Les propos impies, les blasphèmes ne sont
souvent qu'une croûte épaisse et
répugnante recouvrant un mal qui ne peut pas
guérir.
« Nous autres, s'écriait un
buveur que son pasteur exhortait à changer
de vie, nous autres on a le coeur dur ! » Et
ce disant, il frappait sa poitrine de son poing
fermé. Puis, après un court silence,
et d'une voix toute changée : « Mais le
coeur à pleurer n'est pas bien loin!
»
Émouvant aveu, aveu
révélateur! Le pasteur ne put
l'oublier. Et depuis, plus d'une fois, il a vu des
fronts obstinés se détendre et se
courber, sous l'action d'une parole fraternelle,
des bouches amères cesser leurs invectives,
et couler les larmes, comme un flot jaillissant du
roc où il était emprisonné et
qui semble chanter sa joie d'arriver enfin à
la douce lumière du jour.
Les principes et les convictions que nous
affichons peuvent n'être que des
vêtements d'emprunt cachant le seul vrai
moteur de la vie. Ce qui fait notre dignité
ou notre bassesse, c'est ce que nous aimons.
L'homme vaut ce que son coeur vaut, ce qui vit au
plus profond de son être. Peu importe que
l'existence ait l'apparence du bonheur ou celle du
malheur, qu'elle finisse dans le succès ou
dans l'obscurité. La valeur d'une âme
n'est pas même dans les maux qu'elle a
soufferts, car les méchants comme les justes
connaissent les privations et la douleur. Elle est
dans la force déployée à
supporter et à surmonter ce que la plupart
des hommes redoutent, et cherchent à
esquiver, et, dans leur impuissance, finissent par
accepter avec une morne résignation.
Le coeur, cet élément
dominateur de la vie, serait-il intangible et
inabordable comme la nappe d'eau souterraine que la
source révèle, mais que nous ne
pouvons atteindre? Nous canalisons la source, la
conduisons dans un certain sens, mais nous n'en
changeons pas la nature.
« Va, dit l'Ecclésiaste,
comme ton coeur te mène et selon le regard
de tes yeux, mais sache que pour toutes ces choses,
Dieu t'appellera en jugement! »
Cela veut dire que le
coeur n'est pas libre d'aimer ce qui lui
plaît, ou plutôt que ce coeur,
crée pour certaines fins, ne peut pas sans
de graves dangers s'abandonner à ses
penchants naturels.
Le coeur est création de Dieu, il
a des besoins sans limites. C'est ce qui fait, de
la religion, le besoin irrépressible quoique
souvent défiguré ; c'est ce qui
alimente la plainte éternelle de l'homme,
l'inspiration dernière et suprême de
l'Art et de la Poésie. Sa force
d'attachement est insatiable et se montre jusque
dans les formes les plus dévoyées de
l'affection. Il est vrai qu'il n'y trouve que
malheur indicible ; qui suit le penchant de sa
nature n'est jamais satisfait ; il est
déçu, volé, mais il s'obstine
souvent dans son erreur dont il aperçoit
d'autant moins la duperie qu'elle est voilée
par la force accrue de son désir.
Tel est le sort tragique de l'homme
naturel. Il porte en lui un désir
illimité, et s'attache à des objets
caducs et périssables. Qui se voue aux
plaisirs devient leur esclave; il le devient
d'autant plus que le plaisir déserte son
chemin.
Semblable au fourbe qui ne livre ses
intentions qu'une fois arrivé à ses
fins, le monde retire toute joie à celui qui
s'est donné à son service. Il lui
inflige toutes les hontes et toutes les
dégradations. Le voluptueux descend
l'échelle des jouissances charnelles, tombe
dans le vice, sombre dans la perversion, jamais
assouvi, et toujours plus incapable de goûter ses
infâmes plaisirs. L'avare livre tout, ses
affections les plus pures, sa santé, sa vie
même, à son dieu.
Si nous sortons de ces régions
ténébreuses où la folie du
péché nous apparaît dans sa
tragique intensité, si nous
considérons des recherches plus dignes de
l'homme, nous aboutissons à la même
impasse ; l'abîme s'ouvre toujours entre le
coeur et l'objet qui prétend l'occuper. Les
êtres que nous chérissons, la mort
nous les prend, et si ce n'est pas la mort, ce sont
des événements parfois pires que la
mort elle-même, les trahisons, les abandons
inexpliqués, les ruptures de liens
sacrés et leurs incurables blessures. Quoi
que le coeur puisse aimer ici-bas, il voit
tôt ou tard l'objet de son amour
s'éloigner et pâlir, quand les signes
de sa propre fin lui font rudement sentir
l'éternelle misère de l'homme «
borné dans sa nature, infini dans ses voeux
».
« La parole de Dieu est vivante et
efficace, plus tranchante qu'une épée
a deux tranchants; elle pénètre
jusqu'à la division de l'âme et de
l'esprit, jusque dans les jointures et dans les
moelles. Elle juge les sentiments et les
pensées du coeur. » Elle les juge et,
les jugeant, les transforme. Elle aborde ce coeur
inabordable et l'ouvre à l'Esprit.
L'Évangile change le coeur et
c'est le plus beau de tous les messages, puisque,
en changeant le coeur il change forcément la
vie.
Nous ne sommes plus les prisonniers du
passe, de ce qu'il a fait croître en nous ;
notre coeur a trouvé l'objet digne de son
amour sans limite et devient enfin ce pourquoi Dieu
l'a créé, le moteur de la vraie vie,
de la vie éternelle.
Ce n'est pas dans les cités
fiévreuses que l'on perçoit le plus
la puissance de la vie, et par contraste la
désolation de la mort. Pour dépeindre
celle-ci, le prophète Jérémie,
qui vivait à la ville, transporte ses
lecteurs en pleine campagne. « On n'y entend
plus la voix des troupeaux, les oiseaux du ciel et
les bêtes ont disparu. »
Au sein d'une nature que l'homme
exploite sans la détruire,
l'exubérance de la vie nous saisit., et son
mystère nous apporte une sorte de
consolation. Nous y sentons mieux aussi à
quel point la mort blesse nos plus profonds
désirs.
C'est le soir, la nuit s'approche,
environnée de silence. Un oiseau
attardé traverse le ciel à
tire-d'aile. Dans la clairière, au sein de
la forêt, il semble que tout va s'endormir.
Et voici que dans les buissons, dans les hautes
branches, des bruissements inattendus se font
entendre. Bientôt la grenouille verte lance son
cri qui semble une
goutte
sonore, puis, à mesure que tombe la nuit, le
chant de la hulotte, le glapissement du renard nous
avertissent que la lutte du jour se poursuit dans
l'ombre ; les bêtes vont à leur
pâture et à leur destin. Et l'homme,
alors qu'il rêvait et goûtait le
silence, a l'intuition de la vie qui ne
connaît pas nos alternances d'action et de
repos, de veille et de sommeil.
C'est là-haut, dans la montagne,
le troupeau apparaît dans le brouillard et
salue la présence de l'homme par de longs
mugissements. Les bêtes s'approchent et leur
voix se mêle aux sons de leurs clochettes et
aux appels des bergers. Un cor retentit dans la
vallée, un autre cor lui répond, et
la joie de vivre semble gagner jusqu'au torrent qui
gronde au fond de la gorge. Le coeur du voyageur se
gonfle d'une émotion saine et forte, et son
chant s'élève dans le sublime
spectacle de la vie.
Partout où la terre donne son
fruit, partout ou paissent les troupeaux paisibles,
partout où elles est foulée par les
bêtes tantôt vaillantes tantôt
furtives, partout où le ciel est rayé
d'ailes rapides ou majestueuses, l'homme se sent
porté par le flux de la vie souveraine. Et
d'instinct son coeur monte vers le Dieu
caché, Créateur des cieux et de la
terre.
Mais devant la montagne
désertée, devant la forêt
dévastée, dans le silence terrible
des champs abandonnés et
des demeures renversées, quand les forces de
la mort elle-même sont suspendues parce
qu'elles sont sans objet, l'homme tremble, il a
peur, il est seul, et il comprend la sombre douleur
du prophète et le poids de sa menace :
« On n'entend plus la voix des troupeaux, les
oiseaux du ciel et les bêtes ont disparu !
»
Le coeur de l'homme est comme la nature au sein
de laquelle il apporte sa force et sa faiblesse.
Comme la nature, il a son sol et son ciel, il est
peuplé de pensées et de
désirs, et souvent, comme la nature, il
apparaît à la fois glorieux et
misérable. Il est tour à tour riant
et désolé, riche de promesse ou
livré à l'abandon. De beaux oiseaux
qui sont ses meilleures pensées
évoluent dans son ciel, mais il arrive aussi
que ce ciel soit comme un ciel polaire où
d'épaisses nuées s'amoncellent dans
une interminable nuit.
Il semble qu'il ait aussi ses saisons,
où se succèdent la vie et la mort.
À son printemps et dans son
été, il est comme une campagne
bénie, où les troupeaux vont et
viennent, où les arbres et les champs
portent les promesses que son automne
réalisera peut-être, car il arrive
qu'il soit tout à coup frappé, comme
la terre dont parlait le prophète : «
On n'y entend plus la voix des
troupeaux, les oiseaux du ciel et les bêtes
ont disparu. »
Hélas ! Il y a des âmes qui
ne sont plus que des cimetières. Il y a des
coeurs qui font penser à ces lieux
ravagés par la guerre, parce que les
passions funestes semblent y avoir tout
détruit. Et lorsque le sacrilège
achève l'oeuvre mortelle des passions, il
n'y a plus même de ciel pour eux, la source
de l'espérance est tarie à
jamais.
Il y a des coeurs moins ravages, mais
aussi totalement vides, coeurs demeurés dans
la puérilité première, et qui,
comme les enfants avec leurs jouets, ne s'amusent
et même ne s'intéressent qu'à
cette écume légère de la
civilisation, où l'artificiel, sous mille
formes, tient lieu des vrais biens qu'on n'a ni la
force ni le goût d'acquérir. C'est
pour ces coeurs-là que semblent faites les
grandes catastrophes qui ruinent le monde et le
ramène à la recherche
nécessaire, parce que vitale, des
nourritures les plus vulgaires et des friperies les
plus repoussantes. Mais une vie, même
misérable, vaut mieux que la mort, si elle
nous ramène enfin à peupler notre
âme de ces trésors que n'atteignent ni
la rouille ni les voleurs.
L'homme fait souvent, des dons qu'il a
reçus, un si détestable emploi qu'il
lui arrive de se juger plus malheureux que les
bêtes. Ce qui devait faire sa gloire fait son
malheur, il se déteste lui-même, et
s'emploie de son mieux à parachever sa
ruine.
Mais à côté de tant
de raisons qu'à l'homme de s'élever
contre l'homme, il en est une qui le
réconcilie avec ses frères, et c'est
le pouvoir d'aimer. Pouvoir merveilleux, qui
transfigure tout, les êtres et les choses,
qui rend attrayant le train de la vie, même
le plus dur, qui donne une beauté aux
circonstances les plus dénuées
d'intérêt, et qui relève
l'homme le plus bas tombé, dès qu'il
est gagné par un attachement
désintéressé.
Les âmes sèches, les
âmes envieuses, malgré tout ce qui
peut leur être départi, restent des
âmes laides et sans rayonnement. Mais
dès qu'elles sont touchées par l'aile
de l'amour, elles montent d'un degré dans
l'échelle de la vie, et la porte longtemps
fermée s'ouvre par où la sympathie
peut exercer son action bienfaisante.
Sortez de l'histoire humaine,
individuelle ou collective, le pouvoir d'aimer, et
vous n'avez plus qu'un conflit odieux et
inexplicable d'appétits sans
intérêt et d'ambitions sans objet.
Mais voici l'amitié; si pauvre
que l'on soit, bien rares sont les vies qu'elle
n'embellit pas de tout son pouvoir de
réconfort et de consolation. Heureux qui
peut dire : « Ce coeur bat à l'unisson
du mien, sa pensée et ses sentiments
rencontrent mes sentiments et ma pensée, son
travail va dans le même sens que mon travail.
Rien de ce qui peut distinguer notre sort
particulier ne nous empêche de gravir les
mêmes pentes ; si elles ne sont pas sur le
même versant de la montagne, elles conduisent
au même sommet.» Et voici l'amour,
puissance enchanteresse qui verse dans la plupart
des existences un charme tantôt enivrant,
tantôt cruel, mais qui confère au
coeur qu'il a touché une grandeur d'autant
plus émouvante qu'elle est plus
discrète, et qui parfois le soulève
d'une telle force que les hommes y ont cru voir le
jeu d'une terrible fatalité. Et voici les
attachements incomparables de la famille où
se répand l'inépuisable tendresse de
l'épouse et de la mère, où se
fixent les plus doux intérêts de
l'homme, ou les coeurs apprennent à s'ouvrir
sans se blesser. Ah ! si l'on pouvait écrire
l'histoire de l'humanité en ne tenant compte
que de son pouvoir d'aimer, si l'on ne
retraçait que les hauts faits de
l'amitié fidèle, des amours purs et
durables, des dévouements maternels et des
filiales tendresses, comme elle serait belle cette
histoire, et comme,
à la contempler, on deviendrait promptement
meilleur.
Si la tendresse de Jacob pour sa Rachel
nous touche encore, si l'amitié de David et
de Jonathan a traversé les siècles,
si la fidélité d'une Antigone s'est
élevée à la hauteur d'un
symbole, c'est qu'il y a autre chose en ce monde
que le pouvoir d'aimer. Il y a toutes les formes du
mal qui nous valent aussi toutes nos douleurs. Mais
voici, au-dessus du mal lui-même, il y a
quand même l'amour, le plus grand, le plus
sublime de tous les amours. N'y a-t-il pas une
gravité singulière et comme un regret
et presque un remords, dans la manière dont
l'Évangéliste introduit un des
derniers actes du Sauveur : «Jésus qui
avait aimé les siens dans le monde, les aima
jusqu'à la fin ! »
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