écrie le Psalmiste, et son cri est un aveu, qui dit la vanité de cette recherche. Remarquez cette forme singulière : voir le bonheur. Non pas qui nous le fera toucher ou goûter, mais voir ; qui nous montrera sa place, sa nature? Ce bonheur, on a cru le toucher; il s'est dissipé comme un vain mirage.
Mais cela dit, il reste que la recherche du bonheur est le moteur inlassable de nos pensées et de nos actions. Et que reprendre à cette règle, qui a, pour l'homme, toute la sévérité de la nécessité? L'homme doit se nourrir et se vêtir pour subsister; il trouvera une première satisfaction, donc un premier bonheur, quand il se sera assuré ces biens nécessaires à la vie.

Oui, sans doute ; et cependant c'est là, dans ce premier bonheur, que se dessine la voie où l'homme va se perdre. Pour avoir maintenu son existence, il a cru toucher la source de la vie. À cette source, il va s'attacher. À ce besoin immédiat : subsister, vont s'enchaîner, l'un après l'autre, tous ceux qu'engendre sa nature charnelle. Au pain de chaque jour, il ajoutera le pain de demain et si possible le pain de toujours. Et à mesure qu'il multipliera ses aises et son assurance, à mesure aussi croîtront les besoins de sa chair et de son coeur aveuglé. Il voudra satisfaire les goûts que l'aisance et bientôt le luxe, ne tarderont pas à multiplier. Il apprendra en même temps à compter avec les aléas de la fortune, et s'obstinera d'autant plus dans la recherche de ce qui petit, à ses yeux, maintenir et sauvegarder ce qui est le tout de sa vie.




C'est ainsi que, par leurs appétits insatiables, les hommes ont dressé un ordre social où les inégalités et les injustices foisonnent, où de nombreux humains vivent dans l'angoisse du lendemain, et par conséquent aussi dans la recherche passionnée des biens que les forts ou les habiles ont su s'assurer.

Serait-ce que ces forts et ces habiles ont touché le bonheur? Non pas, ils tremblent pour leurs biens, pour leur santé, pour leurs affections plus ou moins légitimes. Et les bonheurs, même limités, sont toujours compromis par l'instabilité de l'âme et de la vie. Comme l'a dit le poète : « La fleur charmante et parfumée se flétrit, et parfois la plus désirée se transforme en chardon hérissé, ou bien l'abeille, de son dard cruel, vient blesser la main qui l'a cueillie. » (BROWING.)

L'erreur initiale de l'homme apparaît dans sa tragique profondeur quand l'orage accumulé par les fausses démarches se déchaîne et que sa violence fait céder les digues qui semblaient établies à jamais. En quelques heures, les biens matériels et moraux sont anéantis. Atterré, pétrifié, l'homme n'a plus devant lui que les menaces les plus brutales, les perspectives les plus inhumaines. Il ne lui reste que l'existence, et son âme n'est plus qu'une misérable errante, sans garantie, sans protection, puisque tout ce qui l'appuyait s'est effondré sous le souffle d'une destruction sans exemple. En cherchant son bonheur, l'humanité a trouvé son désastre. Ce qui s'est déroulé si souvent sur le plan individuel, où la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie aboutissent à la ruine et à la mort, se déroule aujourd'hui sur le plan des nations, avec la violence que comporte la masse énorme des passions déchaînées.




« Fais lever sur nous la lumière de ta face, ô Éternel ! » Cette prière du Psalmiste ne jaillit-elle pas aussi de nos coeurs étreints par l'angoisse et par la douleur ! La lumière de ta face, ô Éternel ! Que nous puissions l'opposer à la face de l'humanité, ensanglantée, brutale, désespérée ! La lumière de ta face, ô Éternel ! que Jésus, ton Fils, a fait rayonner sur la terre et qui n'a été meurtrie que pour nous assurer ton pardon, briser nos coeurs de pierre et nous amener à Toi.

 

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Funérailles

Les disciples de Jean vinrent prendre son corps et l'ensevelirent, et ils allèrent l'annoncer à Jésus.
MATTHIEU XIV, 12

 

Le récit de la mort du Baptiste est d'une sobriété vraiment extraordinaire. Vous représentez-vous la montagne de papiers et d'articles qu'un événement pareil soulèverait de nos jours.

Sans doute, nous ne sommes pas, avec ce récit, au siècle de la presse où les nouvelles surgissent chaque matin de tous les points du monde. Mais c'est cela même qui est étonnant : à ne pas être journellement accablés par les nouvelles de la terre entière, il semble que les témoins du drame devaient être d'autant plus émus par un pareil crime. Or, le geste meurtrier d'Hérode semble n'avoir soulevé aucune protestation. Sans doute eut-il un retentissement dans les coeurs, mais soit par crainte., soit par impuissance, le petit peuple témoin de cet acte monstrueux garda pour lui sa douleur et son indignation.

Et voici que la dernière phrase du récit s'en détache avec une sobriété plus extraordinaire encore. Que de choses nous aimerions savoir ! Y eut-il une démarche auprès du tyran? Les disciples trouvèrent-ils le corps du Baptiste jeté comme une ordure au pied des murs de la citadelle? Dans quel état d'esprit recueillirent-ils les restes de la pauvre victime? Sur tout cela le récit se tait : « Les disciples de Jean vinrent prendre son corps et l'ensevelirent... puis ils allèrent l'annoncer à Jésus. » La première leçon que nous donnent les disciples se résume en un mot : agir. Encore faut-il s'entendre sur le sens de ce verbe admirable. L'histoire qui nous occupe nous contraint à préciser. Il y a bien des manières d'agir.

Il y a la manière d'Hérode, qui, par faiblesse, fait des choses criminelles. Par faiblesse, il a pris la femme de son frère. Par faiblesse, il a fait emprisonner Jean-Baptiste. Par faiblesse, il a fait un serment téméraire. Par faiblesse enfin, il dépêche un garde pour décapiter le prophète.

Il y a la manière d'Hérodias, qui fait des choses criminelles par mondanité. Par mondanité, à son mari Philippe, simple citoyen, elle préfère Hérode le Tétrarque. Par mondanité, elle redoute le prophète et jure sa perte. Par mondanité, elle fait d'une fête une abominable tragédie. Par mondanité, elle fait de sa fille une criminelle.

Il y a la manière de Salomé, qui participe au crime avec une inconscience désarmante. Elle danse, elle demande la tête de Jean-Baptiste avec la même insouciance du retentissement de ses actes. La tête livide d'un grand prophète est apportée sur un plat, donnée à la jeune fille, qui la porte à sa mère. Et cette horreur est accomplie par des personnages qui, peut-être, sont enviés pour leur richesse, et qui sait, pour leur mondanité.

Voici maintenant la manière des disciples: en face d'un événement terrible, mais qu'ils ne discutent point, ils font immédiatement ce qu'il faut faire...
D'un côté donc, des fantoches couverts de sang, dressés dans leur faste et dans leurs plaisirs, de l'autre côté des anonymes remplissant un devoir obscur et sacré. Deux groupes séparés par un abîme. Là ce qui brille, s'agite et fait de la poussière, et souvent de la mort, ici l'activité simple, régulière, ordonnée, obéissant au sentiment profond et sûr de la dignité de l'homme, en un mot qui dit plus encore, au sens de l'humanité.




Les disciples nous donnent une deuxième leçon qui tient tout entière dans un autre verbe, aussi grand que le premier; nous avons dit : agir, nous disons maintenant : se taire.

L'action silencieuse des disciples doit nous rendre attentifs à la vanité et au danger de tant de bavardages, de discussions, de récriminations, où si souvent nous perdons notre temps, aggravons nos amertumes, tout en excitant des passions qui ne font qu'ajouter aux détresses.
Le meurtre de Jean-Baptiste ! Quelle superbe occasion de soulever des colères et d'exploiter l'injustice ! Eh quoi ! Les voilà bien ces tyrans, ces vils jouisseurs, ces criminels, avec leur infâme corruption et leur odieuse inhumanité! Un pareil crime! Voilà qui va nourrir les conciliabules et fomenter la révolte !
Et ne vous hâtez pas de parler d'impuissance ou de veulerie ou de terreur ; il faut un courage tranquille pour réclamer les restes d'un homme assassiné dans de pareilles circonstances. Il faut une certaine maîtrise pour faire, sous le coup d'une émotion violente, le geste simple et digne d'ensevelir pieusement et sans vacarme le corps d'un maître vénéré. La veulerie eut été de se cacher. Le courage, c'est de faire ce qu'il faut, en imposant silence aux récriminations inutiles, pour être tout entiers à la solennité d'un deuil profond.

Ces hommes croyaient en Dieu et à sa justice. Ils n'ont point, dira-t-on, dénoncé l'infamie. Mais s'ils avaient crié au lieu d'agir, leur maître serait resté sans sépulture et ils auraient attiré sur leur peuple un redoublement de souffrances, car les Romains ne plaisantaient pas devant les séditions. Ils ont cru à Celui qui a dit: « À moi la vengeance, à moi la rétribution ! » Quelques années encore, et Hérode, chassé par ses maîtres, dépouillé de ses dignités, ira finir misérablement dans l'exil. Et aujourd'hui, après vingt siècles d'histoire, encombrée d'événements autrement considérables, l'infamie d'Hérode nous scandalise encore, tandis que pour notre bien l'attitude des disciples nous édifie en soulevant notre admiration.

Cette attitude répond à ce que le Seigneur réclame des siens : l'extraordinaire. Pour nous, l'extraordinaire, c'est le fait du jour imprimé en lettres grasses sur la manchette du journal. Or cela, c'est précisément l'ordinaire, le banal, et bien souvent l'inutile, le désordre, les violences. Et s'il y a des cadavres, on se les dispute, on se hisse sur leurs restes pour faire valoir sa théorie, ses récriminations, son parti. les calamités publiques se transforment en aubaines, on s'en saisit pour élargir les fissures et pour multiplier le désarroi.

Revenant aux disciples de Jean, fidèles et silencieux, saluons en eux les témoins utiles, les témoins extraordinaires, d'un ordre qui nous dépasse, qui nous juge et qui doit nous sauver.




Voici maintenant la troisième leçon que résume un troisième verbe aussi beau, aussi vaste que les deux premiers : se confier.
Ils allèrent l'annoncer à Jésus. Ce dernier trait est bien remarquable. Car les disciples de Jean, tournés vers l'ancienne alliance, comme leur maître, n'étaient point disciples de Jésus. Nous savons qu'ils restèrent en dehors de l'Église naissante. Pourquoi vont-ils au Nazaréen, alors qu'ils sont étrangers à sa prédication?

C'est sans doute que leur âme blessée pressentait en Jésus une force de compréhension qui leur serait comme un refuge. Leur démarche évoque la prophétie de leur maître, qui disait de Jésus : « Il a son van à la main et il nettoiera son aire. » Le Seigneur vanne les âmes comme le paysan vanne son blé. Un triage s'opère parmi nous, et les épreuves ont pour effet de conduire les uns au Sauveur, et de pousser les autres dans l'endurcissement. Lorsque nous sommes secoués par le malheur, notre coeur attentif aux désordres de la nature et du monde, se tourne vers la vie intérieure et spirituelle. C'est à ce mouvement que les disciples de Jean ont obéi, devinant qu'à côté de tant d'horreur, il y avait un point solide et clair, une porte ouverte sur l'espérance.
Et cet exemple de confiance nous est aussi précieux que celui de leur action, et que celui de leur silence. C'est cette confiance qui, dans tous les âges, accomplit une oeuvre de stabilisation, de compensation, de salut. Alors que les hommes aveuglés sèment le malheur et la misère, d'autres hommes, pieusement inspirés, portent courageusement le fardeau commun de nos détresses, et nous empêchent de sombrer dans le désespoir. Le crime des Hérode, des Hérodias et des Salomé du jour, est compensé par les disciples, souvent anonymes.) qui, eux, continuent à aller à Jésus-Christ. L'Église les nourrit du pain spirituel et les désaltère du breuvage de l'espérance. Ils font ici-bas ce qui doit être fait, ils imposent le silence aux doléances inutiles, et se confient au Sauveur.

 

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L'égoïste enfermé

 

L'égoïste est enfermé dans un cercle étroit où s'agitent ses ambitions et ses désirs, où ne pénètre que ce qui peut servir ses desseins.

Aux jours de la Passion du Sauveur, Anne, Caïphe, Pilate, Hérode, montrent tous une âme bloquée par le souci de conserver une situation. Anne et Caïphe ne pensent qu'aux intérêts de leur caste ; Pilate, qui a besoin de s'assurer des appuis, cherche l'amitié d'Hérode, et le flatte en faisant appel à son autorité ; Hérode, le plus vil d'eux tous, se promet une distraction de choix. Jésus seul reste fort et grand ; non pas impassible, non pas téméraire, fort et grand, parce qu'il rassemble un prodigieux courage pour obéir à Celui qui parle par sa bouche et qui veut sa fidélité.

Nous qui voyons Jésus-Christ à travers vingt siècles d'histoire où sa personne s'est parée d'un éclat croissant, nous ne devons pas oublier qu'aux yeux de ceux qui l'ont méconnu, il n'était qu'un errant sorti de la foule. Il n'avait ni manteau royal, sinon celui dont ont l'affubla par dérision, ni gardes du corps, sinon ceux qui devaient le conduire au supplice.
Cependant, nous frémissons devant l'aveuglement de ces grands personnages. Et l'attitude de Jésus devant le plus misérable d'entre eux nous étonne et nous confond. Il nous est dit qu'à toutes les questions d'Hérode, Jésus ne répondit rien.
Il a répondu pourtant à la syro-phénicienne, au centenier de Capernaüm, et même à ses pires adversaires, qui lui tendaient des pièges. Il est venu appeler à la repentance, non les justes mais les pécheurs, proclamer l'amour de Dieu, la miséricorde du Père; et quand Hérode l'interroge, il garde le silence !
C'est que, pour l'heure, Jésus et Hérode appartiennent à des mondes essentiellement différents. Pourquoi répondre à des questions qui sont sans rapport avec la question véritable?

Prenons-y bien garde ! Il y a là un avertissement pour ceux qui, sans être comme Hérode, ni vils ni criminels comme lui., lui ressemblent pourtant en cherchant chez Jésus un faiseur de miracles. Ils en veulent à la religion de ne pas leur apporter ce qu'ils en attendent, et croient pouvoir mépriser le Christ qui ne transforme pas les choses à leur gré. Ils ne voient pas que leurs vues égoïstes sont totalement opposées à l'action divine, ils escomptent des miracles réjouissants que Dieu n'accordera jamais. Et ils s'en vont répétant que Jésus ne leur dit rien, que la religion ne sert de rien. Ne devraient-ils pas s'inquiéter gravement d'être aux côtés d'Hérode? Et n'est-ce pas une chose alarmante que ce silence de Jésus, puisque, lorsque Jésus se tait, c'est encore pour lui une manière de parler !

Jésus se tait devant Hérode parce qu'il le cherche. Le silence est parfois le plus puissant des appels. Lorsqu'après une grave faute, l'enfant sent le long regard de sa mère pose sur lui, regard plus pénétrant que des paroles, ne sent-il pas fondre sa résistance et son endurcissement? Le méchant n'est-il jamais vaincu par les reproches muets de sa victime?
Hérode est léger, blasé, il a oublié ses crimes, il est sans remords ; quel appel que ce regard silencieux pose sur lui ! Hérode, réfléchis ! Hérode, souviens-toi ! Tu veux que ce prophète t'intéresse par quelque prodige, est-ce là tout ce que tu peux attendre de lui ?

Ne sais-tu pas que jamais homme n'a parlé comme cet homme? Et que, s'il est là, devant toi, c'est qu'il a osé attaquer de front l'enseignement des puissants du jour? Hérode, réfléchis ! Tu sais qu'on veut la mort de cet homme; on ne met pas un homme à mort pour des miracles ! Hérode, n'es-tu pas troublé par ce silence? Hérode, celui qui se tait parlera, quand il sentira que tu rentres en toi-même et que ton coeur donne quelque signe de renouveau !
Hérode a compris, mais n'a point écouté. Il s'est raidi contre le trouble qui aurait dû le gagner. Il se trahit en changeant d'attitude. Il traite Jésus avec mépris, et se hâte de le renvoyer à Pilate. Hérode a compris la voix du silence, et de peur d'être vaincu, il a coupé court a la conversation.

Ceux qui disent: « Jésus ne me dit rien », sont-ils certains de ne rien entendre? Le silence de Jésus correspondrait-il à sa défaite? Quoi! le Christ a bouleversé l'histoire et le monde, il a rallié les plus nobles esprits, son nom est dans toutes les bouches pour le bénir ou pour le maudire, et l'on serait autorisé a dire : « Jésus ne me dit rien ! »

À qui cultive ou affecte l'indifférence, il est bien difficile de poursuivre sa carrière sans se décider pour ou contre le Christ. Et qu'importe les attitudes? On ne cache pas son coeur à Dieu, et l'heure vient où après avoir été aux côtés d'Hérode à qui Jésus ne répond rien, l'indifférence conduit aux côtés d'Hérode moqueur et persécuteur.
Hérode a entendu parler de Jésus, mais il le voit pour la première et dernière fois, et n'entendra pas même le son de sa voix. Face à face avec le messager de la miséricorde dont son âme criminelle a si grand besoin, il n'aperçoit qu'une chose, que cet homme le gêne, et qu'il a, lui, le pouvoir de lui faire expier le singulier malaise où il a été plongé. Ce coeur avili s'enferme encore plus étroitement dans sa sinistre solitude. Grave exemple pour qui recule devant la vérité salutaire, alors qu'elle nous invite à briser le cercle où l'âme est emprisonnée.

Jésus écouté, c'est le cercle qui s'ouvre, le regard qui se prolonge, et qui découvre avec ravissement le mystère des décrets de Dieu pour le salut des hommes, égarés loin de la lumière de la vie.

 

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L'appel du désert
MATTHIEU XI, 7-11

 

Le désert ! Pour nous, Occidentaux, c'est la stérilité, la menace de la faim, de la soif et de la mort. Pour les Israélites, c'était cela, et c'était encore bien autre chose. Après avoir quitté la Chaldée, Abraham, le Père des Croyants, était devenu fils du désert. C'est au désert que Jacob avait renouvelé son alliance avec Dieu. C'est au désert que plusieurs prophètes ont renouvelé leur vocation. Ce lieu de détresse et de privations, Israël le peuplait de grands souvenirs : épreuves, délivrance et révélations.

Le désert ! Israël en prend parfois le chemin, lorsque quelque apparition extraordinaire, comme celle du Baptiste, l'y appelle ou lorsque, entraîné par la ferveur, il suit les traces du Sauveur lui-même.

Le désert devient ainsi le symbole de l'exceptionnel, de ce qui rompt le train ordinaire de la vie. Arraché au terre à terre, Israël regarde, Israël écoute. Il prête l'oreille aux voix qui lui parlent de sa destinée, il lève les yeux vers des horizons meilleurs, jusqu'à ce que, rappelé par les nécessités de l'existence, il reprenne la chaîne de ses habitudes.

« Qu'êtes-vous allé voir au désert? » La question du Seigneur retentit jusqu'à nous, mais si ce n'est plus le désert géographique qu'elle évoque, c'est encore l'exceptionnel. C'est tout ce qui, au cours de l'existence, vient réveiller dans nos âmes les graves questions de la vie, de la mort, de notre sort et de notre destinée. Quelle que soit la force des habitudes, et quelque empressement que nous apportions à chasser l'éternel souci, il y a toujours des événements pour nous ramener au désert, c'est-à-dire pour nous plonger dans l'effroi ou nous rafraîchir de quelque noble espérance.
L'effroi nous saisit quand nous sentons tout à coup la fragilité de ce qui faisait notre assurance ; et l'espérance se lève aussi, lorsque, face à face avec notre destin, nous percevons la grande Présence qui s'affirme dans le silence et dans la solitude. Lorsque les voix de la terre se taisent momentanément pour nous, une autre voix nous parle que nous ne voulons pas toujours écouter, et qui, comme le désert pour Israël, nous apporte des révélations salutaires.

« Qu'êtes-vous allé voir au désert? » Vous qui vous donnez tant de peines pour vous libérer de la chaîne des heures et des jours, pour vous distraire des obligations qui pèsent sur votre vie, qu'êtes-vous allé voir au désert? Vous que la maladie a arraché pour un temps, pour un long temps peut-être, à votre comptoir, à votre bureau, à votre travail, et qui sait? à votre famille, vous qui avez eu la visite exigeante et isolante de la douleur, qu'êtes-vous allé voir au désert? Et vous que le deuil a frappé, qui avez vu la mort mystérieuse emporter quelque être cher, vous dont elle a secoué la torpeur, qu'êtes-vous allé voir au désert? Et vous qui avez vécu ces moments si émouvants de la vie familiale, ou le premier-né vient au monde, où l'aïeul décline et s'en va, ou bien ces orages qui s'appellent les épreuves, ou ces cheminements vers la solitude qui proviennent des malentendus tenaces et parfois irrémédiables, qui nous font mesurer par moment le terrible isolement où Jésus s'est avancé vers la croix, dites, qu'êtes-vous allé voir au désert?

 

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Soucis

 

Ne vous mettez point en souci en disant : « Que mangerons-nous? Que boirons-nous? De quoi serons-nous vêtus? Votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses. » Ces paroles ont été prononcées sur cette terre et pour cette terre.

Nous avons tendance à lire les récits bibliques au travers d'un voile brillant qui leur enlève l'amère saveur de la réalité. C'est ainsi qu'on a parlé très poétiquement de l'idylle galiléenne, du ciel galiléen, des douceurs de la vie palestinienne, comme si le ciel galiléen était garanti contre les sombres nuées, contre la grêle et la foudre, comme si la terre palestinienne n'exigeait ni travail ni sueurs. Tout cela est absurde, plus qu'absurde, blasphématoire.
Quand Jésus de Nazareth parle, ce n'est pas dans un cercle d'archanges ou dans les campagnes éternellement fleuries des champs élyséens. Jésus parle à des paysans, à des artisans, à des pêcheurs, aux mains fatiguées et déformées par la peine, sous un ciel comme le nôtre, d'où tombent les rayons et les ombres, les pluies bienfaisantes et les orages dévastateurs.

Ensuite Celui qui parle, ce n'est pas le Seigneur évoqué par saint Paul, vivant en forme de Dieu, ou plutôt c'est bien le même, mais dans les jours de sa chair, alors qu'il s'est anéanti lui-même, prenant la forme de serviteur, et devenant semblable aux hommes. Il ne faut pas que la gloire du Rédempteur nous rende aveugles, lorsqu'il s'agit de considérer ce qu'il a accepté d'être et d'accomplir pour nous. N'est-ce pas le lieu de rappeler le mot de Pascal: « Jamais homme n'a eu tant d'éclat, jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout cette éclat n'a servi qu'à nous, pour nous le rendre reconnaissable, et il n'en a rien eu pour lui ! »

Seulement, et c'est là le fait essentiel, lorsque Jésus parle, sur la terre malheureuse et maudite, il y a un lieu, un seul, où Dieu règne sans partage, et ce lieu, c'est le coeur de Jésus-Christ. Et ce règne de Dieu dans le coeur de Jésus-Christ, ce n'est pas une vue générale de l'esprit, une contemplation de l'âme, c'est une obéissance active que rien ne suspend ni n'arrête, ni la solitude, ni les menaces, ni la croix, ni la mort. Et parce qu'il obéit, il a confiance. Il sait que le Père est attentif aux besoins de ses créatures. Jésus veut qu'avec lui, aimant Dieu comme lui, servant Dieu comme lui, nous ne soyons pas entravés par des recherches qui ne sont pas notre affaire. Notre affaire, c'est ce pourquoi Dieu nous a crées ; les autres choses dépendent de Dieu et ce qui dépend de Dieu ne manquera jamais.

Si l'exhortation de Jésus est fondée, et nous croyons qu'elle l'est, notre humanité est bien malade, et paie cher son impiété.
Le mal est essentiellement désorganisateur et destructeur. Le mal, c'est la désobéissance, et la désobéissance, c'est le péché. Dès qu'un premier devoir est violé, tout le devoir est mortellement frappé. Dieu désobéi, c'est l'existence de la créature bouleversée, c'est le renversement des conditions de vie, et c'est notre surprise, et peut-être notre scandale, devant la déclaration du Sauveur: «Ne vous mettez pas en souci! »

Nous avons de la peine à accepter une attitude qui va à l'encontre de ce que nous croyons être notre premier devoir. Nous oublions que le premier péché a faussé nos relations avec Dieu et avec la création elle-même. Les besoins de la vie physique et charnelle, une fois mis au tout premier rang, s'engendrent les uns les autres avec une telle fécondité, qu'ils repoussent Dieu toujours plus hors de l'horizon, et que l'homme, devenu l'esclave des choses, sombre dans la méfiance et dans la peur.




On peut voir chez Jésus-Christ la puissance de la confiance, fille de l'obéissance.

La nature n'a pour lui nul terrifiant mystère. Il est vrai que pour nombre d'hommes, le monde est matière à exploitation, que le Sphynx-Nature n'intéresse pas leur intelligence barbare : faire argent de tout en détruisant tout. Jésus commande au vent et à la mer, et s'il voit les désordres qu'au travers de l'homme, le péché a mis dans les choses, il sait que celui qui sert Dieu n'a rien à redouter de la Création. En présence des maux amenés par le péché, il fait partout figure de compensateur; il redresse, il apaise, il console., il guérit. Il restaure la nature abîmée, il rend la vue aux aveugles, les boiteux marchent, les paralytiques s'en vont chargés de leur grabat. Il chasse les démons, il rend la confiance aux âmes éplorées, à ceux qui sont vaincus par son amour, il dit: « Vos péchés vous sont pardonnés »

La foule le presse à cause du rayonnement de sa parole et de ses actes les inquiets, les abattus goûtent près de lui quelque chose de cette confiance qui leur manque. À sa voix, une chaleur vivifiante gagne leur âme désenchantée, et si bientôt cette chaleur les quitte, c'est qu'ils n'ont pas le courage d'aller jusqu'au bout, de se donner à Dieu, pour toucher eux-mêmes à la source de la confiance inaltérable.




Peut-être quelqu'un se dit-il: Tout va bien jusqu'ici, mais la suite ! L'abandon des foules, l'incompréhension des disciples, la colère des chefs du peuple, la Passion, la Croix! Mais ne voit-on pas que cette suite porte a son maximum la confiance de Jésus au Père, et le pouvoir régénérateur de cette confiance pour ceux qui, au cours des siècles, ont regardé et regarderont au Sauveur? Où voyez-vous que cette confiance de Jésus en son Père ait été trompée? Jésus a souffert une grande contradiction de la part des pécheurs, mais cette contradiction, il l'a prévue, il n'a pas renoncé a cause d'elle, parce que sa nourriture était de faire la volonté de Celui qui l'a envoyé. Il a obéi jusqu'à la mort, confiant dans les desseins de Dieu, c'est pourquoi « Dieu lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux et sur la terre, et que toute langue confesse que Jésus est le Seigneur, a la gloire de Dieu le Père ! »

 

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La paix et la guerre

 

Les peuples, à peu d'exceptions près, ont un grand amour de la paix. Ils se résignent à la guerre, lorsque leur existence est en jeu, et qu'ils sont bien persuadés de la justice de leur cause. Et les guerres actuelles sont si désastreuses, elles entraînent tant de cruautés et de souffrances, qu'elles sont un défi à la raison et qu'on reste stupéfait devant les forces morales dont l'homme reste pourvu.

Il est vrai que ces forces n'apparaissent que sous l'empire de la nécessité. Comme la paix serait radieuse et féconde si l'homme mettait à son service la vigilance, la consécration, et les sacrifices qu'il consent pour le salut de la patrie 1 Aussi certains esprits vont-ils jusqu'à soutenir que la guerre a sa fécondité et qu'elle est nécessaire à la marche de l'humanité.
Sans doute, disent ces cyniques, la paix a ses avantages indéniables. Elle permet cette activité qui donne à l'homme la satisfaction de multiples désirs. Le laboureur conduisant sa charrue est un juste symbole de la paix nourricière, autorisant le déploiement des travaux utiles, facilitant les échanges, embellissant la vie. Mais la guerre n'arrête ces activités que pour en susciter de nouvelles. Elle contraint à l'équilibre des forces humaines, et met en oeuvre certaines qualités, qui, dans les temps de paix, risquent de s'atténuer au point de disparaître. L'homme y rapprend le dévouement et l'héroïsme. Il trouve, dans plusieurs domaines, des perfectionnements qu'une longue paix aurait certainement retardés et peut-être compromis à jamais. Dans la guerre, la technique marche à pas de géant, et la paix profite plus tard de progrès considérables engendrés par une nécessité qu'elle ne connaît pas.

Ces considérations sont presque incontestables. Les conclusions qu'on en tire nous paraissent bien téméraires. Faire de la guerre une nécessité, lui accorder une place inévitable dans le rythme de la vie humaine, nous semble un blasphème; autant dire tout de suite que la guerre est une fatalité, dont l'Auteur de la vie est seul responsable !

Il est facile de rétorquer que si la guerre nous vaut quelques progrès d'ordre technique, et l'emploi de certaines qualités, dont il n'est pas démontré qu'elles soient sans emploi dans la paix, elle nous vaut aussi et surtout des régressions nombreuses et funestes : la destruction de la terre et de ses productions, la destruction des biens matériels, la destruction des hommes et le plus souvent des meilleurs, et tout ce qui s'en suit nécessairement: deuils, mutilations, désespoirs et haines sans rémission.




La paix qu'on exalte avec raison n'est pas, il faut bien le reconnaître, sans danger ni reculs. Et cela nous fait dire que si la guerre est une violence condamnée par l'Évangile, la paix qu'on lui oppose n'est souvent qu'une caricature. Dans ce monde, entre la guerre et la paix, il n'y a le plus souvent qu'une différence de degré. Désarmer les peuples pour tuer la guerre restera une utopie tant qu'il y aura ces dissensions que la paix maintient entre les individus, et qui de proche en proche, préparent de nouveaux et plus terribles conflits. La paix de ce monde ne voit pas le choc des armées, mais elle connaît d'autant plus le choc des égoïsmes, des partis et des passions.

Lorsque Jésus promet la paix aux siens, il s'y reprend par trois fois. Il éprouve le besoin de préciser, devant les conditions de la vie ici-bas, la nature de la paix qu'il apporte, et qui est Sa paix.
« Je vous laisse la paix ». Mais les disciples vont vivre des jours tragiques. La Croix sera dressée... puis viendront les responsabilités périlleuses. Aussi Jésus reprend-il : « Je vous donne ma paix. » Cette paix leur viendra de lui et de lui seul. Qu'ils se gardent de l'attendre des événements. Elle ne ressemble point à l'image qu'ils seront tentés d'en faire... Et il insiste une troisième fois : « Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. » Il souligne ici une différence essentielle. Qu'ils n'aillent pas confondre le don du ciel avec les tristes accommodements du monde ! Bientôt ils seront pris dans la tourmente et par la tentation : la paix pourra leur être offerte à un certain prix. L'attrait d'un si grand bien, pour qui voit se dresser les résistances menaçantes, pourra les inciter à renoncer à la tâche, par gain de paix! Car la paix, le monde la donne aux lâches, aux habiles, aux victorieux.

Jésus réserve la sienne aux simples, aux humbles, aux vaincus qui lui restent fidèles, préférant à tout, Dieu, sa vérité, son amour. Paix singulière, plongeant dans les résistances, les complications, les sacrifices et les douleurs. Paix divine, qui donne aux témoins de tous les temps une force qui confond le monde, et qui seule travaille pour ruiner un jour les sanglants conflits de la terre.

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