Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE COEUR

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Un homme dur

 

Les propos impies, les blasphèmes ne sont souvent qu'une croûte épaisse et répugnante recouvrant un mal qui ne peut pas guérir.

« Nous autres, s'écriait un buveur que son pasteur exhortait à changer de vie, nous autres on a le coeur dur ! » Et ce disant, il frappait sa poitrine de son poing fermé. Puis, après un court silence, et d'une voix toute changée : « Mais le coeur à pleurer n'est pas bien loin! »

Émouvant aveu, aveu révélateur! Le pasteur ne put l'oublier. Et depuis, plus d'une fois, il a vu des fronts obstinés se détendre et se courber, sous l'action d'une parole fraternelle, des bouches amères cesser leurs invectives, et couler les larmes, comme un flot jaillissant du roc où il était emprisonné et qui semble chanter sa joie d'arriver enfin à la douce lumière du jour.

 

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Le coeur insatiable

 

Les principes et les convictions que nous affichons peuvent n'être que des vêtements d'emprunt cachant le seul vrai moteur de la vie. Ce qui fait notre dignité ou notre bassesse, c'est ce que nous aimons. L'homme vaut ce que son coeur vaut, ce qui vit au plus profond de son être. Peu importe que l'existence ait l'apparence du bonheur ou celle du malheur, qu'elle finisse dans le succès ou dans l'obscurité. La valeur d'une âme n'est pas même dans les maux qu'elle a soufferts, car les méchants comme les justes connaissent les privations et la douleur. Elle est dans la force déployée à supporter et à surmonter ce que la plupart des hommes redoutent, et cherchent à esquiver, et, dans leur impuissance, finissent par accepter avec une morne résignation.

Le coeur, cet élément dominateur de la vie, serait-il intangible et inabordable comme la nappe d'eau souterraine que la source révèle, mais que nous ne pouvons atteindre? Nous canalisons la source, la conduisons dans un certain sens, mais nous n'en changeons pas la nature.
« Va, dit l'Ecclésiaste, comme ton coeur te mène et selon le regard de tes yeux, mais sache que pour toutes ces choses, Dieu t'appellera en jugement! »
Cela veut dire que le coeur n'est pas libre d'aimer ce qui lui plaît, ou plutôt que ce coeur, crée pour certaines fins, ne peut pas sans de graves dangers s'abandonner à ses penchants naturels.

Le coeur est création de Dieu, il a des besoins sans limites. C'est ce qui fait, de la religion, le besoin irrépressible quoique souvent défiguré ; c'est ce qui alimente la plainte éternelle de l'homme, l'inspiration dernière et suprême de l'Art et de la Poésie. Sa force d'attachement est insatiable et se montre jusque dans les formes les plus dévoyées de l'affection. Il est vrai qu'il n'y trouve que malheur indicible ; qui suit le penchant de sa nature n'est jamais satisfait ; il est déçu, volé, mais il s'obstine souvent dans son erreur dont il aperçoit d'autant moins la duperie qu'elle est voilée par la force accrue de son désir.
Tel est le sort tragique de l'homme naturel. Il porte en lui un désir illimité, et s'attache à des objets caducs et périssables. Qui se voue aux plaisirs devient leur esclave; il le devient d'autant plus que le plaisir déserte son chemin.
Semblable au fourbe qui ne livre ses intentions qu'une fois arrivé à ses fins, le monde retire toute joie à celui qui s'est donné à son service. Il lui inflige toutes les hontes et toutes les dégradations. Le voluptueux descend l'échelle des jouissances charnelles, tombe dans le vice, sombre dans la perversion, jamais assouvi, et toujours plus incapable de goûter ses infâmes plaisirs. L'avare livre tout, ses affections les plus pures, sa santé, sa vie même, à son dieu.

Si nous sortons de ces régions ténébreuses où la folie du péché nous apparaît dans sa tragique intensité, si nous considérons des recherches plus dignes de l'homme, nous aboutissons à la même impasse ; l'abîme s'ouvre toujours entre le coeur et l'objet qui prétend l'occuper. Les êtres que nous chérissons, la mort nous les prend, et si ce n'est pas la mort, ce sont des événements parfois pires que la mort elle-même, les trahisons, les abandons inexpliqués, les ruptures de liens sacrés et leurs incurables blessures. Quoi que le coeur puisse aimer ici-bas, il voit tôt ou tard l'objet de son amour s'éloigner et pâlir, quand les signes de sa propre fin lui font rudement sentir l'éternelle misère de l'homme « borné dans sa nature, infini dans ses voeux ».

« La parole de Dieu est vivante et efficace, plus tranchante qu'une épée a deux tranchants; elle pénètre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, jusque dans les jointures et dans les moelles. Elle juge les sentiments et les pensées du coeur. » Elle les juge et, les jugeant, les transforme. Elle aborde ce coeur inabordable et l'ouvre à l'Esprit.
L'Évangile change le coeur et c'est le plus beau de tous les messages, puisque, en changeant le coeur il change forcément la vie.
Nous ne sommes plus les prisonniers du passe, de ce qu'il a fait croître en nous ; notre coeur a trouvé l'objet digne de son amour sans limite et devient enfin ce pourquoi Dieu l'a créé, le moteur de la vraie vie, de la vie éternelle.

 

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Coeurs désertiques

 

Ce n'est pas dans les cités fiévreuses que l'on perçoit le plus la puissance de la vie, et par contraste la désolation de la mort. Pour dépeindre celle-ci, le prophète Jérémie, qui vivait à la ville, transporte ses lecteurs en pleine campagne. « On n'y entend plus la voix des troupeaux, les oiseaux du ciel et les bêtes ont disparu. »

Au sein d'une nature que l'homme exploite sans la détruire, l'exubérance de la vie nous saisit., et son mystère nous apporte une sorte de consolation. Nous y sentons mieux aussi à quel point la mort blesse nos plus profonds désirs.

C'est le soir, la nuit s'approche, environnée de silence. Un oiseau attardé traverse le ciel à tire-d'aile. Dans la clairière, au sein de la forêt, il semble que tout va s'endormir. Et voici que dans les buissons, dans les hautes branches, des bruissements inattendus se font entendre. Bientôt la grenouille verte lance son cri qui semble une goutte sonore, puis, à mesure que tombe la nuit, le chant de la hulotte, le glapissement du renard nous avertissent que la lutte du jour se poursuit dans l'ombre ; les bêtes vont à leur pâture et à leur destin. Et l'homme, alors qu'il rêvait et goûtait le silence, a l'intuition de la vie qui ne connaît pas nos alternances d'action et de repos, de veille et de sommeil.
C'est là-haut, dans la montagne, le troupeau apparaît dans le brouillard et salue la présence de l'homme par de longs mugissements. Les bêtes s'approchent et leur voix se mêle aux sons de leurs clochettes et aux appels des bergers. Un cor retentit dans la vallée, un autre cor lui répond, et la joie de vivre semble gagner jusqu'au torrent qui gronde au fond de la gorge. Le coeur du voyageur se gonfle d'une émotion saine et forte, et son chant s'élève dans le sublime spectacle de la vie.

Partout où la terre donne son fruit, partout ou paissent les troupeaux paisibles, partout où elles est foulée par les bêtes tantôt vaillantes tantôt furtives, partout où le ciel est rayé d'ailes rapides ou majestueuses, l'homme se sent porté par le flux de la vie souveraine. Et d'instinct son coeur monte vers le Dieu caché, Créateur des cieux et de la terre.
Mais devant la montagne désertée, devant la forêt dévastée, dans le silence terrible des champs abandonnés et des demeures renversées, quand les forces de la mort elle-même sont suspendues parce qu'elles sont sans objet, l'homme tremble, il a peur, il est seul, et il comprend la sombre douleur du prophète et le poids de sa menace : « On n'entend plus la voix des troupeaux, les oiseaux du ciel et les bêtes ont disparu ! »




Le coeur de l'homme est comme la nature au sein de laquelle il apporte sa force et sa faiblesse. Comme la nature, il a son sol et son ciel, il est peuplé de pensées et de désirs, et souvent, comme la nature, il apparaît à la fois glorieux et misérable. Il est tour à tour riant et désolé, riche de promesse ou livré à l'abandon. De beaux oiseaux qui sont ses meilleures pensées évoluent dans son ciel, mais il arrive aussi que ce ciel soit comme un ciel polaire où d'épaisses nuées s'amoncellent dans une interminable nuit.

Il semble qu'il ait aussi ses saisons, où se succèdent la vie et la mort. À son printemps et dans son été, il est comme une campagne bénie, où les troupeaux vont et viennent, où les arbres et les champs portent les promesses que son automne réalisera peut-être, car il arrive qu'il soit tout à coup frappé, comme la terre dont parlait le prophète : « On n'y entend plus la voix des troupeaux, les oiseaux du ciel et les bêtes ont disparu. »

Hélas ! Il y a des âmes qui ne sont plus que des cimetières. Il y a des coeurs qui font penser à ces lieux ravagés par la guerre, parce que les passions funestes semblent y avoir tout détruit. Et lorsque le sacrilège achève l'oeuvre mortelle des passions, il n'y a plus même de ciel pour eux, la source de l'espérance est tarie à jamais.

Il y a des coeurs moins ravages, mais aussi totalement vides, coeurs demeurés dans la puérilité première, et qui, comme les enfants avec leurs jouets, ne s'amusent et même ne s'intéressent qu'à cette écume légère de la civilisation, où l'artificiel, sous mille formes, tient lieu des vrais biens qu'on n'a ni la force ni le goût d'acquérir. C'est pour ces coeurs-là que semblent faites les grandes catastrophes qui ruinent le monde et le ramène à la recherche nécessaire, parce que vitale, des nourritures les plus vulgaires et des friperies les plus repoussantes. Mais une vie, même misérable, vaut mieux que la mort, si elle nous ramène enfin à peupler notre âme de ces trésors que n'atteignent ni la rouille ni les voleurs.

 

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Attachements

 

L'homme fait souvent, des dons qu'il a reçus, un si détestable emploi qu'il lui arrive de se juger plus malheureux que les bêtes. Ce qui devait faire sa gloire fait son malheur, il se déteste lui-même, et s'emploie de son mieux à parachever sa ruine.
Mais à côté de tant de raisons qu'à l'homme de s'élever contre l'homme, il en est une qui le réconcilie avec ses frères, et c'est le pouvoir d'aimer. Pouvoir merveilleux, qui transfigure tout, les êtres et les choses, qui rend attrayant le train de la vie, même le plus dur, qui donne une beauté aux circonstances les plus dénuées d'intérêt, et qui relève l'homme le plus bas tombé, dès qu'il est gagné par un attachement désintéressé.

Les âmes sèches, les âmes envieuses, malgré tout ce qui peut leur être départi, restent des âmes laides et sans rayonnement. Mais dès qu'elles sont touchées par l'aile de l'amour, elles montent d'un degré dans l'échelle de la vie, et la porte longtemps fermée s'ouvre par où la sympathie peut exercer son action bienfaisante.
Sortez de l'histoire humaine, individuelle ou collective, le pouvoir d'aimer, et vous n'avez plus qu'un conflit odieux et inexplicable d'appétits sans intérêt et d'ambitions sans objet.
Mais voici l'amitié; si pauvre que l'on soit, bien rares sont les vies qu'elle n'embellit pas de tout son pouvoir de réconfort et de consolation. Heureux qui peut dire : « Ce coeur bat à l'unisson du mien, sa pensée et ses sentiments rencontrent mes sentiments et ma pensée, son travail va dans le même sens que mon travail. Rien de ce qui peut distinguer notre sort particulier ne nous empêche de gravir les mêmes pentes ; si elles ne sont pas sur le même versant de la montagne, elles conduisent au même sommet.» Et voici l'amour, puissance enchanteresse qui verse dans la plupart des existences un charme tantôt enivrant, tantôt cruel, mais qui confère au coeur qu'il a touché une grandeur d'autant plus émouvante qu'elle est plus discrète, et qui parfois le soulève d'une telle force que les hommes y ont cru voir le jeu d'une terrible fatalité. Et voici les attachements incomparables de la famille où se répand l'inépuisable tendresse de l'épouse et de la mère, où se fixent les plus doux intérêts de l'homme, ou les coeurs apprennent à s'ouvrir sans se blesser. Ah ! si l'on pouvait écrire l'histoire de l'humanité en ne tenant compte que de son pouvoir d'aimer, si l'on ne retraçait que les hauts faits de l'amitié fidèle, des amours purs et durables, des dévouements maternels et des filiales tendresses, comme elle serait belle cette histoire, et comme, à la contempler, on deviendrait promptement meilleur.

Si la tendresse de Jacob pour sa Rachel nous touche encore, si l'amitié de David et de Jonathan a traversé les siècles, si la fidélité d'une Antigone s'est élevée à la hauteur d'un symbole, c'est qu'il y a autre chose en ce monde que le pouvoir d'aimer. Il y a toutes les formes du mal qui nous valent aussi toutes nos douleurs. Mais voici, au-dessus du mal lui-même, il y a quand même l'amour, le plus grand, le plus sublime de tous les amours. N'y a-t-il pas une gravité singulière et comme un regret et presque un remords, dans la manière dont l'Évangéliste introduit un des derniers actes du Sauveur : «Jésus qui avait aimé les siens dans le monde, les aima jusqu'à la fin ! »

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