Comme ces graves accords où
prélude un orchestre, qui semblent contenir
et annoncer les mélodies, bientôt
déchaînées, chantant nos joies
et nos douleurs, certaines paroles de
l'Évangile, d'une parfaite
simplicité, enferment en elles tout le drame
de notre existence, où tantôt nous
tâtonnons dans les ténèbres, et
tantôt, par des éclaircies
passagères, nous devinons la glorieuse
lumière de l'Eternité.
À la nuit tombante, la lampe est
allumée, en bonne place pour la
commodité et la sécurité de
ceux qui sont dans la maison. Dans cette grande
maison qu'est le monde, dans cette grande famille
qu'est l'humanité, et dans cette nuit qu'est
l'ignorance, le péché,
l'iniquité et la souffrance, nous appelons
la lumière, nous l'invoquons, nous en
éprouvons l'impérieux désir...
et lorsqu'elle se lève dans un de ses coeurs
que Dieu a marqué de sa main, il semble que
notre seul souci soit de l'éteindre.
Voiler cet éclat soudain, faire
taire cette voix, corrompre cette conscience ; et
si la lumière s'obstine à briller, se
saisir de qui la porte, lui trouver des crimes, le
crucifier !
Qui ne se rappelle cet homme
s'écriant un jour devant le parlement d'un
grand pays : « Nous avons éteint dans
le ciel des lumières qui ne se rallumeront
jamais! » Il se vantait, heureusement pour
nous et pour lui. On ne remplace la lumière
que par la lumière, par elle-même, et
Celui qui l'alimente est plus puissant que nous.
Des reflets changeants qui trompent notre
intelligence, Il nous ramène toujours
à la source ou s'éclaire notre
destin.
Car disputer de ceci ou de cela,
affecter de croire en Dieu ou de n'y pas croire,
jeter dans le débat les arguments contraires
et tous probants, ce n'est, le plus souvent, que
mettre un masque sur son vrai visage. Le vrai
visage de l'homme est dans son âme ; c'est
là que les traits s'affermissent ou
s'amollissent, que la bouche se dessine par la
prière ou par le blasphème, sourit
à l'espoir ou se tord pour l'invective, ou
bien encore se fait amère pour la plainte ou
les gémissements. Quels que soient tes
propos, ô mon frère, la seule histoire
authentique de ta vie, la seule que Dieu veuille
connaître, c'est celle des actes qui
s'élaborent secrètement dans ton
âme, selon que brille en toi la lampe de
vérité et de justice, ou que tu l'y
mets sous le boisseau pour voiler
ton égoïsme et tes méfaits.
Balancés entre la lumière et
l'amour du monde, nous ne distinguons pas toujours
entre les deux flammes, celle qui éclaire et
celle qui détruit. Celle qui éclaire
nous condamne, il est vrai, mais celle qui
détruit nous condamne encore, et ne porte
point en elle de promesse de
régénération.
Singulière folie des recherches de l'homme
pécheur : prendre, posséder, gagner
à tout prix ce dont, souvent, il n'a que
faire, lorsqu'il se l'est assure au prix de sa
malédiction. 0 la détresse au milieu
des jardins somptueux, ô la nuit de
l'âme dans le salon splendide 0 le
dégoût devant la table richement
servie Et cela encore a une certaine grandeur. Mais
la colère devant la vérité
ingénue, candide et pure, mais la
pensée criminelle devant ce témoin de
la justice, mais la sourde résistance devant
l'appel de la divine charité ! Et cette
haine cachée et inavouée devant qui,
la lampe sur le chandelier, éclaire les
privilèges que tu ne mérites pas, les
procédés louches dont tu
bénéficies, et les graves
responsabilités que tu t'entends si bien
à faire peser sur autrui.
Le monde est rempli de ces gestes
criminels. Dès que l'émulation
naturelle est touchée par l'égoïsme ou par
l'orgueil, le boisseau apparaît pour
étouffer la lumière. L'accord
inavoué mais certain que le
péché crée entre les hommes
est ici d'un funeste secours. Jésus-Christ a
été condamné par des hommes
qui n'auraient peut-être rien osé sans
la versatilité et l'instinctive
cruauté de la foule. Mais la divine, la
victorieuse, l'éternelle grandeur de
Jésus est là, toute simple et toute
prodigieuse ; il a mis la lumière sur le
chandelier, malgré les menaces,
malgré les souffrances, malgré la
croix ; et cette croix dressée pour que la
flamme soit éteinte, brille à jamais
pour le salut des pauvres pécheurs.
La Parole faite chair n'est pas en conflit avec
l'expérience, puisque l'expérience
est un ensemble riche en contradictions, et sans
aboutissement. La Parole faite chair se heurte au
coeur de l'homme, et elle nous dit bien pourquoi.
Lumière infaillible et puissante, elle va
jusqu'à la source des
ténèbres. Elle cherche le point vital
par où doit commencer l'oeuvre salutaire, le
relèvement patient de l'âme
déchue. Mais l'homme préfère
les ténèbres à la
lumière, parce que ses oeuvres sont
mauvaises.
Il est bien loin de nous le temps
où les premiers hommes, émergeant de
l'animalité, promenaient leurs regards,
craintifs et menaçants, sur un monde rempli
de dangereux mystères. L'humanité
commençait le dur travail dont sa grandeur
doit sortir un jour. En elle se levaient les
premiers souffles de l'Esprit, dont Dieu seul
mesure la puissance sans limites. S'il est vrai que
des centaines de siècles nous
séparent du premier couple humain.,
l'humanité a fort à faire pour
remplir de ses créations le vaste champ de
la préhistoire, et pour dresser le tableau
de cet enfantement prodigieux qui aboutit à
notre temps, au temps de notre histoire,
paré, par contraste, d'un éclat
prestigieux. Mais nous ne sommes pas au but. Et
devant le mystère permanent de la vie,
où sur un fond ténébreux
s'agitent les joies et les peines, plus d'un sent
s'épaissir la nuit dont, en regardant au
Passé, il se croyait délivré.
Dans cette nuit, monte l'affirmation du Christ :
« Je suis la lumière du monde. »
Image, sans doute, mais combien appropriée
à son objet!
Que serions-nous sans cette
lumière? Nous ne pouvons même plus le
savoir exactement. Fils d'une civilisation toute
imprégnée de christianisme, nous
bénéficions d'un fonds de
connaissance et d'espérance qui nous
maintient à un certain niveau. Et
même, en dehors de cette action, il y a eu,
partout, des aspirations, hésitantes, bien
incomplètes sans doute, mais capables encore
d'enrayer la course à l'abîme.
Cependant, ceux qui, par vocation, sont
penchés sur l'âme humaine, se sentent
pris de vertige à entrevoir le sort du
monde, si la flamme, allumée par le Christ,
venait un jour à s'éteindre.
Christ révèle l'homme
à lui-même.
Travaillé par l'Esprit, cet homme
s'est cherché dans le patriotisme fanatique
ou religieux; il s'est cherché dans des
sacrifices furieux ou dans des rites impurs ; il
s'est cherché dans la possession que donnent
le pouvoir et la richesse, dans le laborieux effort
de la pensée, dans l'observation patiente de
la nature et de lui-même. Il a recueilli des
parcelles de vérité, allumé
quelques lumières, pour guider sa marche
hésitante.
Jésus est la lumière du
monde, et déjà cette affirmation
montre en lui l'homme vrai que Dieu veut et qu'il
attend. « Je suis » et non pas seulement
« je montre », et c'est la
révélation de la primauté du
devoir. L'antique loi morale, pressentie,
méconnue, tantôt abattue, tantôt redressée,
mais toujours plus ou moins sacrifiée
à d'autres intérêts,
Jésus en fait le centre de la vie. Elle est
la loi, clé de toutes les autres lois de la
vie et du monde, et la tâche de l'homme est
d'en manifester la puissance dans une pieuse et
totale consécration.
En éclairant l'homme sur sa vraie
nature, Jésus l'éclaire sur son
véritable état. Et c'est alors que le
drame se dessine. Nous sommes des êtres
moraux et nous sommes des êtres
pécheurs. Une sourde révolte nous
prend devant la grandeur du Christ. Et le Christ,
crucifié dans les jours de sa chair, l'est
encore chaque jour par la faiblesse de ses
disciples, et par le ferme dessein de ses
contradicteurs. Tous les jours, nos
péchés le conduisent au
Prétoire, et dans nombre de coeurs retentit
l'appel meurtrier: « Ote, ôte, crucifie!
» Jésus ne descendra de sa croix qu'au
jour où le dernier pécheur portera
volontairement la sienne, car notre croix, à
nous, c'est de nous vaincre nous-mêmes et de
faire ce que le Christ a fait, obéir
à la voix de Dieu, malgré les appels
du monde, malgré les convoitises de la vie,
malgré les affres de la mort.
Ce que Dieu veut, notre devoir, c'est la
raison même de la création. Cette
raison est pour nous voilée, parce que Dieu
ne se révèle que
dans la mesure où nous lui obéissons.
Le bien total est caché par celui que nous
avons d'abord à faire. Et cela est encore
une marque de la miséricorde divine, car le
chemin de la sainteté est escarpé, et
la lointaine grandeur où il doit conduire
pourrait nous décourager. Il nous suffit de
savoir que le bien est tout ce qu'il nous faut,
quoi qu'il coûte. Jésus est la
lumière du monde, ici encore, puisque nous
voyons en lui que le devoir est tout amour pour les
pauvres pécheurs, et que Dieu donc nous
aime. L'amour de Dieu éclate dans le service
de son Christ, dans ses humiliations, dans son
agonie; le chrétien sait que Dieu conduit au
port, malgré les contradictions. Le dernier
mot de la foi en Jésus-Christ est confiance,
adoration, abandon de sa propre vie à la
volonté du Père qui règne dans
les cieux.
Moïse disait à l'Éternel :
« Seigneur, fais-moi voir ta gloire! » Et
le peuple disait à Aaron: « Fais-nous
un dieu qui marche devant nous ! »
Ces deux désirs, si distants l'un
de l'autre, sont issus du même besoin
profond. Trouver Dieu, le voir, le posséder.
Et cependant, il y a entre eux autant
d'écart qu'entre la chair et l'esprit.
Les peuples sont naturellement
idolâtres, et l'on sait qu'il a fallu des
siècles, et bien des épreuves, pour
nettoyer Israël de cette lèpre
redoutable.
L'idole déplace l'objet de
l'adoration. Elle se substitue au Dieu qu'elle
prétend représenter. La
piété, faussée dans son
principe qui est d'unir l'âme à
l'Esprit créateur et ordonnateur du monde,
se pervertit en superstitions paralysant la
conscience. Et telle est la misère de
l'homme, que l'idole, même renversée,
reparaît subrepticement,
méconnaissable mais toujours destructive de
la piété. Il suffit de rappeler le
rôle de la Loi chez les Scribes et les
Pharisiens de tous les temps, pour apercevoir le
danger qui nous guette. Lorsque la Loi est
détachée de l'Esprit qui l'a fait
naître, la piété devient
fanatisme, nourrit l'hypocrisie et l'orgueil, et
les observateurs de la Loi deviennent les pires
ennemis du Législateur lui-même
!
Mais il est une autre idolâtrie,
déguisée aussi et pourtant bien
grossière, Puisqu'elle détruit la
religion ; et cette idolâtrie est toute
moderne. L'homme moderne, en effet, s'est
avisé de l'apport considérable de son
savoir et de sa volonté dans la série
des événements. Et disons-le tout de
suite, il s'est plus émerveillé de sa puissance
qu'il n'a
songé à peser ses
responsabilités. Il a vu, jusqu'à un
certain point, l'enchaînement des effets et
des causes, et l'a naïvement limité
à la mesure de son orgueil. Et Dieu qu'on
voyait partout autrefois, à qui on
attribuait des faits dont l'homme seul était
l'auteur misérable, Dieu a fini par ne plus
compter dans les calculs de ses
créatures.
C'est parce que l'homme s'est cru fort
et capable, seul, de tout espérer, qu'il a
relégué Dieu hors de sa pensée
et de son souvenir. Cela est, du reste, conforme
à ses tendances naturelles. De tout temps il
a cru que le signe de la divinité est dans
la force qui s'impose irrésistible. Pour
lui, il n'y a de Dieu que dans les interventions
souveraines, éblouissantes ou
écrasantes. « Ah ! si tu
déchirais les cieux et si tu descendais !
» soupirait le prophète. «
Sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu
! » clamaient les meurtriers de
Jésus.
Tant qu'il est ignorant, l'homme
localise dans ses dieux les forces qui l'enserrent.
Ses idoles sont grimaçantes et cruelles,
à l'image de ses terreurs. Mais lorsque,
avec les siècles, ont grandi son savoir et
son pouvoir, il porte à son compte ce qu'il
prêtait à ses dieux. Pour avoir
dissipé quelques ténèbres, il
se prend pour la lumière, et
n'aperçoit pas que le mystère
où il est plongé n'a fait que
grandir, a mesure que croissait sa connaissance des
choses. Il se confie dans
l'ordre qu'il a lui-même établi, sans
se soucier de l'artifice qui préside
à sa formation. Il croit en lui-même,
à sa raison, à sa sagesse, à
son pouvoir. Puisque, à ses yeux, un Dieu
doit prouver sa gloire, et doit aussi être
soustrait aux conditions misérables des
créatures, pourquoi ne finirait-il pas par
se déifier lui-même., puisqu'il a
gagné tant de victoires sur la rude nature
et conquis tant de supériorité sur
tous les êtres?
Le cataclysme des torpilles et des bombes, la
terrifiante folie des destructions, le malheur
inouï qui ruine la Terre, guériront-ils
l'homme de sa singulière confiance en
lui-même?
On peut en douter. Qui cherche Dieu dans
la force apparente est prêt à toutes
les soumissions. Ce sera encore et toujours le
règne de l'homme, et la morale qui en
découle est simple : Avec un peu d'adresse
on se tire d'affaire. Et la seule
vérité, c'est d'être du
côté du plus fort, puisque la force
est dieu.
L'homme moderne se rit des
idolâtres. Il pense avec dédain
à ces « pauvres sauvages » qui
tremblent devant leurs grimaçantes
divinités. Quand verra-t-il, lui, l'affreux
visage du dieu qu'il s'est donné et qui est
lui-même? Lui, c'est-à-dire l'orgueil,
la vanité, l'arrogance, la
brutalité ; lui, le hâbleur, le
menteur, le destructeur, le meurtrier ; lui,
prêt à toutes les bassesses,
hanté qu'il est par la terreur d'avoir faim,
d'avoir soif, de souffrir et de mourir !
Le mot d'Esaïe, flagellant
l'idolâtre, s'applique encore à
l'homme d'aujourd'hui : « Il se repaît
de cendres. Son coeur abusé l'égare.
Il ne sait pas s'affranchir lui-même et dire
: « L'idole que je tiens dans ma main n'est
qu'un mensonge ! »
Entre le Ciel et la terre il y a de bien
singulières oppositions. Tandis que l'homme
s'évertue à se prendre pour un dieu,
Dieu, Lui, cherche l'humanité pour
s'incarner en elle. « Autant les cieux sont
élevés au-dessus de la terre, autant
mes voies sont élevées au-dessus de
vos voies, » dit l'Éternel.
Un homme est venu, dont l'apôtre a
pu dire: « Il est l'image du Dieu invisible !
»
Cette déclaration honore
infiniment celui qui l'a faite. À lui
pourrait s'appliquer la déclaration de
Jésus à Pierre : « Ce n'est pas
la chair et le sang qui t'ont
révélé cela, mais mon
Père qui est dans les cieux. » Nous
l'avons vu, les hommes, à l'égard de
Dieu, réclament toujours une
démonstration de puissance.
Pareil aux pauvres gens qui se
représentent les grands de ce monde comme
des êtres à l'abri des soucis, des
travaux, des douleurs, le coeur naturel veut un
Dieu paré de bonheur et de gloire. Or celui
que l'apôtre appelle l'image de Dieu, ce
Jésus de Nazareth, avant d'être pour
lui le Christ, a été Jésus,
l'homme de douleur.
Il arrive parfois, dans les derniers
jours de l'automne, que le ciel et la terre
semblent communier dans la lumière. Les
paysages les plus ordinaires, les masures les plus
délabrées sont transfigurés
par les lueurs dorées du jour expirant. Une
baguette magique a touché toutes choses et
nous transporte nous-mêmes dans un monde
ravissant et fugitif. Il n'y a plus d'abîme
entre nous et les régions
éthérées, tout est vaincu par
le sublime, et notre âme heureuse baigne dans
la splendeur unie de la terre et du ciel.
Ainsi, par une transfiguration analogue
mais que le cours du temps ne peut éteindre,
Jésus est devenu Fils de Dieu pour tous les
siens, pour tous ceux qui ont découvert,
derrière les contradictions qu'il a
souffertes et dans la masse de ses douleurs, la
révélation des compassions divines.
Double victoire, sur l'apparence des faits, et sur
les dispositions charnelles de l'homme !
Comment cela s'est-il fait? Ces' apôtres,
ces évangélistes, ces croyants de
tous les siècles, de quelle grâce
ont-ils été touchés?
C'est bien simple, ils ont
regardé. Il y en a tant qui ne regardent
pas, ou qui ne regardent qu'à ce que
d'autres disent avoir vu. Donc ils ont
regardé, ils ont confronté
Jésus et le monde. Ils ont vu le monde au
travers de Jésus, avec le regard de
Jésus, à la lumière de sa
Parole et de ses actions.
L'homme naturel ne voit que la figure
changeante du monde, et de cette figure, il ne
retient que ce qui favorise ses appétits ou
ce qui leur résiste. Il croit
connaître et comprendre, il mange et il boit,
il gagne ou il perd, jusqu'au jour où la
figure pâlit, où les choses s'effacent
et où il entre dans la nuit.
À la lumière de sa Parole,
ils ont vu le monde dans sa tragique confusion, les
clartés furtives qui en déchirent
parfois les ténèbres, les
fatalités qui semblent
irrémédiables%, des pauvres, des
esclaves, des révoltés, du sang, des
cris d'appel et d'agonie ; ils voient le
péché souillant tôt ou tard
l'innocence des enfants, les fraîcheurs de la
jeunesse, la virilité ou les tendresses de
l'âge mûr. Et les dignités
usurpées et les sécurités
mensongères, et les habiletés, les
hypocrisies, tout cela sombrant dans la faillite
suprême de la mort.
À la lumière de ses
actions, ils ont admiré ce coeur qui jamais
ne s'affole ni ne se décourage; cet
enseignement tranquille et clair qui ne monte
à l'indignation que pour rendre plus
haïssables la bassesse et la
méchanceté. Une attitude
dédaigneuse? Non pas; méprisante ?
Encore moins; désespérée?
Jamais. Une puissance de relèvement et de
consolation donnant non pas de vagues espoirs, mais
la divine Espérance. Une stature spirituelle
qui surmonte toujours la masse énorme du
péché que la sainteté fait
sortir de ses repaires, une grandeur jusqu'alors
ignorée dans la patience, la
fidélité et l'obéissance; un
amour enfin culminant jusque dans les
ténèbres de la Croix.
Les disciples, eux aussi, rêvaient
d'interventions foudroyantes. Un d'entre eux, le
traître, semble avoir caressé l'espoir
de contraindre Jésus à manifester sa
puissance. Et nous entendons encore tous les jours
les mêmes soupirs : « Pourquoi Dieu
permet-il ces choses? » ou même : «
Si Dieu existait, cela ne se passerait pas !
»
Et la même voix redit patiemment
à nos coeurs troublés : « Vous
ne savez de quel esprit vous êtes
animés ! » Il faut être descendu
avec le Maître dans la nuit de la Passion
pour contempler l'aurore de Pâques. Le monde
reste le monde tant qu'il ne reconnaît pas dans la
Croix la
démonstration suprême de l'amour, et
dans cet amour, le seul signe digne de la
Majesté divine, le seul attrait par lequel
Dieu consente à révéler une
part de son insondable mystère.
Mais quand, les yeux dessillés,
l'homme comprend enfin la Croix, il voit que rien
ne surpasse cette grandeur tragique et magnifique.
Au-dessus de l'univers immense, au-dessus de toutes
les créations, il y a la force ordonnatrice,
la lumière de la raison, de la conscience et
du coeur, et c'est l'Amour de Dieu,
révélé dans l'humiliation
sublime et voulue de, Jésus-Christ notre
Seigneur.
Il est facile d'être chrétien; car
l'Évangile a deux caractères qui
n'appartiennent qu'à lui : la
simplicité et la sublimité.
S'il n'était que simple, on
pourrait craindre pour l'ampleur de son message ;
s'il n'était que sublime on pourrait
craindre pour sa popularité. Mais simple et
sublime, il a tout ce qu'il faut pour
entraîner l'assentiment. Nul ne peut dire :
« Je ne le comprends pas » et nul ne peut
dire : « Mon rêve le dépasse.
»
Il est facile d'être
chrétien, car la simplicité et la
sublimité ne tiennent pas essentiellement
à une doctrine - dont il nous est, du reste,
loisible d'analyser
les
éléments - mais à une personne
dont tous les traits emportent l'admiration, le
respect, l'amour et l'adoration. Une grande
pensée nous émeut, un grand coeur
nous touche et nous entraîne; mais une vie
grande partout et toujours, une vie
dépassant toutes les possibilités
humaines et, par un magnifique et mystérieux
retour, s'abaissant au niveau des plus
misérables, doublant sa prodigieuse noblesse
d'une infinie charité, voilà qui
subjugue et qui, selon le mot de saint Paul, «
amène toute pensée captive à
l'obéissance du Christ ».
Il est facile d'être
chrétien... pour l'individu, mais l'individu
au sens absolu du terme, n'existe pas. L'individu,
c'est-à-dire, l'être qui n'est pas
divisé, n'est pas notre fait, à nous
qui sommes en guerre avec nous-mêmes. D'autre
part, physiologiquement et psychologiquement, par
nature, nous partageons avec d'autres les
responsabilités de notre perte ou de notre
salut. Le fameux « Êtes-vous
sauvé » de nos amis les Salutistes, ne
représente qu'une part de la
vérité, importante et certainement
nécessaire, mais une part.
Nous nous apercevons que le chemin
facile est brusquement hérissé
d'obstacles, et qu'à s'y engager, on
s'engage aussi dans une rude entreprise. Nous
sommes ramenés ici au « demandez,
chercher, frappez » de l'Évangile.
Puisqu'il y a demande, alors que tout
paraissait simple, c'est qu'il y a des
complications imprévues. En effet, il y a le
péché. Et demander, c'est faire un
choix, c'est exposer à Dieu ce qui vous
tient au coeur. Dure école quand on demande
selon l'Évangile. Entre l'homme qui supplie
et Dieu qui donne, il n'y a pas de tiers. Il n'y a
pas de tiers, mais il y a des obstacles qui
tiennent au quémandeur lui-même, et le
quémandeur s'étonne de ce que,
malgré la promesse, il ne lui soit pas
donné. Il doit apprendre qu'il n'est pas
seul en cause et qu'il faut épurer ses
désirs, et que Dieu, dans le silence, a
choisi ce qui mûrira la confiance et fera
faire un pas nouveau. À ce coeur
déchiré, Dieu accorde une
intelligence nouvelle de la vie et de son
salut.
La réponse de Dieu à la
demande de l'homme, c'est l'inquiétude. Mes
espoirs, mes rêves tapissent le chemin de ma
vie, comme de vieilles images
lacérées et souillées, car une
fois sorti de moi-même et tourné vers
Dieu, Dieu me révèle le tout auquel
j'appartiens, et les questions se posent,
nombreuses, difficiles,
inéluctables.
Quand j'étais enfant, en vacances
dans un village de nos Alpes, la grande distraction
des petits montagnards était de gagner, le dimanche,
un petit
promontoire
dominant la vallée, pour y guetter, dans
l'échancrure sur la plaine lointaine, le
passage d'un train, minuscule panache de vapeur et
de fumée bientôt évanoui.
Après quoi, leur curiosité
satisfaite, ils retournaient à leurs jeux.
Suis-je seul à éprouver quelque
regret de ce temps singulier, ou, en dehors d'un
étroit territoire, le reste du monde se
bornait à cette vapeur légère?
Pendant longtemps, en dehors du toit familial, on
ne connaît que vapeurs et fumées; mais
l'heure vient, et il faut bien qu'elle vienne,
où les yeux s'ouvrent et où s'impose
l'universelle solidarité. Sans doute, on
peut parcourir la terre et les mers et n'y voir que
la surface et la variété des
êtres et des choses. Mais a celui qui a
demandé, Dieu répond en l'incitant
à chercher, c'est-à-dire à
comprendre, a mettre en place, et, ce faisant,
à trouver la clef de nos grandes
détresses. Il faut joindre Dieu le
Père à ce que l'on voit, à ce
que l'on vit; il faut résoudre, au moins
provisoirement, la masse bruissante des questions
que chaque pas en avant soulève. Car marcher
par la foi, c'est gagner du terrain, changer
d'horizon et interpréter les faits à
la lumière de l'Esprit.
Mais la troisième étape
seule donne tout leur sens aux deux
premières. Frappez et l'on vous ouvrira.
Tant qu'elle n'est pas franchie, le chrétien
reste un indécis et un trembleur. Il est
exposé à pis encore car il est dit
:
« À celui qui n'a pas, on
enlèvera même ce qu'il a. » Or,
on l'a souvent fait remarquer, dans le domaine de
la vie spirituelle, avoir, c'est être, et
être c'est agir. Après avoir
demandé puis cherché, nous voici
devant la porte des réalités
suprêmes. Le salut ne se réalise que
dans la vie, et la vie ne se réalise que
dans l'action.
Le chrétien n'est plus seulement
le témoin d'une tradition
vénérable, il est l'agent de Dieu au
point où son existence s'insère dans
la vie universelle ; le mystère de l'univers
a gardé sa grandeur, mais il est
dépouillé de son effroi. L'homme a
trouvé sa tache, son pain, sa richesse. Il
peut s'en aller sous le grand ciel de Dieu; il a
son viatique ; quiconque demande reçoit, qui
cherche trouve, et l'on ouvre à celui qui
frappe.
La parole de Jésus-Christ ! Telle que nous en percevons les échos dans les évangiles, elle appelle les qualificatifs les plus élogieux et en apparence les plus contraires. Tantôt elle est d'une incomparable douceur, tantôt elle se fait singulièrement âpre et sévère. Elle est simple, profonde, claire, sublime. Elle est attirante, magnifiquement généreuse et compatissante, mais elle se charge aussi parfois d'invectives et de jugements implacables. Elle s'inspire des exemples les plus familiers, et du même coup nous élève au-dessus des vulgarités et des bassesses de ce monde, dans le royaume de la sainteté et de l'amour miséricordieux. Elle est aussi surprenante dans sa forme que dans son fond. Elle rend sensibles et compréhensibles les vérités les plus hautes et les plus solennelles. Jésus parle de Dieu et de l'homme avec une insurpassable autorité. Quand il parle de Dieu, il déploie devant nous la sainteté du Père, ses compassions infinies, et quand il parle de l'homme, il nous le révèle dans toute sa misère. Il projette partout la lumière d'une intelligence parfaite, le feu d'un jugement infaillible, et nous dispense en même temps le baume des guérisons et des consolantes certitudes. Comme l'écrivait Lamartine, opposant la parole du Christ à l'incrédulité du jour :
« Une moitié du temps pâlit à ce flambeau
L'autre moitié s'éclaire au jour de tes symboles
Deux mille ans, épuisant leurs sagesses frivoles
N'ont pas pu démentir une de tes paroles,
Et toute vérité date de ton berceau ! »
Et ces paroles, on ne peut les détacher de la vie et de l'oeuvre de Celui qui les a prononcées, sans qu'elles perdent une part de leur mystérieuse vertu. En dehors de Jésus, de la vie qui éclaire ses déclarations, il n'y a plus que des vérités tronquées et des actes incomplets. Il y a des justices, des charités, il y a même des saintetés, il n'y a plus la justice totale, la charité complète, la sainteté authentique et parfaite. Ses paroles sont, comme il le dit, esprit et vie, non seulement par leur éclatante évidence, mais par la puissance que leur confèrent les actes du Sauveur. Parole de Dieu, parole du Christ, et tout le drame de l'Évangile, sont étroitement solidaires, au point que nous ne pouvons pas entendre sans voir, ni voir sans entendre. Jésus a signé son enseignement de son sang, de sa croix et de sa victoire.
Personne ne songe à renier ce qu'il y a
de grand et de noble chez ceux qui, en dehors de
l'Évangile, ont tenté de nourrir
l'humanité du fruit de leurs
méditations et de leur pensée.
Schopenhauer a dit magnifiquement : « Un
géant appelle l'autre a travers les
intervalles déserts des siècles, et
par-dessus la tête des pygmées
turbulents et bruyants qui grouillent tout à
l'entour d'eux, se continue l'entretien de ces
esprits sublimes. » Cela est beau, cela est
vrai. Mais il est vrai aussi que devant le tribunal
suprême de la conscience, la parole du Christ
reste la
première et l'unique. Toute infraction
à cette parole apparaît
immédiatement., non pas comme l'effet d'un
choix légitime, mais comme une faute, comme
un crime de lèse-divinité, comme un
péché.
Les « turbulents pygmées
» se disputent l'oreille du monde et
s'entendent à l'assourdir des éclats
de leur voix prétentieuse et impudente. Et
leurs propos ronflants trouvent des échos
dans les âmes partagées. On sait assez
le mal que peut faire, dans une âme
hésitante, une parole habile et sûre
d'elle-même. Qu'est-ce alors quand la parole
exploite la détresse des masses,
réveille leurs pires instincts conjointement
avec l'orgueil national et la volonté de
puissance ! N'est-ce pas un spectacle effrayant que
celui d'une foule entraînée par un
sentiment, dont chacun des hommes qui la composent
rougirait peut-être ou demeurerait
stupéfait, s'il était capable de
s'isoler et de méditer sur son emportement.
Un des grands obstacles a la foi joyeuse et
salutaire tient aux ombres immenses et parfois
terrifiantes que la lumière de
l'Évangile suscite ici-bas. Les coeurs sont
promptement ébranlés lorsqu'un
événement se dresse comme un
défi monstrueux aux promesses du Sauveur. Et
pourtant, sans Jésus-Christ,
la monstruosité du
défi n'existerait pas, car c'est l'oeuvre du
Sauveur qui l'a révélée.
L'histoire abonde en actions abominables.
L'indignation qu'elles soulèvent aujourd'hui
ne serait ni si forte, ni si amère, si la
parole du Christ n'avait pas conquis la conscience
humaine. Le malheur des âmes timorées
vient de ce qu'elles ne voient que la force du mal,
et n'aperçoivent pas que tout cela n'est si
tragique et si démoniaque que parce que
l'Évangile l'éclaire, le frappe
d'infamie et d'irrémédiable
malédiction. On dit que le serpent hypnotise
sa victime, la paralyse par l'épouvante;
combien d'âmes paralysées aujourd'hui
et qui ne le seraient point, si elles opposaient
résolument aux actes d'un monde perverti les
actes de Celui dont il est dit : « Jamais
homme n'a parlé comme cet homme !
»
On sait qu'il existe ici-bas des antres,
des gorges profondes où le soleil ne
pénètre jamais. Là, point de
fraîches verdures, pas de fleurs brillantes
ni de fruits savoureux, mais une faune immonde, une
végétation vénéneuse
dont l'homme se détourne avec horreur et
dégoût. Hélas ! il y a dans
l'humanité des âmes résolument
fermées à la Parole divine et
où foisonnent les forces démoniaques,
issues de l'égoïsme ou de l'orgueil
déchaînés. Mais si les lieux
privés de soleil ne peuvent rien contre le
soleil lui-même, les âmes
ténébreuses et la folie de leurs
actions, ne peuvent pasdavantage
contre l'Évangile. Jésus-Christ
crucifié et ressuscité, voilà
le fait, éblouissant, consolateur et
redoutable à la fois. La foi ne se nourrit
pas du spectacle des corruptions et des
révoltes sacrilèges, elle se nourrit
de son objet, et l'objet de la foi, c'est
Jésus-Christ, c'est la Parole faite chair
contresignée par la Croix
rédemptrice.
La vie humaine implique l'inquiétude,
mais la vie chrétienne l'implique infiniment
plus. Le chrétien demeure sous les
nécessités qui pèsent sur
l'homme naturel, il est exposé à la
faim, à la soif, à la maladie,
à la souffrance, et il y ajoute des
tourments que l'homme naturel ignore ou qu'il ne
fait que pressentir.
D'abord il est aux prises avec les
exigences de son âme éclairée
et désabusée. Il ne peut plus se
satisfaire des à peu près de sa
piété ou de sa moralité. Il
est condamné à la désillusion
sur sa propre valeur, et s'il est fidèle, il
doit combattre chaque jour les
velléités du vieil homme, pour
assurer la lente formation de son être
spirituel. Dieu qui veut notre salut ne
libère pas du mal par un coup de magie. Dieu
est esprit, il nous faut le secours de l'Esprit
pour cheminer dans la lumière. Voilà
de quoi nourrir la prière et les supplications du
chrétien. L'Évangile exalte
l'intelligence et le coeur, change les affections
naturelles dans leur essence même en les
haussant sur le plan de la vie éternelle.
Dès lors que de soucis, que de questions,
que d'angoisses et de déchirements ! Il nous
charge du salut de nos frères et c'est
là aussi que nous mesurons notre
impuissance.
Mais notre « je ne puis » ne
nous délivre pas du souci du salut
universel. Notre prière embrasse le monde
pour que Dieu le pénètre et que son
règne s'y établisse. Dure condition
que la condition du chrétien, mais heureuse
condition, qu'il ne peut abandonner sans
blasphémer, parce que c'est grâce aux
clartés que Dieu lui a dispensées que
son horizon s'est élargi et qu'il devine les
secrètes correspondances de tout ce qui
remplit la vie.
« Esclave, tends les mains aux glorieuses chaînes
Que les élus du ciel portent jusqu'au tombeau! »
VINET.
Cependant, la certitude de la présence et
de l'action de Dieu dépasse nos
inquiétudes, résout les
contradictions, les explique, les transfigure.
C'est pourquoi la paix que Dieu accorde aux siens
dépasse toute intelligence.
Cette paix est illogique puisqu'elle
cohabite avec les pires conjonctures. Elle est
incompréhensible pour l'homme naturel, qui
cherche sa paix dans les fragiles garanties de ce monde.
Elle est
surnaturelle,
au-dessus des contradictions qu'elle ne nie pas,
puisqu'elle les augmente fatalement, mais parce
qu'elle les surmonte et que, de ces contradictions
mêmes, elle tire sa beauté et son
prix. Elle les regarde en face, parce qu'elle sait
que Dieu lui-même les dispense, et qu'il
dispense aussi la grâce qui permet de les
accepter.
La paix de Dieu est
réalité et promesse. Elle touche et
réchauffe nos âmes comme nous touchent
et nous réchauffent les rayons du soleil. Il
n'y a pas qu'elle, mais elle est là. Elle
est une des forces de l'Esprit consolateur, qui
nous assure et nous rassure en nous donnant
l'inébranlable certitude. Ce que nous en
goûtons nous garantit le prix de la
possession dernière. L'attente du
chrétien, compliquée de tant de
combats, n'a donc rien à voir avec les
arrangements précaires de ce monde, elle
tire son caractère et sa nature de la
volonté même du Dieu Sauveur.
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