Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

RÉVÉLATION

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La lampe sous le boisseau
MATTHIEU v. 15

 

Comme ces graves accords où prélude un orchestre, qui semblent contenir et annoncer les mélodies, bientôt déchaînées, chantant nos joies et nos douleurs, certaines paroles de l'Évangile, d'une parfaite simplicité, enferment en elles tout le drame de notre existence, où tantôt nous tâtonnons dans les ténèbres, et tantôt, par des éclaircies passagères, nous devinons la glorieuse lumière de l'Eternité.

À la nuit tombante, la lampe est allumée, en bonne place pour la commodité et la sécurité de ceux qui sont dans la maison. Dans cette grande maison qu'est le monde, dans cette grande famille qu'est l'humanité, et dans cette nuit qu'est l'ignorance, le péché, l'iniquité et la souffrance, nous appelons la lumière, nous l'invoquons, nous en éprouvons l'impérieux désir... et lorsqu'elle se lève dans un de ses coeurs que Dieu a marqué de sa main, il semble que notre seul souci soit de l'éteindre.
Voiler cet éclat soudain, faire taire cette voix, corrompre cette conscience ; et si la lumière s'obstine à briller, se saisir de qui la porte, lui trouver des crimes, le crucifier !

Qui ne se rappelle cet homme s'écriant un jour devant le parlement d'un grand pays : « Nous avons éteint dans le ciel des lumières qui ne se rallumeront jamais! » Il se vantait, heureusement pour nous et pour lui. On ne remplace la lumière que par la lumière, par elle-même, et Celui qui l'alimente est plus puissant que nous. Des reflets changeants qui trompent notre intelligence, Il nous ramène toujours à la source ou s'éclaire notre destin.
Car disputer de ceci ou de cela, affecter de croire en Dieu ou de n'y pas croire, jeter dans le débat les arguments contraires et tous probants, ce n'est, le plus souvent, que mettre un masque sur son vrai visage. Le vrai visage de l'homme est dans son âme ; c'est là que les traits s'affermissent ou s'amollissent, que la bouche se dessine par la prière ou par le blasphème, sourit à l'espoir ou se tord pour l'invective, ou bien encore se fait amère pour la plainte ou les gémissements. Quels que soient tes propos, ô mon frère, la seule histoire authentique de ta vie, la seule que Dieu veuille connaître, c'est celle des actes qui s'élaborent secrètement dans ton âme, selon que brille en toi la lampe de vérité et de justice, ou que tu l'y mets sous le boisseau pour voiler ton égoïsme et tes méfaits.




Balancés entre la lumière et l'amour du monde, nous ne distinguons pas toujours entre les deux flammes, celle qui éclaire et celle qui détruit. Celle qui éclaire nous condamne, il est vrai, mais celle qui détruit nous condamne encore, et ne porte point en elle de promesse de régénération. Singulière folie des recherches de l'homme pécheur : prendre, posséder, gagner à tout prix ce dont, souvent, il n'a que faire, lorsqu'il se l'est assure au prix de sa malédiction. 0 la détresse au milieu des jardins somptueux, ô la nuit de l'âme dans le salon splendide 0 le dégoût devant la table richement servie Et cela encore a une certaine grandeur. Mais la colère devant la vérité ingénue, candide et pure, mais la pensée criminelle devant ce témoin de la justice, mais la sourde résistance devant l'appel de la divine charité ! Et cette haine cachée et inavouée devant qui, la lampe sur le chandelier, éclaire les privilèges que tu ne mérites pas, les procédés louches dont tu bénéficies, et les graves responsabilités que tu t'entends si bien à faire peser sur autrui.
Le monde est rempli de ces gestes criminels. Dès que l'émulation naturelle est touchée par l'égoïsme ou par l'orgueil, le boisseau apparaît pour étouffer la lumière. L'accord inavoué mais certain que le péché crée entre les hommes est ici d'un funeste secours. Jésus-Christ a été condamné par des hommes qui n'auraient peut-être rien osé sans la versatilité et l'instinctive cruauté de la foule. Mais la divine, la victorieuse, l'éternelle grandeur de Jésus est là, toute simple et toute prodigieuse ; il a mis la lumière sur le chandelier, malgré les menaces, malgré les souffrances, malgré la croix ; et cette croix dressée pour que la flamme soit éteinte, brille à jamais pour le salut des pauvres pécheurs.

 

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La lumière du monde

 

La Parole faite chair n'est pas en conflit avec l'expérience, puisque l'expérience est un ensemble riche en contradictions, et sans aboutissement. La Parole faite chair se heurte au coeur de l'homme, et elle nous dit bien pourquoi. Lumière infaillible et puissante, elle va jusqu'à la source des ténèbres. Elle cherche le point vital par où doit commencer l'oeuvre salutaire, le relèvement patient de l'âme déchue. Mais l'homme préfère les ténèbres à la lumière, parce que ses oeuvres sont mauvaises.
Il est bien loin de nous le temps où les premiers hommes, émergeant de l'animalité, promenaient leurs regards, craintifs et menaçants, sur un monde rempli de dangereux mystères. L'humanité commençait le dur travail dont sa grandeur doit sortir un jour. En elle se levaient les premiers souffles de l'Esprit, dont Dieu seul mesure la puissance sans limites. S'il est vrai que des centaines de siècles nous séparent du premier couple humain., l'humanité a fort à faire pour remplir de ses créations le vaste champ de la préhistoire, et pour dresser le tableau de cet enfantement prodigieux qui aboutit à notre temps, au temps de notre histoire, paré, par contraste, d'un éclat prestigieux. Mais nous ne sommes pas au but. Et devant le mystère permanent de la vie, où sur un fond ténébreux s'agitent les joies et les peines, plus d'un sent s'épaissir la nuit dont, en regardant au Passé, il se croyait délivré.




Dans cette nuit, monte l'affirmation du Christ : « Je suis la lumière du monde. » Image, sans doute, mais combien appropriée à son objet!
Que serions-nous sans cette lumière? Nous ne pouvons même plus le savoir exactement. Fils d'une civilisation toute imprégnée de christianisme, nous bénéficions d'un fonds de connaissance et d'espérance qui nous maintient à un certain niveau. Et même, en dehors de cette action, il y a eu, partout, des aspirations, hésitantes, bien incomplètes sans doute, mais capables encore d'enrayer la course à l'abîme. Cependant, ceux qui, par vocation, sont penchés sur l'âme humaine, se sentent pris de vertige à entrevoir le sort du monde, si la flamme, allumée par le Christ, venait un jour à s'éteindre.
Christ révèle l'homme à lui-même.
Travaillé par l'Esprit, cet homme s'est cherché dans le patriotisme fanatique ou religieux; il s'est cherché dans des sacrifices furieux ou dans des rites impurs ; il s'est cherché dans la possession que donnent le pouvoir et la richesse, dans le laborieux effort de la pensée, dans l'observation patiente de la nature et de lui-même. Il a recueilli des parcelles de vérité, allumé quelques lumières, pour guider sa marche hésitante.

Jésus est la lumière du monde, et déjà cette affirmation montre en lui l'homme vrai que Dieu veut et qu'il attend. « Je suis » et non pas seulement « je montre », et c'est la révélation de la primauté du devoir. L'antique loi morale, pressentie, méconnue, tantôt abattue, tantôt redressée, mais toujours plus ou moins sacrifiée à d'autres intérêts, Jésus en fait le centre de la vie. Elle est la loi, clé de toutes les autres lois de la vie et du monde, et la tâche de l'homme est d'en manifester la puissance dans une pieuse et totale consécration.
En éclairant l'homme sur sa vraie nature, Jésus l'éclaire sur son véritable état. Et c'est alors que le drame se dessine. Nous sommes des êtres moraux et nous sommes des êtres pécheurs. Une sourde révolte nous prend devant la grandeur du Christ. Et le Christ, crucifié dans les jours de sa chair, l'est encore chaque jour par la faiblesse de ses disciples, et par le ferme dessein de ses contradicteurs. Tous les jours, nos péchés le conduisent au Prétoire, et dans nombre de coeurs retentit l'appel meurtrier: « Ote, ôte, crucifie! » Jésus ne descendra de sa croix qu'au jour où le dernier pécheur portera volontairement la sienne, car notre croix, à nous, c'est de nous vaincre nous-mêmes et de faire ce que le Christ a fait, obéir à la voix de Dieu, malgré les appels du monde, malgré les convoitises de la vie, malgré les affres de la mort.

Ce que Dieu veut, notre devoir, c'est la raison même de la création. Cette raison est pour nous voilée, parce que Dieu ne se révèle que dans la mesure où nous lui obéissons. Le bien total est caché par celui que nous avons d'abord à faire. Et cela est encore une marque de la miséricorde divine, car le chemin de la sainteté est escarpé, et la lointaine grandeur où il doit conduire pourrait nous décourager. Il nous suffit de savoir que le bien est tout ce qu'il nous faut, quoi qu'il coûte. Jésus est la lumière du monde, ici encore, puisque nous voyons en lui que le devoir est tout amour pour les pauvres pécheurs, et que Dieu donc nous aime. L'amour de Dieu éclate dans le service de son Christ, dans ses humiliations, dans son agonie; le chrétien sait que Dieu conduit au port, malgré les contradictions. Le dernier mot de la foi en Jésus-Christ est confiance, adoration, abandon de sa propre vie à la volonté du Père qui règne dans les cieux.

 

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Idoles

 

Moïse disait à l'Éternel : « Seigneur, fais-moi voir ta gloire! » Et le peuple disait à Aaron: « Fais-nous un dieu qui marche devant nous ! »

Ces deux désirs, si distants l'un de l'autre, sont issus du même besoin profond. Trouver Dieu, le voir, le posséder. Et cependant, il y a entre eux autant d'écart qu'entre la chair et l'esprit.
Les peuples sont naturellement idolâtres, et l'on sait qu'il a fallu des siècles, et bien des épreuves, pour nettoyer Israël de cette lèpre redoutable.

L'idole déplace l'objet de l'adoration. Elle se substitue au Dieu qu'elle prétend représenter. La piété, faussée dans son principe qui est d'unir l'âme à l'Esprit créateur et ordonnateur du monde, se pervertit en superstitions paralysant la conscience. Et telle est la misère de l'homme, que l'idole, même renversée, reparaît subrepticement, méconnaissable mais toujours destructive de la piété. Il suffit de rappeler le rôle de la Loi chez les Scribes et les Pharisiens de tous les temps, pour apercevoir le danger qui nous guette. Lorsque la Loi est détachée de l'Esprit qui l'a fait naître, la piété devient fanatisme, nourrit l'hypocrisie et l'orgueil, et les observateurs de la Loi deviennent les pires ennemis du Législateur lui-même !

Mais il est une autre idolâtrie, déguisée aussi et pourtant bien grossière, Puisqu'elle détruit la religion ; et cette idolâtrie est toute moderne. L'homme moderne, en effet, s'est avisé de l'apport considérable de son savoir et de sa volonté dans la série des événements. Et disons-le tout de suite, il s'est plus émerveillé de sa puissance qu'il n'a songé à peser ses responsabilités. Il a vu, jusqu'à un certain point, l'enchaînement des effets et des causes, et l'a naïvement limité à la mesure de son orgueil. Et Dieu qu'on voyait partout autrefois, à qui on attribuait des faits dont l'homme seul était l'auteur misérable, Dieu a fini par ne plus compter dans les calculs de ses créatures.

C'est parce que l'homme s'est cru fort et capable, seul, de tout espérer, qu'il a relégué Dieu hors de sa pensée et de son souvenir. Cela est, du reste, conforme à ses tendances naturelles. De tout temps il a cru que le signe de la divinité est dans la force qui s'impose irrésistible. Pour lui, il n'y a de Dieu que dans les interventions souveraines, éblouissantes ou écrasantes. « Ah ! si tu déchirais les cieux et si tu descendais ! » soupirait le prophète. « Sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu ! » clamaient les meurtriers de Jésus.
Tant qu'il est ignorant, l'homme localise dans ses dieux les forces qui l'enserrent. Ses idoles sont grimaçantes et cruelles, à l'image de ses terreurs. Mais lorsque, avec les siècles, ont grandi son savoir et son pouvoir, il porte à son compte ce qu'il prêtait à ses dieux. Pour avoir dissipé quelques ténèbres, il se prend pour la lumière, et n'aperçoit pas que le mystère où il est plongé n'a fait que grandir, a mesure que croissait sa connaissance des choses. Il se confie dans l'ordre qu'il a lui-même établi, sans se soucier de l'artifice qui préside à sa formation. Il croit en lui-même, à sa raison, à sa sagesse, à son pouvoir. Puisque, à ses yeux, un Dieu doit prouver sa gloire, et doit aussi être soustrait aux conditions misérables des créatures, pourquoi ne finirait-il pas par se déifier lui-même., puisqu'il a gagné tant de victoires sur la rude nature et conquis tant de supériorité sur tous les êtres?




Le cataclysme des torpilles et des bombes, la terrifiante folie des destructions, le malheur inouï qui ruine la Terre, guériront-ils l'homme de sa singulière confiance en lui-même?

On peut en douter. Qui cherche Dieu dans la force apparente est prêt à toutes les soumissions. Ce sera encore et toujours le règne de l'homme, et la morale qui en découle est simple : Avec un peu d'adresse on se tire d'affaire. Et la seule vérité, c'est d'être du côté du plus fort, puisque la force est dieu.

L'homme moderne se rit des idolâtres. Il pense avec dédain à ces « pauvres sauvages » qui tremblent devant leurs grimaçantes divinités. Quand verra-t-il, lui, l'affreux visage du dieu qu'il s'est donné et qui est lui-même? Lui, c'est-à-dire l'orgueil, la vanité, l'arrogance, la brutalité ; lui, le hâbleur, le menteur, le destructeur, le meurtrier ; lui, prêt à toutes les bassesses, hanté qu'il est par la terreur d'avoir faim, d'avoir soif, de souffrir et de mourir !

Le mot d'Esaïe, flagellant l'idolâtre, s'applique encore à l'homme d'aujourd'hui : « Il se repaît de cendres. Son coeur abusé l'égare. Il ne sait pas s'affranchir lui-même et dire : « L'idole que je tiens dans ma main n'est qu'un mensonge ! »

 

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Transfiguration

 

Entre le Ciel et la terre il y a de bien singulières oppositions. Tandis que l'homme s'évertue à se prendre pour un dieu, Dieu, Lui, cherche l'humanité pour s'incarner en elle. « Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies, » dit l'Éternel.

Un homme est venu, dont l'apôtre a pu dire: « Il est l'image du Dieu invisible ! »

Cette déclaration honore infiniment celui qui l'a faite. À lui pourrait s'appliquer la déclaration de Jésus à Pierre : « Ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux. » Nous l'avons vu, les hommes, à l'égard de Dieu, réclament toujours une démonstration de puissance.
Pareil aux pauvres gens qui se représentent les grands de ce monde comme des êtres à l'abri des soucis, des travaux, des douleurs, le coeur naturel veut un Dieu paré de bonheur et de gloire. Or celui que l'apôtre appelle l'image de Dieu, ce Jésus de Nazareth, avant d'être pour lui le Christ, a été Jésus, l'homme de douleur.
Il arrive parfois, dans les derniers jours de l'automne, que le ciel et la terre semblent communier dans la lumière. Les paysages les plus ordinaires, les masures les plus délabrées sont transfigurés par les lueurs dorées du jour expirant. Une baguette magique a touché toutes choses et nous transporte nous-mêmes dans un monde ravissant et fugitif. Il n'y a plus d'abîme entre nous et les régions éthérées, tout est vaincu par le sublime, et notre âme heureuse baigne dans la splendeur unie de la terre et du ciel.

Ainsi, par une transfiguration analogue mais que le cours du temps ne peut éteindre, Jésus est devenu Fils de Dieu pour tous les siens, pour tous ceux qui ont découvert, derrière les contradictions qu'il a souffertes et dans la masse de ses douleurs, la révélation des compassions divines. Double victoire, sur l'apparence des faits, et sur les dispositions charnelles de l'homme !




Comment cela s'est-il fait? Ces' apôtres, ces évangélistes, ces croyants de tous les siècles, de quelle grâce ont-ils été touchés?
C'est bien simple, ils ont regardé. Il y en a tant qui ne regardent pas, ou qui ne regardent qu'à ce que d'autres disent avoir vu. Donc ils ont regardé, ils ont confronté Jésus et le monde. Ils ont vu le monde au travers de Jésus, avec le regard de Jésus, à la lumière de sa Parole et de ses actions.

L'homme naturel ne voit que la figure changeante du monde, et de cette figure, il ne retient que ce qui favorise ses appétits ou ce qui leur résiste. Il croit connaître et comprendre, il mange et il boit, il gagne ou il perd, jusqu'au jour où la figure pâlit, où les choses s'effacent et où il entre dans la nuit.

À la lumière de sa Parole, ils ont vu le monde dans sa tragique confusion, les clartés furtives qui en déchirent parfois les ténèbres, les fatalités qui semblent irrémédiables%, des pauvres, des esclaves, des révoltés, du sang, des cris d'appel et d'agonie ; ils voient le péché souillant tôt ou tard l'innocence des enfants, les fraîcheurs de la jeunesse, la virilité ou les tendresses de l'âge mûr. Et les dignités usurpées et les sécurités mensongères, et les habiletés, les hypocrisies, tout cela sombrant dans la faillite suprême de la mort.

À la lumière de ses actions, ils ont admiré ce coeur qui jamais ne s'affole ni ne se décourage; cet enseignement tranquille et clair qui ne monte à l'indignation que pour rendre plus haïssables la bassesse et la méchanceté. Une attitude dédaigneuse? Non pas; méprisante ? Encore moins; désespérée? Jamais. Une puissance de relèvement et de consolation donnant non pas de vagues espoirs, mais la divine Espérance. Une stature spirituelle qui surmonte toujours la masse énorme du péché que la sainteté fait sortir de ses repaires, une grandeur jusqu'alors ignorée dans la patience, la fidélité et l'obéissance; un amour enfin culminant jusque dans les ténèbres de la Croix.




Les disciples, eux aussi, rêvaient d'interventions foudroyantes. Un d'entre eux, le traître, semble avoir caressé l'espoir de contraindre Jésus à manifester sa puissance. Et nous entendons encore tous les jours les mêmes soupirs : « Pourquoi Dieu permet-il ces choses? » ou même : « Si Dieu existait, cela ne se passerait pas ! »
Et la même voix redit patiemment à nos coeurs troublés : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés ! » Il faut être descendu avec le Maître dans la nuit de la Passion pour contempler l'aurore de Pâques. Le monde reste le monde tant qu'il ne reconnaît pas dans la Croix la démonstration suprême de l'amour, et dans cet amour, le seul signe digne de la Majesté divine, le seul attrait par lequel Dieu consente à révéler une part de son insondable mystère.
Mais quand, les yeux dessillés, l'homme comprend enfin la Croix, il voit que rien ne surpasse cette grandeur tragique et magnifique. Au-dessus de l'univers immense, au-dessus de toutes les créations, il y a la force ordonnatrice, la lumière de la raison, de la conscience et du coeur, et c'est l'Amour de Dieu, révélé dans l'humiliation sublime et voulue de, Jésus-Christ notre Seigneur.

 

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Étapes

 

Il est facile d'être chrétien; car l'Évangile a deux caractères qui n'appartiennent qu'à lui : la simplicité et la sublimité.

S'il n'était que simple, on pourrait craindre pour l'ampleur de son message ; s'il n'était que sublime on pourrait craindre pour sa popularité. Mais simple et sublime, il a tout ce qu'il faut pour entraîner l'assentiment. Nul ne peut dire : « Je ne le comprends pas » et nul ne peut dire : « Mon rêve le dépasse. »

Il est facile d'être chrétien, car la simplicité et la sublimité ne tiennent pas essentiellement à une doctrine - dont il nous est, du reste, loisible d'analyser les éléments - mais à une personne dont tous les traits emportent l'admiration, le respect, l'amour et l'adoration. Une grande pensée nous émeut, un grand coeur nous touche et nous entraîne; mais une vie grande partout et toujours, une vie dépassant toutes les possibilités humaines et, par un magnifique et mystérieux retour, s'abaissant au niveau des plus misérables, doublant sa prodigieuse noblesse d'une infinie charité, voilà qui subjugue et qui, selon le mot de saint Paul, « amène toute pensée captive à l'obéissance du Christ ».

Il est facile d'être chrétien... pour l'individu, mais l'individu au sens absolu du terme, n'existe pas. L'individu, c'est-à-dire, l'être qui n'est pas divisé, n'est pas notre fait, à nous qui sommes en guerre avec nous-mêmes. D'autre part, physiologiquement et psychologiquement, par nature, nous partageons avec d'autres les responsabilités de notre perte ou de notre salut. Le fameux « Êtes-vous sauvé » de nos amis les Salutistes, ne représente qu'une part de la vérité, importante et certainement nécessaire, mais une part.

Nous nous apercevons que le chemin facile est brusquement hérissé d'obstacles, et qu'à s'y engager, on s'engage aussi dans une rude entreprise. Nous sommes ramenés ici au « demandez, chercher, frappez » de l'Évangile.
Puisqu'il y a demande, alors que tout paraissait simple, c'est qu'il y a des complications imprévues. En effet, il y a le péché. Et demander, c'est faire un choix, c'est exposer à Dieu ce qui vous tient au coeur. Dure école quand on demande selon l'Évangile. Entre l'homme qui supplie et Dieu qui donne, il n'y a pas de tiers. Il n'y a pas de tiers, mais il y a des obstacles qui tiennent au quémandeur lui-même, et le quémandeur s'étonne de ce que, malgré la promesse, il ne lui soit pas donné. Il doit apprendre qu'il n'est pas seul en cause et qu'il faut épurer ses désirs, et que Dieu, dans le silence, a choisi ce qui mûrira la confiance et fera faire un pas nouveau. À ce coeur déchiré, Dieu accorde une intelligence nouvelle de la vie et de son salut.

La réponse de Dieu à la demande de l'homme, c'est l'inquiétude. Mes espoirs, mes rêves tapissent le chemin de ma vie, comme de vieilles images lacérées et souillées, car une fois sorti de moi-même et tourné vers Dieu, Dieu me révèle le tout auquel j'appartiens, et les questions se posent, nombreuses, difficiles, inéluctables.

Quand j'étais enfant, en vacances dans un village de nos Alpes, la grande distraction des petits montagnards était de gagner, le dimanche, un petit promontoire dominant la vallée, pour y guetter, dans l'échancrure sur la plaine lointaine, le passage d'un train, minuscule panache de vapeur et de fumée bientôt évanoui. Après quoi, leur curiosité satisfaite, ils retournaient à leurs jeux. Suis-je seul à éprouver quelque regret de ce temps singulier, ou, en dehors d'un étroit territoire, le reste du monde se bornait à cette vapeur légère? Pendant longtemps, en dehors du toit familial, on ne connaît que vapeurs et fumées; mais l'heure vient, et il faut bien qu'elle vienne, où les yeux s'ouvrent et où s'impose l'universelle solidarité. Sans doute, on peut parcourir la terre et les mers et n'y voir que la surface et la variété des êtres et des choses. Mais a celui qui a demandé, Dieu répond en l'incitant à chercher, c'est-à-dire à comprendre, a mettre en place, et, ce faisant, à trouver la clef de nos grandes détresses. Il faut joindre Dieu le Père à ce que l'on voit, à ce que l'on vit; il faut résoudre, au moins provisoirement, la masse bruissante des questions que chaque pas en avant soulève. Car marcher par la foi, c'est gagner du terrain, changer d'horizon et interpréter les faits à la lumière de l'Esprit.
Mais la troisième étape seule donne tout leur sens aux deux premières. Frappez et l'on vous ouvrira. Tant qu'elle n'est pas franchie, le chrétien reste un indécis et un trembleur. Il est exposé à pis encore car il est dit :
« À celui qui n'a pas, on enlèvera même ce qu'il a. » Or, on l'a souvent fait remarquer, dans le domaine de la vie spirituelle, avoir, c'est être, et être c'est agir. Après avoir demandé puis cherché, nous voici devant la porte des réalités suprêmes. Le salut ne se réalise que dans la vie, et la vie ne se réalise que dans l'action.

Le chrétien n'est plus seulement le témoin d'une tradition vénérable, il est l'agent de Dieu au point où son existence s'insère dans la vie universelle ; le mystère de l'univers a gardé sa grandeur, mais il est dépouillé de son effroi. L'homme a trouvé sa tache, son pain, sa richesse. Il peut s'en aller sous le grand ciel de Dieu; il a son viatique ; quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et l'on ouvre à celui qui frappe.

 

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La parole du Christ

 

La parole de Jésus-Christ ! Telle que nous en percevons les échos dans les évangiles, elle appelle les qualificatifs les plus élogieux et en apparence les plus contraires. Tantôt elle est d'une incomparable douceur, tantôt elle se fait singulièrement âpre et sévère. Elle est simple, profonde, claire, sublime. Elle est attirante, magnifiquement généreuse et compatissante, mais elle se charge aussi parfois d'invectives et de jugements implacables. Elle s'inspire des exemples les plus familiers, et du même coup nous élève au-dessus des vulgarités et des bassesses de ce monde, dans le royaume de la sainteté et de l'amour miséricordieux. Elle est aussi surprenante dans sa forme que dans son fond. Elle rend sensibles et compréhensibles les vérités les plus hautes et les plus solennelles. Jésus parle de Dieu et de l'homme avec une insurpassable autorité. Quand il parle de Dieu, il déploie devant nous la sainteté du Père, ses compassions infinies, et quand il parle de l'homme, il nous le révèle dans toute sa misère. Il projette partout la lumière d'une intelligence parfaite, le feu d'un jugement infaillible, et nous dispense en même temps le baume des guérisons et des consolantes certitudes. Comme l'écrivait Lamartine, opposant la parole du Christ à l'incrédulité du jour :

« Une moitié du temps pâlit à ce flambeau
L'autre moitié s'éclaire au jour de tes symboles
Deux mille ans, épuisant leurs sagesses frivoles
N'ont pas pu démentir une de tes paroles,
Et toute vérité date de ton berceau ! »


Et ces paroles, on ne peut les détacher de la vie et de l'oeuvre de Celui qui les a prononcées, sans qu'elles perdent une part de leur mystérieuse vertu. En dehors de Jésus, de la vie qui éclaire ses déclarations, il n'y a plus que des vérités tronquées et des actes incomplets. Il y a des justices, des charités, il y a même des saintetés, il n'y a plus la justice totale, la charité complète, la sainteté authentique et parfaite. Ses paroles sont, comme il le dit, esprit et vie, non seulement par leur éclatante évidence, mais par la puissance que leur confèrent les actes du Sauveur. Parole de Dieu, parole du Christ, et tout le drame de l'Évangile, sont étroitement solidaires, au point que nous ne pouvons pas entendre sans voir, ni voir sans entendre. Jésus a signé son enseignement de son sang, de sa croix et de sa victoire.




Personne ne songe à renier ce qu'il y a de grand et de noble chez ceux qui, en dehors de l'Évangile, ont tenté de nourrir l'humanité du fruit de leurs méditations et de leur pensée. Schopenhauer a dit magnifiquement : « Un géant appelle l'autre a travers les intervalles déserts des siècles, et par-dessus la tête des pygmées turbulents et bruyants qui grouillent tout à l'entour d'eux, se continue l'entretien de ces esprits sublimes. » Cela est beau, cela est vrai. Mais il est vrai aussi que devant le tribunal suprême de la conscience, la parole du Christ reste la première et l'unique. Toute infraction à cette parole apparaît immédiatement., non pas comme l'effet d'un choix légitime, mais comme une faute, comme un crime de lèse-divinité, comme un péché.
Les « turbulents pygmées » se disputent l'oreille du monde et s'entendent à l'assourdir des éclats de leur voix prétentieuse et impudente. Et leurs propos ronflants trouvent des échos dans les âmes partagées. On sait assez le mal que peut faire, dans une âme hésitante, une parole habile et sûre d'elle-même. Qu'est-ce alors quand la parole exploite la détresse des masses, réveille leurs pires instincts conjointement avec l'orgueil national et la volonté de puissance ! N'est-ce pas un spectacle effrayant que celui d'une foule entraînée par un sentiment, dont chacun des hommes qui la composent rougirait peut-être ou demeurerait stupéfait, s'il était capable de s'isoler et de méditer sur son emportement.




Un des grands obstacles a la foi joyeuse et salutaire tient aux ombres immenses et parfois terrifiantes que la lumière de l'Évangile suscite ici-bas. Les coeurs sont promptement ébranlés lorsqu'un événement se dresse comme un défi monstrueux aux promesses du Sauveur. Et pourtant, sans Jésus-Christ, la monstruosité du défi n'existerait pas, car c'est l'oeuvre du Sauveur qui l'a révélée. L'histoire abonde en actions abominables. L'indignation qu'elles soulèvent aujourd'hui ne serait ni si forte, ni si amère, si la parole du Christ n'avait pas conquis la conscience humaine. Le malheur des âmes timorées vient de ce qu'elles ne voient que la force du mal, et n'aperçoivent pas que tout cela n'est si tragique et si démoniaque que parce que l'Évangile l'éclaire, le frappe d'infamie et d'irrémédiable malédiction. On dit que le serpent hypnotise sa victime, la paralyse par l'épouvante; combien d'âmes paralysées aujourd'hui et qui ne le seraient point, si elles opposaient résolument aux actes d'un monde perverti les actes de Celui dont il est dit : « Jamais homme n'a parlé comme cet homme ! »

On sait qu'il existe ici-bas des antres, des gorges profondes où le soleil ne pénètre jamais. Là, point de fraîches verdures, pas de fleurs brillantes ni de fruits savoureux, mais une faune immonde, une végétation vénéneuse dont l'homme se détourne avec horreur et dégoût. Hélas ! il y a dans l'humanité des âmes résolument fermées à la Parole divine et où foisonnent les forces démoniaques, issues de l'égoïsme ou de l'orgueil déchaînés. Mais si les lieux privés de soleil ne peuvent rien contre le soleil lui-même, les âmes ténébreuses et la folie de leurs actions, ne peuvent pasdavantage contre l'Évangile. Jésus-Christ crucifié et ressuscité, voilà le fait, éblouissant, consolateur et redoutable à la fois. La foi ne se nourrit pas du spectacle des corruptions et des révoltes sacrilèges, elle se nourrit de son objet, et l'objet de la foi, c'est Jésus-Christ, c'est la Parole faite chair contresignée par la Croix rédemptrice.

 

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Inquiétude

 

La vie humaine implique l'inquiétude, mais la vie chrétienne l'implique infiniment plus. Le chrétien demeure sous les nécessités qui pèsent sur l'homme naturel, il est exposé à la faim, à la soif, à la maladie, à la souffrance, et il y ajoute des tourments que l'homme naturel ignore ou qu'il ne fait que pressentir.

D'abord il est aux prises avec les exigences de son âme éclairée et désabusée. Il ne peut plus se satisfaire des à peu près de sa piété ou de sa moralité. Il est condamné à la désillusion sur sa propre valeur, et s'il est fidèle, il doit combattre chaque jour les velléités du vieil homme, pour assurer la lente formation de son être spirituel. Dieu qui veut notre salut ne libère pas du mal par un coup de magie. Dieu est esprit, il nous faut le secours de l'Esprit pour cheminer dans la lumière. Voilà de quoi nourrir la prière et les supplications du chrétien. L'Évangile exalte l'intelligence et le coeur, change les affections naturelles dans leur essence même en les haussant sur le plan de la vie éternelle. Dès lors que de soucis, que de questions, que d'angoisses et de déchirements ! Il nous charge du salut de nos frères et c'est là aussi que nous mesurons notre impuissance.
Mais notre « je ne puis » ne nous délivre pas du souci du salut universel. Notre prière embrasse le monde pour que Dieu le pénètre et que son règne s'y établisse. Dure condition que la condition du chrétien, mais heureuse condition, qu'il ne peut abandonner sans blasphémer, parce que c'est grâce aux clartés que Dieu lui a dispensées que son horizon s'est élargi et qu'il devine les secrètes correspondances de tout ce qui remplit la vie.

« Esclave, tends les mains aux glorieuses chaînes
Que les élus du ciel portent jusqu'au tombeau! »

VINET.


Cependant, la certitude de la présence et de l'action de Dieu dépasse nos inquiétudes, résout les contradictions, les explique, les transfigure. C'est pourquoi la paix que Dieu accorde aux siens dépasse toute intelligence.
Cette paix est illogique puisqu'elle cohabite avec les pires conjonctures. Elle est incompréhensible pour l'homme naturel, qui cherche sa paix dans les fragiles garanties de ce monde. Elle est surnaturelle, au-dessus des contradictions qu'elle ne nie pas, puisqu'elle les augmente fatalement, mais parce qu'elle les surmonte et que, de ces contradictions mêmes, elle tire sa beauté et son prix. Elle les regarde en face, parce qu'elle sait que Dieu lui-même les dispense, et qu'il dispense aussi la grâce qui permet de les accepter.

La paix de Dieu est réalité et promesse. Elle touche et réchauffe nos âmes comme nous touchent et nous réchauffent les rayons du soleil. Il n'y a pas qu'elle, mais elle est là. Elle est une des forces de l'Esprit consolateur, qui nous assure et nous rassure en nous donnant l'inébranlable certitude. Ce que nous en goûtons nous garantit le prix de la possession dernière. L'attente du chrétien, compliquée de tant de combats, n'a donc rien à voir avec les arrangements précaires de ce monde, elle tire son caractère et sa nature de la volonté même du Dieu Sauveur.

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